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Dans leur ouvrage Postcolonial African Cinema. Ten Directors, Murphy et Williams (2007 : 17) dénoncent ce qu’ils considèrent comme une « forme d’exceptionnalisme » qui serait propre à une critique « routière » des films africains qui serait devenue le lieu de répétitions et d’habitudes permanentes : répétition des grilles de lecture, « habitudes » thématiques et anthropologiques. Ces auteurs déplorent le fait que la plupart des études sur les films d’Afrique semblent toujours centrées sur des problématiques qu’on ne retrouve pas dans le champ cinématographie en général. Cette pratique consisterait essentiellement à définir les films d’Afrique « contre » d’autres cinémas et en cherchant toujours à insister sur une certaine « spécificité » des langages. Dans cette optique, la question de l’engagement ainsi que des codes culturels semblent centraux, alors que sont souvent délaissées les questions esthétiques ou formelles pourtant nombreuses. Par exemple, la question des genres et autres catégories filmiques restent encore inexplorées. Malgré l’émergence d’une génération de réalisateurs comme Jean-Pierre Bekolo, Idrissa Ouédraogo, Mansour Sora Wade ou Joseph Gaye Ramaka qui ne tiennent pas spécialement à une « africanité » problématique ou cette esthétique de la dissidence et de la résistance permanente que proclamait Sembène Ousmane par exemple, les critiques semblent s’être résignés à reprendre les schémas connus du discours anthropologique, politique ou culturel. C’est pourquoi dans Postcolonial African Cinema. From Political Engagement to Postmodernism, Harrow (2007) suggère la nécessité d’opérer une « révolution » dans les grilles de lectures des films d’Afrique où les clichés sont devenus nombreux, répétitifs et passablement épuisés. Il est possible, et cela est connu depuis au moins les premières oeuvres de Djibril Diop Mambéty, d’offrir une appréciation plus intelligente de films qui ne se limiterait pas au recyclage des modèles nationalistes ou culturalistes connus. Ceux-ci ne peuvent plus suffisamment rendre compte de dynamiques de productions trop souvent rassemblées et interprétées sous des grilles des monolithiques fort discutables. Autrement dit, il est possible de parler d’autre chose que du légendaire griot africain ou de l’engagement politique réel ou supposé d’un cinéaste. Certes, les productions récentes comme Bamako d’Abderrahmane Sissako (2005), Le Malentendu colonial de Jean-Marie Téno (2004) ou Une Affaire de nègres d’Oswalde Lewat (2006) montrent que contrairement à Achille Mbembe (2002) pour qui la thématique anticoloniale est « épuisée », le nationalisme semble encore pertinent, mais sous de nouvelles modalités. Toutefois, il est désormais clair que les cinémas africains parlent d’autre chose, ou alors parlent de la même chose autrement. Voilà qui justifie donc fondamentalement la nécessité de repenser les paradigmes d’un critique datée qui ne rend plus compte de nouvelles dynamiques caractérisant des productions africaines en pleine transition.

C’est donc la tâche que se donne ce numéro spécial de La Revue de l’Université de Moncton : explorer à travers quelques articles les nouvelles modalités pouvant permettre de définir des films produits dans un contexte nouveau par lequel les sensibilités personnelles, la circulation des hommes, des capitaux et des produits culturels ont sensiblement modifié le paysage cinématographique africain. Cinémas africains en transition propose un certain nombre de prismes pouvant permettre une meilleure interprétation des films divers. Le dossier proposé commence par l’article de Samuel Lelièvre qui, dans son analyse du rapport cinématographique à la mémoire et à la légitimation du processus créateur, choisit de s’éloigner délibérément des questions idéologiques qui saturent le champ de la critique. Si Lelièvre concède bien que les questions relatives à la mémoire ou à l’histoire sont restées pendant longtemps comme « les » questions incontournables, il revient sur les films qui les traitent pour justement reconsidérer l’approche des cinémas africains. Sur la lancée du même questionnement théorique, Anny Wynchank aborde Le Franc de Djibril Diop Mambéty pour mettre en oeuvre ce qu’elle appelle « une ré-invention » du cinéma africain. En réalité, cet article constitue une illustration supplémentaire de la véritable révolution formelle qu’a imposée ce réalisateur sénégalais il y a plus plusieurs décennies. Si des cinéastes comme Wade, Ouedraogo ou Bekolo semblent se préoccuper de façon plus marquée pour la forme de l’intrigue, la qualité des images et la complexité du montage, ils continuent simplement dans la même optique que Djibril Diop Mambéty qui a été un précurseur dans ce sens, et l’article de Wynchank révèle bien ce souci de renouveler le langage cinématographique.

Les deux derniers articles approchent les films considérés sous un jour nouveau, celui du genre cinématographique. C’est connu, les films d’Afrique sont « africains », et il est souvent difficile de les classer dans un registre précis : policier, comédie, western etc. Pas que cette taxonomie soit en soi indispensable, mais son absence marque bien cet « exceptionnalisme » que déplorent Murphy et Williams. Zacharie Petnkeu part d’une approche sémio-structuraliste pour examiner les procédés de signification qu’autorisent les techniques cinématographiques dans la construction des biographies filmées ou biopics. Il montre ainsi comment les cinéastes se servent des règles du genre biographique qu’ils subvertissent à souhait pour revisiter l’histoire en Afrique et aux Antilles. Le dernier article que je signe avec Étienne-Marie Lassi se situe véritablement dans le cadre de la critique postcoloniale par laquelle l’écriture se positionne comme contre-discours. À partir d’une analyse narratologique, il énonce les principes à travers lesquels Raoul Peck renverse le discours colonial en élevant le personnage de Patrice Lumumba au niveau du mythe dans des récits biographiques où triomphent le régime du sacré et du divin.

Ce dossier permet de compléter ainsi les quelques études en cours (Niang, 2002, 2008; Petty, 2009; Tcheuyap, 2010, 2011) qui, en plus de l’ouvrage de Harrow, permettent de repenser la critique cinématographique africaine et de l’envisager sous un nouveau jour. Le paysage audiovisuel est en pleine transformation et il est important que les chercheurs en rendent compte. Tel était l’objectif de ce dossier.