Abstracts
Résumé
Les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent (1809), texte central dans l’oeuvre de Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, est une réponse aux accusations de panthéisme et par conséquent, l’occasion pour l’auteur de repenser son monisme ou « All-Einheitslehre ». Dans une tentative de réinterprétation créative du motif panthéiste évoqué par la phrase « Dieu est toutes choses », Schelling consacrera les premières pages de ses Recherches à une relecture du principe d’identité. Ici, nous tenterons d’élucider cette relecture, en accordant une attention particulière à la manière dont elle est façonnée par un certain nombre de sources plus anciennes, en particulier la théorie de l’âme du monde de Platon, la téléologie de Kant et la logique de Gottfried Ploucquet. Nous affirmerons que la théorie de l’identité de Schelling incorporera le principe de la raison suffisante comme son égal, les deux constituant ce que nous appellerons « le principe du fondement ». Cela donnera lieu à la distinction fondatrice des Recherches de 1809, l’idée que Dieu a un fondement qui est en lui, mais qui ne doit pas être confondu avec lui dans la mesure où il existe. Dire que « Dieu est toutes choses », c’est décrire comment les parties et le Tout interagissent dans un système organique, ou plus précisément, comment les systèmes microcosmiques se rapportent au macrocosme global auquel ils appartiennent.
Abstract
Friedrich Wilhelm Joseph Schelling’s seminal 1809 Freedom Essay is an answer to perceived accusations of pantheism, and thereby an occasion for Schelling to rethink his own monism or “All-Einheitslehre.” In an attempt to creatively reinterpret the pantheist trope embodied by the phrase “God is all things” Schelling will consecrate the opening pages of his Freedom Essay to a rereading of the principle of identity. This paper seeks to elucidate the development of Schelling’s theory of identity, paying particular attention to how it is shaped by a number of older sources, especially Plato’s theory of the world-soul, Kant’s teleology, and the logic of Gottfried Ploucquet. It will argue that Schelling’s theory of identity comes to incorporate the principle of sufficient reason as its equal, with both constituting what we will call “the principle of ground.” This will give rise to the foundational distinction of the 1809 Essay, the idea of God having a ground that is in him, but not to be confused with him insofar as he exists. To say that “God is all things” is therefore a description of how parts and wholes interact in an organic system, or more specifically, how microcosmic systems relate to the overarching macrocosm to which they belong.
Article body
1. Introduction : Schelling et l’idée du fondement en 1809
Les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent de F.W.J. Schelling (1775-1854) sont un carrefour de la pensée schellingienne. Elles sont, d’une part, l’aboutissement de la philosophie de la nature (Naturphilosophie) de Schelling. D’autre part, elles s’inscrivent dans une tradition philosophique dont les préoccupations sont le complément de la philosophie de la nature, que Schelling appellera simplement « idéalisme ». Là où ces deux tendances se rejoignent, « le point médian le plus secret de la philosophie »[1], se trouve une antinomie : l’opposition entre la liberté et la nécessité. Les Recherches sont chargées de surmonter cette antinomie et de la transformer en point de départ d’une philosophie de la liberté.
Le contexte immédiat de cette exploration est la question du panthéisme. Dire avec le panthéiste que Dieu est toutes choses, c’est soumettre l’existence individuelle à une nécessité absolue et mécanique. D’autre part, Schelling est sensible à une sorte de qualité normative de la raison, héritée de Kant : la raison elle-même est systématique et exige l’unité synthétique[2]. L’antinomie de la raison et de la liberté est, pour Schelling et ses contemporains, étroitement liée à la question du panthéisme. L’idée d’un système vivant comme fondement de la raison en vient paradoxalement à nier la liberté qu’elle est destinée à procurer : si, comme l’affirme le panthéiste, Dieu est toutes choses, alors tout est déjà entièrement déterminé par l’essence divine.
La réponse de Schelling est une réinterprétation radicale de la phrase « Dieu est tout », qui réexamine le principe d’identité. À cette fin, il élaborera une sorte de logique modale : en tant que m, s = p. Cette lecture modale des propositions d’identité, au moyen d’un « en tant que », est une expression du principe de raison suffisante ou, plus largement, du fondement : la chose la plus « fondamentale » est l’identité, puisque le prédicat est un explicitum ou un consequens qui émerge du sujet. Cela constitue une convergence des principes de raison suffisante et d’identité dans ce que nous appellerons la logique du fondement. Schelling va ensuite greffer à sa logique du fondement la téléologie kantienne issue de la Critique de la faculté de juger. Pour Kant, l’organisme est ce qui est sa propre cause et son propre effet – il serait donc un système organique. Dans ce cadre, dire que rien n’est sans raison suffisante (voire, rien n’est sans fondement) signifie en réalité : tout joue un rôle dans un système. Cette logique du fondement est donc une logique de composants et de totalité dans un système vivant et organique. Il en résulte la principale distinction des Recherches, le dualisme interne à Dieu entre le fondement [Grund] et l’existant [Existirendes].
2. Panthéisme et identité : la proposition « Dieu est toutes choses »
Dans quelle mesure peut-on affirmer la phrase « Dieu est toutes choses » sans tomber dans un panthéisme fataliste qui nierait le libre arbitre ? En jeu est le concept d’identité tel que manifesté par le mot est, la copule du jugement. Au début des Recherches, Schelling affirme avec force que l’identité d’un sujet et d’un prédicat, « s est p », n’exprime pas la « pareilleté » [Einerleiheit], ni « une connexion non médiatisée » [unvermittelter Zusammenhang] entre les deux termes. Il prend comme illustration la proposition « ce corps est bleu ». Cela ne signifie pas que le terme « corps » soit nécessairement lié au terme « bleu ». Tous les corps ne sont pas bleus, mais en l’occurrence, ce corps l’est[3]. Cette conception de la relation d’identité suppose que l’objet réel auquel s’applique la proposition lui est sous-jacent en tant que substrat. « Ce corps [s] est bleu [p] » signifie en réalité que l’objet x peut être considéré comme un corps et que, en tant que tel, la couleur bleue peut lui être attribuée. L’importance de la désignation modale « en tant que » est plus évidente si nous examinons une proposition apparemment contradictoire telle que « le parfait est l’imparfait ». Selon notre lecture modale, une telle proposition signifie en réalité : la chose imparfaite contient un certain niveau de perfection, mais qui n’est pas complet. En tant qu’elle existe comme un mélange de parfait et d’imparfait, la chose est une expression de l’idée de perfection. Le parfait s’exprime à divers niveaux, et l’imparfait, en tant que déficit, ne peut pas définir l’objet – plus essentiel est son niveau de perfection.
Selon Schelling, il s’agit d’une manière de comprendre l’identité qui remonte à la Grèce antique. La « vieille logique » relie le sujet et le prédicat non pas comme deux entités hétérogènes, mais comme un antécédent [antecedens] et un conséquent [consequens]. Cela devient clair si nous examinons la proposition tautologique « le corps est le corps ». Ce que l’on entend par « corps » dans le premier cas est une unité, et dans le second, les propriétés singulières qui appartiennent à cette unité. On peut évoquer le corps en tant qu’il est le sujet de la proposition, et en tant qu’il en est le prédicat. L’unité du sujet précède (antecedens) les déterminations qui lui succèdent (consequens). De même, on peut dire que le sujet est l’enveloppé [Eingewickelte, implicatum], et le prédicat le déployé [Entfaltete, explicitum]. En d’autres termes, le prédicat rend explicite quelque chose qui était implicite dans le sujet. Tous les corps ne sont pas bleus, mais être bleu est une propriété possible des corps qui peut être actualisée dans des cas particuliers.
Cette lecture modale des propositions d’identité, à l’aide d’un « en tant que », est en fin de compte une expression du principe de raison suffisante, ou plus largement, du fondement : la chose la plus « fondamentale » est l’identité, puisque le prédicat est un explicitum ou un consequens qui émerge du sujet. Dans les Recherches, Schelling élabore donc un nouveau type de logique que nous appellerons « logique du fondement », dans laquelle le principe de la raison suffisante et le principe de l’identité sont équiprimordiaux : tous deux sont également fondateurs de la pensée[4]. Il est important de noter que cela préfigure la division entre l’existant [Existierendes] et son fondement [Grund] plus loin dans le texte.
3. Les origines de l’interprétation schellingienne du principe d’identité
La manière dont Schelling applique sa conception du principe d’identité au problème du panthéisme (« Dieu est toutes choses ») dans les Recherches est la version condensée d’une réflexion qui remonte aux origines de sa carrière philosophique. Ses travaux jusqu’en 1806 aboutissent à une théorie du monisme ou « All-Einheitslehre » qui vise à rassembler tous les éléments du monde rationnel dans une unité absolue. Ainsi, Schelling écrit en 1804 : « Tout ce qui est, est en tant qu’il est Un : c’est-à-dire qu’il s’agit de la même identité égale, l’Un, ce qui est réellement[5]. » La solution de Schelling au problème classique de l’Un et du multiple consiste à affirmer que le multiple est l’un. Cette expression de l’identité au moyen de la copule « est » devient donc l’un des éléments principaux de la philosophie de Schelling. À l’instar de Manfred Frank, je considère que la théorie mature de l’identité de Schelling est déjà en place en 1806, à la fin de la période de la philosophie de l’identité[6]. La période munichoise, au cours de laquelle les Recherches et les Âges du monde sont composés, voit une tentative de travailler sur les implications de cette théorie : et en effet, les articulations les plus succinctes de la théorie de l’identité de Schelling se trouvent parmi les fragments des Âges du monde[7].
Mais l’élaboration de cette théorie de l’identité n’a pas été simple. Une multitude de sources y ont contribué, élucidant une trajectoire qui remonte de 1806 à l’apprentissage philosophique de Schelling, adolescent, au séminaire de Tübingen. Notre analyse n’est pas exhaustive, mais procède vers un but concret : la convergence des principes du fondement et de l’identité en 1809 en tant qu’ils produisent le dualisme interne à Dieu. Ainsi, l’on peut situer chronologiquement ce développement selon deux axes. L’un commence par le commentaire de jeunesse de Schelling sur le Timée de Platon et s’étend vers la conception téléologique de l’organisme de Kant. L’autre est centrée sur Leibniz et son école, en particulier Gottfried Ploucquet, professeur à Tübingen. Kant joue également un rôle ici, en contribuant à constituer une longue tradition à laquelle Schelling se réfère dans les Recherches comme à « la vieille logique »[8] dont certains éléments remontent à Aristote[9].
3.1 L’axe Platon-Kant
Les traits principaux de la théorie de l’identité de Schelling sont déjà visibles très tôt, dans son travail de jeunesse sur le Timée de Platon[10]. Préfigurant sa propre philosophie de l’identité, le jeune Schelling, écrivant à l’aube de ses dix-neuf ans, note que la philosophie de Platon est animée par la recherche d’un pont entre l’unité absolue et l’existence de la multiplicité, ce qui est réalisé au moyen de la théorie des formes : « toute idée correspond à une idée originale dans l’entendement divin »[11]. Ce qui existe est donc constitué de matière et de forme. La forme est le principe de régularité, qui apporte l’intelligibilité et l’ordre ; la matière est instable et résiste à toute forme d’organisation. Comment, dès lors, réunir ces deux éléments ? Selon Schelling :
Parce que [Platon] ne pouvait trouver la cause de ce lien entre la forme et la matière ni dans l’une ni dans l’autre seulement, ni dans les deux ensemble (car il les voyait [c’est-à-dire la régularité {Regelmäßigkeit} et l’irrégularité {Regellosigkeit}] comme deux choses qui luttent constamment l’une contre l’autre), il fallait donc une troisième qui unifie chacune avec l’autre, ou en d’autres termes, qui « donne au monde une forme, qui est une imitation de la forme originelle et pure de l’entendement [ursprünglichen, reinen Verstandesform] ».[12]
Dans le langage mythique du Timée, qui raconte une « histoire vraisemblable » ou eikos mythos [εἰκός μύθος], la fusion de la forme et de la matière est réalisée par le Démiurge, un dieu mineur chargé de la création du monde visible. Par son travail, les deux substances, la forme et la matière, sont liées [verbunden] l’une à l’autre au moyen d’une troisième substance. Manfred Frank souligne que cette troisième substance qui sert de lien [Verband] entre la forme et la matière est mentionnée plus tôt dans le texte de Platon[13] :
Mais deux éléments ne peuvent seuls former une composition qui soit belle, sans l’intervention d’un troisième ; il faut en effet, entre les deux, un lien [δεσμὸν, desmon] qui les réunisse. Or, de tous les liens, le plus beau, c’est celui qui impose à lui-même et aux éléments qu’il relie l’unité la plus complète[14].
Cette troisième substance relie les deux autres éléments en s’intégrant au Tout qu’ils forment[15]. Pour Schelling, le type d’identité que ce « lien » de Platon engendre est, à proprement parler, une unité plutôt qu’une identité – c’est-à-dire une manière dont les composants se rapportent à un tout. Cela renvoie à l’interprétation schellingienne de ce que Platon nomme « l’âme du monde ». Le monde matériel est totalement hétérogène à l’être divin. Dieu ne peut donc transmettre que la forme, et non la matière. La forme d’un être vivant est son principe de mouvement. Et « Dans la mesure où la forme que Dieu a donnée au monde se réfère uniquement à la forme du mouvement du monde, le monde doit également avoir eu son propre principe originel de mouvement, indépendamment de Dieu »[16]. Dieu lui-même n’est pas la cause immatérielle du mouvement du monde matériel, sa ψυχή [psychē], il crée plutôt un double idéal du monde matériel qui serait le principe de mouvement de celui-ci. Parce que le monde est une chose matérielle avec son propre principe idéal de mouvement, il est vivant, et donc une sorte d’animal, un ζῷον [zōon], quoiqu’un animal très particulier : « Mais le monde est l’imitation [Nachbild] d’un archétype [Urbild] pur et idéal, donc l’imitation de cette idée unique d’animal qui fonde [zu Grunde liegt] chaque genre particulier [Gattungen] et chaque espèce [Arten] (…) tout comme le monde visible contient lui aussi toutes les espèces d’animaux[17]. » Le monde possède donc un principe idéal, une « âme » qui contient toutes les créatures particulières possibles qui pourraient effectivement voir le jour. Cette âme du monde est une sorte de double de l’esprit divin en tant qu’elle contient idéalement toutes les créatures, mais elle est aussi le double du monde matériel – dans le langage des Recherches, elle contient « enveloppé » tout ce qui pourrait éventuellement être « déployé » dans l’existence réelle :
En outre, nous devons nous rappeler que Platon considérait le monde entier comme un ζῷον [zōon], c’est-à-dire comme un être organisé, donc comme un être dont les parties ne sont possibles que par leur relation au tout, dont les parties sont réciproquement liées les unes aux autres en tant que moyen et fin, et donc qui s’engendrent réciproquement selon leur forme et leur connexité. Nous devons garder à l’esprit que, selon l’orientation subjective de notre pouvoir de connaître, nous ne pouvons pas simplement penser l’émergence d’un être organisé autrement que par la causalité d’un concept ou d’une idée ; nous devons penser que tout ce qui est contenu dans un être doit être déterminé a priori et – tout comme les parties particulières de l’être organisé se mettent réciproquement en relation les unes avec les autres et font ainsi émerger le tout – au contraire, l’idée du tout doit être pensée comme déterminant a priori par avance la forme et les parties dans leur harmonie[18].
Ici, en renvoyant à un organisme vivant dont les parties ne sont possibles que par leur relation avec le tout, Schelling fait allusion à Kant. De fait, Schelling greffera la téléologie organique de la Critique de la faculté de juger sur la conception platonicienne de l’identité. Selon Kant, « une chose qui doit être reconnue comme un produit naturel, mais qui n’est en même temps possible qu’en tant que fin naturelle, doit être reliée à elle-même réciproquement comme cause et effet »[19]. En d’autres termes, l’organisme est un système délimité – non pas le système total que décrit une architectonique de la raison ou, à un niveau supérieur, un monisme spinoziste – mais une totalité relative plutôt qu’absolue qui fonctionne de manière autonome. Le système moniste absolu qu’est l’univers – ce que Schelling appelait en 1794 l’âme du monde – est donc un « système des systèmes »[20]. Selon Kant, la nature est un système et chaque organisme qui en fait partie reproduit en miniature la qualité systématique de l’ensemble. Une chose, en tant que fin naturelle, est un être organisé. Or, pour qu’il en soit ainsi, deux conditions doivent être remplies : premièrement, les parties ne sont possibles que par leur relation au tout. Deuxièmement, les parties doivent être combinées en un tout comme cause et effet réciproques de la forme de ce tout. L’organisme lui-même est donc sa propre fin, et c’est l’organisme en tant que tout, en tant que système macrocosmique, qui détermine a priori ses parties.
Par exemple, dans le corps humain, toutes les parties subsistent harmonieusement au service d’un tout. Une main, un pied ou un oeil ne peuvent être isolés et encore remplir leur fonction : un oeil qui voit est toujours l’instrument de vision de quelqu’un. Les pouvoirs de l’oeil n’ont de sens que dans le contexte du corps, de l’ensemble. Dans une certaine mesure, il en va de même pour la relation entre les parties et le tout dans un système mécanique, comme une montre. Les différents engrenages qui la composent forment un tout, et ce n’est qu’en tant que tout qu’elle atteint sa finalité, la mesure du temps. Cela diffère de l’organisme par le fait que les pièces d’une montre sont déterminées depuis l’extérieur : l’horloger les place individuellement. Dans le cas du corps humain, chaque partie se développe organiquement en tant que partie d’un tout, en fonction de sa relation avec les autres parties. Cela signifie qu’un système n’admet pas de parties étrangères : il devient intérieurement plus complexe au fil de sa croissance et de nouveaux éléments ne peuvent surgir que de l’intérieur. Cela signifie également qu’il existe une relation de fondement entre le tout et la partie. Comme Schelling écrira quelques années plus tard, « chaque produit organique porte en lui le fondement de son existence, car il est cause et effet de lui-même »[21]. L’organisme dans son ensemble est le fondement des parties selon trois significations du terme : (1) il est la « raison suffisante » de l’existence des parties ; (2) il est l’idée a priori qui conditionne l’émergence des parties ; et (3) il est la cause des parties individuelles. Accessoirement, on pourrait donc dire que le principe de la raison suffisante – ou plus largement l’idée du fondement – fait nécessairement appel un système lorsqu’il est évoqué dans ce contexte kantien : rien n’est sans raison suffisante (rien n’est sans fondement) signifie en réalité : tout joue un rôle dans un système.
Faisons maintenant un bilan de l’axe Platon-Kant :
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À travers l’idée d’un lien, la « Band » ou « desmos » du Timée qui réunit les éléments hétérogènes que sont forme et matière, Schelling évoque un troisième élément qui en vient à être intégré dans le tout qu’il forme. Ainsi, la formule d’identité de Schelling n’est pas A=B, mais plutôt A=x, B=x, « x » étant un substrat compatible avec les deux autres éléments.
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Lorsqu’elle est appliquée à l’âme du monde, l’idée du lien produit ce que Manfred Frank appelle l’« identité réduplicative »[22]. L’âme du monde est le « dédoublement » d’une idée divine, celle du monde dans son ensemble, mais elle est aussi la forme du monde en tant que système-organisme. L’idée divine, comme forme actuelle du monde matériel, doit se dédoubler pour entrer en relation. C’est-à-dire que « A » existe à deux niveaux : comme A=A, « le corps est le corps » (« pareilleté »), et comme un A qui entre en relation avec B, « ce corps est bleu » d’une manière, A=A est lui-même le substrat x, ce que Schelling appellera plus tard, avec la doctrine des puissances, « A0 ». Il en résulte qu’une chose peut être posée en tant qu’elle est autre chose, ce qui peut être considéré comme un dédoublement de son identité de base : « A, un organisme vivant, est B, un être humain ». Cela nous oblige à considérer A selon une certaine modalité, et non simplement comme « A » en tant que tel.[23] Le « en tant que » de la réduplication sera, nous le verrons à l’instant, enrichi par une autre source, « la vieille logique ».
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Schelling greffe l’idée kantienne de l’organisme, cause et effet de lui-même, à l’idée platonicienne de l’âme du monde. Cette dernière est un dédoublement de l’idée divine ainsi que la forme du monde matériel. Si le monde est un être vivant composé de forme et de matière, il est d’abord un « système de systèmes », une totalité qui englobe de moindres totalités, chacune étant un système clos. Dans un tel système, aucune cause externe ne peut être invoquée. Au contraire, la cause ultime des différentes parties du système ne peut être que le tout. Selon les Recherches, les parties seraient l’explicatio de ce que le tout était en tant qu’implicatio et ainsi, le principe d’identité est joint au principe de raison suffisante. Dès lors, le fondement est toujours une expression relative de l’identité : le fondement d’un système microcosmique doit également faire partie du macrocosme. Au sein d’un système, un élément peut être tantôt fondement, tantôt fondé. Il est donc sous-entendu que les parties et le tout sont équiprimordiaux : l’un ne précède pas l’autre de manière absolument linéaire ; au contraire, ils s’élaborent mutuellement[24].
2.2 L’axe Leibniz-Ploucquet
Aussi marquante pour Schelling et sa conception de l’identité fut la logique philosophique de Leibniz et de ses successeurs rationalistes-wolffiens, jusqu’à Gottfried Ploucquet, professeur de logique au Tübingen Stift. Les écrits de ce dernier, mort en 1790, l’année où fit son entrée au séminaire, servirent de manuels de base en logique et métaphysique à l’époque. Ce courant se recoupe largement avec l’axe Platon-Kant précédemment établi – en effet, la réception par Schelling de ce qu’il appelle « l’ancienne logique » est, comme nous le verrons, conditionnée par Kant.
Leibniz est à l’origine de la première tentative moderne pour aborder le principe d’identité de manière systématique, et un élément de la démarche leibnizienne exercera une influence sur les idéalistes allemands et leurs contemporains. Il s’agit principalement du principe des indiscernables, qui stipule « qu’il n’est pas vrai que deux substances se ressemblent entièrement et soient différentes solo numero »[25]. Leibniz combine ainsi l’identité logique, la simple proposition s = p, avec une identité d’ordre supérieur, ontologique : le nombre, à lui seul, ne peut être le principe qui différencie une substance d’une autre. Dans l’histoire de la philosophie, cette confusion a été fortement contestée, entre autres par David Hume, qui soutenait que l’identité est un principe logique qui ne se trouve pas dans la nature[26]. Malgré ces objections, le principe leibnizien tel qu’hérité par Schelling confond ces aspects logique et ontologique, ce qui lui permet de fonder des affirmations de caractère métaphysique, voire, carrément théologiques[27].
C’est donc de manière explicitement théologique que Leibniz tenta, au début de sa carrière, de réconcilier le principe d’identité avec la doctrine chrétienne de la trinité. Il en eut l’occasion lors d’une polémique avec le théologien polonais socinien (c’est-à-dire antitrinitaire) Andreas Wissowatius, qui, dans un ouvrage datant de 1665 et intitulé De sancta trinitate objectiones quaedam,[28] soutenait que l’affirmation orthodoxe selon laquelle il y a trois personnes en un seul dieu contrevenait au principe d’identité. Leibniz répondra en 1669, dans un texte connu sous le nom de Defensio Trinitatis. Le principe d’identité y est exprimé par la formule « praedicatum inest subiecto ». Le prédicat est toujours contenu dans le sujet de la proposition. Tout en employant un vocabulaire différent de celui de Schelling, Leibniz affirme déjà que le sujet et le prédicat sont liés en tant qu’intensio et extensio, implication et explication. Entre eux, il existe une proportion inverse : plus la correspondance entre le sujet et le prédicat est grande, plus il y a de matière enveloppée, et moins il y a de matière déployée[29]. Concernant la Trinité, l’affirmation « Dieu est trois personnes » serait donc considérée comme un déploiement dynamique de la personnalité divine, le passage de l’unité divine à trois expressions de sa personnalité. Schelling voit dans cette affirmation leibnizienne le fondement de la logique contemporaine de la prédication et, dans les Recherches, reproche à Reinhold de ne pas reconnaître « ce que déjà Leibniz, qu’il s’imagine pourtant suivre à pas, avait dit du sens de la copule, à l’occasion des objections de Wissowatius ».[30]
L’apport leibnizien sera soigneusement systématisé par le théologien et logicien de Tübingen Gottfried Ploucquet (Expositiones Philosophiae Theoreticae, 1782)[31]. Chez Schelling l’influence de Ploucquet fait que la prédication ait toujours une forme calquée sur l’identité ; c’est-à-dire que l’identité s’exprime toujours selon une relation sujet-prédicat (« A=A » au lieu de « A ») – au-dessous de tout jugement x = y, l’on trouve toujours, comme structure de base, la relation identitaire A=A. Deux raisons, la première ontologique, la deuxième purement logique, sont à la base de cette connivence de la prédication et de l’identité. Premièrement, elle est motivée par une distinction entre essence [Wesen] et forme. Chez Ploucquet, la substance peut exister de façon « essentielle », c’est-à-dire, par elle-même, ou bien, en tant que chose « connue », voire révélée comme forme intelligible. On distinguera donc entre la substance en tant que « cause réelle » [causa realis] et la forme de la substance en tant que « cause de la connaissance » [causa cognoscendi]. En bref, le principe qui habite la substance et rend son intelligibilité possible est la forme. Lorsqu’on songe à comment la substance est révélée – ou, dit de manière plus moderne, comment une chose x nous est livrée en tant qu’intelligible au sein d’un jugement – il faut donc distinguer entre la intelligibilitas quae [Was] (ce qu’elle est) et son intelligiblitas qua [wodurch] (comment elle se dévoile à nous). Deuxièmement, la connivence entre prédication et identité est motivée par la quantification des jugements, ce qui implique que le jugement est modal par suite d’une « réduplication » du sujet. D’après Ploucquet, au sein d’un jugement positif (x est y), le sujet et le prédicat ont le même champ d’extension [Begriffsumfang, extensio]. Juger, c’est comparer deux concepts et ce qui excède la comparaison doit être nié. Les jugements sont donc toujours quantifiés : « tous les lions sont des mammifères » signifie en réalité « tous les lions sont quelques-uns des êtres qui sont des mammifères (par opposition à ceux qui ne le sont pas) ».[32]
Tel que reçu par Schelling, le premier point, centré sur la distinction entre « cause réelle » et « cause de la connaissance », est nuancé par un apport kantien. Fidèle à son affirmation selon laquelle l’existence ne peut être un prédicat, Kant considère l’être comme une sorte de postulat ou d’affirmation qui est en soi non analysable[33]. Exprimé selon l’idiome de Ploucquet, cela revient à dire que le simple fait de la prédication est un « quae » ou « quodditas » qui ne dit rien au sujet de son « qua » ou « quidditas ». L’être n’est pas une chose particulière, un « Was » dont le contenu se prête à l’analyse logique, mais plutôt une affirmation absolue, un « dass » qui rend possible la structure prédicative. En résulte un aspect fondamental de la pensée schellingienne : la matrice du jugement, c’est l’identité « A=A », mais une telle identité se réclame d’un fondement absolument réel, antérieur à toute forme de prédication. Ainsi, Schelling relie la tradition de la « vieille logique » à travers un prisme leibnizien : les structures fondamentales de la métaphysique classique ont une validité à la fois logique et ontologique. Schelling peut donc dire avec Aristote, « Individuum est ineffabile »[34] ; l’individu ne saurait être emporté vers l’intelligible pur, car il ne peut pas être réduit à une définition.
Deuxième héritage de Ploucquet : la distinction entre « quae » et « qua », « Was » et « wodurch » dans la mesure où ils représentent la quantification du jugement. Lorsque Ploucquet affirme que « tous les lions sont des mammifères », il évoque, comme Schelling après lui, une forme de raisonnement selon la modalité, servant d’un « en tant que… ». Voici le coeur de la « vieille logique » dont on trouve des exemples chez Leibniz[35] et que Aristote exprimait par le « τὸ ὂν ᾗ ὂν » [to on hē on], l’être en tant qu’être[36]. Prenons un exemple : « En tant que consul, Fabius Maximus exerce une autorité sur son père. Mais en tant que fils, il est sujet à l’autorité de son père[37]. » Le sujet, Fabius Maximus, est « rédupliqué », apparaissant deux fois dans la phrase, tantôt comme consul, tantôt comme fils. De plus, il est lui-même le substrat qui relie, par voie de relation, tous les éléments de la phrase.
Schelling a souvent recours à ce genre de raisonnement. On précise ainsi la relation entre nature et esprit : la nature précède l’esprit et, en un certain sens, la nature est esprit, en tant que ce dernier est le principe formel et la finalité de la première. Mais si une forme transitive des deux éléments est compatible, la nature en tant que nature ne saurait être esprit, et l’esprit en tant qu’esprit ne saurait être nature. Pour revenir aux origines théologiques de cette question chez Leibniz, on peut dire que, de la même manière, le Père est Dieu, le Fils est Dieu et le Saint-Esprit est Dieu, mais le Père n’est ni le Fils ni l’Esprit, etc.
Les éléments de l’axe Leibniz-Ploucquet à retenir sont donc :
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La formule leibnizienne « Praedicatio inest subiecto » est à l’origine de la description dynamique que fait Schelling de l’identité dans les Recherches : implicatio/explicatio, antecedens/consequens, etc. Cette formule fut élaborée dans le contexte d’un débat théologique, ce qui signifie qu’elle contient (et éventuellement confond) des aspects logiques et ontologiques, une bivalence qui est transmise à Schelling et aux autres idéalistes allemands. La logique de Schelling interprète donc les relations sujet-prédicat selon la structure des relations sujet-objet. C’est la combinaison de la relation transitive enveloppé-déployé, ainsi que l’ambivalence entre les sphères de la logique et de l’ontologique, qui permettra le recours au principe d’identité pour affirmer des propositions telles que « Dieu est trois personnes » (Leibniz) ou « Dieu est toutes choses » (Schelling).
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Une distinction entre prédication absolue et prédication relative exprimée par un « qua » et un « quae ». Cela conduira Schelling à affirmer qu’il y a quelque chose de primordial dans l’être (à savoir, le réel) que la réflexion ultérieure ne peut jamais atteindre. Cela indique un lien étroit entre les principes de l’identité et de la raison suffisante, tous deux reconnus désormais comme des éléments essentiels de la manière dont Schelling emploie la prédication logique. Mais plus que cela, on y voit déjà un mouvement vers la distinction emblématique des Recherches, le dualisme interne à Dieu entre le fondement et l’existant [Existirendes]. Le fondement interne de Dieu est le réel, distinct de tout acte de raisonnement discursif (Verstand) et de la forme propositionnelle-prédicative qu’il évoque. L’existence est, dans le contexte des Recherches, une sorte de révélation du réel dans le domaine discursif de l’idéal ; l’émergence de l’existant à partir d’un fondement est donc une version plus complexe de « praedicatio inest subiecto »[38].
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La quantification du jugement chez Ploucquet, qui renvoie à la « vieille logique », une sorte de logique propositionnelle qui remonte à Aristote. C’est ce que Schelling appellera la « réduplication », une structure logique qui était déjà ontologiquement présente dans son interprétation de l’âme du monde de Platon. Elle implique le dédoublement du sujet dans une proposition au moyen d’un « en tant que ». Il en résulte une proposition de type modal : en tant que m, s = p. Comme nous le verrons, cette conception modale de l’identité nécessitera une conception tout aussi malléable du principe du fondement, au-delà de la raison suffisante. Les conditions de possibilité de « s » en tant que « m » peuvent différer de celles de « s » en tant qu’autre chose.
4. La logique du fondement
On comprend maintenant plus aisément ce que Schelling entend par « Dieu est toutes choses. » Si l’on affirme que toutes les choses sont immanentes à Dieu et agissent selon une nécessité absolue dictée par la totalité dont elles font parties » on conçoit l’identité comme une « pareilleté » [Einerleiheit] et l’on ignore la relation dynamique de l’enveloppé au déployé. Décrivant la relation d’identité comme étant celle d’un fondement [Grund] à ces conséquences [Folge], les termes habituels en allemand pour cause et effet, Schelling aligne le principe d’identité sur la « loi du fondement » [Gesetz des Grundes], ce que Leibniz appelait le principe de la raison suffisante. Ce qui existe a une raison suffisante d’exister, un fondement. Ce fondement peut se rapporter à lui en tant que cause à effet, mais pas exclusivement ni même principalement : leur relation est avant tout guidée par le principe d’identité entendu comme intensio et extensio, enveloppé et déployé.
Dieu est une totalité créatrice, la liberté ultime qui est la condition de possibilité de tous les autres types de liberté. Tel l’âme du monde chez le Timée, il est un macrocosme vivant et dynamique aux parties mobiles ; ces parties sont elles-mêmes des totalités microcosmiques qui fonctionnent à l’image du grand tout. Autrement dit, une chose peut être dépendante à un certain niveau – c’est-à-dire dérivée d’une totalité – mais indépendante à un autre niveau. Les syllogismes de type modal de la vieille logique sont maintenant appliqués à Dieu et à tout ce qui existe. Ici, le « plus beau des liens », le desmos dont parle Platon, est Dieu lui-même : si Dieu est le fondement de toutes choses, alors tout ce qui n’est pas Dieu est enveloppé en lui, le fondement. Dieu est donc le sujet en tant que fondement, il est l’unité en tant que copule, et il est le prédicat « en tant que… »[39]. Ceci est très différent de la conception du fondement et ses conséquences selon laquelle ces dernières sont déterminées du dehors par le premier. Schelling affirme que lorsqu’on applique une logique mécaniste aux choses vivantes, on s’aveugle aux différents sens du terme « fondement » qui peuvent être à l’oeuvre. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’une causalité venue de l’extérieur, tel l’horloger qui place les aiguilles dans une montre. La totalité microcosmique qu’est l’être humain doit se rapporter à Dieu d’une manière plus proche de celle d’un oeil au sein du corps, une totalité plus modeste qui joue un role qui lui est propre au sein d’un grand Tout.
5. La suite d’une logique du fondement : le dualisme interne en Dieu
La conception de Dieu comme un macrocosme où sont fondés des organismes plus restreints et autonomes évoque l’idée d’une sorte de différenciation interne en Dieu. En fait, les jalons furent déjà posés dans les travaux antérieurs de Schelling lui-même. Il écrit alors en 1809 : « La philosophie de la nature de notre temps a établi pour la première fois dans la science la distinction entre l’être [Wesen] en tant qu’il existe [sofern es existiert] et l’être en tant qu’il est seulement fondement de l’existence [sofern es bloß Grund von Existenz ist] »[40]. Au coeur de la réalité, il existe une duplicité. Ce point fut établi mais non développé déjà en 1801[41]. Maintenant, Schelling soutient que si cette distinction s’applique à toutes choses, on doit l’attribuer de façon prééminente à Dieu lui-même, car en tant que macrocosme, il est, quant à ses structures internes, le modèle que les microcosmes suivent. Tout ce qui n’est pas Dieu a, d’une certaine manière, son fondement en Dieu. Ainsi, l’être microcosmique est en Dieu, mais a aussi une existence propre comme Dieu.
On voit bien que les structures de base de cette distinction proviennent de la logique du fondement déjà établie. Ce que Schelling écrit au sujet de Dieu évoque un être individuel, un Wesen, représenté de deux façons différentes : en tant qu’il existe, et en tant qu’il est le fondement de sa propre existence. L’être individuel « x » peut donc être conçu comme étant existant ou bien comme fondement de sa propre existence. Le choix de vocabulaire est ici décisif : d’abord existant, et ensuite, existence. La distinction n’est donc pas entre le fondement de l’existence en général et l’existence en général. Il s’agit plutôt d’une distinction entre le fondement de l’existence en général et une entité réellement existante, un existant. Si la distinction était simplement entre l’Existence et son Fondement, alors la différence entre l’être tel qu’il se révèle à nous et l’être dans sa constitution interne s’effondrerait, et la distinction réel-idéal serait abolie. Tel que Schelling le conçoit, le fondement est ce qui permet à quelque chose d’exister. S’il permettait l’existence au sens général, alors tout l’appareil logique que Schelling a construit – modalité, identité dynamique, macrocosme/microcosme – s’effondrerait : nous serions ramenés à un monde de « pareilleté » ; autrement dit, au déterminisme mécaniste de Spinoza[42].
La preuve de cette affirmation se trouve dans la correspondance de Schelling avec Eschenmayer. En effet, ce dernier confond existant et existence, et se fait corriger par Schelling de façon impressionnante : « Je n’ai pas du tout parlé d’une distinction entre l’existence et le fondement de l’existence, mais d’une distinction entre l’existant [Existirenden] et le fondement de l’existence [Grund zur Existenz] »[43]. Ou encore : « Car le fondement de l’existence [Grund zur Existenz] ne peut être que le fondement d’un existant [Existiren], purement en tant que tel, et non le fondement de ce qui existe [was existirt], qui, comme je l’ai déjà montré, sont deux concepts aux antipodes l’un de l’autre »[44]. Au fond, cette distinction entre existence et existant est une autre manière d’exprimer la distinction réel-idéal, ou pour reprendre les termes que Schelling adoptera plus tard (dans les Conférences de Stuttgart et Les âges du monde), Sein et Seiendes[45]. Cette dernière série de termes accentue un thème central de l’ontologie schellingienne, déjà reconnaissable dans la logique de Ploucquet : le fait qu’une chose existe, sa réalité brute [Wirklichheit] précède ses possibilités d’être quelque chose en particulier [Möglichkeiten].[46]
Pour Schelling, il ne s’agit pas d’une distinction purement théorique, mais de ce que Friedrich Hermanni nomme à juste titre « le dualisme interne » de Dieu[47]. Puisqu’il n’y a rien d’antérieur ou d’extérieur à Dieu, ce dualisme doit être en lui. Comme l’âme du monde, Dieu est un être vivant. Et comme l’organisme de Kant, Dieu est à la fois sa propre cause et son propre effet : il possède en lui le fondement de sa vie. Schelling répétera finalement les mêmes arguments au niveau de la raison pratique, affirmant que la source de la possibilité d’un choix libre de commettre le mal est le fondement de Dieu – avec la double mise en garde que ce fondement n’est que la condition de possibilité du mal, et non sa cause, et que cette condition est séparée de Dieu en tant qu’être existant [existirendes Wesen].
Ce qui nous importe, c’est que le modèle établi dans la logique du fondement de Schelling contient déjà tous les éléments nécessaires pour lui permettre de travailler l’idée du dualisme interne de Dieu, puis de réfléchir aux aspects « idéalistes » de la philosophie que cela évoque : la volonté, la personnalité et, par-dessus tout, la liberté de faire le bien et le mal. Loin d’épouser une vision mécaniste et spinoziste du monde, les Recherches nous proposent une philosophie dont la structure de base n’est pas une formule logique, mais un organisme vivant. Comme l’écrit Schelling, « La nature tout entière nous dit qu’elle ne pourrait exister en vertu d’une simple nécessité géométrique ; ce n’est point une limpide et pure raison qui est en elle, mais la personnalité et l’esprit[48]. » La vieille logique est ravivée, et la pensée de Schelling en sera transformée de manière décisive.
Appendices
Notes
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[1]
Nous nous servirons de la pagination de la SW : Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Sämmtliche Werke, tome VII (éd. Karl Friedrich August Schelling), Stuttgart, J. G. Cotta, 1856-1861 (abréviation dans la suite : Schelling, SW suivi de l’indication du tome). Cependant le texte sera cité dans la traduction française courante : Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent, 115-196, in Friedrich W.J. Schelling, Oeuvres métaphysiques (1805-1821). Traduites de l’allemand et annotées par Jean-François Courtine et Emmanuel Martineau, Paris, Vrin, 1980. Outre ce texte, nous avons traduit les autres citations de Schelling nous-même.
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[2]
Cf. Immanuel Kant, Critique de la raison pure (dans la suite : Kant, CRP) A 832 / B 860 in Kants gesammelte Schriften [Akademieausgabe] (éd. Preußischen Akademie der Wissenschaften), Berlin, Georg Reimer, 1902, I/3.
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[3]
Schelling, SW VII, p. 341.
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[4]
L’idée, dans l’interprétation de Siegbert Peetz, signifie de multiples commencements originaires [Gleichursprünglichkeit] chez Schelling. Siegbert Peetz, Die Freiheit im Wissen : Eine Untersuchung zu Schellings Konzept der Rationalität, Frankfurt, Klostermann, 1995, p. 110-112.
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[5]
Schelling, SW VI, p. 156. Frank emploie la même citation à de multiples reprises : Manfred Frank, “Reduplikative Identität”. Der Schlüssel zu Schellings reifer Philosophie, Stuttgart-Bad Canstatt, Frommann-Holzboog, 2018, p. 15, 115, 245.
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[6]
Par exemple, Schelling, SW II, p. 61, 62 ; VI, p. 148 ; VII, p. 55, 56. Cf. Manfred Frank, Reduplikative Identität, p. 267-268.
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[7]
Cf. Friedrich W.J. Schelling, Die Weltalter. Fragmente. In den Urfassung von 1811 et 1813 (éd. Manfred Schröter), München, C. H.Beck, 1946, p. 28.
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[8]
Cf. Schelling, SW VII, p. 343.
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[9]
Notre analyse s’inspire en grande mesure des travaux de Manfred Frank, Reduplikative Identität, p. 245-269 ; et « ‘Identity of Identity and Non-Identity’ : Schelling’s Path to the ‘Absolute System of Identity’ », in Lara Ostaric (éd.), Interpreting Schelling : Critical Essays (trad. Ian Alexander Moore), Cambridge. Cambridge University Press, 2014, p. 120-144 ; voir aussi Mark Thomas, Freedom and Ground : A Study of Schelling’s Treatise on Freedom, Albany NY, SUNY, 2023 ; Michael Franz, Tübinger Platonismus : Die gemeinsamen philosophischen Anfangsgründe von Hölderlin, Schelling und Hegel, Marburg, Francke Verlag, 2012.
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[10]
Publication posthume (1994), rédigée probablement vers janvier 1794 : Friedrich W.J. Schelling, Timaeus (1794), (éd. Hartmut Buchner), Schellingiana 4, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1994.
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[11]
Schelling, Timaeus, 37.
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[12]
Schelling, Timaeus, 27.
-
[13]
Cf. Manfred Frank, Reduplikative Identität, p. 246.
-
[14]
Timée, 31c, dans Platon, Timée, Critias, trad. Luc Brisson et Michel Patillon, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 120.
-
[15]
Le mot « Band » (desmos) n’est pas employé par Schelling dans son commentaire, mais il s’en servira plus tard : dans Über das Verhältnis des Realen und Idealen in der Natur, la copule est designée comme « Band » dans un contexte qui fait songer à Timée, 31c. Cf. Schelling, SW II, p. 360 ; éd. Hartmut Buchner, p. 155 note 62 : « Das Band und das Verbundene machen aber nicht ein gedoppeltes und verschiedenes Reales aus ; sondern dasselbe, was in dem einen ist, ist auch in dem andern. »
-
[16]
Schelling, Timaeus, 28.
-
[17]
Schelling, Timaeus, 29-30.
-
[18]
Schelling, Timaeus, 33.
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[19]
Immanuel Kant, Kritik der Urteilskraft (1790) in Akademieausgabe, 1913, I/5, § 65, p. 372. Ce qui suit est une analyse de § 65.
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[20]
Terme emprunté à Mark Thomas, Freedom and Ground, p. 24-26. Cf. Schelling, SW III, p. 340.
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[21]
Schelling, SW II, 40.
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[22]
Frank ne fait pas allusion à l’idée de l’âme du monde dans son commentaire, se limitant à la logique leibnizéene-wolfienne. Cf. Manfred Frank, Reduplikative Identität, p. 263-264.
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[23]
Cf. Manfred Frank, Identity of Identity, p. 131, et SW X, 103, où Schelling emploie le mot reduplicatio.
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[24]
Selon Mark Thomas, cela signale la fin d’une conception du fondement comme source unique et déterminante («the “all-from-one” conception of Ground») vers une conception équiprimordiale («multiple Absolute starting points»). Cf. Mark Thomas, Freedom and Ground, p. 249-250.
-
[25]
Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique (c. 1686) in Sämtliche Schriften und Briefe (éd. Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften / Akademie der Wissenschaften in Göttingen), Reihe VI : Philosophische Schriften, tome 4, § 9.
-
[26]
Cf. David Hume, An Enquiry Concerning Human Understanding (éd. Tom L. Beauchamp), Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 109.
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[27]
Sur ce point, nous suivons Manfred Frank, Identity of Identity, p. 122-124.
-
[28]
Le débat fut décrit par Gotthold Ephraim Lessing, “Des Andreas Wissowatius Einwürfe wider die Dreieinigkeit,” in Werke, tome 7 : Theologiekritische Schriften I und II (éd. Herbert G. Göpfert), München, Carl Hanser Verlag, 1976, p. 198-225. Voir aussi Hans-Peter Neumann, « Bemerkungen zu Schellings Rekurs auf die Leibniz’sche Identitätslogik in der Freiheitsschrift von 1809 : Versuch einer Interpretation » in Internationales Jahrbuch des Deutschen Idealismus, 8 (2010), p. 106-129.
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[29]
L’on trouvera l’expression mûre de cette même idée ici : Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux Essais sur l’Entendement Humain, in Sämtliche Schriften und Briefe, Bd. 4 ; Livre IV, § 8.
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[30]
Lessing, SW VII, p. 342. Cf. Hans-Peter Neumann, « Bemerkungen », p. 108-109.
-
[31]
In Gottfried Ploucquet, Logik (Studien und Materialien zur Geschichte der Philosophie), Hildesheim, Georg Olms, 2006. Cf. Michael Franz, Tübinger Platonismus, p. 47-49.
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[32]
Gottfried Ploucquet, Expositiones § 7-8. Mon interprétation de ces pages de Ploucquet se distingue sensiblement de celle de Manfred Frank en Reduplikative Identität, p. 257-258.
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[33]
Kant, CRP, A598, mais aussi, antérieurement, dans L’unique argument possible pour une démonstration de l’existence de dieu, Akademie Ausgabe, I/2, p. 70-73.
-
[34]
Aristote, Metaphysica VII, 1039b, 27, in Aristotelis Metaphysica (éd. Werner Jaeger), Oxford, Oxford Classical Texts, 1957.
-
[35]
Gottfried Wilhelm Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, VI, 4, p. 241
-
[36]
Aristote, Premiers Analytiques, in Analytica Priora et Posteriora (éd. W. David Ross et Laurent Minio-Paluello), Oxford, Oxford Classical Texts, 1981, 1. 38.
-
[37]
Manfred Frank, Reduplikative Identität, p. 263. L’exemple est tiré de Plutarque.
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[38]
Cf. Mark Thomas, Freedom and Ground, p. 11.
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[39]
C’est la position de Mark Thomas, Freedom and Ground, p. 83 ; cf. Lessing, SW VI, p. 64.
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[40]
Schelling, SW VII, p. 357.
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[41]
Cf. Schelling, SW IV, p. 203-204.
-
[42]
Nous devons cette « distinction au sein de la distinction » à Mark Thomas, Freedom and Ground, p. 126-132. Implicitement, la même chose est présente chez Friedrich Hermanni, Die letzte Entlastung. Vollendung und Scheitern des abendländischen Theodizeeprojektes in Schellings Philosophie, Wien, Passagen, 1994, p. 85-98, et aussi chez Thomas Buchheim (éd.), Schelling, Philosophische Untersuchungen über das Wesen der menschlichen Freiheit [1809], Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2011, introduction de l’éditeur, p. xiii, qui distingue entre « Grund der Existenz » et « Existirendes Wesen ».
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[43]
Schelling, SW VII, p. 164.
-
[44]
Schelling, SW VII, p. 172.
-
[45]
Cf. SW VII, p. 430.
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[46]
Selon Frank, Schelling et Hölderlin peuvent tous les deux souscrire au dicton de Sartre : l’existence précède l’essence. Cf. Michael Frank, Reduplikative Identität, p. 198-199.
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[47]
Friedrich Hermanni, Die letzte Entlastung, p. 85.
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[48]
Schelling, SW VII, p. 395.