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Le risque de vivre une forme ou une autre de violence à caractère sexuel est plus élevé pour les personnes, en particulier les femmes, qui fréquentent l’université (Stotzer et MacCartney, 2015). Dans le cadre de la présente étude, la violence à caractère sexuel est définie comme un continuum (Kelly, 1988), incluant une diversité de formes de violences sexuelles, soit des actes sexuels commis sans le consentement d’autrui et qui ne se limitent pas aux actes criminels. Dans l’Enquête sexualité, sécurité et interactions en milieu universitaire (Bergeron et al., 2016) qui utilise une définition comparable, c’est un participant sur trois qui a vécu au moins un épisode de violence à caractère sexuel par un membre de la communauté universitaire, et ce, chez les personnes employées comme chez les personnes étudiantes de tous les cycles. Ainsi, le milieu universitaire est un environnement où la culture du viol semble être bien ancrée (Boswell et Spade, 1996; Bretz, 2014; Gourley, 2016). Selon Gourley (2016), celle-ci s’explique par le fait que les structures universitaires ne sont souvent pas disposées à défier les normes genrées dominantes qui participent à la violence sexuelle. En fait, les campus réunissent certains éléments qui augmentent le risque de violence sexuelle, entre autres, une culture de la masculinité qui valorise la violence sexuelle (Stotzer et MacCartney, 2015), un espace social où sont réunies des victimes potentielles (Franklin et al. 2011; Stotzer et MacCartney, 2015), une consommation d’alcool qui parfois peut être abusive (Fanklin, 2010; Guerette et Caron, 2007; Jordan, Combs et Smith, 2014; Krebs, Lindquist, Warner, Fisher et Martin, 2009; Tyler, Schmits et Adams, 2015), une adhésion à des croyances hétéronormatives (Eaton et Matamala, 2014) et une existence de mythes liés au consentement sexuel qui participent à la réification de la culture du viol (Côté et Lapierre, 2013; Deming, Covan, Swan et Billing, 2013; Franklin, 2010, 2011).

Concernant la culture de la masculinité, Stotzer et MacCartney (2015) expliquent que celle-ci promeut des discours et des conduites homophobes et une valorisation (naturalisation) de la violence sexuelle envers les femmes; discours et attitudes largement appuyés par des groupes de pairs, par exemple les groupes de fraternité ou encore des ligues sportives (Schwartz, DeKeseredy, Tait et Alvi, 2001). Cela a pour effet de créer un environnement où les comportements toxiques sont fréquents, des espaces sociaux où le nombre d’agresseurs est plus important (Franklin, 2010, 2011; Stotzer et MacCartney, 2015). En ce qui concerne la présence des femmes sur les campus, celles qui y passent plus de temps sont plus à risque. Par exemple, Fisher, Cullen et Turner (2000) concluent que 60 % de la violence sexuelle vécue par les étudiantes se produit dans les résidences universitaires. La consommation d’alcool, autre dimension liée à la violence sexuelle sur les campus, crée un climat où les contacts sexuels non consentants sont tolérés (Deming et al., 2013; Guerette et Caron, 2007; Jordan et al., 2014). Dans ce contexte, les étudiantes sont souvent responsabilisées sous prétexte qu’elles ont adopté des comportements non sécuritaires et les hommes déresponsabilisés sous prétexte qu’ils étaient sous l’effet de l’alcool (Deming et al. 2013; Tyler, Schmitz et Adams, 2015). En outre, les croyances hétéronormatives sont également associées à l’acceptation de la coercition sexuelle verbale[1] et à l’expérience de celle-ci chez les étudiantes et étudiants universitaires (Eaton et Matamala, 2014). L’hétéronormativité réside dans la normalisation et dans la naturalisation de l’orientation hétérosexuelle, de même que dans sa priorisation au détriment des autres orientations sexuelles. L’idée de la complémentarité des hommes et des femmes, de leurs rôles respectifs, y est sous-entendue (Martin, 2009).

Ce texte témoigne donc des liens entre la culture du viol, la socialisation genrée et le consentement à partir de l’étude du cas d’étudiantes et d’étudiants de l’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick[2]. Dans un premier temps, ces concepts sont définis, puis les objectifs et la méthodologie de l’étude sont brièvement présentés. Par la suite, les discours des étudiantes et des étudiants sont analysés selon cinq catégories, soit 1) socialisation genrée et consentement, 2) socialisation masculine et consentement, 3) socialisation féminine et consentement, 4) socialisation genrée et violence à caractère sexuel, et 5) normes de genre et culture du viol. À la suite de la présentation de ces résultats, une discussion met en lumière les liens entre les discours des étudiantes et des étudiants et les écrits scientifiques. Enfin, pour conclure, diverses pistes d’action sont avancées à la lumière des résultats présentés.

Culture du viol

Buchwald (2005) décrit la culture du viol comme un système de croyances qui encourage, voire légitimise la violence sexuelle commise par les hommes et subie par les femmes. Katz (2006) précise que l’asservissement et la soumission des femmes y sont glorifiés en plus d’être sexualisés. Dans une telle culture, la violence à caractère sexuel est perçue comme inévitable, comme un fait de la vie (Gavey, 2019). C’est également ce que Smith (2004) affirme lorsqu’elle indique que la culture du viol se traduit par des croyances persistantes permettant aux violences sexuelles d’être excusées, légitimées et normalisées. Il s’agit de comportements sexistes qui sont perpétués dans la société de manière tout à fait anodine, comme si ces comportements sont biologiques et vont de soi. Ces processus sociaux sont pour Gavey (2019) une structure normative qui soutient la violence sexuelle. Elle utilise la notion d’échafaudage (scaffolding) pour indiquer l’ensemble des normes liées aux relations hétérosexuelles qui normalisent des comportements sexuels violents dans une société hétéronormative. Ce sont donc des modèles de comportements sociaux qui apprennent par exemple aux filles à se comporter selon des normes précises, notamment : tu ne porteras pas de vêtements sexés, tu ne marcheras pas seule dans la rue le soir, tu ne consommeras pas de manière excessive (McEwan, 2009). Ces prescriptions socialisent les filles à avoir peur et modulent leur rapport à soi et aux autres (Buchwald, 2005; Smith, 2004). Schiappa (2017) soulève qu’apprendre la peur aux filles dès leur plus jeune âge a pour effet de les empêcher « de se mettre en avant dans leur vie professionnelle, de se montrer entreprenante dans leur vie amoureuse, parce qu’il ne faudrait pas trop qu’on les remarque, sinon quoi? Sinon, elles “ l’auront cherché ”. Il ne faudra pas se plaindre » (p. 17). Ces comportements visent à réguler des activités sociales non conformes à la norme incluant l’expression de la sexualité (Minister, 2019). D’ailleurs, Deming et al. (2013), qui ont étudié les préjugés et les mythes liés aux situations de viol, indiquent qu’un des premiers mythes importants est de responsabiliser les femmes devant la violence sexuelle. Le suivant consiste à, encore une fois, responsabiliser les femmes parce qu’elles ne communiquent pas clairement leur non-consentement.

De plus, la culture du viol, par les normes et les mythes qu’elle transmet, conduit à humilier les femmes qui ont un comportement qui s’éloigne de la norme de pudeur associée à la féminité et cette humiliation devient alors une sanction acceptable (Zaccour, 2019). Le fait, par exemple, de diffuser et de partager des images et des discours de violence à caractère sexuel n’est plus perçu comme un acte déviant et n’entraine donc pas de réprobation sociale. Il s’agit d’un phénomène de banalisation qui rend acceptable certains actes de violence sexuelle (Dodge, 2016). Cette banalisation est facilitée par l’euphémisation du discours, c’est-à-dire par l’utilisation d’un vocabulaire minimisant les comportements de l’agresseur ou l’expérience de la victime et donc, qui empêche les femmes et les hommes de reconnaitre la violence à caractère sexuel (Zaccour, 2019; Romito, 2018). Par exemple, l’utilisation de mots comme inconduite pour décrire le comportement d’un agresseur « ne veut pas dire grand-chose et laisse planer le doute sur la gravité de l’acte » (Zaccour, 2019, p. 104). Ainsi, c’est tout un système social qui est porté par des individus et qui rend possible la manifestation de cette culture. Les hommes qui investissent les lieux de pouvoir réifient cette culture pour en tirer profit; « si les hommes ne tiraient pas profit de la culture du viol, elle n’existerait probablement plus » (Zaccour, 2019, p. 89). En fait, « [t]out comme la culture du viol opprime toutes les femmes, et pas seulement ses victimes immédiates, elle bénéficie à tous les hommes, et pas seulement aux violeurs » (Zaccour, 2019, p. 82).

Par ailleurs, pour Minister (2019), avec la culture du viol coexiste une culture de la pureté qui définit les limites de l’acceptable et met en place des standards de conduites auxquels les femmes hétérosexuelles, tout comme celles issues des minorités sexuelles, doivent adhérer au risque de voir leur réputation entachée ou leur sécurité compromise. La pureté sexuelle de celles-ci devient un code moral où pureté du corps est mise en équation avec pureté sociale (Minister, 2019). C’est donc une prise de contrôle sur le corps des femmes, un exercice de domination qui est aussi une intrusion dans l’intimité des femmes (Minister, 2019; Zaccour, 2019). La culture du viol et la culture de la pureté, qui se coconstruisent, participent à la socialisation des filles et à la mise en place de rapports de pouvoir genrés (Minister, 2019). Enfin, selon Franklin (2010), la socialisation genrée traditionnelle favorise l’adhésion aux mythes associés à la culture du viol.

Socialisation genrée

« La socialisation genrée est un processus puissant, mais souvent subtil, dans lequel les individus apprennent ce que cela signifie d’être un homme ou une femme. » (Rader et Haynes, 2011, p. 298 [notre traduction]) En fait, les enfants sont plongés dans des mondes distincts en fonction du genre qui leur est attribué; les adultes qui les entourent agissent et réagissent différemment avec les garçons et les filles, en plus d’interpréter de façon stéréotypée les signaux de l’enfant (Condry et Condry, 1976; Crowley, Callanan, Tenenbaum et Allen, 2001; Mascaro, Rentscher, Hackett Mehl et Rilling, 2017; Seavey, Katz et Rosenberg Zalk, 1975). Ainsi, les pleurs d’un bambin ne seront pas associés à la même émotion s’il est identifié comme une fille (peur) ou un garçon (colère) (Condry et Condry, 1976). De plus, de nombreuses études ont démontré que les adultes n’interagissent pas de la même manière avec les garçons et les filles, que ce soit dans le cadre du jeu ou dans les interactions quotidiennes. En ce sens, l’expression émotionnelle, l’appréhension et le care sont davantage renforcés chez les filles, alors que le sens de l’initiative, le contrôle émotionnel et la dominance le sont davantage chez les garçons (Bozkurt, Tartanoglu et Dawes, 2015; Eliot, 2011). Ces caractéristiques attribuées au genre sont également transmises par la différenciation des jouets proposés et qui sont associés au masculin et au féminin, ce qui mène au développement de préférences et de compétences distinctes (Octobre, 2010). En effet, bien que certaines différences minimes entre les hommes et les femmes soient perceptibles dès les premières semaines de vie, des méta-analyses de recherches neuroscientifiques indiquent plutôt qu’une grande part des différences entre ces deux groupes seraient construites au fil des expériences et des interactions sociales (Eliot, 2011). Il existe donc une socialisation particulière de la féminité et de la masculinité qui contribue à modeler des êtres différents (Rader et Haynes, 2011).

La masculinité est souvent définie selon les normes de la masculinité hégémonique, soit le pouvoir, le prestige et le succès, le stoïcisme, la prise de risque, ainsi que l’évitement systématique (voire la dévalorisation) de tout ce qui appartient à la féminité (Kimmel, 2005).

La masculinité hégémonique se distingue d’autres masculinités, et particulièrement des masculinités subordonnées. La masculinité hégémonique n’est pas considérée comme normale dans un sens statistique, car elle n’est observable que chez une minorité d’hommes. Mais elle est sans aucun doute normative. Elle correspond à la façon actuellement la plus reconnue d’être un homme, implique que les autres hommes se positionnent par rapport à elle, et permet de légitimer d’un point de vue idéologique la subordination des femmes à l’égard des hommes.

Connell et Messerschmidt, 2015, p. 155

D’ailleurs, des études récentes ont démontré que le stress associé à la perception d’une divergence entre le comportement d’un homme et les prescriptions sociales de la masculinité peut constituer un facteur de risque de commettre des actes de violence à caractère sexuel (Reidy, Smith-Darden, Cortina, Kernsmith, et Kernsmith, 2015) ou d’actes de violence envers les femmes et les hommes homosexuels (Baugher et Gazmararian, 2015).

Dans un autre ordre d’idées, l’omniprésence de certaines idées quant à la vulnérabilité accrue des femmes face aux agressions contribuerait à la socialisation genrée de la peur du crime (Rader et Haynes, 2011). Les filles assimilent qu’en raison de leur vulnérabilité physique, elles – les filles comme les femmes – sont plus à risque d’être victimes d’une agression par un étranger et qu’elles sont sans défense dans l’espace public durant la nuit. Ainsi, les femmes, en raison de leur genre, sont exposées à de multiples histoires de victimisation et à des injonctions de protection qui définissent leur façon de réagir à la peur d’être victime d’un crime, en particulier de violence à caractère sexuel. « Les femmes perçoivent la victimisation comme partie intégrante de la condition de femme, alors que les hommes perçoivent la victimisation comme quelque chose qui arrive aux femmes. » (Rader et Haynes, 2011, p. 300 [notre traduction]) Ces idées sont donc intériorisées et participent à la régulation de leurs comportements. Ainsi, la prescription et la proscription de certaines actions comme moyens de se protéger d’une éventuelle agression sont renforcées par les pairs et la société en général, ce qui consolide en retour la peur genrée du crime chez les femmes (Rader et Haynes, 2011). Les parents en tant qu’agents de socialisation participent d’ailleurs au développement d’un sentiment de vulnérabilité sexuelle chez leur fille (Maiuro, 2015).

Ces environnements distincts, ces cultures masculines et féminines influencent également le développement de la sexualité et le rapport à la sexualité, qui est lui aussi genré et se construit dans un contexte social hétéronormatif (Eaton et Matamala, 2014). Ainsi, on attend de l’homme que son désir soit constant et dépouillé de sentiment, alors qu’on attend de la femme retenue et prudence, voire une quasi-asexualité. Ces différences entre la sexualité féminine et masculine contribuent aux rapports de pouvoir au sein des relations hétérosexuelles, en plus d’alimenter la suprématie de la masculinité hégémonique sur les autres formes de masculinité (Kimmel, 2005). Les attentes sociales quant à la sexualité des hommes et des femmes sont par conséquent genrées. Ainsi, alors qu’une sexualité épanouie avec une pluralité de partenaires profite à la réputation et au prestige social de l’homme, ces mêmes pratiques ont un effet nuisible sur les relations sociales de la femme (Gavey, 2019). Gavey ajoute que les pratiques sexuelles sont construites de manière à être perçues comme normales (c’est normal pour une femme d’être passive) et que les normes sont du domaine de la régulation et du contrôle social.

Consentement

Le consentement, concept central dans la majorité des définitions de la violence sexuelle (Fenner, 2017), est défini comme un acte de médiation entre l’intériorité et l’extériorité, mais aussi comme un acte de réciprocité, où il faut nécessairement être deux et où l’équilibre des pouvoirs est essentiel (Fraisse, 2007). Or, dans la pratique, le consentement se pose comme un acte foncièrement ambigu et renvoie à des comportements genrés (Savoie, Pelland, Morin et Boudreau, 2019). En effet, d’autres recherches révèlent que le consentement est beaucoup plus complexe qu’une simple réponse affirmative ou négative à un acte sexuel (Beres, 2007; Freitas, 2018). Selon des recherches sur les comportements sexuels consentants, il semble que le consentement soit plus souvent communiqué non verbalement que verbalement (Beres et al., 2004; Freitas, 2018; Hall, 1998; Humphreys, 2004; Humpreys et Herold, 2007). Pour Beres (2007), le consentement sexuel se manifeste, et ce, dans la plupart des cas, principalement à travers le corps, les émotions ou l’expression faciale.

Fraisse (2007), dans ses écrits, pose cette question : Est-ce que le consentement est féminin? Jozkowfki, Marcantonio et Hunt (2017) constatent que les femmes ont recours à des modes de comportement traditionnellement féminins dans leur rapport au consentement; elles pensent qu’elles doivent en être les gardiennes (gatekeepers), c’est-à-dire qu’elles se sentent responsable d’accepter ou de refuser les offres sexuelles des hommes qui initient la demande. Il semble également que, comparativement aux hommes, les femmes sont moins enclines à utiliser les éléments verbaux pour signaler leur consentement (Jozhowfki et al., 2017). Dans ce contexte, les normes qui renforcent le positionnement des femmes et des hommes dans les rapports consentants réduisent l’agentivité sexuelle des femmes (Curtis et Burnett, 2017; Hitch, Khan, Wamboldt et Mellins, 2019; Jozhowfki et al. 2017). Ainsi, « même quand la notion de consentement est comprise, il arrive trop souvent que l’on parte du principe que c’est à la femme, coûte que coûte, à faire respecter ce consentement. Et pas à l’homme de s’en soucier » (Schiappa, 2017, p. 81).

De plus, des recherches réalisées en milieu universitaire établissent que des hommes entretiennent la croyance hétéronormative que lorsque les femmes disent non à une avance sexuelle, elles veulent en fait dire oui (token resistance). Les hommes qui adhèrent à cette croyance sont plus enclins à endosser d’autres croyances associées à la culture du viol (Beres, 2010; Shafer, Ortiz, Thompson et Huemmer, 2018). Qui plus est, nombre d’hommes et de femmes adhèrent à une conception selon laquelle une femme qui entre dans une relation de séduction consent nécessairement aux actes sexuels qui s'ensuivent (Gourley, 2016). Ces diverses normes et croyances contribuent à la responsabilisation des femmes face au consentement.

La culture du viol, la socialisation genrée et le consentement sexuel représentent un ensemble conceptuel qui permet d’observer les dynamiques sexuelles des étudiantes et des étudiants universitaires, hétérosexuel·le·s et cisgenres. L’Université de Moncton a été choisie comme terrain de recherche pour mieux saisir celles-ci.

Méthodologie

Afin de mieux comprendre les expériences et les représentations des étudiantes et des étudiants par rapport au consentement à caractère sexuel, un appel de participation a été diffusé et 37 entrevues semi-dirigées ont été réalisées auprès d'étudiantes et d’étudiants des trois campus de l’Université de Moncton, dont 27 auprès de femmes et 10 auprès d’hommes âgés de 19 à 31 ans. Les personnes participantes sont presque toutes hétérosexuelles, à l’exception d’une personne homosexuelle. De plus, une seule personne s’est identifiée comme transgenre, les autres étant cisgenres. Toutes les participantes et tous les participants étudient dans les domaines des sciences sociales, des sciences de la santé, de l’administration, des sciences, du droit et de l’éducation, et fréquentent l’Université depuis entre quelques mois et plus de cinq ans (première à sixième année universitaire). Notons que la quasi-absence de représentation des minorités sexuelles et de genre dans l’échantillon constitue une limite importante de notre étude. Enfin, cet échantillon est aussi composé de trois étudiantes et deux étudiants internationaux, ce qui n’est pas représentatif de la population étudiante internationale à l’Université de Moncton, qui est de 23 % (Samson, 2018). Le guide d’entretien utilisé aborde diverses thématiques portant sur les rapports sexuels de façon générale (incluant la séduction), sur les expériences sexuelles vécues, ainsi que sur les rapports consentants et non-consentants.

Le travail d’analyse des données initiales réalisé en trois temps (transcription, transposition et reconstitution) a permis de cerner les données significatives dans le contexte particulier de l’interaction de consentement ou de non-consentement (Paillée et Muchielli, 2016). Les activités de retranscription des entretiens, d’annotation, de contextualisation et de recontextualisation des discours des étudiantes et des étudiants ont mené à la reconnaissance de l’importance du genre et du processus de construction de ce genre, soit la socialisation, en tant que marqueurs de sens de la relation de consentement. Ce constat a orienté le travail vers deux types d’analyse, soit l’approche situationnelle et systémique. L’analyse situationnelle a permis initialement de cerner les situations de consentements et de non-consentements dans le discours des étudiantes et des étudiants. La comparaison de ces micro-situations a favorisé la reconnaissance de descriptions distinctives entre les étudiantes et les étudiants, la compréhension du sens de certains comportements et l’identification de la place et de l’influence de représentations liées à la socialisation et à la culture du viol dans les interactions de consentement et de non-consentement. L’analyse systémique des relations de consentement a permis d’identifier les normes qui façonnent la structure des interactions et de cerner les rôles des hommes et des femmes dans les expériences de consentement (Paillée et Muchielli, 2016). Elle a d’ailleurs permis de reconnaitre des situations de mécompréhension entre les partenaires dans l’interaction de consentement, ainsi que de saisir diverses formes de banalisation et de minimisation de la violence à caractère sexuel (Savoie, Pelland, Morin, Boudreau et Grandisson, 2018)

Résultats

Dans leurs réflexions sur le consentement sexuel, une grande part des participantes et des participants constate l’impact de la socialisation sur la représentation du consentement et le rapport à celui-ci : « Ta façon de gérer le consentement va être différente, dépendant de qui tu es. » (Thomas)[3] Une participante affirme d’ailleurs que le consentement, « [c]’est quelque chose qui est déjà planifié par la culture, par les parents, par l’éducation, par l’église […]» (Charline).

Socialisation genrée et consentement

Certaines des personnes rencontrées parlent plus spécifiquement de la socialisation genrée et de son influence sur le rapport au consentement. Questionnée sur l’existence d’une divergence entre la perception du consentement des hommes et celle des femmes, Céline affirme :

On ne serait pas supposé avoir une version différente, mais la manière dont on a été socialisé depuis qu’on est tout petit, ça se peut que ça amène une formation d’esprit ou une vision. […] Par exemple, un gars qui s’est fait élever dans un endroit plus patriarcal, lui il pense que le consentement comme non, non…c’est de la merde ça tu sais? Tu as une petite fille et tu vas l’élever avec les affaires de petite fille et un gars tu vas l’élever avec des affaires de petit gars tu sais? Tu vas aussi l’élever selon quoi c’est un petit gars et il doit être plus fort et plus tough [solide]. Pis la femme, elle a droit de montrer ses sentiments. Pis là pour le moment tu n’entends pas encore de consentement, mais déjà là, c’est de quoi qui va commencer à les builder [construire] à des êtres qui vont voir ça d’une façon différente.

Céline

Elle identifie clairement une caractéristique traditionnellement attribuée aux femmes – l’émotivité – et d’autres attribuées aux hommes – la force et la solidité –, comme des facteurs de socialisation qui vont influencer le rapport au consentement. Toutefois, la socialisation genrée se fait à différents degrés; que ce soit dans un milieu qui valorise une masculinité hégémonique ou dans un milieu où les différences genrés sont moins marqués, bien que présentes. Les attitudes et les comportements stéréotypés en fonction du genre sont d’ailleurs omniprésents dans le discours des participantes et des participants. Par exemple, alors que les femmes sont perçues comme passives, vulnérables et craintives, les hommes sont plutôt décrits comme dominants, aptes à se protéger et, par conséquent, comme n’ayant rien à craindre.

D’ailleurs, Sabryna perçoit que le consentement se pose différemment selon le genre. Selon elle, les filles semblent plus conscientes qu’il faut porter attention à la manière dont elles abordent leurs relations sexuelles et vont être plus prudentes dans l’affirmation de leur consentement, alors que les garçons s’en préoccupent peu et agissent de façon plus spontanée. À cet égard, elle mentionne :

Pour les filles, le consentement, je vais être plus consciente si je suis d’accord ou pas. Les gars, on dirait que oui ils sont d’accord mais n’accordent pas vraiment d’importance à ça. Pour eux, ils vivent au jour le jour, tandis que la fille va être plus craintive. Elle va faire attention et faire sûr qu’elle est consentante en sachant les conséquences. […] je ne pense pas que le consentement soit pareil. Les filles vont prendre le consentement plus sérieusement que les gars.

Sabryna

Cette représentation est partagée par plusieurs des étudiantes et des étudiants rencontrés, dont Thomas qui affirme d’ailleurs : « Je ne dis pas que je peux être vulnérable parce que, quand même, j’en profite si on parle de sexualité. » (Thomas) Donc, alors que Sabryna conçoit le consentement en termes de prévention du risque, de sécurité et des actions qui sont nécessaires à sa protection, Thomas le conçoit en termes d’opportunité à saisir, c’est-à-dire une occasion d’obtenir des faveurs sexuelles. Il s’agit ici de positions qui sont divergentes et qui renvoient à la normalisation des rôles sociaux liés à la sexualité.

En fait, plusieurs des étudiantes et des étudiants interrogés constatent que, dans les relations hétérosexuelles, l’homme est souvent celui qui demande le consentement et, par conséquent, la femme est celle qui le concède ou le refuse; elle répond à la demande initiée par l’homme :

On ne devrait pas, mais on a tout le temps l’impression que quand on parle de consentement c’est tout le temps la fille. Il faut que ça soit la fille qui donne son consentement. C’est le gars qui va demander et la fille dit oui.

Jacques

Par le fait même, la femme a la responsabilité de s’assurer de la visibilité de son consentement ou de son non-consentement et l’homme a la responsabilité de percevoir et d’interpréter ces signaux, ce qui peut parfois être complexe : « C’est dur, parce que on n’est pas encore capable de lire dans la tête du monde. » (Jacques) Dans certaines situations, lorsque le non-consentement est clairement exprimé, il n’est pas toujours perçu, compris ou considéré comme valide : « on dirait qu’ils poussent tout le temps la limite, même si une fille dit non. On dirait qu’ils continuent pareil même si tu dis non. » (Stéphanie) Pourtant, certains participants font preuve d’une relative confiance dans leur capacité à interpréter le langage non verbal d’une partenaire potentielle.

Personnellement, je le repèrerais assez rapidement s’il y avait une hésitation quelconque. Je lis le monde assez facilement et je sentirais s’il y avait la moindre hésitation. J’aborderais la personne afin de m’assurer si elle est correcte. Et que si elle ne veut pas, je ne la force à rien.

Luc

La façon de comprendre les signaux non verbaux associés au consentement dépend donc du vécu de chacun.

En somme, le discours des étudiantes et des étudiants reflète l’ambiguïté dans l’interprétation du consentement, de même qu’une expérience qui semble souvent différenciée selon le genre.

Socialisation masculine et consentement

Cette division genrée des rôles dans l’acte du consentement sexuel est alimentée par la représentation sociale des hommes comme des êtres avides de sexualité, insatiables, animés par un instinct sexuel irrépressible et indifférencié. Par conséquent, le consentement de l’homme est toujours perçu comme sous-entendu, comme allant de soi. « Est-ce qu’on se dit que les gars veulent toujours avoir du sexe, donc on n’a pas besoin de se poser des questions [sur leur] consentement? » (Pierre) Ces normes sont reconnues et critiquées par plusieurs des étudiantes et certains des étudiants rencontrés : « Je pense qu’on a une perception, qui n’est pas forcément la mienne, la perception dans la société actuelle est que tous les gars vont vouloir fourrer [avoir une relation sexuelle] tout le temps. » (Marc) Certains des étudiants ont toutefois intégré cette norme qui teinte leur perception du consentement sexuel et de la violence à caractère sexuel. Par exemple, après s’être plaint d’une trop grande demande sexuelle d’une ancienne partenaire, Thomas précise qu’il en profite nécessairement dès qu’il est question de sexualité et il ajoute « Moi, vivre de l’abus sexuel? Non (rire)! Au contraire, madame, feel free! » Cette représentation de l’homme avide de sexualité, voire même déterminé par celle-ci, toujours consentant, peut mener la société à nier la possibilité que celui-ci puisse être victime de violence à caractère sexuel, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un rapport hétérosexuel. Ainsi, cette manière de voir la sexualité peut pousser celui qui vit une situation de non-consentement à remettre en question son ressenti, en plus de rendre difficile la dénonciation et la recherche d’aide.

Pour les hommes je pense que c’est difficile pour eux autres de sortir avec des histoires d’abus parce que : « Que voulais-tu dire, tu ne voulais pas? » Je pense que c’est difficile pour leur sens de virilité et d’admettre que… je suis sûre qu’il y en a certains qui doivent se sentir comme : « Qu’est-ce qu’il y a de mal avec moi que je ne veux pas et que je ne me sente pas à l’aise? »

Marie-Ève

L’adhésion à la norme masculine de dominance, de stoïcisme et d’invincibilité constitue une autre source de négation de la réalité de la victimisation sexuelle chez les hommes : « Pour un homme, il est attendu de se défendre lui-même, d’être viril et de ne pas se faire agresser soit par une femme ou un homme. » (Juliette) Cette perception contribue également à la non-dénonciation de celle-ci : « il n’y a aucun homme qui va dire “Je me suis fait battre!” Ça serait honteux. Mais… ça existe aujourd’hui. » (Julien) De plus, de telles représentations stéréotypées peuvent amener certains hommes à se questionner sur leur masculinité. Donc, dans ce contexte social, le consentement (à tout prix) devient parfois essentiel à la démonstration, voire à la preuve, de l’identité masculine et de l’orientation hétérosexuelle.

C’est un gars, il est supposé faire l’acte sexuel! Sinon, il doit être homosexuel. So, il va se prouver le garçon. C’est autant pire. C’est plus caché aussi, le gars ne le dira pas entre gars, genre : « Ouaille, j’aurais pu faire ça avec elle, mais je ne l’ai pas faite. » Il va se faire traiter d’homo.

Stella

Ainsi, le non-consentement chez l’homme peut entrainer une remise en question de sa virilité et de son orientation sexuelle.

Socialisation féminine et consentement

D’un autre côté, les femmes, pour qui une réponse positive à l’invitation masculine est attendue, peuvent également avoir de la difficulté à affirmer leur non-consentement en raison de certaines attentes sociales associées à leur identité de genre. En fait, la socialisation de la gentillesse et du care chez les femmes semble rendre difficile et inconfortable l’expression d’un non-consentement : « Oui, c’est une difficulté de dire non, parce que si j’essaie de dire il va peut-être se sentir mal, etcetera. » (Charline) Elles vont donc prendre divers moyens détournés afin de faire comprendre leur non-consentement. C’est ce que Céline et Natasha expriment :

Même des fois, je veux juste tellement pas faire de mal à la personne, que je ne vais pas lui dire directement qu’est-ce que je sens ou qu’est-ce que je veux exactement. On dirait que j’espère qu’il va comprendre, mais ce n’est pas nécessairement le cas…

Céline

Les filles vont être plus gentilles. Elles ne vont pas dire non, exactement tout suite. Elles vont être comme : « Excuse-moi! » Comme moi, je suis une d’entre elles. J’ai de la misère à dire non. J’vas être comme : « Ah ben, sorry, j’ai quelque chose à soir… peut-être la prochaine fois! » En voulant dire non!

Natasha

Cet inconfort s’inscrit dans une tendance à la passivité et à la réserve qui est souvent partie intégrante de la socialisation de la féminité. Une femme ne doit pas être trop affirmée dans cette « culture de la fille qui n’est pas sûre et qui hésite un peu » (Danika). Elle ajoute :

Je pense aussi qu’il y a la culture sociale qui fait que les filles vont moins peut-être exposer leurs idées directement. Peut-être que les filles vont plus dire : « Ah bien, je ne sais pas trop, peut-être que oui, peut-être que non. » Alors que les garçons peuvent dire non

Danika

En fait, l’influence de cette attente genrée serait telle que les idées d’une femme pourraient être davantage entendues lorsqu’elle les expose en tergiversant, en les enrobant de doute, que lorsque son discours est empreint de confiance. Une anecdote rapportée par Danika illustre bien ce phénomène :

C’est ce qui est arrivé à ma prof. […] Elle était dans un cours et elle disait : « Oui, moi je pense que dans le texte il dit ça, ça, ça. » Elle était vraiment objective, elle disait vraiment ça et elle avait l’impression que les garçons ne l’écoutaient pas. […] Elle a changé de technique et elle a commencé à dire : « Ah, bien moi je pense que, mais je suis pas sûre, peut-être que je me trompe, mais peut-être que l’auteur dirait ça. » Et, du coup, elle nous a dit que tous les gens, bien certains garçons de sa classe, lui répondaient et la rassuraient.

Danika

C’est comme si l’incertitude traduisant une certaine vulnérabilité, parce qu’elle correspond aux attentes sociales et parce qu’elle rend saillante la dynamique hétérosexuelle du protecteur et de sa protégée, capte davantage l’attention. Elle éveille le désir de l’homme de jouer son rôle de sauveur.

En plus de vivre un inconfort lorsque vient le temps d’exprimer leur non-consentement, les femmes sont également confrontées à une difficulté à dire oui lorsqu’elles le veulent. Celle-ci découle du double standard dans la perception de la sexualité masculine et féminine. Alors que les besoins sexuels des hommes sont perçus comme irrépressibles, abondants, naturels et difficilement contrôlables, ceux des femmes sont niés; on leur attribue, ou plutôt on leur impose, une faible libido. Ainsi, alors qu’une sexualité foisonnante a un impact positif ou nul sur la réputation masculine, elle risque de nuire à la réputation de la femme : « Ah, si t’as trop de sexe en tant que fille, ce n’est pas correct, mais en tant que gars c’est correct. Comme tu sais l’idée générale. » (Sandra) D’ailleurs, la résistance aux avances, soit le fait de ne pas donner son consentement trop rapidement, est parfois présentée comme une indication de la valeur de la femme : « Parce que les gens, ils prennent pour acquis, mais ils ne travaillent pas pour. Tandis que si tu as travaillé pour, tu connais la valeur. Tu connais la valeur avec la personne avec qui tu es. » (Julien)

Socialisation genrée et violence à caractère sexuel

Cette perception de la femme, en particulier l’idée qu’elle est hésitante, incertaine et donc qu’elle peut facilement changer d’idée peut contribuer à mettre en doute la véracité ou la validité de son non-consentement. Dans ce mode de perception, le non d’une femme n’a pas la même valeur que celui d’un homme :

Mais actuellement le non des filles passe plus pour un oui que le non des garçons. Si une fille dit non à quelque chose, peut-être qu’en fait c’est oui, selon moi. Selon les personnes, selon comment les personnes le prennent, ça peut être perçu comme un oui.

Danika

Cette impression pourrait contribuer à la tendance chez plusieurs hommes à insister devant un non-consentement qui est perçu comme souple, modifiable. Plusieurs participantes ont raconté comment elles sont souvent confrontées à cette insistance. Léa raconte l’expérience d’une amie qui a cédé devant la pression d’un homme pour avoir une relation sexuelle :

Elle était allée à un bar le soir et lui a essayé d’initier quelque chose, puis elle ne voulait pas et lui continuait. Comme il était vraiment persistant à un point qu’elle était tellement sur l’influence, qu’à un point elle a juste comme giver in [cédé]. Parce qu’elle ne voulait pas, donc elle était comme : « Je vais juste dormir. » Elle a comme giver in et puis, elle a fourré [eu une relation sexuelle].

Léa

Cette persistance est aussi comprise par Stéphanie comme une conséquence de la socialisation à la prise de risque chez les hommes :

Je trouve que ça, c’est la différence des gars. [] Les filles, on est moins… pas intimidantes, mais… moins plucker [le fait de risquer]. So, quand quelqu’un dit non, on a plus tendance à respecter pis moins comme pousser.

Stéphanie

D’ailleurs, la perception genrée des femmes et des hommes est comprise par Mathieu comme un facteur de risque particulier :

Oui, j’te dirais que les femmes ont souvent plus de chances de vivre du harcèlement sexuel parce qu’elles sont vues plus vulnérables, mais ce n’est pas nécessairement parce qu’elles le sont. Euh… mais dans ce sens-là oui. Les hommes veulent montrer leur masculinité et vont les forcer à faire quelque chose avec eux autres…

Mathieu

D’un côté, Mathieu affirme que la représentation des femmes comme vulnérables augmente leur risque de subir une forme de violence à caractère sexuel et, de l’autre, il avance que la recherche de conformité avec les normes de la masculinité pourrait contribuer à la commission d’actes de violence sexuelle chez les hommes.

Normes de genre et culture du viol

Les conséquences des normes genrées ne se limitent pas à leur influence sur le rapport au consentement, à l’expérience de celui-ci et à la violence à caractère sexuel. Elles contribuent également à la banalisation de cette violence, tout comme à la culture du viol au sens large :

Tu sais, je peux comprendre que la société a influencé notre façon de voir qui est que : boys will be boys, pis comme les hormones des gars et tout ça. Moi, je ne trouve pas que c’est vrai. C’est appris ce comportement, ils ne sont pas nés comme ça.

Sandra

En ce sens, un des étudiants rencontrés constate que la responsabilité de la femme d’exprimer son non-consentement est plus souvent mise de l’avant que la responsabilité de l’homme de s’assurer d’un consentement, illustrant par le fait même la façon dont ce rapport genré au consentement contribue à la responsabilisation des victimes et à la déresponsabilisation des agresseurs.

C’est beaucoup à la fille de dire non, ce n’est pas au gars de s’assurer qu’il y a consentement. Non, c’est à la fille de dire… Ce n’est pas vrai ça, il faut que les deux soient d’accord pour avoir une relation sexuelle. C’est comme ça, que moi je le vois.

Marc

D’un autre côté, la négation explicite de l’influence sociale sur le rapport au consentement par un participant le mène à responsabiliser la victime au même titre que l’agresseur, les deux étant perçus comme responsables de leur décision, de leur mauvais jugement :

Mais une mauvaise décision, c’est ta décision. Mais comme le gars, c’est sa décision aussi. Il a décidé d’aller plus loin, pis il n’était pas trop sûr si tu étais à jeun, c’est sa décision de le faire. Ce n’est pas la décision de la société qui l’a poussé à le faire, c’est lui qui a pris la décision. Même chose pour la fille. Si tu as pris un drink de trop, pis elle ne s’en souvient plus le lendemain, tu as pris le drink! […] Les deux disent : « Ça va être cool ce soir, on va faire du bon sexe. » Arrive chez eux, la fille un petit peu saoule, elle pass out [devient inconsciente] durant le sexe. Il y a du monde qui dirait que c’est du rape [viol]. Mais si le gars continue, c’est son erreur de continuer, mais c’est l’erreur de la fille aussi.

Vincent

Plusieurs participantes et participants rapportent également des situations où le comportement d’une femme est perçu comme risqué, ce qui les mènent à croire qu’elle aurait pu être victime de violence à caractère sexuel. Par exemple, Clémence rapporte :

On avait pensé n’importe quoi, c’est des inconnus, tu ne sais pas c’est qui. Puis, en plus, tu décolles à l’hôtel, tu ne sais même pas, ils auraient pu te mettre dans leur char, puis décoller avec toi, aucune idée. Elle était tellement saoule… Puis, quand elle est saoule, elle est saoule.

Clémence

Pour sa part, Marie-Ève soulève la tendance sociale à responsabiliser les victimes par une référence à certains de leurs comportements qui pourraient s’écarter des attentes sociales.

Je pense que ça a beaucoup à faire avec des stéréotypes. Ça ne devrait pas être comme ça, mais qu’on blâme beaucoup les femmes parce qu’elles vont agir d’une telle façon et puis, on prend ça comme : « Ah ben, elle a demandé pour. »Et ça ne devrait pas être comme ça.

Marie-Ève

Dans le même ordre d’idées, Laurie énumère une série de facteurs qui sont évoqués par la société afin de responsabiliser la victime :

Si tu es une fille la société dit : « Si tu t’es faite agresser et que tu rappelles le gars, c’est ta faute; si tu t’es faite agresser, mais que tu as déjà eu dix partenaires sexuels auparavant, c’est ta faute. » Fait que ça finit par être intériorisé ce genre de messages-là.

Laurie

Les caractéristiques et les comportements des victimes sont également utilisés afin de remettre en doute leur crédibilité et la véracité de leur expérience :

Il y a un de ses amis qui l’appelle en fin de semaine et il dit : « Ah! As-tu entendu parler de ça, les femmes qui se sont faites abuser? » Et là, il dit :  « Oui! J’ai entendu ça aux nouvelles. » Il dit :  « Penses-tu que c’est vrai toi? » Il dit :  « Ben oui! Ben oui! Ce n’est pas la première fois qu’on entend ça. » Et là, il a vraiment clairement dit ça :  « Ben christ! Comment est-ce que des policiers ont pu se faire sucer par des grosses femmes laides autochtones de même?! » Il a carrément dit ça! […] c’est probablement à cause des gens qui ont un discours comme ça envers les femmes autochtones, envers les autochtones en général, qu’ils ont un manque de crédibilité par rapport à quand ils dénoncent des choses comme ça.

Sophie

Or, Sophie, tout comme d’autres personnes interrogées, croit qu’il y a eu une évolution au cours des dernières décennies, qu’il existe une plus grande conscientisation au sein de la société sur cette question :

Avant, les femmes qui se faisaient violer dans les années 60-70, les gens n’étaient pas réceptifs. Ils disaient : « C’est une femme. Si elle se fait violer, c’est parce qu’elle l’a mérité, c’est elle qui était habillée de même. » Pis là, on comprend, on est plus sensibilisés. Maintenant, ce n’est pas acceptable. Si la fille elle a dit non, c’est non! Ce n’est pas parce qu’elle était habillée d’une telle façon qu’elle a commandé un viol. Donc, je pense que les gens sont plus conscients de ça aussi.

Sophie

Par ailleurs, la réflexion de Thomas, qui suit, illustre bien la façon dont les attentes sociales genrées influencent la perception de la victime. En fait, alors qu’il parle de la relation empreinte de violence vécue par sa mère, il la compare aux femmes d’aujourd’hui qu’il semble considérer moins vénérables :

Elle est restée avec cet homme pour ne pas briser notre enfance. Elle a été forcée. Elle a renoncé à tout consentement pour ses enfants. […] Une femme qui renonce à tout consentement pour élever ses enfants, pour qu’ils puissent grandir de façon stable et tout ça… dans les années 90-2000 c’était vachement chaud tu vois? Pour moi, c’est des supers femmes. […] Aujourd’hui, c’est beaucoup plus compliqué j’ai l’impression, car on dirait qu’aujourd’hui la plupart des gens vont d’abord se faire passer eux plutôt que faire passer leur vie de famille. Regarde les divorces qui se font dans des familles. […] Je ne dis pas qu’il faut rester avec la personne, mais il faut garder à l’esprit que ça l’a un impact sur l’enfance et l’adolescence de tes enfants. Ça joue quoi!

Thomas

Étant donné la norme qui établit qu’il est du devoir de la femme de maintenir les relations, de préserver la famille, la mère qui choisit de demeurer dans une relation de violence est perçue comme ayant davantage de valeur que celle qui ne sacrifie pas son bien-être et son consentement. La responsabilité de la rupture, au lieu d’être imputée à l’agresseur, est attribuée à la femme victime de violence qui aurait dû tolérer, se sacrifier et donc, répondre aux attentes sociales associées à sa condition de femme, de mère.

En outre, il semble que certaines formes de violence sexuelle soient vécues tellement souvent par les femmes qu’elles en viennent à les minimiser, comme s’il était tout à fait normal pour une fille de vivre ce genre d’expériences. Ainsi, Clémence déclare : « C’est certain que des attrapages de fesses, puis de boules dans les clubs, on en a toutes vécu mes amies et moi. » Natasha explique comment la répétition et l’omniprésence de cette violence à caractère sexuel pour les femmes entraine sa banalisation, voire sa normalisation : 

Pas pour dire habituée, mais après un bout, pas que je veux parler pour toutes les filles. J’veux pas les mettre toutes dans le même bateau, mais… Tu deviens comme habituée à ça. C’est toujours présent. […] Comme quand un gars te fait ça, tu te roules juste les yeux, t’es comme : « Arffff… » C’est juste ça ta réaction.

Natasha

Ces discours illustrent bien la façon dont la culture du viol se manifeste dans leur quotidien et marque la construction de leur réalité. On y lit une tendance à objectiver les femmes. Certains propos exemplifient la misogynie et le racisme qui existent encore dans notre société.

Discussion

L’analyse révèle que les représentations et l’expérience de la féminité et de la masculinité chez les étudiantes et les étudiants de l’Université de Moncton correspondent à la socialisation genrée et aux représentations stéréotypées décrites dans les études canadiennes, américaines et européennes consultées (Bozkurt, Tartanoglu et Dawes, 2015; Eliot, 2011). Le territoire néo-brunswickois constitue donc un espace tout aussi pertinent pour l’exploration du rôle de ces représentations et de cette socialisation dans la culture du viol ainsi que dans le rapport au consentement.

La socialisation de la féminité, de la masculinité et des rapports sociaux marque d’abord l’expérience du consentement, qui est largement influencé par le genre. Le consentement de l’homme apparait comme acquis et sous-entendu, alors que celui de la femme doit être vérifié. L’homme demande, alors que la femme acquiesce, concède ou refuse. La responsabilité de l’homme est d’observer, de solliciter, voire même de conquérir, alors que celle de la femme est de rendre visible, c’est-à-dire d’exprimer clairement son consentement ou son non-consentement (Gavey, 2019). Le maintien d’une image de soi conforme au genre auquel la personne s’identifie module également la gestion du consentement. Ainsi, comme l’affirment Julien, Thomas, Juliette et Stella, les hommes cherchent à prouver leur virilité, leur sexualité et leur force (Kimmel, 2005), alors que les femmes, comme l’expriment Charline, Céline, Natasha, Sandra et Julien, doivent préserver leur valeur, contrôler leur sexualité et se soucier du regard de l’autre (Gavey, 2019; Schiappa, 2017).

Comment donc répondre à la question de Fraisse (2007), à savoir si le consentement est féminin? Les résultats révèlent que le consentement est certainement genré, mais est-il féminin? À première vue, les hommes et les femmes ont chacun leur expérience et leur rôle dans le processus de consentement, mais dans les faits, comme l’a affirmé Marc, la responsabilité de la femme est davantage mise de l’avant; c’est elle qui est pointée du doigt si son non-consentement n’a pas été compris (Deming et al., 2013; Jozkowfki, Marcantonio et Hunt, 2017; Schiappa). On dira qu’elle ne l’a pas rendu suffisamment visible ou qu’elle s’est contredite (Deming et al., 2013). De plus, le consentement est défini chez les femmes comme quelque chose qui doit être protégé, comme un élément nécessaire à leur sécurité, alors que les hommes semblent le percevoir comme une opportunité, voire un obstacle à franchir, afin de pouvoir répondre à leurs besoins sexuels. La socialisation genrée de la peur du risque (Rader et Haynes, 2011) permet de comprendre cette différence de perception. Le discours de vulnérabilité féminine et l’injonction de protection, intériorisés et renforcés par la société, teintent la représentation du consentement que se font les femmes. Les craintes rapportées par Clémence par rapport aux comportements d’une de ses amies qu’elle perçoit comme risqués illustrent bien les messages sociaux qui socialisent d’une façon particulière les femmes à la peur du crime (Rader et Haynes, 2011).

Même lorsque verbalisé, le consentement est quelque chose de complexe, surtout pour les femmes. En effet, pour les hommes, la seule option semble être de dire oui, alors que pour les femmes, le oui et le non sont possibles, mais loin d’être simples. Le oui ne doit pas être trop affirmé et ne doit pas être accordé trop rapidement, au risque de mettre en péril l’image de pureté (Minister, 2019) et de voir la réputation entachée (Gavey, 2019). En ce qui concerne le non, il est inconfortable parce qu’il pourrait blesser l’autre, mis en doute lorsqu’il est exprimé indirectement, avec réserve ou de façon affirmée et considéré comme temporaire, modifiable. Cette idée que le non peut évoluer en oui et même que, parfois, ce non signifie oui, renvoie au concept de token resistance (Beres, 2010; Shafer et al., 2018) qui, rappelons-le, exprime l’idée selon laquelle lorsque les femmes disent non, elles veulent en fait dire oui. Ce concept est d’ailleurs sous-entendu dans les propos de Julien pour qui un non-consentement qui est transformé en consentement grâce au « travail » investi par l’homme insuffle une plus grande valeur à la femme.

On remarque d’ailleurs, à la lecture des discours présentés, que la socialisation des femmes comme des êtres vulnérables, indécis, passifs, qui cherchent avant tout à plaire et à prendre soin des autres n’est pas étrangère à leur difficulté à faire valoir leur non-consentement, ainsi qu’à la tendance à se blâmer et se responsabiliser face aux expériences de violence sexuelle vécues. Ainsi, afin de correspondre à la norme associant féminité, douceur et gentillesse (Eliot, 2011), les femmes expriment souvent leur non-consentement de façon détournée, non affirmée et à partir de leur langage non-verbal (Jozhowfki et al., 2017). La socialisation genrée des hommes est tout aussi influente; la prise de risque, la sexualité dépravée et le stoïcisme caractéristiques d’une certaine définition de la masculinité (Eliot, 2011; Kimmel, 2005; Connell et Messerschmidt, 2015) contribuent à la fois à la difficulté à respecter ou à détecter le non-consentement chez la partenaire (Baugher et Gazmararian, 2015; Reidy et al., 2015), à la banalisation de la violence à caractère sexuel dont ils sont auteurs, au refus de se voir comme agresseur et à la négation du statut de victime dans les situations où c’est leur consentement qui est occulté. Cette difficulté à reconnaître que les hommes puissent vivre de la violence à caractère sexuel a d’ailleurs été énoncée par plusieurs participantes et participants, notamment Mathieu, Juliette, Julien, Marie-Ève et Stella.

Les discours des étudiantes et des étudiants illustrent également l’échafaudage (scaffolding) des normes sociales et hétérosexistes qui rendent la violence sexuelle possible et excusable : c’est juste du sexe. Ces normes sont érigées dans un système qui constitue la culture du viol où, par exemple, l’insistance de l’homme pour obtenir un consentement et la pression qui en découle sont perçues comme sans gravité et même normales (Gavey, 2019). La banalisation de la violence à caractère sexuel, illustrée par Savoie et al. (2018) et perceptible dans les propos de Nathasha, constitue un élément central de cette culture, tout comme la responsabilisation des victimes qui est apparente dans les discours des participantes et des participants. Dans ce contexte, les femmes qui ont subi une forme ou une autre de violence à caractère sexuel sont la plupart du temps assimilées à la représentation de la victime blâmable, par opposition à la victime idéale, soit celle qui aurait respecté toutes les injonctions de protection et de pureté (Gavey, 2019; McEwan, 2009; Minister, 2019). Ainsi, comme l’expriment Marie-Ève et Laurie, les comportements des femmes sont souvent utilisés pour les blâmer, pour dire qu’elles ont été les artisanes de leur propre malheur. Les filles apprennent ainsi à se protéger, à être hypervigilantes, à contrôler entre autres leur corps, leur comportement, leur habillement et leur posture. Dès qu’elles ne respectent pas à la lettre la règle de la pureté, elles sont perçues comme responsables de la violence sexuelle subie (Minister, 2019). De plus, la situation rapportée par Sophie permet de constater que le corps, l’apparence et l’origine culturelle de la personne victime sont invoqués afin de mettre en doute la crédibilité et la véracité de l’expérience de violence sexuelle. La victime idéale, en plus d’avoir des comportements irréprochables et de se protéger, a un corps qui suscite l’intérêt, mais sans qu’elle ne fasse l’effort de le rendre intéressant : « Le seul corps acceptable semble donc être celui qui passe inaperçu, ni trop beau ni trop laid. Cela peut contribuer à l’injonction qui somme les femmes de se rendre invisibles pour se protéger... » (Savoie et al., 2018, p.151-152).

Cette recherche permet de mieux comprendre comment la socialisation genrée contribue à la violence à caractère sexuel et à la culture du viol, entre autres, par l’entremise de son influence sur le consentement dans les relations hétérosexuelles. D’ailleurs, selon Herman (1984), le viol existera tant et aussi longtemps que les hommes et les femmes se comporteront en concordance avec leurs rôles, tels qu’administrés par la culture de la société. Ainsi, l’émergence d’une dynamique hétérosexuelle égalitaire, où le consentement est réciproque (Fraisse, 2007), passe nécessairement par la déconstruction des normes de genre (Renard, 2018). Une réelle prévention de la violence à caractère sexuel n’est possible que si un changement social de grande envergure s’amorce, un changement qui doit s’opérer à tous les niveaux de la société, mais qui doit ultimement modifier la façon dont on socialise et éduque les enfants. Il faut décloisonner les représentations de ce que sont la masculinité et la féminité, tout en s’assurant de développer, chez les filles comme chez les garçons, la capacité à s’affirmer, tout en étant à l’écoute de l’autre. Il faut également que la socialisation sexuelle des jeunes soit représentative de la diversité des orientations sexuelles afin de déconstruire les croyances hétéronormatives qui reproduisent les rapports de pouvoir hétérosexuels (Martin, 2009).

De plus, comme le souligne Dodge (2016), on ne peut seulement condamner ceux qui commettent la violence à caractère sexuel, il faut également condamner la société qui leur permet de poser ces actes, sans craindre de réelles représailles sociales. Donc, chaque fois que l’on nomme sans euphémisation la violence à caractère sexuel, peu importe la forme qu’elle prend, chaque fois qu’on responsabilise l’auteur de celle-ci plutôt que la personne qui en est victime, on contribue à la rendre inacceptable et on participe à son amenuisement.

Le manque de diversité sexuelle, culturelle et de genre du groupe de participantes et de participants à cette recherche explique probablement que les conséquences de l’intersection d’autres identités avec le genre ont rarement été soulevées. L’impact de la culture sur la compréhension du consentement soulevé par Charline et l’invalidation de la parole des femmes autochtones racontée par Sophie livrent un bref aperçu de ces conséquences, mais ce n’est probablement que la pointe de l’iceberg. Ainsi, comme l’affirme Renard : « La lutte contre les violences sexuelles est donc globale, et s’inscrit dans un ensemble de combats contre toute forme de domination. » (2018, p. 178)