Article body

Dans la critique qu’il fait du recueil de poésie Dead End de Monica Bolduc, Benoit Doyon-Gosselin (2017) remarque que la poésie acadienne connaît un « formidable renouvellement » qui repose en grande partie sur la qualité d’auteurs et d’autrices provenant de l’extérieur de la ville de Moncton. Doyon-Gosselin remarque qu’« [o]n pourrait aussi parler de la revanche des régions quand on pense à Jonathan Roy qui écrit et vit la Péninsule acadienne, à Sébastien Bérubé qui écrit et vit le Madawaska, et évidemment à Georgette LeBlanc qui écrit et vit la Baie Sainte-Marie[1] » (2017, en ligne). Serait-ce que la poésie acadienne parviendrait enfin à s’émanciper, en partie du moins, de l’imaginaire urbain qui a pris forme dans la poésie de Moncton au cours des années 1970 et qui semble s’être figé dans l’imaginaire collectif? Que Moncton ne serait plus ce passage obligé qui s’était imposé pour qui refusait d’inscrire son écriture dans une vision folklorique d’emblée associée à l’imaginaire de la région? Est-ce que la région, dans ce « formidable renouvellement » de la poésie acadienne, pour reprendre l’expression de Doyon-Gosselin, ne se serait pas, elle-même, émancipée de son image d’arrière-pays condamné à un temps d’autrefois, à la manière du Pays de la Sagouine, à Bouctouche, ou du Village historique Acadien, à Pubnico? Car, dans les années 1960 et 1970, l’urbanité nous avait appris que la région était prisonnière d’un passé révolu où persistaient d’anciennes traditions qui s’accommodaient mal du bruit ambiant et des lumières de la ville, il fallait bien que, en Acadie, on trouve un projet qui pourrait porter la collectivité vers sa modernité. François Paré a bien décrit l’importance du projet urbain dans l’affirmation d’une identité acadienne en rupture avec l’aspect figé de son propre folklore :

Acadie City, ce serait là l’espace urbain où une errance fondatrice trouverait à s’accomplir en toute fidélité avec elle-même. La ville inventée, créée de « nulle part », représenterait, pour la collectivité minorisée, la synthèse de tous les espoirs d’accéder un jour à la parole publique, c’est-à-dire de faire de la dispersion l’expression d’une vivante « lisibilité ».

Paré, 1998, p. 22

Paré précise plus loin :

Ainsi la « grande cage à nostalgie » d’Eugénie Melanson appartenait désormais au passé. Et par une curieuse transmutation, Moncton deviendrait, dans la rupture avec le mythe, une « cité / city » non seulement métonymique, éclatée, fragmentée, mais aussi accueillante de la marginalité de ses chantres, une hypostase de la république des lettres, aussi légendaire, il va sans dire, que le pays lui-même.

p. 22

Ce qui devait se construire à Moncton, c’était donc le discours d’une communauté de la marge qui s’imposerait « comme lieu de fabrication de la modernité opposée à la ruralité comme lieu de sauvegarde et d’expression de la tradition » (Boudreau, 2007, p. 119). Au mythe folklorisant de l’Acadie rurale allait se substituer dans le discours le mythe modernisant de l’Acadie urbaine.

Les temps ont changé et les espaces autrefois associés à la représentation folklorique du nous de la collectivité acadienne ne sont plus réductibles aux images passéistes d’une Acadie révolue. Si Moncton reste un passage obligé pour les auteurs et les autrices des régions – en raison des institutions qui s’y sont formées –, elle ne représente plus forcément un enjeu de modernité pour la collectivité. Pensons au succès critique que connaît Georgette LeBlanc depuis la parution d’Alma qui proposait, en 2006, l’image d’une femme qui, dans la première moitié du xxe siècle, résiste aux pressions sociales – provenant essentiellement des figures d’autorité que représentent le clergé, le père et le mari – en refusant de se laisser enfermer dans le rôle traditionnel associé aux Acadiennes de la Baie Sainte-Marie[2]. La « revanche des régions » dont parle Doyon-Gosselin s’incarne ainsi par une manière de penser la région qui n’est pas réductible à la survivance des traditions et du folklore : la région, à l’instar de la ville, a aussi connu ses révolutions sociales, culturelles et économiques, elle a aussi suivi le cours d’un présent qui l’a fait basculer dans sa modernité. Cette modernité n’est certes pas la même que celle des grandes villes, à laquelle on a tenté de rattacher Moncton par l’imaginaire, mais elle n’en est pas moins porteuse d’un imaginaire permettant à ceux qui y vivent de s’identifier à l’espace, de l’habiter, de le nommer. L’écriture sert alors de lieu au réinvestissement d’un espace qui cherche, à l’instar d’Alma, à refuser sa marginalité, à s’émanciper d’un imaginaire qui ne lui appartient pas et à se définir dans l’expression de la réalité qui l’entoure. Cette (ré)écriture de la région, au-delà de l’expression symbolique d’une « revanche », passe par une forme de réappropriation de l’espace par sa « régionalité[3] », c’est-à-dire une écriture qui met en avant-plan une réalité propre aux régions et qui propose une réflexion menant à la réconciliation symbolique – qui n’est pas nécessairement de l’ordre de la célébration et de la glorification – entre l’espace régional et le monde contemporain.

Ce phénomène de réinvestissement de l’espace par une écriture de la « régionalité » est particulièrement intéressant à observer dans la poésie de Sébastien Bérubé, puisque l’espace qui y est représenté, le Madawaska, s’inscrit d’emblée en marge de l’imaginaire acadien – traditionnel et moderne – du fait qu’il ne participe pas en soi au grand récit d’une Acadie qui se raconte essentiellement à partir des côtes de l’Atlantique. Contrairement à ses collègues de la Baie Sainte-Marie ou de la Péninsule acadienne, Bérubé semble confronté à une forme de vide référentiel lorsque vient le temps de nommer l’espace qu’il habite. Le sujet poétique de là où les chemins de terre finissent (2017) souligne d’ailleurs, dans un poème intitulé « Ma province ou Se souvenir loin des plaques de char », la rupture qui existe entre l’espace symbolique de son identité francophone, arrimé au discours acadien dominant, et l’espace « réel » qu’il habite au quotidien :

La province que j’entendais n’était pas la mienne

Celle que je lisais non plus

Celle qu’on nous vantait encore moins

Pourtant quand j’ai regardé

Nous faisions flotter le même drapeau

Bérubé, 2017, p. 53

La description qu’il fait de la province se construit en fait sur une représentation dichotomique de l’espace néo-brunswickois, acadien; s’opposent alors deux visions d’une même province qui semble déchirée entre l’est et l’ouest, entre l’Acadie connue de la mer et celle vécue de la forêt :

Ma province […]

n’avait pas de mer

Elle ne passait pas son temps à attendre ses hommes

Au large

Ma province

Se noyait dans les épinettes

Elle regardait ses hommes disparaitre dans le bois

p. 53

Il résulte de cette dichotomie une tension qui pose le sujet en rupture avec les référents identitaires qui servent à définir l’espace symbolique qu’il habite, car ce n’est pas au rythme des chansons de Marie-Jo Thério et de la poésie de Raymond Guy Leblanc que les gens de sa province se bercent, mais plutôt sur les mélodies d’Albert Babin, de Julie Daraîche et des frères Duguay. Le sujet poétique ne se reconnaît d’ailleurs pas d’emblée dans les luttes de sa province, dans celles qui sont mises de l’avant par un discours culturel institutionnalisé, alors que, affirme-t-il : « Les gens de ma province / Ne se battaient pas pour parler français / Ils avaient une langue et la parlaient / Point » (p. 54). Comment pourrait-il en être autrement, puisque la mémoire qui s’inscrit dans les gestes quotidiens n’est pas tout à fait la même dans l’espace habité que dans l’espace symbolique? Dans l’ici du sujet, il est davantage question « de sang indien / Que de déportation » (p. 54) quand vient le temps d’inscrire son identité dans la longue durée : « Ses mains n’écalaient pas de homard / Elles épluchaient des noisettes » (p. 54). Dans ce rapport dichotomique, il y a donc le discours d’une norme identitaire qui prend forme dans un lieu « Où les drapeaux ne font pas que flotter » (p. 59) et le vécu d’une marge qui ne parvient pas à s’arrimer au discours. Surtout, il y a l’exclusion symbolique de ce vécu dont on refuse de reconnaître l’existence :

Ma province

Celle que je connaissais

Ne se connaissait pas, parait-il

On la força à partir

À se découvrir

On ne la revit jamais

p. 59

Il semble que c’est à la recherche de cette province disparue que part Sébastien Bérubé dans son écriture, cherchant à en définir les contours, le mode de vie, la mémoire, les influences et l’existence dans l’imaginaire géographique du Nouveau-Brunswick.

À défaut de pouvoir trouver, dans l’espace culturel acadien de sa province, des repères identificatoires propres à définir son expérience, le sujet poétique de Bérubé puise dans un espace symbolique plus large en inscrivant d’emblée son imaginaire dans une certaine vision américaine du monde. Si son troisième recueil, Maudire les étoiles (2019), est particulièrement empreint de cette américanité, il est possible d’en retrouver des traces dès son premier recueil, sous la boucane du moulin (2015), notamment dans la manière de définir le lieu habité, le Madawaska, qui n’est pas sans rappeler les petites villes industrielles dont parle Pierre Nepveu, dans « Le complexe de Kalamazoo » (1998), et qui apparaissent dans l’imaginaire continental comme « des lieux amochés, assez informes et le plus souvent mal aimés, en même temps que des objets littéraires hautement improbables » (p. 266). Le Madawaska de Bérubé, lieu marginalisé à l’intérieur d’un imaginaire lui-même marginalisé par son histoire et sa posture de minoritaire, se dessine lentement « sous la boucane du moulin » pour s’inscrire au rang des « villes imaginaires » d’une Amérique qui hésite entre la laideur de leur présence et la beauté de leur existence. C’est cette inscription du Madawaska dans l’imaginaire continental comme réaction à son incertitude identificatoire que je propose d’explorer dans la suite de cet article. Je m’intéresserai d’abord au rapprochement possible entre la description de l’espace que met en scène Bérubé et celui que décrit Nepveu dans « Le complexe de Kalamazoo ». J’explorerai ensuite la poésie de Bérubé en tentant de saisir une autre dimension à l’écriture qui serait à même de briser cette première impression d’un « lieu amoché » qui se donne à lire à première vue. Je m’intéresserai plus particulièrement à l’utilisation d’une certaine écriture de la « ruralité trash » (Arsenault, 2012), associée au réinvestissement des espaces régionaux et au mouvement de la « régionalité », comme mode de réinvention du Madawaska.

Dire le Madawaska « sous la boucane du moulin » : le « complexe de Kalamazoo » comme mode de lecture des lieux

Kalamazoo, explique Pierre Nepveu, renvoie à l’image de la banalité qui hante le territoire américain par la répétition de petites et de moyennes villes industrielles qui se ressemblent dans leur laideur et dans « la répétition banale des mêmes abords, commerces et bâtiments, des mêmes modes de vie, de cette désorganisation de l’espace et de l’architecture » (1998, p. 266) : « Les petites villes d’Amérique semblent ouvertes à tous les vents, leur caractère improvisé et composite ne traduit aucunement une originalité bariolée et créative, mais plutôt une précarité générale de la culture et de l’habitation de l’espace dans le Nouveau Monde. » (p. 266) C’est cette fragilité du lieu et des existences qui cherchent à s’y définir que Carl Sandburg a capturé dans son poème « The Sins of Kalamazoo » et que Nepveu présente ainsi : « Ville moyenne située à l’est du lac Michigan dans l’État du même nom, Kalamazoo est “un point sur la carte où les trains hésitent”. Aussi grise que la Lowell de Jack Kerouac est brune, Kalamazoo est une ville où l’on tue le temps et où l’on se nourrit d’espoirs fragiles et de rêves de départ. » (p. 266) La petite ville américaine apparaît en quelque sorte comme une antithèse au mythe d’une Amérique grandiose où tout est possible, puisqu’elle est le lieu d’un vide où se forme le « sentiment profond du rien ou du nulle part » (p. 269) qui menace de définir la personnalité singulière du sujet.

Cette ville, Kalamazoo, que l’on ne quitte jamais réellement, sinon pour se rendre compte que le monde lui ressemble, Nepveu la retrouve dans l’imaginaire québécois, acadien et franco-ontarien à travers de petites villes d’« extrême frontière » – en référence au recueil de Gérald Leblanc ([1988] 2015) – : il s’agit des petites villes minières québécoises, de la ville acadienne de Moncton et de celle franco-ontarienne de Sudbury. Autant d’espaces pauvres que la littérature a cherché à définir, à remplir, souvent de manière négative en en faisant ressortir le caractère aliénant. Au sujet de Moncton, Nepveu écrit :

Cette urbanité pauvre a ses repères, avec son inévitable rue Main qui ressemble à toutes les autres et sa topographie repérable aussi bien chez Leblanc que chez [Herménégilde] Chiasson : des rues (Dufferin, Weldon, Highfield), des bars et des commerces aux enseignes criardes et anglaises, la Place Champlain (un centre commercial de la banlieue, à Dieppe), un comptoir Tim Horton’s, etc. Tout cela est si peu nécessaire et pourrait si facilement basculer dans le néant!

p. 281

C’est peut-être de peur de sombrer dans ce néant que toute une génération d’écrivains prendra la plume pendant les années 1970 pour écrire l’Acadie dans sa modernité et pour l’inscrire dans la ville – imaginée – de Moncton, lieu de tous les possibles acadiens. Il revient plus particulièrement à Gérald Leblanc de formuler cette urbanité monctonnienne qui pose la ville au centre d’une culture en pleine affirmation et d’offrir par la poésie toute la richesse des sons et des lumières de cette Acadie City dont parle Paré : « Car l’espèce d’ubiquité qui se produit à travers l’expérience monctonnienne de Leblanc constitue aussi une forme de centralité, qui met Moncton davantage en rapport avec Montréal, New York ou Vancouver qu’avec le chapelet interminable des petites villes d’Amérique. » (Nepveu, 1998, p. 286) Face à cette ville inventée, nulle référence à Edmundston ou à Grand-Sault comme lieu d’un possible éveil culturel, les reléguant ainsi à l’interminable chapelet des petites villes d’Amérique, avec les mêmes commerces, la même ambiance et la même grisaille qui servent, chez Nepveu, à les décrire comme autant d’avatars de Kalamazoo, symbole d’un lieu repoussoir où jamais rien ne se passe. Le Madawaska, dans le discours, semble déjà avoir basculé dans le néant.

À lire la poésie de Sébastien Bérubé, le rapprochement entre les petites villes d’Amérique que décrit Nepveu et l’espace habité par le sujet saute aux yeux, non seulement par les références aux mêmes produits de consommation populaire – la « Coors Light », le « Tim’s », le « Greco », les « chandails de Metallica », etc. (Bérubé, 2017) – mais aussi par le vide qui se crée autour du sujet poétique qui, pourtant, cherche à donner un sens à l’espace qu’il habite. Dès l’ouverture de sous la boucane du moulin, le sujet ne passe pas par quatre chemins alors que l’« icitte », lieu d’écriture et titre de la première section du recueil, étouffe dans la toxicité de l’air : « C’est directement sous la boucane du moulin que j’écris. Entre le bruit des vans et l’odeur cancérigène de la rue Canada. » (Bérubé, 2015, p. 11) Cette ambiance mortifère dans laquelle s’inscrit l’écriture traverse le recueil par des références directes au vide et au silence qui annoncent la fin imminente de la vie; un vide qui se dessine entre l’affirmation du sujet au début qui « hallucine des cris » (p. 13) dans le Parc Lion, « Où les enfants ne jouent plus » (p. 13), attendant le retour impossible « des familles / Que le moulin a laissé se noyer » (p. 13), et « l’ère fécale » (p. 65) qu’il définit à la fin comme l’ère d’un vide qui le définit : « Je suis d’une génération sans repères / Qui laisse le monde disparaitre » (p. 62); « Qui préfère voir sa descendance / Dans un condom / Que sur une photo de famille » (p. 64); « Je suis de l’ère fécale / La nouvelle ère glaciale[4] » (p. 65). Au fil du recueil, le sujet poétique prend la mesure du vide qui se dessine dans les gestes qui n’ont de sens que dans l’absurdité des lieux qui ont « un je-ne-sais-quoi » (p. 30) d’indicible, dans l’inutilité « Des fantasmes oubliés » (p. 33), dans la froideur de l’hiver qui gèle et qui paralyse. Ici, l’ivresse n’a rien d’amusant; elle serait plutôt le résultat d’un ennui qu’on cherche à rompre à coup de mensonges qu’on se raconte pour se donner de l’importance ou pour oublier la futilité de son existence : « Ça moralise dans le bar / Ça crie Liberté et ça juge / Et ça vit encore chez ses parents » (p. 56). En un sens, la liberté, l’avenir et l’emprise que les habitants des lieux pensent avoir sur le monde ne sont toujours qu’illusoires puisqu’être libre dans un espace vide qui ne permet pas de vivre est inutile.

Ce thème du vide se précise d’ailleurs dans les autres recueils de Bérubé alors que le silence du lieu résonne dans l’espace plus large du pays, dans là où les chemins de terre finissent, ou de l’Amérique, dans Maudire les étoiles. Le caractère politique de là où les chemins de terre finissent condamne d’emblée la parole du sujet à s’effacer socialement derrière l’emprise du pouvoir de l’argent. Ainsi, c’est « D’une voix sourde / Qu’on n’écoute que tous les quatre ans » (Bérubé, 2017, p. 9) que la parole se manifeste pour dénoncer la menace qui plane sur une culture qui semble se diriger lentement vers l’abattoir :

J’ai peur de dormir

Trop longtemps

De ne jamais me réveiller

Euthanasié au gaz de schiste

Dans la fosse commune

Enseveli par les idées de droite

Et l’économie partisane

p. 9

Plus loin, dans ce poème intitulé « God Bless Canada », le sujet comprend que le citoyen ne compte pas et que la parole est rendue illégale dès qu’elle sort « des consensus / Des tables de discussion / Où il faut accepter / Sans discuter » (p. 13). Dans cet ordre des choses de « l’économie partisane » (p. 9), la population finit par être déshumanisée puisqu’elle n’est toujours qu’un matériel servant à faire fonctionner l’économie. Si, dans sous la boucane du moulin, le moulin laissait les familles se noyer, dans là où les chemins de terre finissent, c’est l’âme des gens qu’on noie lentement dans l’abrutissement du travail, dans l’angoisse des lendemains sans argent, dans l’alcool que la population boit pour oublier qu’elle n’a pas de pouvoir et dans la violence des lieux intimes qui sert en quelque sorte à remplir le vide – car ici le geste violent, à défaut d’avoir du sens, rend bien concrète l’existence de ces gens et leur déchéance. Autant de culs-de-sac pour une classe sociale qui se voit refuser l’accès aux privilèges que représentent le repos, les loisirs et le bonheur, qui sont réservés aux riches, aux patrons et à la classe politique, à ceux finalement qui sont aveuglés par le profit à tout prix et qui ne comprennent pas « Qu’un pusher est plus facile à trouver / Qu’un médecin / Que les banquiers ne sont pas des prophètes / Et que la justice n’existe pas » (p. 14). Et si, aveuglés par leurs privilèges, ils affirment le contraire, jugeant la vie des gens ordinaire, le sujet poétique les met au défi d’aller le dire

À la famille

Qui perd sa maison

À la jeune fille qui hésite

Entre la boisson de son père

Et la coke de sa mère

Au vieillard qui ne reconnait

Ni sa femme

Ni ses enfants

Au kid qui digère mal

Les volées que son père lui prépare

Pour le fun

À la femme pleine de bleus

Qui aime

Pour le meilleur

Et pour le pire

p. 19

Le néant, ici, comme mode d’existence des gens ordinaires qui vivent dans un lieu désenchanté qui vibre au rythme du moulin, de l’industrie et du profit, n’est profitable qu’à une classe sociale absente des lieux.

Le vide qui se crée autour des gens qui peuplent le Madawaska que décrit Bérubé dans ses poèmes n’est pas qu’existentiel, il est aussi physique, géographique, puisqu’on en trouve des traces dans l’espace. Il y a d’abord l’église qui, en même temps que les paroissiens la désertent, se vide de sa moralité, car la « grand’messe », pour reprendre le titre du quatrième poème de là où les chemins de terre finissent, n’est pas le moment où chacun communie avec Dieu à l’église le soir de Noël, mais ce moment où l’alcool coule à flots pour oublier le vide : « Les portes de l’église sont grandes ouvertes / C’est open house dans la maison de Dieu / Minuit va sonner / Tout le monde boit depuis le souper » (p. 22). Le curé participe d’ailleurs à cette débauche alors que « L’enfant de choeur a rempli sa coupe / Trois fois » (p. 22) et qu’il « conte des shots de jeunesse / Avec ses vieux chums » (p. 22). L’institution tremble ainsi sous les effluves d’alcool qui enivrent et qui préparent les paroissiens aux danses endiablées qui suivront alors que le curé, soûl, ira se coucher sans s’en formaliser. D’ailleurs pourquoi s’en formaliserait-il puisque, remarque le narrateur : « Noël c’est la seule journée dans l’année / Où la shop est fermée / Pas question que je la passe à genoux » (p. 23). Pourtant, déserter l’église, c’est un peu aussi tourner le dos à une part de soi qui pouvait encore se raccrocher à l’espoir de trouver un sens à sa présence au monde. Or, le pignon de l’église peut bien pointer son « long doigt squelettique » (p. 24) vers le ciel, personne ne s’en rend compte, chacun étant trop occupé à passer son chemin entre le travail et la maison, épuisé par une vie qui ne va nulle part. D’ailleurs, le passant prendrait-il le temps de s’arrêter qu’il ne trouverait dans l’image de l’église que celle du « Madawaska / Défiguré » (p. 24) par l’absence de vie, comme sur la rue de l’Église où le rouge ne renvoie pas à la folie de la vie nocturne d’un quelconque red light, mais aux marques d’un centre-ville qui se vide de sa population au rythme du ralentissement économique :

Sur la rue de l’Église

Les vitrines sont belles

Rouge à louer

Rouge à vendre

Rouge fermé

C’est tout ce qui reste

Le rouge-souvenir

D’un centre-ville

Où les pieds

Ne trainaient pas

p. 25

Le Madawaska apparaît ainsi comme un lieu éphémère qui s’efface lentement à mesure qu’on en épuise les ressources, naturelles et humaines, et que les habitants finissent par perdre leur nature humaine, car comment ne pas sombrer lorsqu’on habite un lieu qui empêche la présence au monde hors du travail et de la misère?

Le troisième recueil de Bérubé met en évidence cette déchéance humaine alors qu’il s’organise autour de la violence des lieux et des rêves de départ impossibles. Chaque partie porte effectivement, dans le titre, la trace de ce rêve de départ qui oriente la vie de ceux qui habitent les petites villes américaines, tel qu’annoncé dans le poème de Carl Sandburg et mis en lumière par Pierre Nepveu : « Partir pour rester » (p. 9), « Partir pour partir » (p. 29), « Partir en sacrant » (p. 41), « Partir en même temps » (p. 59), « Partir à courir » (p. 81) et « Partir pour revenir » (p. 109). Ce qui ressort de ces formes du départ, c’est bien la futilité de ces rêves de départ qui habitent les gens d’« icitte » et qui, à l’instar du poème de Sandburg, se rendent compte une fois partis que la vie est pareille ailleurs. C’est ainsi que dans le poème « L’icitte et l’Ailleurs », vers la fin du recueil, le sujet poétique remarque :

L’ouvrage n’a que deux directions

L’Icitte et l’Ailleurs

On meurt souvent entre les deux

Bérubé, 2019, p. 126

Car que fuit-on réellement dans ces différents départs qui traversent le recueil, sinon l’impossibilité du soi à prendre possession de sa propre destinée? Et quel est cet « Ailleurs » qui remplace l’« Icitte », sinon cette Amérique qui se pose au fondement même du mode de vie de l’« Icitte »? Fuir en Amérique, c’est en quelque sorte tourner en rond, recommencer la même vie dans un lieu qui a tout du « même » : « Parce qu’il y a des cauchemars / Qui savent se maquiller en rêves // L’Amérique en est un » (p. 9). De sorte que les poèmes qui traversent le recueil mettent en scène des personnages pris au piège d’une violence que le sujet inscrit au coeur des « Visions d’Amérique », hantées par les « trompettes de l’Apocalypse » et la « fin du monde » qui font écho, dans les premiers poèmes, à la douleur d’un viol qui se termine sur les paroles d’un chant américain :

Au fond de ton sexe

La haine de l’Homme

A éclaté

Et dessine

Des visions d’Amérique

Sans remords

This land is my land

p. 11

À cette violence américaine s’enchaînent des moments où les protagonistes des poèmes prennent la mesure du vide intérieur qu’impose l’espace à travers la multiplication des rêves trahis, l’enfermement involontaire du soi dans le quotidien de la productivité et l’oppression d’un système qui tue toute créativité dès l’enfance. L’Amérique comme une mauvaise « téléréalité / Qui n’en finit plus de pas finir » (p. 9) dans la platitude d’un « monde aseptisé » (p. 49) qui empêche la révolte à coup d’obligations financières :

On voulait refaire le monde

Mais c’est lui qui nous a achevés

Et là on prie lâchement

Pour que nos kids aient plus de courage

Que nous autres

p. 57

On prend bien la mesure de cette révolte difficilement assumée dans la dernière partie alors que le poème « Le nez au sol » met en scène, dans une formulation répétitive, des protagonistes qui souhaitent à voix haute rompre la routine imposée par la nécessité des factures à payer, mais qui reprennent immanquablement les gestes routiniers du quotidien :

Comme un soldat du papier

« Personne s’est mis riche

en travaillant de 9 à 5 »

Le nez au sol

Les yeux en ratchets lousses

Et puis Roger recommençait

À s’aplatir les gosses

Dans la punch card

Comme un soldat de papier

De stub de paye

p. 113

Et suivent les Louise, Benoit, Rachel, Caro, Marc, Maurice, Rolande, Marcel, Lucie, Alain et Paulo, autant de désoeuvrés au nom reconnaissable qui finissent par se perdre dans l’acceptation sourde de leur condition de travailleurs, de chômeurs, d’accidentés du travail, de joueurs compulsifs… La révolte, ici, peut bien se dire, mais reste une parole vide qui ne trouve jamais d’écho dans l’action.

Au fil des recueils de Sébastien Bérubé, le Madawaska apparaît donc comme un lieu vide de sens, un « nulle part » qui pourrait aussi bien être un « n’importe où » qui n’a de raison d’être que des industries provenant de l’étranger, un lieu où on brûle les ressources naturelles et humaines de la région. À mesure qu’on avance dans les recueils, on sent bien le néant dont parle Nepveu : la personnalité singulière des protagonistes qui habitent l’espace s’efface lentement au rythme du quotidien. En conclusion à son texte « Le complexe de Kalamazoo », Pierre Nepveu affirme que

cette périphérie des petites villes est pour nous « l’espace extérieur de l’intérieur ». Figure d’une limite qui ravive notre peur de la souffrance et de la folie, notre crainte du combat avec l’ange-démon dans le désert, figure d’un passé qui nous demeure présent et nous habite. Si nous voulons parler de notre culture américaine en des termes qui soient autre chose qu’un monologue édulcoré ou un alléluia naïf, il faut englober cela, ce rapport à l’Autre qui parle encore de nous-mêmes, cette « déchirure » dont a parlé Claude Beausoleil dans un essai. Et repartir de temps à autre, en pays de mémoire, sur la route de Macklin, terre de poussière et de neige, ville de rien, de passion maudite et de conscience blessée.

Nepveu, 1998, p. 294

L’affirmation de Nepveu vaut aussi bien pour la littérature acadienne : il faudrait accepter de se tourner de nouveau vers les régions pour y trouver une mémoire oubliée qui pourrait bien représenter une part manquante de soi. Aussi, chez Sébastien Bérubé, ne faut-il pas passer par l’écriture du vide pour trouver les traces d’un sens à sa présence au monde? Car il n’y a peut-être pas, dans la poésie de Sébastien Bérubé, que le récit d’un effacement, d’un vide, qui condamne le soi à glisser définitivement dans le néant culturel d’un monde fast-food. Peut-être que cette apparence de vide reste trompeuse, en ce sens qu’elle prend forme dans une parole qui dit les lieux et qui donne un sens, ne serait-ce que par la révolte qu’elle porte, à l’humanité qui y habite.

Dépasser le « complexe de Kalamazoo » : écrire la « ruralité trash » du Madawaska

Il m’apparaît effectivement réducteur de définir le Madawaska que décrit Sébastien Bérubé à la seule lecture du « complexe de Kalamazoo », puisque l’écriture du vide dénonce davantage l’état d’un monde qu’il n’en fait la plate description. S’il pose un regard lucide sur l’espace qu’il habite, c’est aussi pour lui donner une nouvelle profondeur qui lui permet d’exister par la poésie. En ce sens, il faut bien noter la progression des trois recueils qui fonctionnent dans une sorte de spirale mnémonique qui ramène le sujet poétique à la mémoire de ses racines, du sens premier de sa présence au monde; un sens plus souvent nié par l’autre qu’oublié par le soi dans les recueils. La descente vers la mémoire de l’intérieur commence avec le premier poème de sous la boucane du moulin, où le sujet, après avoir noté la présence de la boucane toxique du moulin, affirme : « Ma plume est folle et mon crayon capote. J’aime mieux être puni d’avoir trop parlé qu’être sauvé par un silence. Je n’ai peut-être pas de courage, mais j’ai la langue de mon père et, by the way, ça me suffit. » (2015, p. 11); elle se termine dans le dernier poème de Maudire les étoiles (dernier recueil de l’auteur à ce jour) avec la nécessité de se souvenir qu’il y a dans l’espace la présence, qui vacille entre le visible et l’invisible, d’une collectivité qui se démarque malgré tout par sa persistance :

Courants

Vos exploits de sueurs

Ont construit les battements

Du monde qui m’est offert

Par la rivière

De vos mains usées

Avant de quitter les côtes

Des mirages ont lancé des hurlements

Vos promesses de sarrasin

Sous le barrage

Des tempêtes à engloutir

Pour nous rappeler vos sacrifices

Et j’en ai fait mon chez-moi

Mes mains ne connaitront jamais votre drave

Mes yeux ne connaitront jamais vos visages

Mais le coeur de ma terre

Résonnera toujours

Sous vos pieds

Là où les courants se respectent

2019, p. 128

D’ailleurs, la fin de Maudire les étoiles invite à redéfinir l’attachement du sujet au monde en opposant à l’héritage monétaire, qui apparaît comme « un chien mort / Qui continue de marquer son territoire / En creusant la mémoire / Pour ronger ce qu’il reste » (p. 127), celui que lègue les ancêtres et qui ne se trouve pas dans les institutions capitalistes, mais plutôt dans la nature où coulent toujours les courants. Voilà un début de réponse à cette question que le sujet se pose quelques pages plus tôt dans le poème « Quisse que chu », tout en refusant de se laisser définir par l’autre : « Pis quisse que t’es toé / Pour me dire quisse que chu » (p. 110). De là, la parole, qui affirme pourtant n’avoir aucun écho, résonne avec les mots du père dans les poèmes et dans l’esprit du lecteur, elle sort du texte, de l’intériorité – « Ne serait-ce que pour s’entendre / Ailleurs que dans sa propre tête » (p. 112), dit le sujet poétique –, pour devenir, par l’écriture, sa propre extériorité.

La poésie de Bérubé ne cherche donc pas à détourner le sens du lieu en lui inventant une profondeur qui n’est pas la sienne, elle inscrit plutôt avec une étonnante lucidité le territoire dans un imaginaire empreint à la fois de la laideur et de la beauté des lieux. Contrairement aux villes dont parle Nepveu et qu’il associe au « complexe de Kalamazoo », l’espace dans lequel habitent les protagonistes et que décrit le poète se définit au fil des poèmes dans un « courant » poétique qui donne au monde sa profondeur, son sens : le regard lucide du sujet vient ainsi remplir le vide qui s’impose au premier regard et l’amène à dépasser son apparente médiocrité en faisant de la mémoire des lieux et de l’actualité d’une parole empreinte de révolte les fondements d’une affirmation et d’une reconnaissance à venir. En fait, la mise en parole de cette lucidité, de cette révolte du sujet, qu’Isabelle Kirouac Massicotte associe à l’esthétique trash, servirait à interpeler la communauté identitaire et à la faire réagir. Kirouac Massicotte explique que, dans l’esthétique trash, la violence, la vulgarité et « l’utilisation de métaphores sexuelles […] visent à exprimer l’indignation face à l’inaction et au silence des citoyen.ne.s » (2019, p. 54). Il s’agit moins, dans cette lecture du trash, de l’effacement de l’espace du Madawaska dans le néant des petites villes américaines que de la mise en évidence d’un contexte social propre à un lieu largement évacué d’un discours littéraire acadien encore trop préoccupé à définir sa légitimité en tant que littérature nationale : « Le trash ouvre le partage du sensible à celles et à ceux qui n’ont pas été entendus ou vus; avec ostentation à partir d’une écriture des sens et de l’abjection, ou de façon parcimonieuse, avec une écriture des détritus et des traces[5]. » (p. 43) Le trash servirait en quelque sorte à remplir le vide laissé, dans l’ère postindustrielle, par des industries qui ont absorbé la substance des lieux et des gens.

L’écriture trash dont parle Kirouac Massicotte ne se limite cependant pas à l’écriture d’une révolte violente qui cherche à dire la laideur du monde, particulièrement dans la poésie de Bérubé. Chez lui, la violence que décrivent les poèmes n’est jamais complètement en rupture avec l’amour que porte le sujet pour un monde qui mérite un meilleur sort. Paul Bossé décrit d’ailleurs Sébastien Bérubé comme un sage, une vieille âme, qui porte en lui une mémoire qu’il est important de réactiver afin de mieux comprendre le présent : « Mais quand il lit sa poésie, on ne dirait pas que c’est comme un flashback, c’est plutôt comme si tu entendais une voix qui venait d’une autre époque mais qui serait en train de nous dire des choses à propos du présent et de notre époque contemporaine. On peut dire que c’est comme un jeune sage. » (Bossé, 2019, en ligne) En ce sens, l’écriture de Bérubé s’apparente au mouvement de la « régionalité » qu’a relevé Francis Langevin dans la production québécoise au début du XXIe siècle et qui propose un réinvestissement de l’espace régional en réactivant une certaine mémoire « régionaliste » et en l’inscrivant dans un monde bien ancré dans son présent. Plus précisément, la production poétique de Bérubé – auteur principal du trash récent en Acadie, selon Kirouac Massicotte[6] – s’inscrit tout à fait dans le sillage de la « ruralité trash » que définit Mathieu Arsenault dans le dossier « Les régions à nos portes », paru dans Liberté en 2012, et qui forme un volet important du mouvement de la régionalité :

Davantage que la violence et la misère, omniprésente dans cette poésie, ce qui caractérise peut-être le plus la ruralité trash, c’est ce regard qui sait traquer l’oubli du territoire, la misère qui le ronge.

Cette poésie révèle à quel point la modernité postindustrielle s’est construite à travers une marginalisation si radicale du terroir qu’elle en a provoqué l’oubli autant dans les politiques que dans l’imaginaire.

p. 41

Et avec l’oubli vient la déformation d’un regard sur l’espace qui ne cherche pas le dire vrai, comme le fait Bérubé, mais la certitude que la modernité a figé dans un temps héroïque un passé folklorique commercialisable. Ainsi, précise Arsenault :

L’éclipse du regard sur le territoire dans la modernité poétique n’est importante que parce qu’elle est symptomatique de toute une période qui a soudainement perdu la capacité de voir le monde qui l’environnait. La poésie accompagne en ce sens le tourisme, car on trouve là aussi les mêmes problèmes de la modernité et du visible. Le tourisme en effet travaille le regard, organise la visibilité rurale, cachant certains paysages pour en montrer d’autres, façonnant les attentes du vacancier de manière à ce que les détails du trajet, qui ne correspondent pas à ce que l’on désire lui montrer – ces paysages romantiques et les poncifs environnementaux qu’on y associe –, lui demeurent imperceptibles. On donnera ainsi à voir les productions du terroir plutôt que les grands espaces d’exploitation industrielle, la fermette d’alpagas plutôt que les mégaporcheries, les sentiers aménagés, mais pas les routes dangereuses des compagnies forestières, etc.

2012, p. 42

La poésie trash viendrait en quelque sorte contrer l’imaginaire touristique, construit à même les images d’un passé glorieux et d’un présent bucolique, en traçant les contours d’une choquante réalité. En même temps, elle permet de rompre l’impression de néant par la mise en récit d’une présence humaine tout aussi complexe que dans les grandes villes.

Dans sous la boucane du moulin, le sujet poétique dénonce d’ailleurs cette lecture erronée de l’Acadie telle qu’elle est apparue à l’EXPOMonde de Grand-Sault, lors du Congrès mondial acadien de 2014[7]. Si le « monde s’expose l’Acadie », c’est moins pour parler de la situation des Acadiens des terres et forêts que pour enrichir l’« Acadie commerciale » :

Venez prendre une photo en costume d’époque

Venez gouter la Louisiane

Me caresser la ploye

Entendre le chant des mimes

Bérubé, 2015, p. 20

Il n’est pas étonnant qu’on trouve dans le poème « Ma terre » une sorte de pastiche du poème « Cri de terre » de Raymond Guy LeBlanc (que les gens du Madawaska ne lisent pas, du moins dans le poème « Ma province ou Se souvenir loin des plaques de char »). Dans ce poème, le narrateur ne réfère jamais directement à l’Acadie, folklorique ou moderne, faisant du « cri » une parole souterraine qui parle plus concrètement de l’absence de pouvoir des habitants d’une terre, la sienne, qui est « une Terre violée » (p. 22) par l’industrie qui « gouverne à grands coups / De sodomie électorale » (2015, p. 22); « une Terre castrée » (p. 23) par un contexte économique qui prend à la classe ouvrière pour donner à « L’enquêteur du chômage / Le responsable du bienêtre / Le travailleur social / Le vieil administrateur en sabbatique / Le huissier / Du ben bon monde » (p. 23); « une Terre avortée » (p, 24); une Terre plongée dans la noirceur; pourrie; « Une Terre qu’on perd tranquillement » (p. 25). À quoi bon le « cri de terre » de l’Acadie alors que, sur la terre du sujet poétique, il n’y a rien qui rattache le citoyen à un quelconque désir de s’affirmer, de crier :

J’habite une Terre qui sonne faux

Même quand elle hurle l’Ave Maris Stella

On s’est fait laver Marie, c’telle là nous appartenait

Qui sait que ceux qui poussent

N’auront aucune chance

À moins d’être du bois mou

Une Terre avec drapeau

Mais nulle part où le planter

Une Terre

Sans terre

p. 26

Comment dire, finalement, le Madawaska, cette « Acadie des terres et forêts[8] » qui n’appartient ni aux grands symboles acadiens ni, même, à sa population qui en a pourtant construit les fondements? Question sans véritable réponse, mais qui donne au Madawaska de Bérubé une forte charge de vérité.

La construction de l’espace par le trash apparaît plus nette dans là où les chemins de terre finissent alors que le titre même du recueil l’inscrit d’emblée dans un lieu marginalisé, hors des sentiers battus – si je peux me permettre l’analogie –, un bout du monde où l’institution ne semble pas intéressée à aller. La progression des poèmes nous amène d’ailleurs vers ce bout du monde alors que le recueil est marqué par trois niveaux d’appartenance du sujet : le Canada, dans « God Bless Canada », le Nouveau-Brunswick, dans « Hymne », et le Madawaska, dans « Ma province ou Se souvenir loin des plaques de char ». Ces lieux ont en commun les contradictions qui sont au coeur même de leur existence : si les discours politiques sombrent dans le cliché des promesses non tenues, le sujet poétique remarque que le monde qu’il habite semble en perdition alors qu’on refuse, au nom de la rentabilité, toute dignité aux citoyens. C’est ainsi que, dans « God Bless Canada », le narrateur souffre de voir ses concitoyens « sur le respirateur / Industriel » (p. 10) alors que leur abrutissement ne leur laisse plus « la force / De porter notre fierté » (p. 10) : « Se faire fourrer solide / Et embrasser l’agresseur / En attendant son bonus » (p. 12). Dans « Hymne », les oppositions mettent en évidence la dichotomie du visible et de l’invisible alors que le sujet poétique oppose aux images des biens pensants du Nouveau-Brunswick ce qu’elles cachent en réalité. On retrouve par exemple des oppositions telles que :

Des clôtures des deux côtés du chemin dans le sud

Et des orignaux dans des vitres de char dans le nord

p. 26

Des villages historiques

Et des villages sans histoires

p. 26

J’ai des parcs magnifiques

Des expropriés en colères

Différents peuples autochtones

Et plein d’idées préconçues pour les éloigner

p. 28

Des hommes qui s’aiment

Des gens qui les détestent pour ça

Et qui prient pour la paix sur terre

p. 37

Et le poème de se clore sur le désir des jeunes poètes de s’imaginer que ce Nouveau-Brunswick à l’« avenir en trait d’union » (p. 52) ne se polarise pas dans une description en noir et blanc « Pour se construire un hymne / sur fond gris » (p. 52). « Ma province ou Se souvenir loin des plaques de char » est peut-être cette teinte de gris alors que, comme je l’ai soulignée plus haut, le sujet est conscient d’habiter un lieu symbolique qui ne représente en rien le lieu réel : pourtant, en affirmant cet effacement de « l’icitte », de ce lieu qui semble se trouver « là où les chemins de terre finissent », dans le nulle part du « complexe de Kalamazoo », dans la marginalité de la « ruralité trash », le sujet poétique construit déjà un lieu qui, même dans sa négation, prend forme par l’écriture, par le dire poétique.

En parlant de son album Madouesca (2019), Sébastien Bérubé parle du territoire et du quotidien qui s’y déroule comme d’une inspiration importante à la fois dans son écriture et dans sa musique : « J’explore l’idée du territoire en général pour le voir comme une maison, ou du moins l’idée que l’on se fait d’une maison. En appelant l’album Madouesca, je reviens à la façon dont on nommait le territoire anciennement et qui est plus proche de l’appellation autochtone. » (Therrien, 2019, en ligne) Si les chansons ne décrivent pas nécessairement le territoire physique du Madawaska, ce dernier y apparaît cependant comme une toile de fond qui permet à Bérubé d’explorer les espaces qui ont influencé la personne qu’il est devenu. Le Madawaska n’est donc pas un projet, comme l’a été Moncton pour Gérald Leblanc, mais le lieu où se vivent des vérités souvent difficiles à exprimer : le Madawaska ne sera jamais le lieu de l’« Acadie City » telle que la définit François Paré à partir du Moncton imaginé de Leblanc, du moins pas dans l’imaginaire qu’offre Bérubé, parce qu’il cherche davantage à présenter une misère sociale, humaine, qu’un enjeu d’affirmation identitaire, nationale. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un désir de décrire l’espace en brisant les clichés qui le rattache à une vision erronée de la région, qu’il n’y a pas une tentative de donner à la région du Madawaska une place qui lui revient dans l’imaginaire acadien, néo-brunswickois, voire nord-américain. En un sens, la poésie de Bérubé met en lumière la violence symbolique d’un discours institutionnalisé qui fait de l’urbanité le lieu de la modernité et qui limite la région à son folklore et à son aspect pittoresque, et il lui oppose la violence plus concrète d’un lieu qui refuse, en définitive, de sombrer dans son néant. Bien que les poèmes ne le disent pas explicitement, la « revanche des régions » que Benoit Doyon-Gosselin y perçoit se fait en quelque sorte dans un désir de sortir l’écriture de son « complexe de Kalamazoo » par l’énergie d’une révolte créatrice qui se dit à même les mots du père et qui s’incarne dans une parole trash qui fait de la ruralité un lieu habité qui a ses racines dans une terre qui ne peut être niée. La poésie de Bérubé, dans le contexte acadien, rejoint tout à fait ce que Mathieu Arsenault note dans le contexte québécois : « C’est ce territoire que scrute la poésie du trash rural, qu’elle travaille, détaille et approfondit. Et ce regard est non seulement d’une étonnante pertinence, il est aussi à plusieurs égards inouï, car il retrouve la capacité de contempler un territoire qui avait échappé depuis cinquante ans à la poésie. » (Arsenault, 2012, p. 44) Or, c’est exactement ce que fait Bérubé alors que sa poésie présente le Madawaska dans une texture humaine qui prend forme, certes, dans une certaine déchéance capitaliste, mais aussi dans la réactivation d’une mémoire du lieu dont il trouve les traces dans les forêts et dans les rivières, surtout, dans les courants qui portent encore l’écho d’anciennes paroles qui donnaient à l’espace son sens.