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Fondée par Marc-André Charron et Mathieu Chouinard à Montréal en 2009, puis déménagée à Moncton en 2016, la compagnie Satellite Théâtre est reconnue pour ses activités de formation, de création, de coproduction et de diffusion à l’échelle locale, nationale et internationale. C’est même en termes de résonances à la fois locale et internationale que le journal L’Acadie Nouvelle présente la compagnie au moment de sa relocalisation, indiquant, d’une part, qu’elle est « [b]ien connue au Nouveau-Brunswick pour ses spectacles Mouving, Bouffe, Tréteau(x) et Les Trois Mousquetaires Plomberie, créés en collaboration avec le Théâtre populaire d’Acadie » (TPA) et, d’autre part, qu’elle collabore « avec des organismes au Japon, en France, au Mexique et au Tchad et prochainement en Angleterre » (Acadie Nouvelle, 2016, p. 18). Ces activités correspondent à un phénomène généralisé qui gagne en visibilité : l’inscription des pratiques minoritaires dans une économie des arts mondialisée (Heller, 2011). Les artistes maintiennent ainsi une résidence et une pratique ancrées dans leur communauté francophone de langue officielle en milieu minoritaire tout en participant aux circuits artistiques internationaux.

À l’édition 2019 de la biennale Zones théâtrales, qui diffuse les productions théâtrales de la francophonie canadienne en milieu minoritaire et des régions québécoises, Satellite Théâtre présente deux pièces. C’est là l’aboutissement d’une série de spectacles diffusés au sein de la biennale dès la première création de la compagnie : Mouving en 2011, Bouffe en 2013, Les Trois Mousquetaires Plomberie en 2015 et Comme un seul Grům en 2017. En 2019, les spectacles de Satellite Théâtre à Zones théâtrales matérialisaient également les extrêmes des tendances de la compagnie, soit l’ancrage local avec la pièce Overlap, présentée comme « [à] la fois lettre d’amour à la ville de Moncton et critique sans complaisance de celle-ci » (Satellite Théâtre, 2019), et l’aventure internationale avec le spectacle Les limites du bruit possible, créé en collaboration avec Pupulus Mordicus et Cirque-Théâtre des Bouts du Monde, tous deux du Québec, ainsi que Grafted Cede du Royaume-Uni.

Dans cet article, nous nous intéressons aux réseaux mobilisés par Satellite Théâtre, c’est-à-dire, à travers les trajectoires individuelles et le parcours commun de Marc-André Charron et de Mathieu Chouinard, aux compagnies de théâtre et aux personnes qui sont mises à contribution pour faire exister les productions, coproductions et collaborations de la compagnie. Nous nous basons sur une méthodologie issue de la sociologie de l’art pour sonder les réseaux permettant la circulation des collaborateurs et des spectacles de la compagnie. Suivant les travaux de Sylvain Schryburt (2008, 2011 et 2014) sur les réseaux festivaliers du théâtre francophone au Canada, nous retenons la notion de « réseau » comme « structure formée des relations qui lient des acteurs sociaux » (Marsden, 2000, p. 2727). Ces acteurs sociaux peuvent être des personnes ou des institutions; dans le marché des arts vivants, les réseaux professionnels que tissent les acteurs sociaux peuvent souvent dédoubler des réseaux personnels. Grâce à une série d’entretiens, méthodologie inspirée de la théorie de l’acteur-réseau (Latour, 2005), nous suivons le déploiement de ces réseaux en Acadie et dans le monde, détaillant ainsi les liens qui unissent les acteurs sociaux mobilisés[1].

Le moment est particulièrement propice pour l’examen du positionnement, et en l’occurrence du repositionnement, de Satellite Théâtre dans le milieu du théâtre acadien. Les entrevues avec les cofondateurs de la compagnie rendent manifeste que, présentement, l’un se situe davantage du côté de l’investissement local, l’autre du côté des réseaux internationaux. En effet, peu après que Charron se soit installé à Moncton avec sa famille au moment du déménagement de la compagnie, Chouinard, toujours basé principalement à Montréal et poursuivant pour Satellite Théâtre un projet de collaboration avec une compagnie du Tchad, s’est vu offrir un rôle dans une production du Cirque du Soleil en Chine, où il s’est rendu pour quelques années à partir de 2018. Cependant, alors que le pôle local et le pôle international n’ont peut-être jamais été aussi clairement définis dans le parcours de la compagnie, il est évident que ses cofondateurs se situent tous deux dans une même tension productive, si différemment négociée, entre les enjeux locaux de la création et la circulation internationale du théâtre. Il s’agit plus généralement pour nous de réfléchir, alors que Satellite Théâtre s’impose comme la troisième compagnie de théâtre professionnel en Acadie, à ce qui distingue les modalités de création et de diffusion des arts minoritaires du 21e siècle (Satellite Théâtre) de celles de la fin du 20e siècle (Théâtre populaire d’Acadie, théâtre l’Escaouette), plus axées sur la tournée du spectacle sur le territoire acadien du Nouveau-Brunswick ou sur la coproduction entre deux compagnies de théâtre francophones du Canada. Mais avant de nous pencher sur les parcours personnels et professionnels, entre réseaux locaux et réseaux internationaux, de Charron et de Chouinard, puis sur les enjeux de l’inscription de Satellite Théâtre dans le paysage théâtral acadien, il convient de revenir sur le contexte historique d’inscription du théâtre francophone au Canada dans les pratiques théâtrales internationales.

1. L’internationalisation du théâtre québécois et franco-canadien

Les occasions de réseautage et de circulation internationales du théâtre francophone au Canada ne sont assurément pas nouvelles. Comme l’indique Sylvain Schryburt au sujet du théâtre québécois, les productions d’ici circulent à l’étranger depuis au moins la fin du 19e siècle. Au cours des années 1980, cependant, on voit ce phénomène prendre de l’ampleur : « les tournées internationales de compagnies théâtrales québécoises se font non seulement plus nombreuses, elles deviennent aussi plus longues et géographiquement étendues. » (Schryburt, 2014, p. 303) C’est à partir de ces années que certains artistes aujourd’hui bien connus établissent leur carrière et leur réputation : on peut penser à Gilles Maheu et Carbone 14, à Robert Lepage et Théâtre Repère, à Denis Marleau et UBU compagnie de création. Schryburt (2011) postule que c’est à ce moment que le champ théâtral « national » du Québec établit des liens avec le champ théâtral international et devient doublement marqué d’un point de vue institutionnel. Les diverses compagnies de théâtre qui poursuivent conjointement des visées locales et internationales adoptent alors une esthétique étonnamment conforme, reconnaissable à sa valorisation de l’intermédialité, de l’interdisciplinarité, de l’interculturalisme, à son usage de l’image et du plurilinguisme, à son refus de l’action dramatique et à son aspect performatif (Schryburt, 2011, p. 450-451).

Dans une perspective franco-canadienne qui exclut le Québec pour mieux comprendre la situation des artistes et institutions minoritaires, on ne peut pas non plus considérer que le phénomène de l’internationalisation est nouveau. La figure de Robert Bellefeuille, notamment, le rappelle. En plus d’être comédien, Bellefeuille a été membre fondateur du Théâtre de la Vieille 17 à Rockland, puis à Ottawa, chef d’orchestre de la mission de création franco-ontarienne de la compagnie et directeur artistique et général de 1979 à 2006. Comme l’indique sa biographie en ligne, « [s]i ses collaborations avec Robert Lepage l’ont mené à jouer aux quatre coins du globe, on a aussi pu le voir évoluer sur de nombreuses scènes canadiennes et européennes » (Bellefeuille, 2017). Depuis 2009, il est directeur du programme de mise en scène de l’École nationale de théâtre du Canada et contribue à la reconnaissance de la minorité franco-ontarienne et celle de ses artistes résidant temporairement à Montréal. Nous nous intéressons ici à la jonction à laquelle aspire Bellefeuille, ainsi que plusieurs artistes franco-canadiens dans son sillage, soit « jouer aux quatre coins du globe » tout en « évolu[ant] sur de nombreuses scènes canadiennes et européennes » (Bellefeuille, 2017).

Déjà en 1999-2000, l’Association des théâtres francophones du Canada (ATFC), constituée de diverses compagnies de théâtre professionnel en milieu francophone minoritaire au Canada, notait que la moitié (26 sur 52) des productions de ses membres relevaient d’« alliances stratégiques » (Leroux, 2001, p. 194) entre plus d’une de ces compagnies, ou entre l’une de celles-ci et une compagnie française, québécoise ou nationale (comme le Centre national des Arts). Au Théâtre populaire d’Acadie de Caraquet, les premières coproductions datent de 1989, et les premières coproductions à l’international se font sous la direction artistique de René Cormier en 1993. En 2008, Sonya Malaborza notait que dans la liste des spectacles du Théâtre populaire d’Acadie figuraient des coproductions avec le théâtre l’Escaouette de Moncton (1989), La Charge du Rhinocéros de Paris (1993), le Théâtre de la Vieille 17 d’Ottawa et le Théâtre du Frêne de Paris (1997), le Théâtre de la Vieille 17 d’Ottawa, le Théâtre du Frêne de Paris et le Théâtre Niveau Parking de Québec (2001), Les Gros Becs de Québec et le Théâtre du Papyrus de Bruxelles (2003) [p. 34].

Pour sa part, le théâtre l’Escaouette de Moncton s’initie à la coproduction de créations acadiennes avec le Théâtre français du Centre national des arts, avec ou sans le Théâtre populaire d’Acadie, vers la fin des années 1980. En 1999, avec le Théâtre de la Vieille 17 d’Ottawa et le Théâtre Sortie de Secours de Québec, l’Escaouette présente Exils, sa « coproduction la plus ambitieuse […] jusqu’à maintenant » (Lonergan, 2015, p. 230) et amorce une nouvelle décennie de coproductions nationales, avec par exemple Pour une fois (1999) avec le TPA, en collaboration avec le Théâtre Sortie de Secours et la Société du Monument Lefebvre, et Univers (2000) avec le Théâtre du Nouvel-Ontario et le Théâtre français du Centre national des arts. Nature morte dans un fossé (2009), une coproduction avec Théâtre Blanc de Québec, « confirme le changement dans les choix dramaturgiques de l’Escaouette [… dont] l’objectif de créer des oeuvres fortes en collaboration avec d’autres compagnies l’emporte, parfois, sur celui de privilégier la création acadienne » (Lonergan, 2015, p. 342). Ces coproductions régionales, interrégionales ou pancanadiennes permettent à l’Escaouette d’embaucher des artistes et des techniciens d’ailleurs, d’augmenter la diffusion de ses spectacles ou de proposer des créations non-acadiennes à son public. Cependant, c’est une trilogie « acadienne », en coproduction avec le Théâtre Sortie de secours de Québec, qui a assuré aux productions de l’Escaouette le plus de circulation dans les dernières années : Les trois exils de Christian E. (2010), Le long voyage de Pierre-Guy B. (2014) et L’insoutenable légèreté de Luc L. (2017).

Par-delà la coproduction, terme « générique » pour une situation où des compagnies alliées investissent dans le financement et l’exécution d’une production, Patrick Leroux (2001) identifie trois autres types d’alliances stratégiques auxquelles les compagnies franco-canadiennes ont recours à partir des années 1990 : 1) la collaboration, où « une compagnie porte le projet et qu’elle est appuyée par une autre » (p. 200); 2) la cocréation, qui met de l’avant le partenariat artistique plutôt qu’économique (p. 201); 3) le regroupement, qui rassemble parfois des réseaux de diffusion ou des compagnies autour d’une salle de spectacle (p. 201). Leroux indique que ces alliances stratégiques ont pour fonction (et effet!) d’accroître le prestige des compagnies et des projets auprès des bailleurs de fonds, de conquérir des marchés jusqu’alors inaccessibles et de faciliter les échanges artistiques au-delà des communautés immédiates des créateurs. Si, dans un premier temps au moins, l’établissement de partenariats entre des compagnies acadiennes, franco-canadiennes ou québécoises est si important, c’est que ces derniers préparent à l’internationalisation de la pratique, soit par l’« accès à des réseaux de diffusion à l’étranger » (Malaborza, 2008, p. 32), soit par des occasions de coproduction ou de cocréation, ou d’autres formes de collaboration.

C’est dans cette logique que Zones théâtrales, festival de théâtre tenu à Ottawa tous les deux ans qui rassemble des artistes et productions de pointe de la francophonie canadienne dans « le but […] de faire rayonner le théâtre de création professionnel des communautés francophones canadiennes et des régions du Québec » (Centre national des arts, 2019), cultive de plus en plus les occasions de s’ouvrir à l’international. Dans le cadre de sa 8e édition en 2019, Zones théâtrales proposait le projet Les transfrontaliers, organisé en collaboration avec le Conseil des arts du Canada et l’Organisation internationale de la Francophonie. Par l’intégration de discussions et de conférences sur la décolonisation, le Marché des Arts du Spectacle d’Abidjan et les départements ou territoires d’outre-mer, des artistes et des spécialistes du marché du théâtre francophone étaient sur place pour entamer des dialogues avec les artistes du Canada francophone. Inversement, ces derniers se déplacent également, mettant en place leurs propres réseaux internationaux, à la fois personnels et professionnels. Comme l’explique Schryburt, la biennale rend bien compte de ces mouvements et les amplifie : « Pris en bloc, les artistes qui participaient à l’édition 2013 des Zones coproduisent à l’international, jouent en Europe, sont invités à Berlin, à la Scène nationale de la Guadeloupe ou au Carrefour international de théâtre de Québec. » (2015, p. 207)

Du fait que la collaboration internationale est à la base même de son fonctionnement, et du fait de son installation récente à Moncton, la compagnie Satellite Théâtre est une étude de cas exemplaire sur les coulisses de ces différents types d’alliance. Par sa mobilisation des regroupements de diffusion et de lobbying, son travail stratégique de coproduction et de cocréation, ainsi que ses sollicitations des réseaux personnels et professionnels locaux, nationaux et internationaux de ses cofondateurs Marc-André Charron et Mathieu Chouinard, Satellite Théâtre présente un mode d’opération innovant dans le milieu théâtral acadien. En effet, bien qu’elle soit la troisième compagnie de théâtre acadienne à devenir membre de l’Association des théâtres francophones du Canada et à proposer une programmation annuelle, contrairement aux deux autres – le Théâtre populaire d’Acadie et le théâtre l’Escaouette –, elle ne possède pas de financement au fonctionnement, ni de salle de répétition ou de salle de spectacle qui lui soit propre[2]. En revanche, elle montre de manière saillante les effets du réseautage sur le rayonnement local et international des artistes et des compagnies.

2. Théâtre local? La collaboration entre Satellite Théâtre et le Théâtre populaire d’Acadie

L’histoire de Satellite Théâtre commence par une aventure internationale, celle d’une formation partagée par Mathieu Chouinard et Marc-André Charron à l’École internationale de théâtre Jacques Lecoq, dont l’objectif est « la réalisation d’un jeune théâtre de création, porteur de langages où le jeu physique du comédien soit présent » (École internationale de théâtre Jacques Lecoq, 2019, en ligne). Comme artiste acadien, et après un baccalauréat en art dramatique de l’Université de Moncton, Chouinard suivait semi-consciemment les traces de René Cormier et de Viola Léger, qui avaient fait au moins une partie de la formation de Lecoq. Cormier avait même pu profiter des contacts internationaux de l’École pour établir les premières coproductions du Théâtre populaire d’Acadie (TPA), remontant au début des années 1990 (Malaborza, 2008, p. 34). Charron, pour sa part, ayant grandi sur la Rive-Nord de Montréal, a étudié à l’École de mime de Montréal d’Omnibus et a joué dans le spectacle Tavernes d’Alexis Martin (2004) au Nouveau Théâtre expérimental avant de tomber, comme Chouinard, sur l’ouvrage majeur de Lecoq Le corps poétique. Un enseignement de la création théâtrale (1997) et de s’inscrire d’abord à son école, puis de compléter sa formation à la London International School of Performing Arts, qui s’inspire directement de la pédagogie de Lecoq.

Les circonstances immédiates de création de Satellite Théâtre sont ensuite dues en bonne partie au hasard, par une rencontre fortuite à Montréal. En 2008, Chouinard et Charron, qui se connaissent pour s’être côtoyés à Lecoq où ils étaient cependant dans différentes cohortes, se croisent dans le métro. Chouinard est sur le point de terminer ses études de maîtrise en recherche-création à l’Université du Québec à Montréal. Grâce à ses rencontres chez Lecoq, il a déjà cofondé deux compagnies. La première, Houppz! théâtre, établie au départ avec Étienne Bayart (France), Emily Kreider (États-Unis) et Johan Westergren (Suède), est enregistrée à Strasbourg en France, et a jusque-là surtout permis de créer des spectacles de théâtre de rue destinés à voyager en Europe et au Canada tout en renflouant les coffres de ses membres. La seconde, Ahuri Theatre, établie avec Edwige Bage (Québec), Haruna Kondo (Japon), Daniel Watson (Ontario) et Johan Westergren (Suède), a été fondée à Paris, mais enregistrée au Japon. Elle est le véhicule à travers lequel Chouinard a réalisé son projet de maîtrise, Yabu no naka: Distruthted, un spectacle en quatre langues (français, anglais, japonais et suédois) qui se base sur la nouvelle « Dans le bosquet » de l’auteur japonais Ryunosuke Akutagawa pour faire s’entrechoquer deux formations en jeu : celle reçue chez Lecoq à Paris en théâtre physique et celle reçue au Japon par la suite, en nihon buyô (danse traditionnelle japonaise, étroitement liée aux formes théâtrales traditionnelles japonaises comme le kabuki, le et le bunraku), en tate-do (forme de combat scénique japonais, dérivé de l’art du sabre traditionnel) et en butô (danse contemporaine japonaise établie dans les années 1960, caractérisée par un éclatement subversif des formes de la danse et de la performance traditionnelles). Le spectacle qui en résulte est présenté à Montréal, Toronto et Tokyo.

Au moment de renouer avec Charron, Chouinard est donc un membre fondateur de deux compagnies de théâtre internationales, mais qui ne peuvent recevoir d’argent du gouvernement canadien. De son côté, Charron, qui a travaillé quelque temps à Londres après avoir complété ses études, est de retour à Montréal depuis peu. Il vient de signer l’écriture et la mise en scène du spectacle Dig, présenté en français avec des bribes d’arabe et d’anglais, grâce au soutien de comédiens de différents horizons : Mustapha Touil (Maroc), Sabine Choucair (Liban), Mireille Tawfik (Égypte/Québec), Robin Edwards (Grande-Bretagne) et Nicolas Belle-Isle (Québec) (St-Pierre, 2008). Malgré ses ambitions interculturelles – Charron présente le spectacle alors que les discussions sur les accommodements raisonnables s’enflamment au Québec –, il fait face à des défis structuraux : il doit éponger la dette de la production et peine à trouver des collaborateurs relevant de sa tradition théâtrale à Montréal. En somme, forts de réseaux professionnels internationaux et interculturels, mais après avoir vécu à l’extérieur des cercles d’artistes de Montréal et de l’Acadie, l’un comme l’autre se demandent où s’installer, dans quelle structure travailler, et avec qui communiquer et créer (Charron, entrevue, 16 août 2019).

La conjoncture était opportune pour travailler ensemble. Un premier projet naît de la volonté, à partir de leur langage théâtral commun, d’imaginer et de créer les balbutiements, en courte forme, d’un spectacle visuel sur le thème de l’alimentation, qui s’appellera Bouffe. Forts de leur compatibilité artistique, confirmée avec cette collaboration, Chouinard et Charron décident de s’allier pour créer une structure finançable au Canada qui leur donnerait les outils appropriés pour produire des spectacles au pays tout en entreprenant des collaborations interculturelles avec d’autres compagnies à l’international. En 2009 naît Satellite Théâtre : « satellite » dans le sens offert par les dictionnaires – celui d’un véhicule reconnaissable à l’orbite elliptique qu’il décrit autour d’un corps, pour ses fonctions de recherche expérimentale et de communications multidirectionnelles, pour son observation stratégique de l’ensemble global de ce corps central –, mais aussi, selon Chouinard (entrevue, 26 septembre 2019), dans le sens d’« un véhicule qui bouge dans tous les sens », dans les quatre coins du globe, ou selon Charron (entrevue, 16 août 2019), d’un « véhicule qui permet de mettre notre énergie dans plusieurs projets ».

Au moment des retrouvailles de Charron et de Chouinard à Montréal, Chouinard et Houppz! Théâtre sont en cours de création d’un spectacle, mais la compagnie doit l’abandonner en raison de l’indisponibilité de certains membres. Satellite Théâtre reprend alors la création du spectacle Mouving, à mi-chemin entre théâtre physique et théâtre d’objets, avec les artistes acadiens Isabelle Roy comme autre comédienne, et Claude Fournier comme musicien multi-instrumentiste. Dans une première mouture, le spectacle est une courte forme présentée en 2009 au Congrès mondial acadien à Caraquet et au Cooking Fire Theatre Festival à Toronto. Grâce à la collaboration avec le TPA, qui offre un soutien financier, mais n’est pas crédité comme producteur, le spectacle bénéficie de moyens de production et de diffusion professionnels plus importants que ceux de Satellite Théâtre; la Fondation pour l’avancement du théâtre francophone au Canada accorde également une bourse pour financer le projet. Avec ce spectacle, la compagnie se positionne auprès des organismes subventionnaires comme le Conseil des arts du Canada : elle est une compagnie de théâtre physique qui mobilise des collaborations avec des compagnies internationales (en l’occurrence, Houppz! Théâtre) tout en profitant de l’expertise des compagnies franco-canadiennes (en l’occurrence, le TPA). Mouving entame une tournée grand public sur le circuit néo-brunswickois du TPA, puis une tournée jeune public et est accueilli au sein de la programmation de la biennale Zones théâtrales en 2011. Chouinard (entrevue, 26 septembre 2019) considère que cette première participation au festival a joué un rôle essentiel pour la compagnie, qui entre en lien avec les représentants des compagnies de l’Ouest canadien comme le Cercle Molière, la Troupe du Jour et le Théâtre à Pic, de même que ceux de certaines des compagnies des régions du Québec, comme Louise Allaire du Théâtre jeunesse Les Gros Becs à Québec. Avec Mouving, Satellite Théâtre tourne dans le réseau franco-canadien et le réseau jeunesse du Québec durant les deux années suivantes grâce au Théâtre la Catapulte à Ottawa et au Théâtre jeunesse Les Gros Becs à Québec.

La circulation de ce premier spectacle et les liens établis lors des tournées profitent à Satellite Théâtre, qui reprend ensuite le spectacle Bouffe en version longue et mobilise son nouveau réseau franco-canadien pour le faire circuler. Présenté dans une première version de rue en langue anglaise sous le titre Grub aux festivals Cooking Fire Theatre Festival et au Edge of the Woods Theatre Festival en Ontario en 2010, qui sont organisés par Dan Watson, un ancien collègue de classe de Chouinard, le nouveau spectacle de Satellite Théâtre est coproduit avec le Théâtre populaire d’Acadie et Houppz! Théâtre. C’est à ce moment que Chouinard et Charron s’associent au metteur en scène espagnol Daniel Collados –qu’ils ont également connu à Lecoq –, qui trace le fil conducteur du spectacle autour d’une soupe en cours de préparation. Présenté en février 2011 à la Bourse Rideau, marché francophone des arts de la scène, le spectacle entreprend une tournée en Ontario et sur le circuit néo-brunswickois du TPA en 2011-2012. L’année suivante, il est mis en valeur dans la programmation de Zones théâtrales, ce qui vaut à Satellite Théâtre les conseils dramaturgiques du directeur artistique de la biennale René Cormier, de même qu’une visibilité auprès des diffuseurs du Canada francophone et des régions du Québec rassemblés autour du parcours accompagné de la biennale, Les Passeurs de sens, dirigé par Louise Allaire. Cette « vitrine inestimable aux créateurs issus des milieux francophones minoritaires du Canada » (Frappier, 2015, p. 108) a valu à Satellite Théâtre de plus nombreuses représentations de Bouffe auprès de diffuseurs à La Pocatière, Calgary, Saskatoon, Sudbury, Montréal, Québec, Saint-Boniface et Saguenay en 2014 et 2015. En tout, grâce à ce réseau franco-canadien, Satellite Théâtre aura présenté ses deux premiers spectacles plus de 200 fois à travers le Canada. En Acadie, le prix Éloize du Spectacle de l’année, remis par l’Association acadienne des artistes professionnels du Nouveau-Brunswick, sera décerné à Mouving en 2012 et à Bouffe en 2014.

Les trajectoires des deux prochains spectacles de la compagnie, coproduits avec le TPA, montrent toutefois que la fidélité d’un réseau, bien qu’investi en profondeur, n’est cependant jamais assurée. Avec Les Trois Mousquetaires Plomberie, Satellite Théâtre s’éloigne un peu du langage visuel et gestuel qui définissait ses créations en coproduisant avec le TPA un spectacle à texte, dont l’écriture et la mise en scène reviennent à Charron. Après avoir été travaillé dans le contexte d’une résidence de création à la Place des Arts de Montréal en 2011 et en 2012, le projet traverse une période d’incertitude, d’une part, autour de son financement et, d’autre part, en ce qui concerne la distribution. Ce sont finalement de nouveaux collaborateurs de Satellite Théâtre qui vont assurer la distribution, issus de la relève théâtrale acadienne (Matthieu Girard) et de contacts établis à Montréal – par Charron principalement –, autour de la compagnie spécialisée en acrobatie et en jeu clownesque DynamO Théâtre (Mohsen El Gharbi, Léonie St-Onge, Martin Vaillancourt et Frédéric Gosselin). Charron et Chouinard bénéficient également des conseils dramaturgiques d’Alain Jean à l’Association des théâtres francophones du Canada, de Maurice Arsenault au TPA, de René Cormier à la biennale Zones théâtrales, qui relèvent de leur réseau franco-canadien préalablement investi, ainsi que de ceux d’Yves Simard de DynamO Théâtre à Montréal. Le spectacle est présenté à la 18e édition des Fenêtres de la création théâtrale à Longueuil en novembre 2014. Il est ensuite retenu par le TPA pour une tournée néo-brunswickoise et une participation aux Zones théâtrales en 2015, ainsi que présenté au Festival de théâtre à l’Assomption au Québec. Les Trois Mousquetaires Plomberie n’ont cependant pas la vie de diffusion des premières créations de Satellite Théâtre. Le calendrier de production du spectacle chevauche celui de la création de Tréteau(x), qui met en scène Charron, Chouinard et la comédienne acadienne Annik Landry, et propose une histoire policière alambiquée sur un support scénique exigu. Ce spectacle est élaboré dans le cadre d’une carte blanche offerte par le TPA à Satellite Théâtre. Les termes de la coproduction font en sorte que le TPA investit fortement en intégrant la création de Satellite Théâtre au sein de sa saison régulière et de sa tournée néo-brunswickoise, mais le spectacle ne reçoit pas d’invitation de diffuseurs, ce qui mène les cofondateurs de Satellite Théâtre à réfléchir aux possibilités et aux limites de leur compagnie, et à la place de cette dernière au sein du réseau franco-canadien.

Un constat d’humilité se dresse (Charron, entrevue, 16 août 2019). Bien que la compagnie soit basée à Montréal et que l’ensemble de ses spectacles soient produits en Acadie et diffusés dans le réseau franco-canadien, la localisation de la compagnie n’est pas remise en question, peut-être parce qu’elle n’a pas, jusque-là, empêché Satellite Théâtre de créer et de faire circuler des spectacles. Cependant, des conclusions s’imposent, tant au niveau artistique qu’au niveau structurel. Il est évident pour les cofondateurs de la compagnie que leurs dernières créations s’éloignent du langage théâtral qui a fait la réputation de Satellite Théâtre, s’appuyant plutôt sur une dramaturgie qui nécessite d’être raffinée, alors que la carte de visite de la compagnie demeure le théâtre physique. Charron et Chouinard concluent également que le chevauchement de productions, saturant leur petite équipe de création, a nui à la qualité des spectacles. Ensuite, il transparaît que dans le fonctionnement des coproductions entre le TPA et Satellite Théâtre, la première compagnie porte le poids financier principal des projets et la seconde, le poids de la création. Or, si cela a des avantages évidents importants pour Satellite Théâtre, cela empêche aussi la jeune compagnie d’avoir l’occasion de se constituer un fonds de roulement. En outre, Charron et Chouinard souhaitent mettre en place de nouvelles collaborations et développer d’autres occasions de diffuser les spectacles de Satellite Théâtre à l’extérieur du réseau de tournée du TPA au Nouveau-Brunswick et de l’Association des théâtres francophones du Canada à travers le pays. Pour Charron (entrevue, 16 août 2019), en rétrospective, Tréteau(x) « clôt une période » pour la compagnie. Bien que Satellite Théâtre et le TPA aient prévu une nouvelle coproduction (Comme un seul Grům, qui sera présenté en 2017), la jeune compagnie s’éloigne de ce modèle de production par « mentorat » auprès d’une compagnie établie, pour favoriser le développement de réseaux basés sur l’affinité artistique et personnelle des créateurs. Depuis quelque temps déjà, les deux membres fondateurs de la compagnie mènent, parallèlement aux activités de Satellite Théâtre, des projets artistiques individuels qui relèvent de l’appel de l’international pour Chouinard, à partir de sa participation au Festival TransAmériques en 2012, et de l’investissement du milieu théâtral montréalais (et de son potentiel d’internationalisation) pour Charron. À court terme, ces initiatives individuelles, réalisées sous le chapeau de Satellite Théâtre, permettent aux deux créateurs, mais aussi à la compagnie, de mettre à profit de nouveaux réseaux pour explorer de nouveaux modes de production de spectacles.

3. Projets parallèles : l’aventure internationale au Tchad, un autre théâtre local à Montréal

Pour Mathieu Chouinard (entrevue, 26 septembre 2019), le théâtre est avant tout une façon de voyager, de découvrir d’autres cultures à travers leur façon de raconter des histoires : « Je pense qu’à la base, j’aime encore plus voyager que faire du théâtre. Le fait d’être déplacé et de découvrir différentes réalités, c’est un grand bonheur pour moi », précise-t-il. Ainsi, il n’est pas étonnant que l’artiste acadien (qui a passé sa jeunesse entre l’Acadie et le Québec) décide, après avoir complété des études de premier cycle en art dramatique à l’Université de Moncton, de suivre à l’international des formations qui placent le contact interculturel au centre de leur pédagogie. Dans le mémoire qui résulte de ses travaux de maîtrise en recherche-création à l’Université du Québec à Montréal, il conceptualise cet engouement pour la mobilité, ainsi que son intérêt pour le corps en mouvement, en termes de contact des cultures, en s’interrogeant sur le potentiel du théâtre interculturel (Chouinard, 2007).

Si la recherche délibérée de la déstabilisation causée par le contact interculturel est ainsi explicite chez Chouinard, sa relation avec « son » local, l’Acadie, est plus difficile à articuler. Dans les premiers temps de la formation de Lecoq, un exercice prévoyait que chaque créateur lise un texte de chez lui à voix haute. Chouinard avait choisi « Cri de terre » de Raymond Guy LeBlanc, et sa lecture publique a révélé son rapport malaisé à ses origines, certes à ses collègues et à ses professeurs, mais peut-être à lui-même avant tout : « Le premier commentaire que j’ai eu après avoir lu mon poème, c’est : “Mais Mathieu, t’as pas besoin de t’excuser en lisant ton poème.” […] Alors que le poème c’est “Je sacre en anglais tous mes goddamn de bastards.” C’est ça le poème. » (Chouinard, entrevue, 26 septembre 2019). Il aura cependant l’occasion d’exprimer la tension créatrice qu’il éprouve dans le va-et-vient entre l’ici et l’ailleurs en 2011, lors d’un débat public sur la place respective des artistes acadiens et québécois sur les planches des scènes acadiennes, instigué par Réjean Poirier, membre fondateur du TPA. Satellite Théâtre, installé à Montréal, est alors en pleine période de collaboration avec le TPA et Chouinard répond à Poirier dans une lettre publique :

Monsieur Poirier, je fais partie de la relève acadienne et j’ai le regard porté vers l’Ailleurs, vers l’Autre, vers ce que l’extérieur de l’Acadie a de riche, de beau, de grand, mais aussi vers ce qu’il a de troublant, de révoltant, de laid. Je ne considère pas que ce regard enlève quoi que ce soit à mon acadienneté. Au contraire, il me permet de mieux me définir, de creuser réellement ce qui me définit.

Chouinard, 2011, p. 13

En parallèle aux activités créatrices de Satellite Théâtre, en 2012, profitant d’une occasion qui s’avérera déterminante, Chouinard est choisi par l’Association des théâtres francophones du Canada pour prendre part à l’initiative des Rencontres internationales des jeunes créateurs et critiques du Festival TransAmériques (FTA) à Montréal, qui s’inscrit dans le circuit international du théâtre et de la danse contemporains. Chouinard compte parmi la vingtaine d’artistes âgés de 25 à 35 ans venus du monde entier pour assister aux spectacles du festival, échanger avec les créateurs de ces spectacles et visiter des espaces de diffusion et de création. Il s’agit de la première année de ce projet de l’Association des théâtres francophones du Canada qui vise d’abord à « [f]avoriser le développement des pratiques artistiques émergentes par la circulation des idées, le croisement des disciplines et la diversité des contextes de création », ensuite à « [e]nrichir le parcours professionnel et la démarche artistique des participants par la découverte de créateurs et de spectacles contemporains du Québec et de l’étranger », et à « [s]timuler les relations et les réflexions entre créateurs et critiques » (Rencontres internationales, 2019), c’est-à-dire, en définitive, à créer des réseaux interpersonnels.

Dans la foulée de cette participation, comme observateur au FTA, et peu après avoir rencontré l’éditeur belge et président de la Commission internationale de théâtre francophone (CITF) Émile Lansman aux Zones théâtrales 2011, Chouinard obtient un financement de la CITF pour le projet « Pour un oui ou pour un nez ». Le financement lui permet de poursuivre une collaboration, qui s’insère dans les activités de Satellite Théâtre avec Taigue Ahmed, un chorégraphe et danseur du Tchad rencontré lors du FTA. Avec deux Canadiens, la musicienne Geneviève d’Ortun et le cinéaste Étienne Boivin, et trois Tchadiens, le cinéaste Cyril Danina et les musiciens Fréderic Samara et Ngarta Gaodi, Chouinard et Ahmed entament un processus d’échange interculturel et de création au Tchad. Au cours de quelques visites s’échelonnant sur cinq ans, ils offrent des ateliers de formation en théâtre et en chant, notamment auprès des danseurs de l’association Ndam Se Na à N’Djamena et dans le camp de réfugiés de Gondjé, près de la ville de Goré. Ils présentent un extrait de vingt minutes du spectacle qu’ils préparent autour du thème « L’autre en soi », intitulé Zone rouge, au Festival international de danse Souar-Souar de l’Institut français du Tchad en décembre 2016. Quelques semaines plus tard, ils reprennent ce début de spectacle en l’adaptant avec des participants du camp de Gondjé, ainsi que le décrit Chouinard dans le blogue qu’il maintient pour consigner l’aventure à l’écrit :

16 h 30 : On présente « Zone Rouge » devant un public réceptif, captivé, réactif. Ils sont au moins 350.

16 h 55 : Restitution du chant, du théâtre et de la danse. Les petits nez rouges pointent dans mille directions et brillent comme autant d’étoiles, je suis fier des participant.e.s, et touché par ce moment magique que nous vivons tous ensembles [sic].

Satellite Théâtre, 2017

Dans une deuxième phase du projet, Satellite Théâtre programme, pour la saison 2018-2019, la création du spectacle et d’un documentaire qui l’accompagne, en coproduction avec les compagnies d’Ahmed, Ndam Se Na, au Tchad et celle de Boivin, Atlas Film, au Canada. Ces projets sont remis à plus tard quand Chouinard se retire temporairement, en 2017, des activités de Satellite Théâtre pour se lancer dans une nouvelle aventure internationale, cette fois pour tenir un rôle dans X: The Land of Fantasy, le nouveau spectacle du Cirque du Soleil à Hangzhou, en Chine.

Entre-temps, Marc-André Charron s’investit dans le milieu théâtral à Montréal. Dès 2010, il travaille avec DynamO Théâtre, compagnie connue pour ses créations jeune public axées sur l’imagerie poétique et le mouvement acrobatique, qu’il évoque comme la « famille montréalaise » de Satellite Théâtre et comme « un incubateur ou réseau de talents » (Charron, entrevue, 16 août 2019). Il y trouve « des sensibilités, une matière première d’artistes phénoménale et une capacité physique extraordinaire » (Charron, entrevue, 16 août 2019). Le codirecteur artistique de la compagnie, Yves Simard, devient un conseiller important, et Charron joue à ses côtés dans la deuxième saison du spectacle L’envol de l’ange en 2010, présenté par DynamO Théâtre. Charron intègre également la distribution du spectacle Nous sommes 1000 en équilibre fragile en 2013.

Cette même année, les artistes Andréanne Joubert et Frédéric Gosselin, également de la distribution de ce spectacle de DynamO Théâtre, de même que Martin Vaillancourt et Gaël Della Valle, se joignent à Charron pour orchestrer le spectacle de rue T. Il s’agit là d’un premier test de cocréation pour Satellite Théâtre avec des artistes affiliés à DynamO Théâtre. Prenant appui sur le savoir-faire technique et artistique de ces acrobates et marionnettistes, Satellite Théâtre présente ce spectacle en collaboration avec la Place des Arts et le Quartier des Spectacles de Montréal à l’été 2013. Entre 2014 et 2016, l’équipe présente T dans une série de festivals d’été au Québec (au Festival de théâtre de rue de Lachine, au Festival d’été de Québec et aux Surprises urbaines de l’arrondissement Ville-Marie à Montréal, par exemple) ainsi qu’au Mexique (au Festival cultural de Mayo Guadalajara). Le projet a une seconde vie en 2019, au moment où il est remonté avec une équipe de Moncton dans le cadre du Congrès mondial acadien.

Le partenariat avec les artistes rencontrés chez DynamO Théâtre ou à travers cette compagnie se consolide au fil des projets communs. En 2014, avec Frédéric Gosselin et Martin Vaillancourt, Charron prépare le prochain spectacle de Satellite Théâtre, le conceptuel « spectacle en appartement » PAPAs avec comme distribution ces nouveaux pères et leurs poupons. Léonie St-Onge, Martin Vaillancourt et Frédéric Gosselin rejoignent également la distribution des Trois Mousquetaires Plomberie. Dans la suite des choses, Marilyn Perreault et Martin Vaillancourt participent à la création de Comme un seul Grům (2017), alors que Léonie St-Onge, Frédéric Gosselin et Andréanne Joubert sont de l’équipe des Limites du bruit possible (2019).

Or, malgré ces partenariats productifs, à l’international comme à Montréal, et malgré les projets solos de Charron et de Chouinard, les cofondateurs de Satellite Théâtre découvrent qu’ils sont deux à ne pas se reconnaître dans le débat qui mobilise tout le milieu théâtral montréalais autour des questions de la succession dans les grandes compagnies de théâtre et de l’ascension des jeunes compagnies (le dossier dirigé par David et Jubinville et publié en 2013 dans la revue Spirale porte spécifiquement sur cette question). Comme leurs homologues montréalais, les cofondateurs de Satellite Théâtre peinent à obtenir le financement, le personnel administratif et l’espace de répétition qui assureraient une stabilité à leur organisme. Par contre, Charron et Chouinard ne partagent pas l’animosité des intervenants des jeunes compagnies montréalaises, ni à l’égard des institutions théâtrales plus établies, ni à l’égard des bailleurs de fonds comme le Conseil des arts du Québec et le Conseil des arts du Canada, notamment grâce à l’appui du réseau franco-canadien, où ils trouvent des alliés en quelque sorte naturels. Ce constat mène les cofondateurs de Satellite Théâtre à un questionnement existentiel sur leur compagnie. Est-ce que leur place est vraiment à Montréal? Est-ce qu’il y aurait de la place pour la compagnie au Nouveau-Brunswick?

4. Théâtre relocalisé : Satellite Théâtre à Moncton

En 2015, au moment où le milieu montréalais est aux prises avec ces questions de successions dans les théâtres institutionnels, et après la création de PAPAs, Marc-André Charron et Mathieu Chouinard décident de déménager Satellite Théâtre à Moncton. La décision se fait après une période de réflexion et de discussions avec le milieu. Ils rencontrent d’abord les directions artistiques et administratives de théâtres francophones et anglophones de la région, comme Maurice Arsenault et Anita Landry du Théâtre populaire d’Acadie à Caraquet, Marcia Babineau et Élise Deveaux Graves de l’Escaouette à Moncton, et des intervenants d’Atlantic Ballet Atlantique Canada à Moncton. Ils entrent aussi en contact avec des acteurs des milieux universitaire (l’Université de Moncton), associatif (l’Association acadienne des artistes professionnel.le.s du Nouveau-Brunswick) et gouvernementaux (la mairie de Moncton, des représentants d’ArtsNB et du ministère du Tourisme, du Patrimoine et de la Culture). Chaque rencontre donne lieu à des réflexions sur l’arrivée au Nouveau-Brunswick d’une compagnie de théâtre qui a l’ambition de faire de la création contemporaine, d’offrir de la formation professionnelle et de travailler avec un regard axé sur l’international, l’interculturel et l’interdisciplinaire. Comme les réponses à ces questions sont unanimement bienveillantes, et que les conditions semblent immédiatement propices, Satellite Théâtre emménage sur le territoire néo-brunswickois.

Une nouvelle coproduction avec le Théâtre populaire d’Acadie, déjà prévue après la série de partenariats entre les deux compagnies qui ont permis de créer les spectacles Mouving, Bouffe, Les Trois Mousquetaires Plomberie et Tréteau(x), vient à la fois consolider la présence de Satellite Théâtre dans sa nouvelle province et marquer son indépendance dans l’écologie théâtrale locale. Comme un seul Grům est une suite au premier spectacle de Satellite Théâtre, Mouving, créé une dizaine d’années plus tôt. Chouinard y reprend son personnage clownesque, mais est rejoint sur scène par des créateurs rencontrés dans les plus récentes activités de Satellite Théâtre : les comédiens Marilyn Perreault et Martin Vaillancourt, souvent associés à DynamO Théâtre, et la musicienne Geneviève D’Ortun, collaboratrice du projet Zone rouge. La mise en scène du spectacle est de Charron. Le résultat est présenté à Caraquet et part en tournée provinciale, avant d’être invité à l’édition 2017 de la biennale Zones théâtrales; cependant, comme Les Trois Mousquetaires Plomberie, là s’arrête la diffusion de ce spectacle. Pour les cofondateurs de Satellite Théâtre, sans que le rapport avec le Théâtre populaire d’Acadie soit teinté d’animosité, la coproduction montre à nouveau ses limites : les compagnies n’arrivent pas à trouver un modèle administratif qui fonctionnerait pour les deux parties.

Au même moment, Satellite Théâtre établit de nouvelles collaborations locales au Nouveau-Brunswick, avec Tutta Musica (l’orchestre-maison des enseignants du programme de musique Sistema), l’Orchestre des jeunes du Nouveau-Brunswick et Atlantic Ballet Atlantique Canada, dans l’objectif de créer GOLEM en 2016-2017. Le spectacle interdisciplinaire, présenté dans des lieux non théâtraux comme le Marché de Moncton, adopte les codes de la science-fiction et de la danse-théâtre, intègre la musique live et laisse place à de nouveaux artistes locaux. Ces collaborations monctoniennes et interdisciplinaires dans la production de Satellite Théâtre ne vont pas toujours de soi. Comme l’explique Charron (entrevue, 16 août 2019), « GOLEM, ça a été une belle école pour apprendre comment monter des productions au Nouveau-Brunswick, comment prévoir le temps de répétitions, comment s’organiser dans ce nouveau milieu ».

Devant le départ de Chouinard, qui se retire temporairement de son poste de codirecteur artistique de Satellite Théâtre à l’été 2018, et l’absence de collaborateurs formés en théâtre physique, cette fois à Moncton, Charron amorce une réflexion sur le vocabulaire partagé avec un groupe d’artistes locaux qui ont entre 25 et 30 ans. Il développe une troupe-école, qu’il appelle Projet Sputnik et qu’il réserve à un groupe de la relève, au sein de Satellite Théâtre. La compagnie, elle-même en émergence dix ans plus tôt, mobilise maintenant sa propre structure pour former de nouveaux artistes émergents tels que Xavier Gould, Ludger Beaulieu, Florence Brunet, Sébastien Leclerc et Stacy Arsenault. Dans une première étape du projet, Charron invite les comédiens Dominique Jambert et Vincent Mangado, de l’important Théâtre du Soleil de Paris, à former cette équipe d’artistes de la relève en techniques de mouvement.

Puis, cherchant à répondre aux questions « Qui prend la parole? Pourquoi? », Charron s’engage encore davantage dans la communauté de Moncton. Il encourage Céleste Godin, poète originaire de la Nouvelle-Écosse installé·e à Moncton à écrire, en collaboration avec le groupe du Projet Sputnik, le texte du spectacle qui devient Overlap, présenté d’abord au Centre culturel Aberdeen de Moncton puis, comme Les limites du bruit possible, à la biennale Zones théâtrales en 2019. Durant l’été qui précède ces prestations à Zones théâtrales, Charron se questionne :

Aujourd’hui, on a terminé un cycle de création en Acadie, avec quatre spectacles en trois ans. De nouvelles questions se posent : Comment est-ce qu’on développe un public à l’extérieur des habitués? Quelle est notre responsabilité par rapport au produit artistique? Quelle est notre responsabilité par rapport à la place du public et de la diffusion?

entrevue, 16 août 2019

La réflexion met en relief le fait que, transplantée à Moncton et pour l’instant sous la seule gouverne de Charron, Satellite Théâtre se pose en terrain décidément local et s’impose comme structure régissant les artistes à son public immédiat. Le monde des arts acadiens réagit à cette direction prise par Satellite Théâtre en reconnaissant l’intégration du Québécois Charron à son milieu. Quand la compagnie était montréalaise, Charron a été finaliste pour le prix Éloizes de l’Artiste de l’Acadie du Québec en 2016 (en tant qu’acteur, auteur et metteur en scène, pour Tréteau(x), Bouffe, PAPAs et T), mais en 2020, c’est dans la catégorie d’Artiste de l’année en théâtre qu’il a été finaliste, pour la mise en scène et la direction de création d’Overlap[3].

En même temps que Charron développe pour Satellite Théâtre cette réflexion, cette direction et cette pratique stratégique tournées vers le développement d’un réseau local dans lequel la compagnie joue cette fois un rôle fédérateur pour une relève artistique (davantage « noyau » que « satellite »), la compagnie renoue avec le langage théâtral commun de ses réseaux nationaux et internationaux. Dès son arrivée à Moncton, Satellite Théâtre a établi une alliance surprenante avec Luc LeBlanc, nouveau directeur artistique du Pays de la Sagouine à Bouctouche, pour mettre sur pied une résidence de création. Le spectacle expérimental Les limites du bruit possible sera complété quelques années plus tard, en 2019, dans une coproduction de Satellite Théâtre avec Pupulus Mordicus de Québec et le Cirque-théâtre des Bouts du monde de Montréal, ainsi que Grafted Cede du Royaume-Uni. Le spectacle est le second de la programmation de la saison inaugurale de Satellite Théâtre – après Overlap – à la suite de son établissement au Nouveau-Brunswick. Présenté à Moncton, il est repris aux Zones théâtrales à l’automne 2019. L’ambition des rencontres internationales ne s’érode donc pas du fait que la compagnie soit ancrée à Moncton. D’ailleurs, à l’automne 2019, Charron, avec la nouvelle directrice générale de Satellite Théâtre, Emmanuelle Chapados, effectue un séjour en Europe pour jeter les bases de la diffusion internationale de ces deux spectacles : Overlap, son spectacle le plus local, et Les limites du bruit possible, issu d’une collaboration artistique internationale. Des représentations d’Overlap, certes conditionnelles à la reprise des activités artistiques dans la province, au pays et dans le monde en contexte de pandémie, sont déjà prévues pour 2021, au niveau local (dans des villes des provinces atlantiques), au niveau national (dans l’Ouest canadien) et au niveau international (en Belgique).

Fondées dans les années 1970 – période d’institutionnalisation des arts en Acadie – par la génération des premiers professionnels du théâtre en Acadie, le Théâtre populaire d’Acadie et le théâtre l’Escaouette ont assuré leur longévité en adoptant, au fil des décennies, un mandat artistique généraliste leur permettant prioritairement, à travers des créations maison, des coproductions ainsi que la présentation de productions d’autres compagnies québécoises ou franco-canadiennes, de proposer une multitude d’expériences théâtrales diverses au public acadien. À partir de la fin des années 1990, sous l’impulsion d’une nouvelle génération d’artistes acadiens de la scène, de nouvelles compagnies cherchent à émerger dans cet écosystème local. La doyenne d’entre elles, le collectif Moncton-Sable (actif durant une douzaine d’années), a laissé sa marque et le Théâtre Alacenne (fondé en 2003) est toujours actif, mais la plupart de ces compagnies sont fondées en fonction des circonstances, pour réaliser un ou deux projets, puis disparaissent. Aucune, avant Satellite Théâtre, n’a réussi à établir durablement une pratique professionnelle pour ses membres qui soit réellement indépendante des institutions établies. Dans sa première décennie d’existence, Satellite Théâtre est parvenu à se tailler une place dans le paysage théâtral acadien jusque-là dominé par le « corridor » des institutions théâtrales fortement localisées que sont le Théâtre populaire d’Acadie à Caraquet et le théâtre l’Escaouette à Moncton. Signe de l’affirmation de sa place dans le milieu du théâtre acadien, en 2017, peu après son déménagement de Montréal à Moncton, elle devenait la troisième compagnie de théâtre acadienne à devenir membre de l’Association des théâtres francophones du Canada. À côté des institutions théâtrales acadiennes établies, la compagnie joue de ses atouts pour se différencier, soit la construction et l’interpellation réciproque de réseaux locaux, nationaux et internationaux, ainsi que l’affirmation d’un langage théâtral distinct misant sur l’expression narrative corporelle.

Ces réseaux et ce langage théâtral partagés par Marc-André Charron et Mathieu Chouinard sont formés et cultivés à partir de leur expérience commune de l’École internationale de théâtre Jacques Lecoq. Dans l’évolution de leur trajectoire individuelle, si à première vue Chouinard représente le pôle international de la compagnie et Charron, le pôle local, ce portrait est réducteur. Au-delà des circonstances immédiates des occasions de création, c’est véritablement la dynamique de va-et-vient entre le local et l’international qui nourrit les deux créateurs, et qui est la mesure de l’innovation de la Satellite Théâtre. Ainsi, alors que se développe son projet artistique et humanitaire au Tchad, Chouinard contribue également à réaliser la première coproduction entre un théâtre francophone (le TPA) et un théâtre anglophone (Theater New Brunswick) au Nouveau-Brunswick. Pour sa part, Charron met à profit ses contacts internationaux à la fois pour générer des occasions de formation et de création au Nouveau-Brunswick et pour permettre la diffusion internationale du théâtre local. Satellite Théâtre coordonne des rencontres entre les institutions théâtrales des milieux francophones minoritaires (comme l’Association des théâtres francophones du Canada, dont Charron est le vice-président du conseil d’administration) et celles qui partagent avec elle un langage théâtral (entre autres, DynamO Théâtre, le Théâtre du Soleil et le Cirque du Soleil).

Cette première description des modes de fonctionnement de Satellite Théâtre est à mettre en relation avec le débat récent sur le théâtre et la mondialisation. En réponse à Dan Rebellato (2009), qui fait l’hypothèse que la mondialisation mène nécessairement à la « mcdonalisation » des pratiques théâtrales locales, Patrick Lonergan (2010) stipule que la réception du théâtre international est toujours locale, ce qui empêche l’homogénéité de la production comme de la réception des oeuvres. Chez Satellite Théâtre, l’internationalisation du théâtre mène aussi, paradoxalement, à une réflexion grandissante sur l’écosystème théâtral local, sur les artistes émergents à former et sur le public à fidéliser. En cherchant les collaborations interculturelles dans leur réseau international, mais aussi en proposant de miser de plus en plus sur la diversité (de tout genre) locale, Satellite Théâtre répond depuis Moncton à cet enjeu du théâtre contemporain.