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« Le Québec actuel ne pourra saisir sa véritable américanité que le jour où il prendra acte du récit diasporal qui l’habite »
(François Paré, Le fantasme d’Escanaba, 171)

Les questions de la souveraineté du Québec et de l’identité nationale n’ont jamais cessé de marquer le roman québécois, même si leur représentation littéraire est passée par divers avatars, selon le climat sociopolitique. Si la littérature militante des années 1960-1970 a joué un rôle capital dans la consolidation d’un sentiment national fort, l’échec du référendum de 1980 a été suivi d’un affaiblissement de la cause nationale en tant que thématique romanesque dominante. Les années 1980-1990 se distinguent par l’émergence de l’écriture migrante au Québec, laquelle aborde des questions identitaires selon l’effet d’exil (Robert Berrouët-Oriol) et interpelle en même temps la question de l’État national et de la nouvelle littérature québécoise. La littérature produite au Québec depuis le début des années 2000 nuance cette métamorphose, en s’inscrivant dans des thématiques universelles et en dialoguant souvent avec le corpus migrant. Ces rencontres transculturelles sont en train de refaçonner la définition de la « légitimité nationale » du corpus littéraire québécois, légitimité qui, selon Patrick Imbert, dans le contexte de la mondialisation, est assurée par la capacité à s’intégrer dans les réseaux globaux (Le transculturel).

Partant de ce constat, le présent article offre un survol de la quête identitaire de la littérature québécoise depuis 1960, et la manière dont cette quête s’est articulée en quatre étapes, à savoir : le rejet du canon français européen, l’adhésion à l’américanité, la transition vers l’amérilatinité (F. Lesemann) et, enfin, ce que nous appelons l’émergence d’un nouveau métarécit québécois. Alors que la critique essaie depuis quelque temps de donner au Québec un nouveau mythe fondateur interculturel[1], capable d’accueillir le Soi et l’Autre sur un pied d’égalité, le métarécit québécois que nous lisons actuellement met surtout en scène l’éthique lévinassienne de la reconnaissance de l’Autre en Soi et de Soi en l’Autre. Or, l’impact de l’Autre sur Soi et vice-versa est un thème développé dans la trilogie transaméricaine d’Alain Beaulieu, Le postier Passila (2010), Quelque part en Amérique (2012) et Le festin de Salomé (2014), romans illustratifs d’une vision transculturelle justifiant l’affirmation de Patrick Imbert selon laquelle, « dans les Amériques, l’individu s’invente dans ses relations de pouvoir diverses avec les autres dans un déplacement permanent » (« Francophonies minoritaires » 11).

En prenant ces trois romans à titre d’exemplarité, nous aimerions montrer que ce nouveau métarécit n’a pas comme résultat « l’effacement du sujet québécois », pour reprendre l’expression de Joseph Yvon Thériault. Au contraire, en choisissant des mécanismes longtemps considérés comme l’apanage des écrivains latino-américains, tels l’ambiguïté spatio-temporelle, le voyage à travers les frontières du temps et de l’espace, le mélange entre les voix narratives et la constante mise en doute des récits, les réincarnations qui mettent en cause la cohérence identitaire du sujet, en plus de mettre en scène des personnages hispanophones ou métis à côté de ceux états-uniens et québécois, Beaulieu parvient à une investigation plus complexe de l’individu et de son appartenance, et signe ainsi, dans ses propres mots, « [s]on roman le plus québécois »[2].

Par métarécit, nous entendons une « matrice » (selon l’expression de Gérard Bouchard, Mythes et sociétés des Amériques) capable de rendre compte, à travers son expression littéraire et contenu idéologique, du rapport singulier que les Québécois entretiennent avec leur position sur le continent nord-américain. Ce métarécit se rapproche alors de la description que Pierre-Paul Ferland donne du mythe fondateur de Bouchard en tant qu’outil d’analyse et en tant que « pont idéal entre l’esprit du temps, le tempérament particulier d’une époque, la teneur innommable de l’expérience et la littérature en tant que matériau d’expression » (Une nation à l’étroit 322).

De l’américanité à l’amérilatinité

En 1970, Jacques Languirand, écrivain, metteur en scène et acteur québécois, terminait son article sur le Québec et l’américanité avec un appel qui réclamait le retour de l’écriture francophone aux sources nord-américaines : « Je dis qu’il faut redécouvrir l’Amérique en nous; je dis qu’il faut retrouver le souffle de l’aventure américaine » (157). Ces propos s’inscrivent dans le mouvement social et culturel qui a suivi la Révolution tranquille, période pendant laquelle le Québec prend conscience du fait que malgré l’insistance des élites sur le lien avec la France, culturellement, la Belle Province se doit d’affirmer son appartenance continentale. Mais il ne faut pas oublier Jean Lemoyne qui, au début des années 1960 déjà, partageait ses inquiétudes concernant la difficulté éprouvée par l’intellectuel franco-canadien à s’exprimer, en raison du fossé séparant « le milieu et l’expression » : « J’avoue, disait-il, ne plus croire que nous puissions jamais rendre compte de nous-mêmes en fran-çais à cause d’un fait primordial : l’invention et la forme de l’Amérique ne sont pas françaises » (27).

À partir des années 1960, la fiction québécoise se fait l’écho du mouvement indépendantiste et promeut son statut indépendant de l’institution littéraire canadienne en exhibant son « américanité », direction illustrée par les romans de Jacques Poulin ou de Victor-Lévy Beaulieu, pour ne nommer que deux des plus célèbres écrivains de cette stratégie littéraire. Ces romans ouvrent la voie à un débat toujours actuel sur l’avenir d’une culture déchirée entre son héritage linguistique et les nombreuses influences culturelles dues à sa situation géographique. Les écrivains ne sont pas les seuls qui essaient de mettre en avant l’appartenance continentale du Québec pendant les décennies 1960-1970; dans le même esprit de distanciation par rapport à la relation culturelle qui lie le Québec à la France depuis le XIXe siècle, de nombreux essayistes, sociologues et artistes dénoncent l’héritage européen « comme un appauvrissement, une condamnation à l’imitation stérile, à une aliénation même » (Bouchard, « L’américanité : un débat mal engagé » s.p.).

Ce nouveau discours propose une redéfinition du Québec en tant qu’espace francophone nord-américain, alors que sur le plan identitaire le Canadien français devient à son tour québécois, changement qui signale, selon Léon Bernier, le développement d’une conscience continentale chez celui-ci : « Comme si le fait de se définir non plus tant par leur origine ethno-historique que par leur ancrage sociétal sur le territoire avait permis aux Québécois de revoir de façon plus globale l’ensemble de leur inscription dans l’espace » (177).

Depuis son adoption, le concept d’américanité a acquis des significations polyvalentes et a gagné autant de partisans que d’opposants fervents. Du côté de ceux qui le soutiennent, et qui ont été parmi les premiers à le théoriser amplement, on compte Gérard Bouchard, Yvan Lamonde ou Guy Lachapelle, pour ne citer que ceux-là. Cependant, c’est la définition de Louis Dupont que nous privilégions, car il nous semble qu’elle envisage l’américanité en tant que paradigme socioculturel et artistique à la fois :

un prisme qui permet une interprétation de la société québécoise et de la culture franco-québécoise, implicitement de son passé canadien puis canadien-français, en lien avec la géographie et l’histoire nord-américaines, ainsi qu’en relation avec les autres sociétés américaines. Il peut s’agir d’une impression ou encore d’un sentiment que les écrivains expriment à travers la forme et le contenu de leurs textes. (47)

Du côté des critiques de l’américanité se rangent Joseph Yvon Thériault, qui voit dans l’affirmation américaine « l’effacement du sujet québécois » (s.p.) en tant que francophone héritant de la France, et aussi Anne Legaré, qui associe l’américanité avec le processus d’assimilation culturelle par les États-Unis car, selon elle, il ne peut pas y avoir de différenciation entre une langue et sa culture : « Inversement, si le Québec devait se fondre dans l’américanité, même en français, il [. . .] perdrait sa singularité et deviendrait alors américain » (171).

Pour nos analyses littéraires, nous ne considérons pas l’américanité sous un angle politico-économique, mais nous employons le concept dans le sens d’un mécanisme identitaire valorisant qui, loin d’imposer une image réductrice de l’identité québécoise, en dévoile une altérité qui peut mieux rendre compte de ses complexités. Comme le démontre un sondage effectué en 1999 par le Groupe interdisciplinaire de recherche sur les Amériques (GIRA), plus les Québécois sont sûrs de leur identité continentale, moins ils se sentent menacés par une américanisation culturelle. Le sondage a donné aux sujets la possibilité de se reconnaître en tant que Québécois, Canadien, Canadien français ou Canadien anglais, mais il a aussi permis une variable d’identification seconde locale ou globale. Les sujets se sont identifiés comme appartenant aux États-Unis, à leur localité ou région, au Canada, à l’Amérique ou à l’Europe ou au reste du monde. Les résultats ont révélé que les groupes qui se sont accordé une seconde appartenance continentale ou mondiale avaient aussi la plus grande tendance à percevoir le Québec en tant que société distincte par rapport aux États-Unis, ce qui encourage Bernier à affirmer

non seulement qu’américanité n’est pas synonyme d’acculturation étasunienne [sic], mais que la reconnaissance, par les Québécois, de leur américanité pourrait bien venir prendre le relais de la référence européenne à titre de contre-offensive implicite à « l’américanisation » entendue comme processus de différenciation culturelle par effet de mondialisation de l’industrie culturelle étatsunienne. (183)

Cette citation de Bernier pose une distinction claire entre américanité et américanisation, distinction qui mérite d’être approfondie. Puisque l’usage du gentilé « étatsunien » ne s’est pas tellement répandu en anglais ou en français (alors qu’en espagnol, par exemple, on rencontre le mot estado-unidense), le terme « américanité » fait souvent, de manière abusive, référence exclusivement aux États-Unis, ce qui autorise selon ses opposants l’emploi interchangeable des termes « américanité » et « américanisation », termes qui englobent l’idée d’acculturation. Cette équivoque n’est pas sans raison, si on pense au fait que, effectivement, de nombreux travaux parus au milieu des années 1990, dont Le mythe américain dans les fictions d’Amérique (1994) de Jean Morency et L’ambiguïté américaine : le roman québécois face aux États-Unis (1995) de Jean-François Chassay, posent « la question américaine » exclusivement comme le rapport du Québec avec les États-Unis. C’est au début des années 2000 qu’un nouveau discours sur « les Amériques » prend de l’ampleur et que le syntagme « continent américain » commence à englober tous les pays du continent, élargissant donc son acception jusqu’au-delà des États-Unis. Ce changement d’optique est sans doute, au moins en partie, la conséquence de l’apparition au Québec d’un corpus littéraire (signé par des auteurs québécois « de souche ») fortement marqué par l’imaginaire sud-américain : Frontières ou tableaux d’Amérique (1995) de Noël Audet, Clair-obscur à Rio (1998) de Claire Varin ou la « trilogie brésilienne[3] » de Pierre Samson ne sont que quelques exemples. Le roman de Francine Noël La conjuration des bâtards (1999) est quant à lui innovateur en ce sens qu’il dépasse les simples références et inscrit la culture mexicaine dans la littérature québécoise, comme le fait remarquer Catherine Khordoc dans son article « Looking beyond the Elephant: The Mexican Connection in Francine Noël’s La Conjuration des bâtards » : « The originality of La Conjuration des bâtards, then, is that it integrates aspects of Mexican and Québécois cultures, recognizing and exploring commonalities between the two and thereby creating a text that must be considered simultaneously Québécois and American, in the continental sense » (234).

L’analyse de Khordoc démontre ainsi que la manière dont ce roman conceptualise la culture québécoise est nettement plus rapprochée de la culture latino-américaine que de la française, en attirant aussi l’attention sur le fait que le roman québécois « can no longer ignore its relations with other cultures with which it cohabits in the Americas » (244).

Plus récemment, dans son article « La nation à l’épreuve d’un récit métis : ouvrir le Québec par le biais hispano-américain dans l’œuvre de Francine Noël » (2010), Michel Nareau étudie la tétralogie de Francine Noël en tant qu’« une utopie métisse de la nation, qui prend comme modèle des figures des Amériques qui s’intègrent à une trame mémorielle et narrative québécoise » (28). Que cette utopie n’ait rien à voir avec les États-Unis est un aspect que Nareau souligne dans sa conclusion, lorsqu’il affirme que le « référent latino-américain participe d’un projet identitaire et discursif qui prolonge le rêve d’intégration bolivarien en lui donnant une extension pluriculturelle, mais en abolissant le détour états-unien » (37).

Ce rapprochement, de plus en plus visible, entre le Québec et l’Amérique du Sud a aussi été mis en évidence par le GIRA, dont le directeur, Frédéric Lesemann, est le premier à avoir proposé le terme « amérilatinité », concept plus approprié que celui d’« américanité ». Selon Lesemann, les nombreux contacts politiques, linguistiques et économiques entre les deux espaces non seulement sont dus au fait que les langues ont des structures comparables, mais s’expliquent surtout grâce aux mentalités similaires façonnées par celles-ci. Cet avis est partagé par Hugh Hazelton qui, dans l’introduction à son ouvrage Latinocanadá: A Critical Study of Ten Latin American Writers of Canada (2007), souligne que les littératures canadiennes et latino-américaines partagent une histoire de colonisation et d’implantation de la culture européenne dans un milieu indigène, aussi bien que la quête d’un moyen d’expression autonome.

C’est pourquoi, en parlant de l’appartenance du Québec à un monde américain au sens continental du terme, Lesemann est d’avis qu’il faut spécifier « qu’il s’agirait d’un monde américain latin, qui est très largement majoritaire par rapport à l’Amérique anglo-saxonne » (Harvey s.p.). Dans cette optique, l’amérilatinité viserait justement à distinguer le parcours du Québec de celui des États-Unis.

Transaméricanité ou nouveau métarécit québécois

Bien que l’américanité et l’amérilatinité apportent maintes nuances à la nouvelle expression identitaire québécoise, il ressort clairement des définitions données jusqu’ici que les deux paradigmes se sont forgés l’un par opposition à l’autre et qu’ils risquent de diviser davantage le Québec dans sa quête d’une redéfinition moderne de son identité. Qui plus est, aucun modèle ne parvient à sortir le Québec de sa situation de communauté minoritaire : l’américanité insiste sur le fait qu’en dépit de la langue française, l’identité québécoise est façonnée surtout par son appartenance géographique au continent nord-américain, alors que l’amérilatinité essaie d’accentuer l’héritage latin, européen, du Nouveau Monde[4]. C’est pourquoi nous constatons, sans avoir encore donné un nom à ce phénomène, que plusieurs romans québécois publiés récemment par des écrivains dits « de souche » parviennent mieux à exprimer les mutations culturelles qui s’opèrent au Québec, en allant au-delà de telles binarités et en esquissant un projet esthétique transaméricain. La trilogie d’Alain Beaulieu, justement, met en scène un éthos du mouvement et de la négociation qui permet une lecture alternative de la géographie et de l’histoire du continent américain, Nord et Sud confondus. Ces romans signalent la naissance d’un nouveau métarécit québécois dans lequel « each individual crosses borders and is crossed by borders. The individual is a dwelling for the circulation of different cultures and historical narratives » (Imbert, « Multiculturalism in the Americas » 51).

Écrivain et professeur de création littéraire à l’Université Laval, Alain Beaulieu est l’auteur d’une douzaine de romans pour adultes et pour la jeunesse. Ses trois derniers titres, Le postier Passila, Quelque part en Amérique et Le festin de Salomé, représentent les trois volets d’une quête identitaire entamée en Amérique centrale, poursuivie aux États-Unis et ramenée sur le territoire québécois. À la manière des écrivains migrants qui se lassent d’être définis seulement selon leur expérience d’immigration, Beaulieu motive ses choix géographiques pour Le postier Passila et Quelque part en Amérique par le besoin de se chercher ailleurs : « J’avais été identifié comme un écrivain de Québec parce que mes premiers livres se passaient beaucoup à Québec. J’avais aussi l’impression d’avoir fait le tour » (Boisvert s.p.).

Paru en France et au Québec en 2010, Le postier Passila a été final-iste au Prix du Gouverneur général en 2011 et, à la différence des autres romans de Beaulieu qui ont pour cadre la ville de Québec[5], la narration se déroule dans le village fictif de Ludovia, qui se trouve, selon quelques indices dans le roman, dans une région de l’Amérique centrale. Dès les premières pages du roman, nous n’accédons à aucune indication temporelle ou spatiale précise, alors que le personnage principal prend le temps de nous raconter sa vie dans les plus minutieux détails : « Je m’appelle Eduardo Navilas Passila, né de père inconnu dans un logement insalubre de la grande ville » (15). Ayant demandé sa mutation à Ludovia à la suite d’un échec sentimental, le postier Passila se retrouvera dans un microcosme à l’apparence tranquille, mais qui lui est ouvertement hostile et qui l’ostracise en le voyant comme l’étranger. L’opposition entre la « grande ville » et le petit village rappelle un des grands motifs littéraires québécois, à savoir l’opposition entre nomade et sédentaire exploitée surtout par les romans du terroir. Nous pouvons nous demander si cette situation de mise en abyme de l’extranéité, puisque Passila arrive d’une autre ville du même pays, et non pas d’un ailleurs inconnu, ne ferait pas un clin d’œil aux sentiments d’aliénation que peut éprouver un peuple d’origine latine dans un pays majoritairement anglophone. Si cela n’est qu’une simple hypothèse de lecture, ce qui reste incontestable est l’aveu de Beaulieu quant à son choix conscient de dépayser sa narration, conséquence d’un désenchantement de l’auteur avec la vie politico-sociale au Québec. C’est pourquoi l’idée d’écrire Le postier Passila lui est venue sur le fond « d’une déprime politique et sociale. Ce n’est pas pour rien que les jeunes partent travailler ailleurs, il n’y a plus rien d’emballant et de stimulant ici » (Lapointe s.p.).

Le résultat est un roman sur le mensonge et la tromperie dont l’intrigue est renforcée par des techniques narratives rappelant le style du « réalisme merveilleux » (el realismo mágico). Le prologue et l’épilogue nous sont livrés par un narrateur omniscient dont le discours mélange passé et présent : « Quand le postier Passila descend dans son bureau ce matin-là, rien n’a changé, comme si les lieux n’avaient rien gardé de ce qui s’y est déroulé la veille » (7). La narration débute sous le signe d’une atemporalité marquée par l’horloge, dont « la pile a rendu l’âme à midi dix, on ne saurait dire quel jour » (7) et qui présage, dès la première page, une fin apocalyptique pour tous les personnages : « Ce n’est plus qu’une question de temps avant que le ciel se referme sur lui, se dit-il, que la terre engloutisse le bureau de poste et que le feu jaillisse des ténèbres » (7). Le lecteur qui attend l’explication de ces évènements recevra tout de suite un avertissement qui sème le doute quant à ce qu’il apprendra par la suite : « Car plus rien n’est clair dans l’esprit du postier » (7). Dans ce même prologue, on apprend que le postier Passila entretient une relation d’amour platonique avec la jeune Estrella, fille de l’ancien policier du village. Après une longue description d’une des soirées pendant lesquelles le postier « entre en elle par la parole » en lui récitant des poèmes qui parlent de « rosées solaires » et de « bouquets d’errances », le narrateur met en doute la véracité de cette histoire d’amour en concluant : « Voilà du moins comment sa mémoire lui rejoue cette soirée » (11). Entre le prologue et l’épilogue du roman, la narration se fait à la première personne, car le postier entreprend d’écrire son histoire avant de quitter le village, afin de mieux comprendre lui-même ce qui lui est arrivé : « Il rentrera à la grande ville dès que le chauffeur Gonzalez sera là. Et en l’attendant, il mettra sur papier ce qui a mené au chaos » (13).

L’intrigue ne se laisse pas résumer facilement; après son arrivée à Ludovia, Eduardo Passila se rend compte que sous la torpeur apparente qui règne sur le village se cachent deux factions : celle soutenue par la vieille Miranda, le docteur Noriega et Pablo Hernandez, le père d’Estrella, et celle contrôlée par le policier Cortez, qui semble être le vilain dans cette histoire. C’est du moins ce que Passila entend de la bouche d’Estrella, qui accuse Cortez de l’avoir violée et d’avoir tiré sur son père, attentat qui aurait laissé Hernandez paralysé. Pour sa part, Cortez présente une autre version des faits et essaie de gagner l’appui de Passila afin d’éviter ce qu’il appelle « un carnage » à Ludovia : « Ils sont en train de préparer un coup d’État, tu comprends » (159). Le postier se laissera entraîner, sans grande conviction, par la faction des villageois et les aidera à éliminer Cortez. Mais, le lendemain, il est consterné de voir le nouveau policier du village, Hernandez, se diriger vers lui, sans aucun signe de paralysie. Incapable de discerner entre ce qui est vrai et ce qui est faux, Passila décide de quitter le village le jour même, ce qui, selon l’épilogue, n’arrivera pas, puisque Hernandez l’en empêche et le roman se termine sur la même vision de fin apocalyptique incertaine : « Il [Passila] aimerait bien pouvoir y lire une partie de son destin, mais le ciel tout entier ne saurait dire ce qui va lui arriver » (186).

L’histoire de ce petit coin oublié d’Amérique centrale, où se trame une révolte au sein de laquelle le personnage principal n’arrive pas à trancher sa position par rapport aux deux clans, n’a pas manqué d’être comparée par la presse avec la situation du Québec, chose reconnue par l’auteur lui-même. Sans en avoir eu l’intention — puisqu’il souhaitait s’éloigner de l’imaginaire québécois avec Le postier Passila —, Beaulieu avoue qu’il a peut-être été ramené inconsciemment à la question nationale : « En me relisant, je réalise que c’est peut-être mon roman le plus québécois [. . .]. À cause surtout du personnage central qui est ballotté entre deux options, deux versions d’une même histoire, et qui penche parfois d’un bord, parfois de l’autre » (Lapointe s.p.).

Après cette réalisation de la profonde québécitude qui sous-tend la narration, en dépit de son dépaysement géographique, Beaulieu décide de refaire l’expérience en remontant cependant la pente vers le Québec. De l’Amérique centrale, il place l’action du roman Quelque part en Amérique dans le Sud des États-Unis et affirme ainsi une fois de plus le rapport presque naturel qui existe dans la littérature québécoise entre l’Amérique et l’identité :

Mobiliser l’imaginaire américain, dans le roman québécois, suppose toujours une prise de position identitaire et Quelque part en Amérique nous en fait la preuve. Dans ce cas-ci, les allusions à la composante francophone de l’Amérique révèlent ce que le refus de la métonymie à fins critiques nous montrait déjà : ce « quelque part » en Amérique, ça pourrait aussi être chez nous. (Ferland, Américains après tout s.p.)

À la manière de la narration du Postier Passila, ce roman non plus n’affiche pas de coordonnées spatio-temporelles précises, mais il s’inscrit de manière évidente dans l’actualité sociopolitique globale. Le récit de Lonie et de son fils Ludo, originaires du Belize, touche aux problèmes de l’immigration illégale aux États-Unis, de la corruption de la police, aussi bien qu’au fléau du racisme : « J’ai vite déduit de notre conversation qu’il s’agissait d’un quartier où les Noirs n’allaient pas se balader et que nous n’y passerions pas inaperçus » (39). Ensuite, le récit sera pris en charge par plusieurs voix, dont la plus proéminente reste celle de Lonie : on apprend comment elle a décidé de quitter son village natal avec son fils Ludo, âgé de cinq ans seulement, afin de lui offrir une vie meilleure dans cette « Amérique qui mène les affaires du monde » (38). Un certain Marco (ami de la cousine de Lonie, Liana, partie aux États-Unis) avait contacté Lonie pour lui proposer de se rendre elle aussi en Amérique et celle-ci avait accepté sans en savoir davantage : « Mais jamais Marco n’avait failli à sa parole, et il y avait toujours eu quelqu’un pour nous montrer la piste à suivre à travers les montagnes, puis dans la poussière aride des basses terres, encore pour atteindre le train qui nous avait conduits jusqu’ici » (15). À son arrivée, Lonie échappera au sort qui lui était destiné, le réseau de traite de femmes qui avait de toute évidence saisi sa cousine, grâce au hasard : le train arrive une heure et demie en retard, Marco se fait arrêter ce soir-là, et un policier, Nick Delwigan, se convertit en son protecteur et celui de Ludo. Il les emmènera vivre chez sa sœur Maureen, qui gardera Lonie comme domestique, afin que celleci puisse régulariser sa situation. Jusqu’au moment où on lui en parle, Lonie ne semble pas se rendre compte que sa situation dans ce qu’elle appelle « mon nouveau pays » (86) est hors de la loi. Ses connaissances sur l’Amérique proviennent des quelques lettres qu’elle avait reçues de la part de sa cousine Liana, sans savoir maintenant si l’auteur en était vraiment sa cousine ou bien Marco : « Ma cousine m’avait expliqué, dans l’une de ses lettres, que ce pays ne demandait rien aux immigrants qui voulaient travailler. Qu’il leur suffisait de se présenter dans les usines ou les commerces pour qu’on les engage sur-le-champ, sans manières et sans façon » (43). Entre les lignes, on lit bien sûr la promesse du « rêve américain », un cliché qui cache les nombreuses difficultés auxquelles Lonie sera confrontée, mais aussi à quel point l’Amérique représente pour elle un certain topo plus qu’une réalité. Elle l’admet, peu de temps après son arrivée : « J’avais rêvé de ce pays si longtemps qu’une fois là je ne savais plus comment le prendre » (67). Lonie met un signe d’égalité entre l’endroit où elle se trouve et l’Amérique tout entière, sans se rendre compte qu’en tant que Bélizienne elle appartenait déjà au continent américain. Le fait qu’il n’y ait aucune indication toponymique précise dans tout le roman non seulement sert à décrire la désorientation ressentie par un immigrant récent, pour lequel une ville vaut tout autant qu’une autre, mais aussi dévoile le désir de l’auteur de placer l’histoire dans un contexte continental. En témoignent les références à l’histoire du continent, alors que Lonie n’a aucune idée d’où ils se trouvent exactement : « Nous avons traversé sans les voir des villes aux noms francophones, ce qui témoignait de la présence passée des Français dans cette partie de l’Amérique, puis, au milieu de l’après-midi nous avons atteint la ville la plus grosse que nous avions vue depuis notre arrivée, une cité que l’autoroute coupait en deux à travers les gratte-ciel » (102).

L’histoire du continent, ce sera à son fils Ludo de la découvrir et de se l’approprier 16 ans après son enlèvement par Maureen, qui se fait maintenant appeler Margaret Keller. Ludo est devenu Koby Keller, le fils adopté de Maggie, et il ne soupçonne rien de son existence précédant ses cinq ans : « J’avais été pour elle un enfant facile et elle n’avait jamais eu à regretter de m’avoir adopté » (120).

Le drame cruel qui est à l’origine de la naissance de Koby Keller représente en même temps, paradoxalement, une possibilité pour Ludo de renégocier son identité en tant qu’« Américain ». À l’âge de 21 ans, il est toujours passionné par les jeux vidéo, activité ludique[6] que les chercheurs mettent en rapport de plus en plus avec la construction identitaire chez les jeunes. De nos jours, la prolifération des technologies de l’information et de la communication anonyme permet aux jeunes de se construire une ou plusieurs identités à travers des réseaux tels que Facebook, les blogs et les jeux de rôle : « Les outils numériques remplis-sent une fonction de construction identitaire au cours d’une période où le “je” n’existe presque exclusivement que par le regard des autres. Exister “numériquement” semble plus aisé lorsque l’identité “réelle” (et la différentiation) demeure peu développée » (Dauphin 12).

Koby/Ludo ne possède évidemment pas une identité « réelle » car, à part le fait qu’il ignore ses véritables origines, Maggie/Maureen ne lui a jamais fourni au moins un récit familial fictionnel, ce qui amène Koby à remarquer qu’on croirait « qu’elle était issue de la génération spontanée. Aucun ami d’enfance ni famille, même lointaine » (122). Cette absence d’origines enlève à Koby toute chance « de [se] situer dans un continuum temporel et historique définissable » (145). C’est pourquoi il essaie, sans succès, de s’approprier une identité en multipliant ses avatars pendant les jeux vidéo, et c’est peut-être un clin d’œil de la part de son sous-conscient qui le rend capable de s’identifier avec un « zombie » :

Quelque part en Amérique, un zombie appuyait sur des boutons pendant que son avatar traversait les tranchées, une mitraillette à la main, et exterminait tous ceux qu’il croisait sur son chemin. Dans cet univers apocalyptique, je cherchais une glace pour y voir mon visage et me convaincre que j’étais bien celui qui avait réussi à se rendre jusque-là. (132)

Si le zombie est considéré comme une métaphore de l’esclavage en Haïti[7], il ne faut pas négliger dans le cas de Koby/Ludo le rapport sémantique avec la catégorie du « revenant ». Dans la tradition médiévale, le revenant désigne une personne qui, après son trépas, revient hanter ceux qu’elle a connus de son vivant, d’habitude parce que les rituels du deuil n’ont pas été respectés. Dans un article sur le secret de famille et la communication, Serge Tisseron parle de l’intuition de l’enfant qui « pressent toujours qu’on lui cache quelque chose, [mais qui] n’a guère les possibilités de deviner la nature de ce qu’on lui cache » (57). Même en ignorant le secret qui entoure son existence, Ludo/Koby semble avoir du mal à faire le deuil de la partie de lui-même qui lui est niée par les mensonges de sa mère adoptive. Le traumatisme refoulé se déferle dans la violence des jeux vidéo, que lui-même qualifie de « puérils », mais qu’il ne peut pas abandonner tant qu’il ne sait pas qui il est :

Je ne voyais jamais que mes mains et j’aurais voulu que le jeu me confirme en me permettant de voir mon visage que j’étais bien celui qui avait perpétré tous ces crimes. Cela m’aurait permis, je crois, de me libérer de ce passe-temps puéril, alors que, sans visage, je pouvais y revenir sans crainte que tout cela me soit reproché. Alors, j’ai continué à tuer, à voler et à mentir jusqu’à ce que la sonnerie du téléphone me sorte de là. (132)

Une incursion dans l’histoire du continent américain apportera une résolution à l’histoire personnelle de Koby/Ludo, qui tombe amoureux de Laura J. Peckford [8], née d’un père afro-américain et d’une mère dont les ancêtres avaient été « des Gervais que le temps avait transformés en Jarvis » (144). Mettant à l’épreuve l’inertie de Koby devant tout ce qui est fouille du passé et de la généalogie, Laura lui propose de partir avec elle pour un long périple à travers l’Amérique, jusqu’au bord du fleuve Saint-Laurent, et, dans ses propos, les États-Unis et le Québec ne font qu’un : « Ce pays est à nous, Koby, et on ne le connaît pas » (145). Au moment où ils s’apprêtent à partir, Koby est enfin retrouvé par sa mère biologique, Lonie, et par l’époux de celle-ci, Nick Delwigan, avec lequel elle a deux filles. Muni enfin de sa véritable identité double de Bélizien-Américain, Ludo s’en ira vivre de nouvelles expériences sur le continent américain, pour rentrer plus tard auprès de Lonie en compagnie de Laura et de leur bébé, une fille qui portera le nom de sa grand-mère paternelle. La naissance de la jeune Lonie symbolise, à part la filiation et la transmission de l’héritage culturel, la naissance d’un nouvel être métis héritier de multiples héritages, peut-être la première véritable « Américaine » de la famille.

Après son périple fictionnel dans l’Amérique centrale et les États-Unis, Beaulieu revient au Québec pour l’action de son plus récent roman, Le festin de Salomé, qui clôt sa trilogie américaine. Ce roman développe des thèmes amorcés dans les deux premiers, à savoir le dédoublement inhérent des Québécois dû à leur situation géographique et linguistique, le rôle des Amérindiens dans l’histoire du continent américain ainsi que la transformation de l’individu au contact de l’Autre. Le roman se place dans un dialogue intertextuel continental d’abord en faisant écho à l’œuvre de l’écrivaine mexicaine Laura Esquivel, et surtout à son roman The Law of Love (1996) (« La loi de l’amour »), premier roman multimédia de l’histoire. Dans ce roman, Esquivel emploie le thème des réincarnations successives comme un moyen d’expliquer les nouvelles identités transculturelles contemporaines, constamment remises en question par le contact avec l’Autre, les déplacements géographiques et le renouvellement du concept de « culture ».

Beaulieu construit aussi Le festin de Salomé autour de la prémisse qu’il faut devenir l’Autre afin de pouvoir le comprendre, et ce n’est pas par hasard que ce processus de reconnaissance du personnage principal, Québécois de souche, est guidé par Naomi, une Métisse d’origine amérindienne[9] : « Naomi aspirait à retourner là d’où l’on avait tirée, sur les terres ancestrales de sa nation, situées en bordure du lac Pekuakami [10] » (14). Dans l’imaginaire américain, l’Amérindien symbolise souvent la figure médiatrice entre l’Ancien et le Nouveau Monde puisque, « marqué par sa double appartenance, ce nouvel être hybride parvient à surmonter le conflit identitaire fondateur de l’imaginaire américain » (Doyon 75). Dans le contexte spécifiquement québécois, la figure de l’Autochtone tient lieu de la référence sur le plan de l’imaginaire, selon Emmanuelle Tremblay, car « elle renvoie au héros québécois le reflet de la dualité qui détermine son rapport à l’américanité, tout en le confrontant à sa propre image » (109-110).

Rédigé à un moment où on demandait aux Nations Unies de déclarer « génocide » (Bolen) le traitement des Premières Nations au Canada, le récit semble vouloir donner une voix à ceux dont la parole est d’habitude oblitérée par les discours officiels. À cet effet, le roman met en scène le rapport entre l’auteur du crime, le Blanc, et la victime, l’Autochtone, se rencontrant constamment à travers leurs réincarnations.

Le personnage principal, qui restera sans nom jusqu’à la fin surprenante du roman, vivra trois réincarnations qui ne durent que peu de temps, mais pendant lesquelles il se retrouve toujours de l’autre côté du rapport de pouvoir habituel, c’est-à-dire dans la position vulnérable du malade mental, de l’homosexuel ou du toxicomane. La seule constante pendant ses trois vies reste la figure de Naomi, ce qui semble renforcer la thèse du roman d’Esquivel sur le rapprochement de la victime et de l’agresseur, qui doivent apprendre à aimer, pendant plusieurs vies si nécessaire : « When hatred[11] exists between two people, life will bring them together as many times as necessary for that hatred to disappear. Again and again they will be born near each other, until they finally learn how to love » (18).

Il est aussi intéressant de noter que dans chaque réincarnation c’est le personnage principal, le Blanc, qui reconnaît Naomi, alors que celleci ne le voit que sous le visage qu’il emprunte pour cette vie-là. Selon Patrick Imbert, « the theme of the body in the process of reincarnation allows the exploration of modes of action in which the characters do not recognize themselves at first » (Theories of Inclusion 57); cependant, une fois que chacun a été victime d’injustice, ils seront forcés de se reconnaître dans leur prochaine réincarnation. Il semble que le personnage principal doive payer plusieurs dettes afin de se faire reconnaître par Naomi et d’atteindre l’état qu’il chante dans son mantra intérieur : « Je me retrouve enfin tel que je suis. Je me retrouve enfin tel que je suis. Je me retrouve enfin tel que je suis . . . » (61).

Le spectre du génocide et du nettoyage ethnique se matérialise dans le roman par l’apparition d’un personnage du nom d’Aribert Heim, le chauffeur de taxi qui emmène Naomi et le personnage principal au Graal, l’endroit où débutera la première réincarnation. On apprend de la bouche de Naomi qu’Aribert est un « repenti », qu’il avait commis de très grosses fautes « qu’on ne lui pardonnera jamais, pas même quand la mort aura mangé son corps. Il le sait, l’a accepté » (19). Le nom est bien sûr celui du médecin SS d’origine autrichienne Aribert Ferdinand Heim, aussi surnommé « le Docteur la Mort » dans les camps de concentration de Buchenwald et de Mauthausen. Alors que Naomi a l’impression qu’Aribert essaie de racheter ses transgressions en conduisant « ce taxi pour que ceux dont le destin ne s’est pas accompli arrivent enfin là où leur vie les attend » (20), le rôle de maître de cérémonie qu’Aribert endosse au Graal sert peut-être à rappeler que les racines du mal sont très résistantes.

La suite du roman nous met devant une surprenante mise en abyme où l’auteur se met en scène sous son propre nom, ce qui pousse la critique à y voir l’histoire d’un écrivain en quête de ses personnages. Bien que celui-ci soit un des thèmes, nous trouvons que le fil conducteur reste, comme pour les deux romans précédents, la quête identitaire des Québécois au XXIe siècle, quête qui se reflète dans cette crise de la fiction. Comme les éditions Druide nous y ont habitués, l’écrivain commente brièvement son roman à la fin du livre et affirme qu’il y voit « la métaphore de [sa] nation dont le fil historique s’est rompu, celle d’un pays qui a déjà eu sa seconde chance et qui ne sait pas comment mourir » (s.p.). L’avenir du Québec, selon cette mythologie naissante que Beaulieu peint dans ses trois derniers romans, reposerait désormais entre les mains d’un héros anonyme, qui ne sait comment exister que de manières multiples, et en compagnie de sa partenaire métisse, beaucoup plus décidée que lui à réinventer un destin originel pour les deux.

En conclusion, cette étude valorise l’amérilatinité en tant que paradigme moderne qui permet à la littérature québécoise de mieux définir son appartenance continentale distinctive après le début du XXIe siècle. Comme l’écrit Benoît Melançon, il y a une américanité pour toutes les périodes, pour chaque réalité politique, historique, littéraire : « L’évolution du rapport à l’américanité s’explique par des circonstances historiques et sociales : l’américanité n’est pas la même selon les époques et selon les classes ou groupes qui la défendent » (68). La présence sud-américaine dans l’évolution actuelle de la littérature québécoise traduirait donc, dans ce que nous avons défini comme un nouveau métarécit, la quête identitaire d’un Québec qui, après deux tentatives échouées de se constituer dans un « bloc national » indépendant, se reconnaît à présent plutôt dans l’hybridité culturelle de l’Amérique latine.

Dans ce nouveau métarécit québécois, l’individu cherche les multiples images du Soi, en se donnant pour tâche d’atteindre « the temporality of a series of displacements that allow an individual to live in someone else’s place, to experience diverse socio-cultural contexts and, essentially, to live multiple lives » (Imbert, Theories of Inclusion 95). La transaméricanité, telle qu’elle ressort des romans de Beaulieu, se présente comme un espace d’ouverture plutôt qu’espace qui favoriserait l’assimilation. Le fait que les personnages se retrouvent souvent en dehors de Québec et qu’ils expérimentent avec les multiples facettes de l’altérité du soi-même laisse entendre qu’ils parviennent à s’échapper de leur situation minoritaire; leur identité se construit désormais dans des endroits lointains, qui restent parfois non identifiés afin de mieux souligner le rejet des binarités habituelles qui entourent la « question nationale » québécoise.

D’autre part, on ne peut s’empêcher de remarquer les écrits de Pierre Samson, par exemple, auteur d’origine québécoise qui invente des personnages brésiliens vivant au Brésil, ce qui lui a valu d’être comparé par la critique avec le fameux écrivain néo-québécois Sergio Kokis. Dans un entretien, Samson, qui n’a visité le Brésil qu’après la parution de son premier roman, affirme que pour lui les deux pays exhibent des similarités évidentes, et nous projetons de poursuivre l’analyse du métarécit québécois en incorporant également ce genre de titres.