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Depuis sa fondation, la Revue de l’Université de Moncton[1] publie occasionnellement des articles portant sur l’épistémologie entendue comme réflexion sur les fondements, les méthodes et l’enracinement sociohistorique des sciences autant « naturelles » que « humaines »; c’est le cas, par exemple, des textes d’Oliver (1986) et d’Ali-Khodja (1989, 1994). Parmi ces contributions, on n’en trouve aucune portant sur l’épistémologie de l’histoire, à l’exception récente de LeBlanc (2017), Ouattara (2017) et Noël (2017). Ce silence est étonnant quand on sait l’importance que revêt l’histoire comme expérience et connaissance au sein de l’espace socio-identitaire acadien. N’est-il pas d’autant plus nécessaire de s’interroger sur la connaissance historique lorsqu’elle est susceptible d’être instrumentalisée à des fins mémorielles, politiques, etc.? Cet article ne portera pas directement sur l’Acadie, mais sur un domaine qui doit la concerner précisément en raison de l’importance qu’y joue l’histoire, à savoir l’épistémologie de l’histoire. En cela, il espère pouvoir montrer, dans le cadre de la parution du 50e volume, que la Revue de l’Université de Moncton est un espace en Acadie où des chercheurs peuvent être partie prenante à des débats théoriques et fondamentaux ne portant pas directement sur l’Acadie, en l’occurrence l’épistémologie de l’histoire, mais qui la concerne néanmoins. La Revue de l’Université de Moncton doit continuer à être un médium où des chercheurs de la francophonie minoritaire peuvent intervenir et être informés sur ce type de questions en français. La Revue de l’Université de Moncton peut faire résonner des questions théoriques et fondamentales en Acadie. L’Acadie intellectuelle ne peut se permettre de rester en marge de questions transcendant l’espace-temps acadien.

1. L’épistémologie de l’histoire et les historiens

Une des raisons pour lesquelles l’épistémologie de l’histoire a peu intéressé la Revue de l’Université de Moncton tient sûrement au fait de la fragilité de la disposition existentielle de l’Acadie, qui ne prédispose pas au développement d’une critique des modalités et finalités de la connaissance en général et de celle du passé en particulier. S’engager dans l’élucidation épistémologique du savoir historique in abstracto a quelque chose d’une « insolence » (Ali-Khodja, 2013, p. 42) délibérée ou d’ostentatoire dans un milieu où d’aucuns prétendront qu’il existe des enjeux beaucoup plus urgents et concrets à débattre. Aussi, faut-il souligner que les historiens eux-mêmes ont longtemps boudé l’épistémologie de l’histoire. Depuis qu’elle s’est constituée en domaine de recherche spécifique au XIXe siècle, celle-ci a un rapport difficile avec les historiens y compris en Acadie, bien que de récentes recherches nuancent cette idée (Noël, 2011, 2014a). Ce rapport difficile tient, d’une part, à la relation tendue des historiens à l’égard de la philosophie depuis qu’ils s’en sont émancipés au XIXe siècle pour former une discipline autonome consacrée à l’étude empirique du passé (Noiriel, 2005). En effet, une des conséquences de la disciplinarisation de l’histoire fut le divorce entre histoire et philosophie de l’histoire (Daddow, 2005, p. 105). Au nom de la rigueur scientifique positiviste, les historiens estimaient qu’ils devaient refouler la réflexion théorique tant sur le passé que sur sa connaissance. La perception d’un « non-rapport » (Dosse, 2017) entre les deux disciplines a, du reste, été soulignée par les praticiens des deux disciplines. Le philosophe W. Dray soutenait qu’une « fruitful interaction between the two groups has been the exception rather than the rule » (2002, p. 764) et l’historien R. Chartier estime qu’« [e]ntre philosophie et histoire, la discussion est difficile » (1995, p. 149).

Le rapport difficile des historiens à l’épistémologie de l’histoire tient, d’autre part, au fait que les philosophes cherchant à élucider le savoir historique ont ignoré la pratique des historiens, et ce, tant dans les paradigmes herméneutico-critique, nomologique que narrativiste (Noël, 2019). Non seulement se montraient-ils insensibles au métier des historiens, mais ils faisaient preuve d’un impérialisme prescriptif en voulant leur dicter ce qui était une connaissance historique digne de ce nom. Ne se reconnaissant pas dans les divers modèles que les philosophes proposaient de leur savoir, les historiens ont réciproquement largement ignoré l’épistémologie de l’histoire.

Or depuis les années 1970, mais surtout depuis les années 1990, un programme de recherche en épistémologie de l’histoire se propose de tenir compte de l’expérience disciplinaire historienne. Préconisant une approche empirique en épistémologie de l’histoire et nourri par le post-positivisme en philosophie des sciences, ce programme entraîne, en termes quinéens, une naturalisation de l’épistémologie de l’histoire : les philosophes renoncent à leur posture de surplomb de « philosophie première » pour décrire empiriquement et historiquement comment les historiens arrivent à produire une connaissance du passé (Quine, 1969; Bevir et Paul, 2012). Puisque l’épistémologie est en effet « free to use the very fruits of science in investigating its roots » (Quine, 1995, p. 16), l’épistémologie de l’histoire peut se servir de l’histoire pour élucider la connaissance historique. En se rapprochant de la pratique historique qui est à la fois son objet et sa démarche, l’épistémologie naturalisée de l’histoire souhaite rétablir un dialogue entre les philosophes de l’histoire et les historiens. En dépit de cette volonté de se rapprocher des historiens, l’épistémologie naturalisée de l’histoire, qui n’a pas encore fait l’objet d’une analyse systématique ou synthétique, reste peu connue des historiens et a fortiori des historiens francophones, car ses recherches sont publiées presque exclusivement en anglais.

Il va sans dire que la naturalisation de l’épistémologie de l’histoire est un processus regroupant une diversité d’auteurs, de tendances et d’idées. Cet article se propose de les rendre intelligibles en esquissant une reconstruction rationnelle et synthétique de cette naturalisation. Nous identifions au moyen d’une enquête historico-documentaire les enjeux qu’elle soulève et considérons, dans une perspective méta-épistémologique, comment l’épistémologie naturalisée de l’histoire conceptualise l’exercice même de l’épistémologie de l’histoire. Nous nous demandons si la (re)conceptualisation de l’épistémologie de l’histoire dont est porteuse l’épistémologie naturalisée de l’histoire – prenant l’histoire à la fois comme objet et démarche – pourrait renouveler le dialogue entre « deux univers de savoir » (Chartier, 1998, p. 234) qui se sont ignorés de manière flagrante et injustifiée (Ankersmit et al., 2007, p. 1), à savoir ceux des historiens et des philosophes préoccupés par ce que faire de l’histoire veut dire. Ce faisant, notre étude s’inscrit dans une réflexion plus large sur la relation entre discipline historique et théorie de l’histoire (Boldizsàr Simon, 2019).

2. Épistémologie naturalisée et épistémologie de l’histoire

Dans la seconde moitié du XXe siècle, la philosophie des sciences, du moins dans le monde anglo-saxon, a été marquée par le post-positivisme (Zammito, 2004). Au coeur du post-positivisme se trouve l’idée de l’abandon de l’a priori, c’est-à-dire le principe positiviste – issu des réflexions de Frege, de l’empirisme logique et du falsificationnisme poppérien – stipulant qu’il est possible de définir et de justifier la connaissance scientifique indépendamment de sa mise en oeuvre empirique. Ce renoncement amène l’épistémologie à se tourner vers l’histoire : l’élucidation de la connaissance scientifique ne saurait faire l’économie d’une prise en compte de l’histoire des sciences. L’épistémologie ne saurait donc se réduire à une entreprise logico-formelle; elle doit adopter une démarche historico-empirique. L’histoire a été le principal outil de la naturalisation de l’épistémologie. L’épistémologie naturalisée du post-positivisme est en ce sens une épistémologie historique. Cette « révolte historiciste » (Moulines, 2006, p. 45) au sein de l’épistémologie anglo-saxonne lui a permis de rejoindre l’épistémologie continentale, pour ne pas dire française (Brenner, 2003), où l’approche historique avait toujours été son modus operandi depuis ses origines comtiennes au XIXe siècle jusqu’à Canguilhem, Foucault et Bourdieu en passant par Meyerson, Brunschvicg, Rey et Bachelard.

Or l’épistémologie historique française et l’épistémologie naturalisée du post-positivisme ont en commun deux éléments. D’une part, tout en se servant de l’histoire comme démarche épistémologique, elles ne se sont pas intéressées à l’histoire comme objet de l’interrogation épistémologique. D’autre part, et cela découle du premier élément, elles ont une conception assez spontanée, pour ne pas dire sauvage, de l’histoire. Si l’intégration de l’histoire comme démarche en épistémologie a pris différentes formes et a donné lieu à maints débats (Noël, 2014b, p. 32-61; Rheinberger, 2009; Brenner, 2006), force est de constater que ce qui ressort du post-positivisme est une conception plutôt dogmatique de ce qu’est la démarche historique (Zammito, 2004, p. 99). Cette situation est attribuable au fait que les philosophes des sciences ne se sont jamais préoccupés des débats ou discussions tenues en philosophie de l’histoire (Ankersmit, 2009, p. 34). Aussi, les philosophes des sciences, même les plus sensibles à l’approche historique, étaient le plus souvent sourds au renouvellement méthodologique s’opérant au sein même de la discipline historique (Castelli Gattinara, 1998, p. 19). Différents tenants du post-positivisme ont ainsi pu proposer des définitions du savoir historique qui sous-estiment considérablement l’effort cognitif de plusieurs historiens (Zammito, 2004, p. 100). De ce fait même, les post-positivistes ne rendraient pas justice à la complexité théorique du savoir historique, comme s’il allait plus de soi que les sciences qu’ils s’efforcent d’élucider en recourant à lui. « L’opération historiographique » (de Certeau, 1975) demeure une discipline au même titre que celles qu’ils prennent comme objet : mathématiques, physique, psychologie, etc. Le savoir historique constitue une autre enquête empirique comportant ses propres contraintes et défis théoriques (Zammito, 2004, 2011a). Elle constitue elle-même, comme le reconnaissait celui qui revendiquait un « rôle pour l’histoire » (Kuhn, 1970, p. 11) en épistémologie, une « entreprise d’explication » dépassant « son rôle classique de fournisseur d’exemples pour idées préconçues » (Kuhn, 1990, p. 34). Collingwood insistait sur l’autonomie et la spécificité du savoir historique :

[H]istorical thought has worked out a technique of its own, no less definite in its character and certain in its results than its elder sister, the technique of natural science. […] If it is knowledge, why should philosophers not study its methods with the same attention that they give to the very different methods of science?

1956, p. 232-233

La connaissance du passé n’est pas moins problématique que la connaissance d’autres dimensions de la réalité. Elle devrait être, pour cette raison, considérée comme étant assujettie aux mêmes conditions et restrictions qui s’appliquent à toute théorie de la connaissance empirique (Roth, 2012, p. 315). Zammito (2004, p. 100) déplore que l’attention que les adeptes de l’épistémologie naturalisée accordent à l’épistémologie des sciences naturelles n’a d’égale que leur ignorance des problèmes similaires auxquels fait face la recherche en histoire, comme si le savoir historique allait (plus) de soi.

C’est ainsi que s’est constituée l’épistémologie naturalisée de l’histoire qui a cherché à appliquer les principes de l’épistémologie historique naturalisée du post-positivisme en épistémologie de l’histoire ou, pour le dire autrement, à élucider « the epistemological and methodological character of historical accounting » (Zammito, 2011a, p. 412) dont l’épistémologie naturalisée se réclame pour élucider les (autres) sciences. Il faut dire que l’épistémologie de l’histoire a été historiquement et ironiquement la moins historique ou naturalisée des épistémologies. L’épistémologie de l’histoire n’a étonnamment pas été d’abord réceptive au post-positivisme quinéen et kuhnien historicisant l’épistémologie[2], ce qui eut pour effet de la délégitimer aux yeux de la plupart des philosophes des sciences (Klein, 2012, p. 53-58). Cette situation relève, aux yeux d’Ankersmit, d’un « curious and even depressing paradox » :

Who could fail to be aware of how deeply philosophy of science has historicized itself since Kuhn? In one way or another, philosophers of history have managed to ignore completely this change of front in philosophy of science. Strangely enough, contemporary philosophy of science is far more historist than philosophy of history […].

1986, p. 27

L’épistémologie de l’histoire ne s’est que récemment alimentée des acquis de l’épistémologie naturalisée du post-positivisme.

3. Des précurseurs

Toujours est-il qu’en souhaitant pratiquer une épistémologie se référant à la pratique historienne et en employant la démarche historique, l’épistémologie naturalisée de l’histoire réactualise des thèses sur la relation entre la philosophie et la discipline historique déjà formulées par Croce et Collingwood – pour qui philosophie de l’histoire et histoire de l’histoire devaient se conjuguer – ainsi que dans la tradition française de l’épistémologie historique.

Croce et Collingwood sont associés au programme de recherche de la philosophie critique de l’histoire en ce qu’ils pourfendent le positivisme, défendent l’autonomie de l’histoire par rapport aux sciences naturelles et soulignent le rôle actif de l’historien dans la production de la connaissance du passé de même que l’enracinement de celle-ci dans le présent. Collingwood a été influencé par Croce. Adhérant à un idéalisme historiciste absolu et étant à la fois historien et philosophe, ils ont produit une oeuvre où s’entremêlent et se fécondent histoire et philosophie (Rubinoff, 1996; Helgeby, 2011). La mise en relation de l’histoire et de la philosophie s’apprécie doublement dans leur épistémologie de l’histoire : l’histoire n’est pas seulement l’objet d’une élucidation philosophique, elle est aussi la démarche même de cette élucidation.

En effet, le titre du magnum opus de Croce en épistémologie de l’histoire n’est pas innocent et reflète le fait qu’il était, selon Marrou, un « philosophe qui fut aussi un historien de métier et [de ce fait] un théoricien attentif de l’histoire » (1961, p. 1480) : Théorie et histoire de l’historiographie (1915) montre en puissance la thèse voulant que l’élucidation du savoir historique ne peut faire l’économie de l’histoire de celui-ci. Pour sa part, Collingwood signalait que les questions philosophiques sur le savoir historique ne pouvaient être résolues que par une approche historique (Noël, à venir). L’élucidation de ce qu’il appelle « the idea of history » exige d’abord « to cast light upon it by investigating its history » (Collingwood, 1956, p. 10). Il mène cette enquête historique en partant de l’historiographie gréco-romaine pour arriver à l’histoire scientifique contemporaine. Ce qu’il dit être un traité de philosophie de l’histoire est indubitablement une histoire de l’histoire

Enfin, il ne faut pas s’étonner que l’idée d’une épistémologie de l’histoire s’appuyant sur l’histoire de la discipline historique ait été formulée en France où l’approche historique en épistémologie a toujours été dominante. Dans Ambiguïtés et antinomies de l’histoire et de sa philosophie, un ouvrage qui n’est probablement pas connu des tenants anglo-saxons contemporains de l’épistémologie naturalisée de l’histoire, Émile Callot conçoit, en se référant explicitement à la tradition d’épistémologie historique française, l’épistémologie de l’histoire comme

une véritable philosophie scientifique, c’est-à-dire une épistémologie et une méthodologie […]; c’est une réflexion sur cette science telle qu’elle est donnée comme science, et qui cherche à découvrir les raisons et les limites de sa confiance en elle-même, de sa croyance en la vérité. Selon les enseignements de Brunschvicg, Goblot, Lalande et de tous ceux qui ont fait sur les sciences de la nature un travail sérieux, nous pensons que c’est sur l’histoire et dans l’histoire telle qu’elle s’offre à nous […], qu’il faut découvrir ce qui légitime son titre de science et garantit sa valeur.[…] nous en revenons platement à l’histoire qui se fait et qui est là, dans ces oeuvres de G. de Reynold, de J. Pirenne, de R. Grousset, de F. Braudel, de M. Grenard, […] de Lucien Febvre, et nous nous demandons simplement comment cela est possible : quelles méthodes, quels principes sont inclus dans ces écrits, qui pour nous sont l’histoire? […] les problèmes que pose l’histoire sont résolus par sa propre édification, il suffit d’en prendre conscience et de donner à ces solutions une consistance logique.

1962, p. 11-12; notre soulignement

C’est parce que Callot tient compte de la mise en oeuvre disciplinaire du savoir historique – leitmotiv de l’épistémologie naturalisée de l’histoire – que l’historien Braudel estime que ce « livre salutaire […] réussit à nous faire comprendre ce que nous faisons » (cité dans Callot, 1962, p. 6). Cette remarque, en plus de témoigner d’un rare moment de dialogue fructueux entre historiens et philosophes sur l’histoire, montre que Callot (r)établit le contact entre philosophie de l’histoire et historiens pour leur dire non ce qu’ils devraient faire, mais ce qu’ils font – autre leitmotiv de l’épistémologie naturalisée de l’histoire.

4. Se positionner dans le champ de l’épistémologie de l’histoire : une « empirical approach » centrée sur la discipline historique

À partir de la fin des années 1970, mais surtout à partir des années 1990-2000, une constellation de philosophes et d’historiens plaident pour que l’épistémologie de l’histoire recentre son attention sur des questions soulevées par la pratique historienne disciplinaire. Dès lors, ils conçoivent le savoir historique comme une pratique intersubjective dotée de procédés méthodologiques et façonnée par des vertus épistémiques (Paul, 2011, 2014), et ayant pour fin de produire une connaissance contrôlée et commensurable du passé. Ils considèrent que la tâche de la philosophie de l’histoire est d’élucider la pratique de l’histoire (Lorenz, 1994, p. 297). Lecteurs de Quine, Kuhn et Putnam, les tenants de l’épistémologie naturalisée de l’histoire sont convaincus que la philosophie de l’histoire doit incorporer la perspective post-positiviste du savoir scientifique (Lorenz, 1994, p. 306). Ce faisant, ils conceptualisent le savoir historique comme étant constitutif d’une communauté disciplinaire composée de praticiens unis par des règles et standards tacites en fonction desquels ils produisent et évaluent la connaissance du passé (Gorman, 2007, 2016). En vertu de cet internalisme pragmatique (Lorenz, 1994, p. 297), ce sont les praticiens de la discipline qui s’imposent les règles prenant la forme de conventions disciplinaires contingentes, mais capables de discriminer (Zammito, 2013, p. 410). Grâce à ces conventions dont l’historicité ne compromet en rien leur effectivité, les historiens peuvent atteindre un consensus sur le traitement des questions empiriques par lequel ils actualisent leur savoir. L’autonomie de l’histoire comme savoir réside dans cette autodétermination (Noël, 2010). Elle implique que les praticiens de la discipline ont, selon Megill, « authoritative jurisdiction over its area of competence » (1997, p. 5). L’élucidation philosophique du savoir historique doit donc tenir compte de la disciplinarité de celui-ci. En effet, la discipline exerce une contrainte et institue une normativité sur ses praticiens. Cette normativité conditionne ce qu’ils peuvent dire du passé dans une dialectique du permettre et de l’interdire. De ce fait, la discipline permet à la connaissance qu’ils produisent de contourner l’écueil du relativisme postmoderne dans lequel l’entraine le narrativisme radical postmoderne initié par White (1973) et poursuivi par l’autoproclamée « new philosophy of history » (Ankersmit et Kellner, 1995).

Fondé sur une critique du narrativisme radical, l’épistémologie naturalisée de l’histoire considère que l’élucidation philosophique du savoir historique exige d’examiner comment ses praticiens le mettent en oeuvre dans le cadre de leur expérience disciplinaire. Ce faisant, ils se démarquent également de l’épistémologie de l’histoire analytico-prescriptive à la Hempel (1942). L’épistémologie naturalisée de l’histoire s’est constituée en réaction tant au néo-positivisme hempélien qu’au narrativisme postmoderne. L’épistémologie de l’histoire doit en effet contourner deux écueils :

If we first dispense with the positivist delusion of what science must be, as well as with the postmodernist delusion that language can never refer in any cognitively worthwhile manner, we can turn to the question of what historical inquiry can be, and put the methodological and epistemological questions of historical practice back into a sane context.

Zammito, 2011a, p. 412[3]

À l’enseigne d’une philosophie « post-analytic », l’épistémologie naturalisée de l’histoire préconise une approche ascendante à l’épistémologie de l’histoire (Martin, 1993). Pour répondre aux questions philosophiques que soulève le savoir historique, nous devons d’abord comprendre comment l’histoire est faite (Martin, 1989, p. XI). Cette approche permet de relever le principal défi en épistémologie de l’histoire, à savoir maintenir un lien entre la philosophie de l’histoire et l’histoire (Lorenz, 1994, p. 327). Les philosophes ont longtemps tenté d’élucider le savoir historique à l’aide de modèles, sans s’inquiéter du hiatus entre ceux-ci et les problèmes de l’historien-praticien. L’émergence de l’épistémologie naturalisée de l’histoire participe d’une tendance caractérisant l’ensemble de la philosophie des sciences. Sous l’impulsion du post-positivisme, les philosophes des sciences ont de plus en plus mis en cause leur autorité sur les disciplines empiriques (Zammito, 2004, p. 3). Bondì parle de l’affaiblissement du discours philosophique à l’égard des disciplines empiriques en se référant à Habermas pour qui :

[o]nce it renounces its claim to be a first science […], philosophy can maintain its status […] neither by assimilating itself to particular exemplary sciences nor by exclusively distancing itself from science in general. Philosophy has to implicate itself in the fallibilistic self-understanding and procedural rationality of the empirical sciences.

cité dans Bondì, 2011, p. 194

Dans l’approche descendante (ou verticale) contre laquelle s’est posée l’épistémologie naturalisée de l’histoire, le philosophe tire des conclusions sur comment l’histoire devrait être comprise ou pratiquée à partir d’une théorie générale qui ne dérive pas elle-même d’une analyse des études historiques, mais qui provient d’une source externe (Martin, 2006, p. 253). Il s’agit de la façon dont procédait Hempel avec son modèle déducto-nomologique ou, dans une moindre mesure, White avec son narrativisme tropologique[4]. Or, l’abandon de la posture autoritaire de surplomb n’équivaut pas pour autant à renoncer in toto au projet épistémologique de l’élucidation des savoirs disciplinaires, comme le préconisait Rorty pour qui ceux-ci ne peuvent être compris que par l’histoire, la sociologie ou la critique littéraire (1979a, 1979b). L’approche ascendante de l’épistémologie naturalisée de l’histoire décrit dans un premier temps les études historiques et les procédures utilisées par les historiens pour les produire, pour ensuite, à partir de cette base, proposer une conception de comment l’histoire est à comprendre ou à faire (Martin, 2006, p. 253). Par conséquent, en dépit du fait qu’elle prenne les études historiques comme matériel brut à analyser, l’épistémologie naturalisée de l’histoire ne reproduit pas simplement les convictions qu’ont les historiens de leur métier (Lorenz, 1994, p. 327). Bien qu’elle soit descriptive en premier lieu, il n’y a pas de raison pour laquelle la saisie empirique de la mise en oeuvre disciplinaire du savoir historique ne pourrait pas fournir ultimement une base solide et réaliste pour émettre des recommandations potentiellement ambitieuses sur les façons dont l’histoire devrait être pratiquée (Martin, 1993, p. 29). Ces recommandations, ajoute Martin, « don’t have to be sweeping or come from on high; they can be piecemeal, emanating, as it were, from the trenches » (1993, p. 31). L’épistémologie naturalisée de l’histoire adopte donc un naturalisme normatif (Laudan, 1990) en ce qu’elle concilie une description empirique avec la prescription philosophique qui est non seulement permise, mais aussi une conséquence presque inévitable de la première (Martin, 1993, p. 27). Améliorer la méthodologie historique est la raison d’être de l’épistémologie de l’histoire à l’enseigne d’une approche naturalisée.

Cette approche conscientise les historiens aux enjeux épistémiques que soulève la mise en oeuvre de leur savoir dans la mesure où elle se présente comme une réflexion de second degré sur l’histoire telle qu’elle est pratiquée dans la discipline historique. Ce faisant, la démarche ascendante est plus susceptible d’avoir des ramifications pour les historiens. Elle permet à l’épistémologie de l’histoire d’être « close to the earth » et aura, par ce fait même, une importance méthodologique pour les études historiques (Martin, 1989, p. XI). Martin va même jusqu’à soutenir que sans de telles réflexions de deuxième degré, il serait difficile d’imaginer comment la méthodologie historique pourrait s’améliorer (2006, p. 260). La justification du savoir historique ne s’effectue pas a priori avec les concepts de la logique formelle ou de la narratologie, mais a posteriori sur l’assise d’une enquête empirique sur sa mise en oeuvre disciplinaire, enquête qui, du reste, est la voie royale pour se rapprocher des historiens.

Tenant de l’épistémologie naturalisée de l’histoire, Goldstein souligne en effet que le principal obstacle à l’épistémologie de l’histoire est que les philosophes ne se réfèrent pas à la pratique disciplinaire de l’histoire :

The reason […] is that in order to make its [epistemology of history] point it looks not within the practice of history but rather imposes from outside an interpretation of the use of evidence and its significance for our idea of the past. It is in my opinion that the ease with which philosophical writers do that―move outside the practice in order to impose upon it―is the principal impediment to the development of a genuine epistemology of history.

1986, p. 87; notre soulignement

Parallèlement, Martin considère que le défaut principal de l’épistémologie de l’histoire est que ses tenants ont tendance à prioriser l’analyse conceptuelle et à considérer ce qui est possible en principe au lieu d’examiner les études historiques elles-mêmes et de considérer la situation effective du savoir historique (1989, p. IX). Dans l’approche par études de cas que Martin préfère à l’analyse conceptuelle, le point de départ de l’épistémologie de l’histoire, ce sont les controverses interprétatives en histoire (Martin, 1998, p. 37) – moment propice à l’extériorisation des normes implicites du savoir historique – et non la confrontation du travail des historiens à des modèles issus d’autres disciplines, que cela soit de la science physique, de la littérature ou de l’esthétique :

[C]onceptual analysis, as a philosophical point of departure, has been tried for decades and has yielded only meager results. A more promising beginning, surely, would be to explain how […] historians try to confirm their interpretations. In other words, our first step should be a descriptive one […] [:] examine the efforts historians make to confirm competing interpretations of the same historical phenomenon.

Martin, 1993, p. 31

5. Des critères conventionnels intersubjectifs

Au moyen de cette description, l’épistémologie de l’histoire est en mesure, à terme, de formuler un ensemble de critères généraux pour évaluer des interprétations historiques concurrentes (Martin, 1993, p. 25). Cette formulation est le véritable enjeu de l’épistémologie de l’histoire aux yeux de l’épistémologie naturalisée de l’histoire. À cet égard, Martin déplore qu’après un siècle de philosophie critique de l’histoire, nous ne savons toujours pas comment les historiens tranchent ou devraient trancher entre des interprétations historiques concurrentes (Martin, 1993, p. 29). Cet ensemble de critères est effectivement nécessaire si on souhaite élucider la question centrale en épistémologie de l’histoire, soit comment les historiens montrent que leurs interprétations sont mieux que des interprétations concurrentes (Martin, 1989, p. 84). En vertu de ces critères – contingents et faillibles, mais effectifs –, les historiens seraient en mesure de refuser que tout se vaut tout en reconnaissant qu’il peut exister plusieurs interprétations plausibles d’un sujet historique donné. Il existe souvent en effet plus d’une interprétation historique admissible d’un même phénomène donné. Ce « multiplism » (Krause, 1991, p. 97) n’entraîne pas une incommensurabilité relativiste pour autant. D’une part, la sous-détermination des interprétations historiques par les données – la thèse Duhem-Quine – ne veut pas dire que la connaissance du passé est indéterminée dans la mesure où les données empiriques peuvent quand même être suffisantes pour éliminer plusieurs hypothèses, tout en conférant une probabilité égale à plusieurs hypothèses sous-déterminées concurrentes (Tucker, 2004, p. 142). D’autre part, la pluralité des interprétations peut être transitoire. Les points de vue peuvent se chevaucher et c’est précisément dans ce chevauchement que réside la possibilité d’une synthèse (Rubinoff, 1991, p. 147). En outre, même si, conformément à la thèse de la sous-détermination de la théorie par l’expérience, on ne peut parfois pas trancher entre différentes interprétations concurrentes peu importe la quantité de données empiriques accessibles, les historiens échappent au anything goes, car les critères conventionnels intersubjectifs qu’ils s’imposent pour discriminer entre elles peuvent être autres que l’empirie. La sous-détermination n’entraine pas forcément l’incommensurabilité (Zammito, 2013, p. 411). Des critères extra-empiriques, tels que la cohérence, l’originalité, l’exhaustivité ou la portée permettent aux historiens d’opérer une discrimination cognitive de principe (Kuukkannen, 2015b, p. 138) et, ainsi, de produire une connaissance non pas absolue, mais à tout le moins commensurable du passé. La notion de vérité historique se dégageant de l’épistémologie naturalisée de l’histoire est une vérité relative à ces critères, une vérité procédurale.

Dans cette perspective, toute l’entreprise de l’épistémologie de l’histoire tient dans la caractérisation, aussi provisoire, faillible et partielle soit-elle, d’une assertabilité intersubjective, à même des pratiques d’enquête de l’histoire, des connaissances du passé qui en sont issues (Zammito, 2008, p. 248-249) : il s’agit ainsi de déterminer – non pas spéculativement, mais empiriquement – le contenu du savoir disciplinaire historien générant ces connaissances. L’intersubjectivité disciplinaire ne sera cependant valide qu’à condition qu’elle soit exercée sans contrainte externe et qu’elle implique le plus grand nombre possible de praticiens-subjectivités formant un groupe significativement hétérogène (Tucker, 2004, p. 23-45). Par ailleurs, tenir compte de l’enracinement disciplinaire de la connaissance historique rend la question de savoir si l’histoire est une science ou non, question qui a longtemps structuré l’épistémologie de l’histoire, malheureuse (Murphey, 2009, p. 181), voire relativement triviale (Murphey, 1973, p. 205). L’épistémologie de l’histoire a en effet longtemps considéré que sa tâche était « to straighten out the historian, to tidy up the muddle it took to be historical thought, and to prescribe a set a rules which might allow historians to aspire to the lofty status of a bona fide proto-science » (Kellner, 1995, p. 13). Ce modus operandi implique une définition prescriptive a priori de la science, alors que celle-ci ne se réalise qu’à travers des projets disciplinaires répondant à différents critères (Murphey, 2009, p. 181) dont l’élucidation a posteriori est précisément le modus operandi de l’épistémologie naturalisée qui redécouvre ici une thèse centrale de l’épistémologie historique française, celle du régionalisme épistémologique. La question de la scientificité de l’histoire est fonction de sa disciplinarité, préoccupation centrale de l’épistémologie naturalisée de l’histoire. Une activité est scientifique si elle peut « établir un ensemble de règles permettant de “contrôler” des opérations proportionnées à la production d’objets déterminés », selon de Certeau (1975, p. 435), un auteur auquel l’épistémologie naturalisée de l’histoire devrait se référer davantage. La scientificité de l’histoire est fonction de sa rationalité procédurale disciplinaire propre. Dans cette perspective, l’épistémologie naturalisée de l’histoire part du postulat que l’histoire est une discipline épistémiquement licite qui mérite d’être prise au sérieux dans ses propres termes (Goldstein, 1976, p. xi). Pour cette raison, l’élucidation de la nature de la connaissance historique ne peut pas se faire par l’importation de ressources théoriques externes pour la simple et bonne raison qu’aucune autre discipline que l’histoire n’aspire à connaître ce qui est intrinsèquement non observable, le passé étant par définition passé. L’épistémologie de l’histoire doit tenir compte des propres ressources clés pratiques et conceptuelles du savoir disciplinaire historique (Wilson, 2014, p. 21-22).

L’épistémologie naturalisée de l’histoire considère que le savoir disciplinaire est l’instance médiatisant le rapport que le sujet – l’historien – entretient avec son objet – le passé (les sources) –, ce qui fait en sorte que la connaissance historique est collective. Elle ne peut se réduire à une relation entre un savant et la réalité passée qu’il prend pour objet; c’est toujours en tant que membre d’une communauté disciplinaire que l’historien étudie son objet et c’est cette même communauté qui l’évaluera en fonction des critères fondant l’appartenance à cette intersubjectivité. Reconnaissant que la difficulté épistémologique centrale en histoire est qu’il y a toujours des manières concurrentes d’interpréter les données empiriques, l’épistémologie naturalisée de l’histoire souhaite esquisser une théorie de l’évaluation rationnelle en contournant le double écueil de la vérité comme correspondance et du anything goes relativiste (Boldizsàr Simon et Kuukkanen, 2015, p. 158) : la rationalité de l’évaluation en histoire est fonction d’un savoir disciplinaire spécifique dont les modalités et finalités sont historiques, mais effectives. Cette thèse est au coeur du constructivisme antiréaliste et non-représentationnaliste de l’épistémologie naturalisée de l’histoire que nous approfondirons à travers les réflexions de trois de ses tenants.

6. Du constructivisme antiréaliste et non-représentationnaliste : Goldstein, Roth et Kukkannen

Une des idées maîtresses de l’épistémologie naturalisée de l’histoire a été l’antiréalisme rejetant toute forme de conception de la vérité historique en termes de correspondance avec le passé. C’est moins le passé que le savoir en fonction duquel on l’étudie qui arbitre les interprétations que les historiens proposent du passé. La justification réaliste a toujours une certaine emprise sur les historiens qui croient implicitement ou explicitement que la réalité du passé est l’arbitre dans les débats les opposant sur ce qu’ils disent d’elle. Le réalisme en histoire tient pourtant difficilement la route. Il implique, selon Putnam, une « magical theory of reference » : « to single out a correspondence between two domains [word and world] one needs some independent access to both domains » (1981, p. 74). Le réalisme historique requiert quelque perspective transcendantale externe à nos représentations à partir de laquelle nous pouvons confronter ces représentations à leur objet (Rorty, 1979a, p. 293). Puisque l’historien ne peut percevoir le passé et le comparer aux représentations qu’il s’en fait sans faire intervenir un géométral, l’épistémologie naturalisée de l’histoire considère que l’objectivité/vérité doit se justifier autrement que par le réalisme de la correspondance entre discours historien et réalité historique.

Bien que sa réflexion épistémologique sur l’histoire ait été quelque peu injustement ignorée (O’Sullivan, 2006, p. 204), Goldstein est parmi les philosophes ayant le plus ardemment défendu l’antiréalisme en épistémologie de l’histoire. Il est une des figures centrales de l’épistémologie naturalisée de l’histoire. Comme à peu près tous les philosophes de l’histoire anglo-saxons de l’après-guerre, Goldstein s’est d’abord rangé sous la bannière hempélienne du néo-positivisme pour ensuite s’en éloigner à partir des années 1960. Il renonça à l’idée de l’unité méthodologique des sciences et à son corrélat, à savoir que l’histoire devait s’aligner sur le modèle de scientificité des sciences naturelles. Goldstein était arrivé au constat que même si l’histoire telle qu’elle se pratiquait par les historiens ne suivait en rien le modèle hempélien, on ne pouvait nier, dans une perspective pragmatiste, que cette discipline était parvenue et parvenait encore à produire des connaissances, aussi imparfaites soient-elles. Alors que la plupart des philosophes de l’histoire désillusionnés de Hempel quittèrent la philosophie des sciences pour interroger l’histoire autrement, c’est-à-dire essentiellement à partir des outils conceptuels de la narration (Vann, 1995), Goldstein continua de mobiliser les ressources de la philosophie des sciences pour élucider la nature de l’histoire, une philosophie des sciences qui était, pour sa part, en train de s’historiciser.

En 1962, il publie en effet un article dans Philosophy of Science dans lequel il soutient que l’épistémologie de l’histoire doit s’interroger non sur le produit fini discursif présentant les résultats de recherche, comme le faisaient les tenants du modèle hempélien, mais sur le processus effectif par lequel la connaissance du passé est produite à partir de l’evidence. Les énoncés historiques ne sont pas des entités déductibles à partir de lois générales, mais des constructions hypothétiques postulées par l’historien pour rendre compte de l’evidence qu’il a devant lui et qui ne le devient comme tel qu’à la lumière d’elles. Goldstein s’approprie un des mots d’ordre du post-positivisme, la theory-ladenness de l’observation empirique : rien n’est evidencesimpliciter, mais toujours en fonction d’une théorie ou d’une hypothèse (1962, p. 181). Il dira plus tard dans son magnum opus que « the relation of the historical occurrence to the evidence upon which it is based is not one of logical entailment of the occurrence from the evidence, but the occurrence is offered hypothetically as what would best make sense of the evidence » (1976, p. 126). En s’appuyant sur la logique pragmatique peircienne, Goldstein considérait que le raisonnement historique ne relevait ni de la déduction qui prouve que quelque chose doit être, ni de l’induction qui montre que quelque chose est à partir de cas répétés, mais de l’« abduction » qui se limite à suggérer que quelque chose peut être (Peirce cité dans Goldstein, 1986, p. 93). La connaissance historique procède d’une abduction; elle est le produit d’une inférence quant à la meilleure façon de rendre compte de l’evidence analysée comme des indices ou des signes d’un événement ou d’un processus donné hypothétiquement théorisé.

Goldstein établit également une distinction importante entre le passé réel effectif et le passé historique qui est composé d’événements hypothétiques ayant pour objectif d’expliquer l’evidence historique (1962, p. 175). Il prétend qu’une description est historiquement vraie non parce qu’elle correspond à un événement tel qu’aurait pu l’observer un témoin, mais plutôt « because given the evidence in hand and the ways in which historians deal with and think about such evidence it is reasonable to believe that some part of the human past had such-and-such characteristics » (1972, p. 131). La vérité de la connaissance historique n’est pas fonction de la réalité qu’elle prétend décrire, mais des méthodes via lesquelles les historiens traitent l’evidence (1972, p. 131). Dans une perspective kantienne, il note que le passé en soi ne peut être connu (1996, p. 176). Cette conception implique que la validité de la connaissance historique ne peut être déterminée à partir d’une quelconque correspondance avec la réalité historique. Cette validité est plutôt intimement liée au contexte dans lequel le passé historique devient connaissance. Ce contexte est celui d’une pratique disciplinaire ayant ses normes ou catégories spécifiques (von Leyden, 1984; O’Sullivan, 2008). Aussi, la critique de la raison historique chez Goldstein n’est-elle pas transcendantale : elle n’est pas cette quête pour les catégories immuables de la conscience historique telle qu’on pouvait la déceler chez certains néo-kantiens, mais plutôt une tentative de comprendre comment la discipline historique est effectivement pratiquée (1996, p. 176). Influencé par le post-positivisme kuhnien naturalisant et historicisant l’interrogation épistémologique kantienne, Goldstein note que les catégories via lesquelles nous rendons intelligibles les données sensorielles changent elles-mêmes à travers le temps (1996, p. 233). En plus d’être antiréaliste, l’épistémologie de l’histoire préconisée par Goldstein est aussi historique.

Ces catégories historiques forment ce que Goldstein nommait le historical knowing, concept central de son épistémologie de l’histoire antiréaliste. Il entend par réalisme historique le point de vue selon lequel le passé tel qu’il s’est passé est la pierre de touche à l’aune de laquelle le discours historique est évalué (1976, p. XXII). À l’encontre de cette posture épistémologique, il défend la primauté du savoir (1977, p. 29) sur le passé comme déterminant de la connaissance du passé en revenant sur la différence entre passé réel et passé historique qu’il avait établie dans les années 1960 :

A careful scrutiny of what the activity in which historians are engaged in actually makes it increasingly clear that the real past―a past which was presumed once to have been but is no longer and cannot be something historians or any of their contemporaries may encounter―play no role in the formulation or testing of historical hypotheses. Thus, I was led to make a distinction between this real past and the historical past. It is the latter which emerges from or is constituted by the work of historians, and it is only the latter which has a role to play in history. According to this view, the real past is simply irrelevant to the practice of history and has no role to play in the determination of historical truth or falsity.

1986, p. 88

Face à des critiques qu’on lui a adressées (Nowell-Smith, 1977; Walsh, 1977; Gorman, 1977, McCullagh, 1980), Goldstein note qu’admettre la primauté du savoir n’est pas nier la réalité (1977, p. 31), mais reconnaître qu’on peut seulement l’atteindre via la médiation disciplinaire, c’est-à-dire cet ensemble de procédures intellectuelles par le biais desquelles le passé historique est constitué (1976, p. XXI-XXII). Il n’existe pas de connaissance du passé hors du cadre du savoir disciplinaire historique :

It seems clear that everything that we can come to say about the historical past emerges entirely within the framework of historical knowing. Every attempt to subject to verificational test the claims that historians make requires that the procedures which led to the claims in the first place be repeated. There seems to be no way to the referent of a historical assertion except by means of the procedures of historical constitution themselves.

1976, p. 168-169

Sans nier l’existence de la réalité, Goldstein estime qu’il n’existe aucune manière « to reach outside of the scientist’s discipline » (1977, p. 30) pour déterminer s’il dit vrai ou non à propos de celle-ci. L’adéquation du propos de l’historien ne s’apprécie pas en le confrontant au passé conçu comme une pierre de touche indépendante à l’aune de laquelle on testerait sa vérité, comme s’il était une entité fixe, préexistant à toute recherche sur lui et auquel le propos historien devrait se conformer. Il ne se mesure qu’en fonction des procédures d’un savoir intersubjectivement partagé par les membres de la discipline. Influencé par la philosophie des sciences kuhnienne à laquelle il reconnaît explicitement sa dette, Goldstein conçoit la production et l’évaluation de la connaissance historique non pas comme un processus auquel prennent part des historiens idiosyncratiques travaillant individuellement à partir des profondeurs de leurs subjectivité, mais comme une discipline systématique dans laquelle ils sont collectivement engagés comme chercheurs qualifiés. Il ajoute que « [s]cholarship creates historians’ tradition, both as to what the human past was like and how the human past is to be known, and in the course of working within such traditions historians come to alter them » (1986, p. 197). L’influence de la notion kuhnienne de paradigme est manifeste ici. Pour Goldstein, de même que n’importe quelle connaissance est relative à la discipline à l’intérieur de laquelle elle est produite, la connaissance du passé est relative à la discipline historique et non à la subjectivité des historiens (1977, p. 44-45). Goldstein évite ainsi la Charybde du réalisme de la vérité-correspondance sans tomber dans la Scylla du anything goes relativiste subjectiviste en soulignant le rôle du savoir disciplinaire intersubjectif dans la production et l’évaluation de la connaissance historique : « Like any intellectual enterprise, history is carried on collectively and self-correctively. […] [Historians may find] new ways of dealing with a further enriched body of evidence and, arriving at what one may expect will be increasingly agreed to, historical truth » (1976, p. 90). Goldstein montre que la connaissance historique est un processus dynamique qui doit se penser dans le temps.

Walsh remarquait que Goldstein avait mis en évidence que le consensus entre les pairs est la justification ultime de la connaissance historique (Walsh, 1977, p. 55). De même, Gorman estime que l’antiréalisme de Goldstein mène à une conception de la vérité historique se réduisant à un accord entre membres d’une communauté (Gorman, 1977, p. 73). Plus récemment, Roth estime qu’il existe chez Goldstein une sorte de foi piercienne dans la convergence de l’enquête. La vérité ou la fausseté dans l’épistémologie de l’histoire de Goldstein est relative à un modèle du savoir historique (Roth, 2012, p. 324). La connaissance historique, par conséquent, est un artéfact de l’imagination disciplinaire (Goldstein, 1976, p. XXI).

Goldstein a reconnu que l’antiréalisme en épistémologie de l’histoire est contre-intuitif et troublant, car le sens commun estime que la raison d’être de l’histoire est le passé (1962, p. 176). Or le seul passé dont nous pouvons parler est le passé tel qu’il nous est connu (1996, p. 252), une connaissance ne pouvant être confrontée à un quelconque passé fixe et préexistant à l’objectification disciplinaire historienne.

Ayant rédigé sa thèse de doctorat sur Quine et influencé par Goldstein, mais aussi par Goodman et par l’« innovative application » que fait Hacking de l’irréalisme goodmanien à l’analyse historique – le passé, pas plus que la nature, ne nous impose de schème organisateur pour le comprendre –, Roth est venu à défendre un irréalisme historique (2012, p. 313). Cette position récuse le réalisme, à savoir qu’il existe un passé fixement configuré sub specie aeternitatis (2012, p. 339). Le passé est indéterminé (2012, p. 334). Cette indétermination a des implications épistémologiques. Le passé n’est jamais trouvé, mais toujours construit (2012, p. 313). Il est construit à partir d’une perspective située dans le temps et des ressources conceptuelles disponibles au moment où il est construit. Cette historicité de l’étude du passé a pour conséquence que « [w]hat events can justifiably be said to have taken place at a time changes over time […] what events can be said to exist depend on the stock of descriptions or categories available » (2012, p. 339). En fait, en s’appuyant sur Danto (1965), Roth souligne que les événements historiques n’existent qu’à l’intérieur d’une description et que ces descriptions varient dans le temps. Ils ne pouvaient être connus au moment de leur déroulement puisque leur signification historique ne pourra être identifiée que plus tard à la lumière d’autres événements ou processus (2018, p. 15). Ainsi, c’est par le truchement du récit narratif que tant l’explanans et l’explanandum sont constitués en histoire (2018, p. 20; 1988). La production de la connaissance n’est pas une activité passive où les historiens chercheraient à faire correspondre leur discours à ce que la réalité passée dicte à travers les sources. Roth adhère pleinement à la thèse narrativiste de Mink pour qui il n’existe pas de passé déterminé agissant comme un « complex referent of all our narratives of ‘what actually happened’ » (Mink, 1987, p. 202). L’historien intervient dans la production de la connaissance historique, activité que Roth conceptualise en termes goodmaniens de « pastmaking » par « kind-making » (2002).

Le rôle actif de l’historien découle en effet de la priorité de la classification par rapport à la perception dans le savoir historique (Roth, 2012, p. 339). Comme rien n’ancre a priori les pratiques de classification (Roth, 2012, p. 313) et que les catégories par lesquelles nous rendons intelligible le monde (du passé) ne sont pas imposées par ce monde ou dérivées de lui, comme l’avait déjà démontré Foucault (1966), il peut exister différents modes pour structurer ce qui s’est passé (Roth, 2012, p. 339). Tout comme avec de « new forms of description, new kinds of intentional action came into being, intentional actions that were not open to an agent lacking something like those descriptions » (Hacking, cité dans Roth, 2012, p. 317), des changements sur le plan des descriptions historiques peuvent modifier les liens entre des événements du passé (Roth, 2012, p. 339). Roth cite Hacking: « At the very least, we rewrite the past, not because we find out more about it, but because we present actions under new descriptions » (dans 2012, p. 329). L’indétermination du passé, qui est aussi son « openness », entraine par conséquent une multiplicité des passés (Roth, 2012, p. 332). Roth parle toujours en effet du passé au pluriel.

Or, si le passé n’est plus l’instance ultime déterminant la connaissance historique et que celle-ci consiste plutôt en des passés constitués par des pratiques de classification et de projection, la connaissance historique ne verse pas pour autant dans un relativisme où chaque historien serait absolument libre de dire ce qu’il veut du passé. La pluralité des passés n’empêche pas que la connaissance historique puisse se stabiliser et devenir commensurable grâce à des mécanismes intersubjectifs disciplinaires. Dans cette perspective, Roth invite à cesser de penser la connaissance historique en termes de correspondance avec le passé et à l’élucider comme relevant d’une discipline façonnée par la coordination intersubjective entre des pairs (2012, p. 326) et procédant de pratiques de projection sanctionnées par une communauté de pairs (Roth, 2002, p. 135). Le savoir disciplinaire est le cadre dans lequel sont menées les négociations socialement médiatisées pour trouver une concordance entre descriptions et expérience (Roth, 2012, p. 339). Au sein de celui-ci, la formation, la rétroaction et le renforcement collectif « anchor words to the world » (Roth, 2012, p. 327-328) et, de la sorte, la connaissance historique peut se stabiliser et atteindre une certaine commensurabilité. Roth pense le savoir disciplinaire historique à l’enseigne de ce que Hacking nomme un « style of reasoning » (1994) ayant une manière spécifique, mais aussi historique de constituer son objet de connaissance.

La « postnarrativist philosophy of historiography » de Kuukkanen participe aussi de la mouvance constructiviste antiréaliste au sein de l’épistémologie naturalisée de l’histoire. Il accepte ce qu’il nomme le « narrativist insight » (Kuukkanen, 2015b), à savoir que les ouvrages historiques contiennent des énoncés ne se référant pas directement au passé, intégrant et synthétisant plusieurs énoncés factuels et ne pouvant être évalués en termes de correspondance avec celui-ci. Il existe en effet une différence morphologique ou structurelle entre la présentation de l’historien et la réalité historique qui fait en sorte que toute idée cherchant à faire correspondre les deux est fondamentalement erronée (Kuukkanen, 2015b, p. 42). La relation entre la connaissance du passé et le passé n’est pas isomorphique. Kuukkanen refuse cependant le relativisme esthético-moral du narrativisme radical où toutes les interprétations historiques se valent d’un point de vue cognitif. Il note qu’aucune théorie adéquate de l’évaluation historiographique n’a été jusqu’à maintenant développée, même s’il est clair que toutes les interprétations ne sont pas acceptables, comme en atteste le fonctionnement quotidien de l’édition savante en histoire. À cet égard, il considère que le défi central de l’épistémologie de l’histoire est de trouver une façon raisonnée de classer les différentes interprétations du passé sans concevoir leur véracité en termes de correspondance (2015a, p. 226). Rejeter « the truth-functional evaluation of historiographical theses » (Kuukkanen, 2015a, p. 242-243) tout en évitant l’écueil du anything goes implique de trouver une manière d’ordonner rationnellement des thèses rivales à propos du passé.

Pour définir un cadre évaluatif en vue de résoudre le problème de l’évaluation épistémique en historiographie, Kuukkanen propose une justification de la connaissance historique rejetant toute forme de représentationalisme. Il considère qu’il est essentiel d’abandonner l’intuition pré-analytique représentationaliste considérant que l’écriture historique est nécessairement à propos de produire des représentations et que le sens du discours historique requiert que ces représentations portent sur des entités correspondantes spécifiques qui sont re-présentées (2015b, p. 61). Il mise plutôt sur une conception de l’écriture historique comme une intervention argumentative en ce qu’il estime qu’il faille abandonner le postulat qu’il doit y avoir un objet auquel une présentation se réfère ou dont elle est à propos (2015b, p. 67) tout en évitant de la considérer comme une entité esthétique ou littéraire (2015a, p. 232), comme le font les narrativistes radicaux. Il invite à conceptualiser l’historiographie comme une pratique performative dans la mesure où les historiens avancent des arguments sous la forme de publications via lesquelles ils tentent de transformer le discours dans lequel ces arguments prennent place (2015a, p. 232). La conséquence la plus importante d’une telle conceptualisation est qu’elle nous pousse à passer d’une « truth-functional evaluation » des thèses historiographiques à une évaluation les considérant comme des actes rationnels (2015a, p. 227). Une telle inflexion pragmatiste en épistémologie de l’histoire ne peut s’accomplir sans tenir compte de l’histoire telle qu’elle se pratique par les historiens, leitmotiv de l’épistémologie naturalisée de l’histoire.

En s’appropriant certaines thèses pragmatistes en théorie de la connaissance défendues par James, Dewey, Sellars et Brandom et des réflexions issues de la philosophie des sciences contemporaine, Kuukkanen soutient que la connaissance historique peut se justifier via la rationalité donnant aux thèses par lesquelles elle prend forme une autorité épistémique (2015b, p. 132). L’historien aspire à produire une thèse sur le passé pas tant « vraie » que justifiée rationnellement (Kuukkanen, 2015a, p. 226). Kuukkanen ne prétend pas qu’il existe « a God-given rationality with a capital “R” or one with another kind of supernatural origin » (2015a, p. 239) de type hégélienne. Comme tout adepte de l’épistémologie naturalisée, il conçoit la rationalité comme immanente, intersubjective et située; il existe une rationalité spécifique au savoir historique (2015b, p. 192). Or la rationalité sans être absolue constitue néanmoins comme principe une limite transcendantale normative (2015b, p. 195-196) du savoir historique lui procurant « the prospect for community-transcendence and […] inter-communal validity » (2015b, p. 192). Kuukkanen forge l’oxymore de « situated universal rationality » (2015b, p. 192) pour illustrer l’idée que le principe de la rationalité est universel, mais son application est toujours circonstancielle ou situationnelle (2015b, p. 192).

Kuukkanen décline la rationalité historienne en trois dimensions de l’évaluation cognitive (2015a, p. 226) : épistémique, rhétorique et discursive. La première dimension se rapporte à des valeurs épistémiques (2015b, p. 123) en fonction desquelles une argumentation historique sera appréciée. Kuukkanen en identifie cinq complémentaires qui peuvent être en opposition : l’exemplification, la cohérence, l’exhaustivité, la portée et l’originalité (2015a, p. 240). Ces valeurs fournissent non pas des critères algorithmiques pour déterminer la validité d’une thèse historique, mais des « criteria in a looser sense that can guide our construction and that enable the ranking of alternative interpretations in terms of their cognitive qualities » (2015b, p. 2). Cette manière raisonnée de faire des comparaisons entre différentes thèses historiques assure à la connaissance historique une certaine commensurabilité. Aussi, le savoir historique prend-il la forme de stratégies et de raisonnements argumentatifs informels (2015b, p. 157), signifiant qu’il ne devrait pas être compris de façon rigide et formelle comme en logique ou en théorie de l’argumentation (2015b, p. 10). La dimension rhétorique de l’évaluation historiographique renvoie, pour sa part, justement à l’efficacité proprement dite de l’argumentation. Celle-ci peut prendre plusieurs formes, du raisonnement explicite prémisses-conclusions au récit narratif, en passant par la réfutation de positions rivales et l’exemplification, etc. (2015b, p. 198). Enfin, la dimension discursive de l’évaluation historiographique renvoie à la dynamique foncièrement intersubjective de la production de la connaissance historique. Lorsqu’un historien propose une thèse sur le passé, il doit toujours la situer par rapport à celles existantes, c’est-à-dire au sein d’un espace discursif de prises de position ayant un axe horizontal (pairs contemporains) et un axe vertical (tradition historiographique) :

Historians have to make their moves in the game of argumentation shaped by decades of discourse, taking the existing views into account; they must be ready to defend their claims with regard to the prevailing state of knowledge. In other words, relying on argumentative resources requires that historians provide reasons for their views in the Sellarsian “logical space of reasons” formed by the existing historiographical discourse.

Kuukkanen, 2015a, p. 242

La dimension discursive de la rationalité disciplinaire historienne vient rappeler que puisque les argumentations historiques ne procèdent pas uniquement que de sources et de la logique interne au raisonnement, elles ne sauraient être évaluées « only by paying attention to the internal argumentative qualities and to their relation to historiographical evidence » (Kuukkanen, 2015a, p. 242). Leur validité dépend de la façon dont elles réussissent à s’inscrire dans le discours historiographique existant et à convaincre les membres de celui-ci. La dimension discursive de la théorie de la justification de la connaissance historique met en lumière spécifiquement ce que Kuukkanen nomme, en s’inspirant des travaux de la linguistique pragmatique, sa force et son intention illocutoires qui cherchent à persuader ses pairs d’accepter une thèse historiographique (2015a, p. 229). Ce faisant, les historiens produisent des actes de langage argumentatifs (2015b, p. 67). Le faire du discours historique implique d’apporter un quelconque changement dans l’espace historiographique existant (2015b, p. 67). La rationalité de la pratique historienne suppose du reste qu’elle soit une activité sociale qui, par le mécanisme intersubjectif de la critique des pairs, ne laisse pas tout passer de ce qui se dit du passé. En ce sens, l’objectivité de la connaissance historique se pense comme une justification intersubjective intra-communautaire (2015b, p. 200).

En soutenant que la fonction centrale de l’historiographie est de produire des arguments visant à défendre des thèses sur le passé et que son principe fondamental n’est pas la narrativité, mais le fondement argumentatif de la thèse avancée (2015b, p. 96), l’épistémologie post-narrativiste de l’histoire de Kuukkanen aborde l’histoire à travers son produit fini discursif, ce que Goldstein nommait la « superstructure » (1976). En considérant que l’évaluation philosophique devrait se concentrer sur l’analyse du statut et de la nature des thèses historiques, elle occulte les procédures méthodologiques que l’historien met en oeuvre au préalable pour arriver à défendre des thèses sur le passé. L’histoire ne saurait se réduire à une pratique performative d’argumentation; elle est aussi et d’abord une recherche. Toutefois, si Kuukkanen semble s’éloigner ici d’un précepte central de l’épistémologie naturalisée de l’histoire, il la rejoint en reconnaissant que l’argumentation s’effectue toujours dans un cadre d’intersubjectivité disciplinaire. Ce que les historiens disent du passé est soumis aux exigences normatives d’une discipline (2015a, p. 239). D’où son plaidoyer pour que l’épistémologie de l’histoire soit une « historiography-specific philosophy » (2018a, p. 90).

Goldstein, Roth et Kuukkanen ont chacun proposé une théorie de l’histoire justifiant la connaissance historique autrement qu’en termes de vérité-correspondance. Ce n’est pas le passé qui détermine le contenu de cette connaissance. Antiréalistes, ils soulignent tous que la connaissance historique est une construction de l’historien et que ce dernier ne dispose pas pour autant d’une liberté totale dans cette construction. Ils cheminent entre l’épistémologie réaliste de la correspondance et l’anything goes relativiste en insistant sur la disciplinarité de l’histoire : la production et l’évaluation de la connaissance historique sont tributaires de normes intersubjectives prenant la forme d’un cadre épistémique (Goldstein), d’un style de raisonnement (Roth) ou d’une rationalité argumentative disciplinaire (Kuukkanen) assurant sa commensurabilité. Ce faisant, ils ont alimenté le programme d’une épistémologie naturalisée de l’histoire.

7. Une épistémologie historique de l’histoire

L’épistémologie naturalisée de l’histoire cherche à se mettre en phase avec la philosophie des sciences en suivant le mot d’ordre du programme de l’épistémologie naturalisée, à savoir que l’épistémologue qui veut élucider la nature de la connaissance scientifique ne peut ignorer comment celle-ci se produit historiquement. L’épistémologie de l’histoire doit recourir aux outils analytiques de l’épistémologie contemporaine (Tucker, 2004, p. 2) qui aurait débuté avec l’épistémologie naturalisée de Quine pour qui la façon dont nous arrivons à nos connaissances est pertinente pour répondre à la question normative de comment nous devrions arriver à elles (Ibid., p. 9). L’outil par excellence de la naturalisation épistémologique est l’histoire.

Avec la naturalisation de l’épistémologie de l’histoire, le passé disciplinaire de l’histoire devient un laboratoire épistémologique où on peut tester, falsifier les modèles théoriques du savoir historique (Kuukkanen, 2018b). S’ouvre ainsi la voie d’une épistémologie historique de l’histoire qui, pour paraphraser Bachelard, se met à son école afin que l’histoire ait la philosophie qu’elle mérite (2004, p. 55). Une philosophie qui ne fait plus de l’histoire une science en balbutiements, mais qui reflète que la « historical knowledge is a highly-organized thing, involving a technique of its own and a consciousness of its own peculiar aims and methods » (Collingwood, 1965, p. 125). L’épistémologie naturalisée de l’histoire traite exclusivement de questions pouvant être résolues par l’étude rigoureuse de l’historiographie (Tucker, 2004, p. 2). Dans le « empirical research program » (Tucker, 2004, p. 17), l’épistémologie de l’histoire est fondée sur les pratiques scientifiques des historiens (Tucker, 2004, p. 22) ou prend la forme d’une récupération historiographique (Gorman, 2007, p. 27) de la constitution de la discipline en vue d’apprécier la nature de la connaissance qu’elle produit et de la façon dont elle la justifie. Le passé de la discipline historique est mobilisé pour s’interroger sur la nature du savoir historique : « history of historiography is the foundation for the philosophical description of historiography » (Tucker, 2004, p. 3). L’épistémologie naturalisée de l’histoire chevauche l’historiographie à proprement parler :

An identical set of cognitive values and theories both defines the community of historians, and must be assumed in the current inquiry into the historical emergence [of the discipline of history]. Thus an aspect of the philosophy of historiography is part of historiography itself: the philosophy of historiography must rely on the cognitive values and theories of historiography to discover the historical emergence of the conditions of historiographic knowledge, the self-same cognitive values and theories.

Tucker, 2004, p. 46-47

Le pragmatisme inhérent à l’épistémologie naturalisée fait en sorte que « to undertake philosophy is to undertake historiography » (Gorman, 2011, p. 203). Au coeur de ce type d’épistémologie se trouve une conception de la métascience qui est informée tant par la pratique disciplinaire que par une théorie générale de l’enquête, issue de la tradition pragmatiste (Axtell, 1990, p. 46). Dans la mesure où elle ne cherche pas à imposer a priori des règles logiques transcendantales et qu’elle s’intéresse aux sciences telles qu’elles sont historiquement pratiquées, l’épistémologie naturalisée est en effet foncièrement historiciste (Bevir et Paul, 2012). De même que Quine considérait que philosophie et science sont en continuité l’une avec l’autre, l’épistémologie naturalisée de l’histoire estime que la philosophie et l’historiographie sont en continuité l’une avec l’autre (Gorman, 2011, p. 203). Zammito va même jusqu’à considérer que la science, la philosophie et l’histoire sont si inextricablement entrelacées qu’aucune d’elle n’a de sens à l’extérieur de leur noyau (2011a, p. 407). Or l’utilisation de l’histoire comme démarche pour élucider la nature du savoir historique soulève la question de la circularité.

8. La circularité au sein de l’épistémologie naturalisée de l’histoire

La démarche historique conférant le caractère empirique à l’épistémologie naturalisée de l’histoire ne risque-t-elle pas de générer une circularité dangereuse, compromettant toute élucidation philosophique de la discipline historique, puisque ses pratiques ont déjà été adoptées par le philosophe pour constituer l’objet de son enquête (Zammito, 2010, p. 290)? Toute démarche d’épistémologie cherchant à dériver de l’intérieur les critères ou la rationalité d’un savoir scientifique donné, c’est-à-dire sa mise en oeuvre par ses praticiens, se butte à cette circularité dans la mesure où elle se base sur une inférence empirique « from the process to appraise the product of that process » (Zammito, 2004, p. 96). La naturalisation de l’épistémologie de l’histoire soulève un enjeu méta-épistémologique de taille : Peut-on dériver empiriquement les critères d’un savoir scientifique identifié comme assise empirique en fonction des mêmes critères?

Zeleňák souligne que les tenants de l’épistémologie naturalisée de l’histoire ont beau revendiquer une philosophie tenant compte de la pratique historienne pour se démarquer des analyses conceptuelles a priori du savoir historique, ils partent inévitablement avec une conception a priori de la pratique effective de l’histoire et non avec cette pratique en soi (2011, p. 174). En effet, comment peuvent-ils savoir que ceux qui les informent sont des historiens à moins d’avoir une idée aussi spontanée ou élaborée soit-elle de ce qu’est un historien ou de l’histoire, idée qui devait être le résultat et non le postulat de départ de la démarche? L’argument soulève ce que Popper nommait le problème de la démarcation. Comment identifier la pratique historienne pour se constituer des données empiriques et la démarquer des formes de « pseudo-histoire » comme la mémoire ou même d’autres savoirs comme la sociologie sans une conception logique fondamentale préalable d’elle – un a priori? Il n’existe pas de données pures de l’histoire effective; les données empiriques sont toujours chargées théoriquement (Zeleňák, 2011, p. 178), car elles ont été sélectionnées en fonction d’une conception préalable de l’histoire, aussi spontanée soit-elle. Lorsqu’elle se loge à l’enseigne d’une épistémologie naturalisée, l’épistémologie de l’histoire, comme la philosophie de n’importe quelle science, devient une discipline empirique au même titre que la discipline qu’elle cherche à élucider : tout ce qu’elle dit d’elle se reflète sur elle-même. En d’autres mots, l’enracinement théorique de l’expérimentation scientifique s’applique à toute épistémologie se réclamant, au nom du naturalisme, d’une démarche empirique, en l’occurrence l’épistémologie naturalisée de l’histoire. Tucker reconnaît en effet que l’épistémologie de l’histoire doit recourir à des théories pour savoir où chercher des données pertinentes (2004, p. 95). Il n’existe pas d’appréhension immédiate de la pratique historienne et – encore moins! – de son passé. Tout matériel qui apparaît dans une philosophie de l’histoire est déjà traité; il s’agit de la pratique historique telle que conceptualisée par un auteur et jamais de la pratique historique en soi (Zeleňák, 2011, p. 178). S’il en était autrement, comment saurait-on que l’objet de l’appréhension empirique est bien de l’histoire et non de la mémoire, de la sociologie, de la philosophie, etc.?

La circularité caractérisant l’épistémologie naturalisée (de l’histoire) semble être le prix à payer pour se départir du fondationnalisme prescriptif prétendant définir une science sans tenir compte de sa pratique disciplinaire et qui, de ce fait, a peu d’impact sur celle-ci. L’épistémologie naturalisée de l’histoire considère, avec Giere, qu’en dépit de cette circularité, le naturalisme est la seule option viable, car le fondationnalisme s’est révélé être un programme sans issue (1985, p. 336) en philosophie des sciences. Aux yeux de l’épistémologie naturalisée de l’histoire, les modèles a priori du savoir historique n’ont jamais réussi à résister à la critique et à rendre compte de sa mise en oeuvre historique par ses praticiens. D’un point de vue méta-épistémologique, ses adeptes considèrent que l’épistémologie ne pourra assumer son projet mélioratif de renforcer les connaissances scientifiques qu’en examinant ce que font les historiens : il n’y a pas d’épistémologie de l’histoire sans histoire non seulement comme objet, mais aussi comme démarche et référence.

L’épistémologie naturalisée de l’histoire accepte même cette circularité. Celle-ci n’est vicieuse que si on adhère à l’idéal fondationnaliste de la certitude absolue (Zammito, 2004, p. 117) comme le font et le positivisme et – implicitement – le relativisme sceptique, qui ne sont que les deux côtés de la médaille fondationnaliste (Axtell, 1992, p. 334). La circularité, dans la perspective d’une épistémologie naturalisée, n’est qu’un pseudo-problème (Brown, 1980, p. 243). Le maître à penser de l’épistémologie naturalisée soulignait que les scrupules par rapport à la circularité n’ont pas lieu d’être si nous ne cherchons plus à fonder la science comme les tenants de l’idée d’une « first philosophy ». Pour comprendre le lien entre l’observation empirique et une science, nous serions bien avisés d’utiliser toute forme d’information, y compris celle provenant de la science même dont nous cherchons à élucider la nature (Quine, 1969, p. 75-76). L’épistémologie de l’histoire peut ainsi se servir de l’histoire pour élucider la connaissance historique.

La circularité au sein de l’épistémologie naturalisée devient même vertueuse en ce que l’objet étudié rétroagit sur le sujet l’étudiant : la pratique historique que l’épistémologue étudie – certes en fonction d’une conception préalable et approximative d’elle – peut corriger ou enrichir sa conception de l’histoire et, de ce fait, lui permet de mieux l’étudier. En effet, peu importe jusqu’à quel point une perspective subjective conditionne l’appréhension des données, ces dernières peuvent mettre en cause les théories qui les ont générées (Hull, 1992, p. 471; Brown, 1993). Ce faisant, l’épistémologue est mieux à même d’élucider la nature du savoir historique, une élucidation épistémologique nourrissant réciproquement la mise en oeuvre empirique qu’en font les historiens. Entre le sujet et l’objet de l’épistémologie naturalisée de l’histoire s’opère une dialectique médiatisée par l’histoire. La naturalisation de l’épistémologie de l’histoire entraîne un endiguement réciproque (Quine, 1969, p. 83) entre le savoir historique et l’épistémologie faisant en sorte que l’une ne peut être absorbée par l’autre : l’autonomie du savoir empirique (historique) et la normativité de l’épistémologie ne sont pas des propositions mutuellement exclusives (Laudan, 1987, 1990). Si l’enquête de l’épistémologie procède en faisant fi des frontières disciplinaires entre sciences et philosophie, sa finalité demeure philosophique. Tout en étant menée en tenant compte des disciplines empiriques elles-mêmes et avec un « appetite for their input » (Quine, 1995, p. 16), l’épistémologie naturalisée n’abandonne pas le projet mélioratif traditionnel de l’épistémologie (Kitcher, 1992, p. 113) sans lequel cette dernière serait appelée à se dissoudre en histoire/sociologie/anthropologie des sciences. L’épistémologie naturalisée de l’histoire est bien une épistémologie historique de l’histoire préconisant un historicisme modéré (Zammito, 2013, p. 403; Axtell, 2012) : elle donne « un rôle pour l’histoire » (Kuhn, 1970, p. 17), mais refuse de s’y réduire. L’histoire agit comme une contrainte empirique à la modélisation théorique du savoir historique, modélisation qui ne doit pas passer de la Charybde du fondationnalisme a priori à la Scylla du relativisme historique. L’épistémologie naturalisée de l’histoire cherche à dériver la rationalité propre du savoir historique de l’histoire de sa mise en oeuvre. Cette rationalité n’est pas transcendantale; elle se compose de normes immanentes à la croissance des connaissances engendrée par la mise en oeuvre historique du savoir historique de laquelle elles émergent.

La question de la croissance des connaissances historiques est un enjeu important de l’épistémologie naturalisée de l’histoire. Pour la penser, elle s’est approprié les outils de l’épistémologie évolutionniste. La croissance est évolution : la pratique de l’histoire a crû à partir de débuts primitifs pour devenir la discipline organisée et complexe qu’elle est aujourd’hui. La direction prise par la méthodologie et l’écriture historiques n’est pas aléatoire, mais elle s’est opérée de manière à ce que la discipline de l’histoire ait pu devenir « fitter » (Timmins, 2016, p. 101). Si la croissance de la connaissance historique n’est pas aléatoire, elle n’est pas non plus téléologiquement orientée vers une Vérité. Timmins soutient qu’il faut concevoir le savoir historique comme étant propulsé de l’arrière et non comme cherchant à atteindre dans le futur une cible indéfinissable nommé « vérité » (2016, p. 99). Ce qui propulse le savoir historique, ce sont les normes disciplinaires procédant de son développement historique qui s’étudie en fonction d’elles-mêmes. C’est grâce à elles que l’historicisme modéré de l’épistémologie naturalisée parvient le mieux à rendre compte de la croissance des connaissances en histoire et de sa constitution historique comme rationalité épistémique spécifique.

L’épistémologie naturalisée de l’histoire : lieu de rencontre entre historiens et philosophes?

En somme, la thèse centrale de l’épistémologie naturalisée de l’histoire est que l’élucidation du savoir historique ne peut s’édifier sans tenir compte de l’expérience disciplinaire des historiens; elle émerge de l’histoire de la pratique même des historiens. Il est ironique que la figure contre laquelle s’est constituée en bonne partie, du moins à ses débuts, l’épistémologie de l’histoire, Hegel, considérait que la philosophie de l’histoire, ou ce qu’il appelait « l’histoire philosophique » – dont l’objectif ultime, à ses yeux, était de rendre compte du processus historique –, ne pouvait être menée sans une réflexion attentive sur les travaux menés par les historiens (Hegel, 1965). L’épistémologie naturalisée de l’histoire reprend ce mot d’ordre hégélien, mais dans l’optique de rendre compte non pas du processus historique, mais du savoir historique. Ce faisant, elle cherche à rapprocher historiens et philosophes dont la relation a été tendue depuis le départ (Zammito, 2011b, p. 65). L’épistémologie naturalisée de l’histoire prend clairement position sur un important enjeu méta-épistémologique : la connaissance historique ne peut être élucidée sans tenir compte de l’histoire de sa mise en oeuvre empirique par ses praticiens. Dans la mesure où elle s’est rapprochée de l’histoire qui est à la fois sa démarche et sa référence, l’épistémologie naturalisée de l’histoire pourrait favoriser un « dégel » dans les relations entre philosophes et historiens. Ce dégel est cependant conditionnel à ce que ces derniers assument la réciproque en découvrant les potentialités de l’épistémologie naturalisée de l’histoire. Espérons que la reconstruction rationnelle de celle-ci, esquissée dans ce texte, puisse y participer.