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Publié d’abord en 2002 et puis réédité en 2008, La vie de biais du nouvelliste québécois Gaëtan Brulotte se compose de 12 nouvelles qui abordent des phénomènes et des évènements associés au tournant du millénaire. Ayant déjà étudié la théâtralité dans ce recueil à portée universelle que Gilles Dorion appelle une analyse de la vie courante (9)[1], je n’ai pas pu m’empêcher en le traduisant en anglais[2] de noter que l’on a souvent affaire à des protagonistes plutôt idéalistes qui se font des illusions quant à la vie avant de faire face à la matérialité brutale du monde. En effet, ces récits foisonnent de personnages naïfs, optimistes et politiquement corrects au début du récit, qui découvrent malgré eux le caractère injuste, absurde et imprévisible de la réalité au dénouement. Victimes de l’ironie du sort, les personnages rappellent le célèbre dicton pascalien selon lequel « celui qui fait l’ange fait la bête » (fragm. 57). Prononcé dans le cadre des Pensées, où Pascal réfléchit au caractère paradoxal de la condition humaine, tiraillée entre l’infini et le néant[3], ce dicton peut résumer la plupart des nouvelles où la subversion des idéaux semble également s’associer à une critique implicite du dogme religieux. Plus évident dans certaines nouvelles que d’autres, le discours subversif à l’égard de l’ascétisme prêché par l’Église relève d’une sorte de sous-texte du recueil que la critique a jusqu’ici négligé dans ses analyses. Visible lorsqu’on examine de près les jeux onomastiques dans les nouvelles, ce discours laisse ainsi entendre que l’héritage religieux du Québec continue à travailler l’esprit de l’auteur et s’avère ainsi incontournable pour bien comprendre La vie de biais. Bien que Brulotte ait quitté sa province natale et ait pris ses distances par rapport à la religion catholique il y a longtemps[4], il semblerait que l’influence de cette institution et sa résurgence sous d’autres formes dans le monde actuel provoquent une remise en question de l’intransigeance et de l’irrationnel dans le recueil. Dans La vie de biais, la déconstruction de l’hypocrisie et des visions simplistes ou fantaisistes qui renient le naturel humain et les considérations pratiques se manifeste à travers l’importance que Brulotte accorde aux questions touchant au matérialisme, à la corporalité, à la sexualité et à la maladie. Correspondant à ce que les gens refoulent souvent au nom d’un idéal, ces questions se trouvent donc au centre des nouvelles, qui participent, en tant que genre dit « mineur », du discours critique de l’auteur. Par le biais de l’art bref, dont il souligne le pouvoir de « résistance aux Grands Récits oppressants et obscurantistes qui incarnent la Vérité » (La nouvelle québécoise 302), Brulotte ironise sur l’autorité idéaliste des institutions religieuses ou autres et met en scène le caractère foncièrement hasardeux et hétérogène de la vie.

Le matérialisme et la révérence

Dans La vie de biais, dont le titre renvoie à l’importance de la perspective et à la nature imparfaite du monde, l’exemple de subversion le plus frappant se rencontre dans la nouvelle très ironique intitulée « Tranches de jours ». Sans doute inspirée par les évènements du 11 septembre 2001 à New York, cette nouvelle pince-sans-rire imite un texte philosophique sur le plan formel et met en avant la perception faussement « naïve » du narrateur, qui se fait des illusions par rapport au matérialisme de son voisin Charlie, un soi-disant prêtre qui prépare un attentat terroriste contre la bibliothèque de l’Université. En associant chaque paragraphe à une lettre où « A= le voisin, B = le quotidien matériel, C = l’évènementiel, D = le sensoriel, E = hors programme », la nouvelle présente la vision politiquement correcte du professeur, qui s’efforce d’être respectueux des religions et de tout rationaliser en fonction de ce qui « devrait être ». C’est ce qu’on remarque quand il est surpris qu’une femme critique le « régime fiscal privilégié » des « religieux » après avoir vu Charlie demander à la serveuse du restaurant où ils se trouvent de « détaxer son addition » (71). Amusé par la dame qui déclare que les sectes « sont les plus grands propriétaires fonciers du monde » (71) et qu’elles « volent l’argent des autres », le professeur énumère de façon incrédule les nombreux « gadgets [technologiques] de tous ordres » de son voisin, qui a pourtant fait vœu de pauvreté, avant de conclure, ironiquement : « un homme de foi se doit d’être très informé des réalités actuelles [. . .] il lui faut savoir saisir le monde en marche dans son flux matériel le plus concret » (73, je souligne).

À l’instar du Candide de Voltaire, le professeur, qui cherche sans cesse à légitimer le style de vie matérialiste de Charlie en fonction de sa propre recherche de la « plénitude » (85), devient effectivement une sorte de « fidèle » berné par les accommodements raisonnables de sa pensée qui résiste à l’évidence. C’est ce qu’on constate lorsqu’il découvre les intentions terroristes de Charlie : « Ce ne peut pas être la réalité. On doit faire erreur. J’ai du mal à modifier ma perception du prêtre » (86, je souligne). Et en effet, il choisit d’ignorer les signes avant-coureurs du comportement suspect de son « pieux » voisin qui achète des produits chimiques pour faire une bombe, en raison de sa propre catégorisation systématique du monde, celle qui fait de la religion un synonyme de bonté. Le professeur doit par conséquent se réveiller enfin devant la dure réalité. En parlant de sa voisine, une anthropologue française avec qui il discute de littérature engagée, il explique son système de pensée en se disant : « comme chez Proust, il y a deux côtés, le côté de chez Charlie et le côté de chez Béatrice, celui de la croyance et celui de la pensée » (84). L’ironie démolit ici le stéréotype du professeur universitaire « étourdi », bien pensant et enfermé dans sa tour d’ivoire, et en même temps s’attaque à l’hypocrisie matérialiste des organismes soi-disant caritatifs comme l’Église ainsi qu’au découpage simpliste et tranchant, pour ne pas dire binaire, d’une réalité fort complexe.

Cette ironie se remarque dans la dernière description de l’histoire après l’arrestation de Charlie : « Aux aurores, je découvre un chat mort dans le jardin avec ma souris [empoisonnée] déterrée dans la gueule. Le ciel est à l’orage. [. . .] Je ne pourrai pas contempler la voûte étoilée ce soir. Je me plongerai d’autant dans mes lectures » (86). Avec la fin du jeu entre le chat et la souris dans son jardin, qui évoque à la fois le paradis et la chute, le professeur est confronté à la matérialité brutale de la vie. Incapable d’y échapper en regardant le firmament, lieu associé à l’évasion métaphysique, le professeur se plonge dans ses lectures de biologie, qui, il faut l’espérer, vont lui faire enfin comprendre que la candeur s’avère « bête » lorsqu’on fait abstraction de la réalité « physique » bien présente dans la vie quotidienne. D’ordre métaphorique, cette description, qui joue sur la mort du chat empoisonné à son tour par ce qu’il perçoit comme bon pour lui, rappelle qu’il faut « appeler un chat un chat » et faire face à la réalité avec toute la lucidité et le courage nécessaires.

Histoire qui critique explicitement l’hypocrisie des institutions religieuses, « Tranches de jours » souligne l’importance de « voir » le « ça » dans « le savoir » et montre que la matière fait partie intégrante de notre réalité. Dans deux autres nouvelles, « Les triangles de Chloé » et « Le complexe de Putiphar », on rencontre également des personnages principaux peu pragmatiques, qui finissent pourtant par découvrir l’importance du concret et de l’action dans la vie. Dans « Les triangles de Chloé », par exemple, la narratrice, qui se révolte contre le psychologue qu’elle consulte pour sortir d’un triangle amoureux « infernal » (50), finit par abandonner sa thérapie, mais non sans détruire un tableau abstrait sur lequel figure justement un triangle. Obsédée par la ponctualité, symbolique de son idéalisme, Chloé ne tolère pas qu’Inemi, son psychologue, dont le nom fait penser à « l’ennemi », l’oblige à attendre et à regarder cette toile qu’elle finit par poignarder avec un coupe-papier[5]. S’étant débarrassée de son thérapeute, elle détruit ce qui la faisait venir à la clinique et explique lors de sa dernière séance : « J’enfonce mon instrument dans la toile avec jouissance [. . .] Je lacère l’œuvre et son triangle sans pitié » (53). Ayant physiquement confronté une manifestation matérielle de ce qui est à l’origine de son problème psychologique, Chloé en est soulagée, mais découvre que son geste à la fois sexuel et meurtrier, qui va à l’encontre des principes pacifistes de la thérapie, semble avoir été l’intention du psychologue.

C’est ce qu’elle conclut quand Inemi accroche au mur une autre copie du même tableau, dont il garde une bonne réserve, après lui avoir serré la main et souhaité bonne chance. D’abord désenchantée par la thérapie, qu’elle avait idéalisée, Chloé se rend compte que sa destruction du tableau a contribué à sa guérison, cette image étant le substitut matériel de l’amant qui l’a sans doute abandonnée et une représentation de la trinité catholique. Bien que le lien entre le tableau et Dieu ne soit pas explicite, il se dessine lorsque Chloé s’interroge sur sa vie et son désir d’arrêter ses séances : « Quel est le sens de mon existence? Celui de la vie en général? Celui de l’être humain dans le vide cosmique [. . .] où Dieu ne peut pas exister » (46). Travaillée par une sorte de « mauvaise foi », Chloé s’engage par son acte violent et affronte physiquement la réalité du triangle amoureux : « Après des mois de mort spirituelle, je me sens subitement renaître » (54, je souligne). Libérée par son attaque contre ce qui constitue la manifestation d’une trinité infernale, Chloé, qui rappelle ici Meursault chez Camus, s’extrait de la situation, c’est-à-dire des limbes incarnés par la salle d’attente. Elle assume enfin la réalité, c’est-à-dire le caractère destructif du triangle amoureux, et accepte sans doute son rôle dans la situation. Alors que s’impose à elle l’idée que tout est interconnecté, elle semble indirectement comprendre à la fin de l’histoire que le côté matériel est loin d’être négligeable dans les rapports amoureux et qu’on peut remplacer un ancien amant, tout comme un tableau. En effet, à la fin de l’histoire, Chloé, dont le nom veut dire « la verdoyante » ou « herbe naissante », voit qu’on peut toujours recommencer à vivre, dénouement qui rappelle, par son caractère répétitif, le mythe de Sisyphe et l’éternel retour.

Axé autour de la répétition et de la confrontation avec une réalité infernale, le récit « Les triangles de Chloé » trouve écho dans la dernière nouvelle du recueil, intitulée « Le complexe de Putiphar », où le protagoniste se heurte à la matérialité du monde. Cette nouvelle, la plus longue de La vie de biais, se présente sous forme de rapport sur un échange professionnel où l’auteur-narrateur critique l’idéal qu’est devenu « l’interculturel », mis en lumière par Simon Harel dans Braconnages identitaires (2006). Dans ce rapport, où l’employé de « la Société de l’Ouest » (Amérique) relate en détail son expérience cauchemardesque avec son homologue fourbe de la « Société de l’Est » — le Professore Dottore Puff —, le narrateur montre qu’il est complètement irrationnel de faire abstraction de toute considération « matérialiste » (150) et donc pratique lorsqu’on a affaire à autrui. Ainsi, ce rapport reprend la perspective de Harel, selon qui « le propos interculturel est chargé [. . .] d’un idéalisme qui ne doit pas nous leurrer » (13, je souligne). En effet, le narrateur adopte une attitude trop philosophique et politiquement correcte à l’égard des absurdités qu’il observe à la fois chez lui et de l’autre côté de l’Atlantique. Autrement dit, il s’engage dans ce que Harel appelle « une voie d’évitement où le conformisme et la bienséance ont valeur de principes » (13).

Nommé « Job Neuter », le narrateur rappelle effectivement le personnage biblique de Job en raison de ce qu’il endure et se montre ainsi presque aussi ridicule que son homologue, qui ne respecte aucunement les conditions de l’échange. Trop « neutre » donc, le narrateur tolère d’abord stoïquement le comportement abusif de son homologue et de sa femme. Il tente par exemple de justifier des disparités matérielles irréconciliables entre leurs situations respectives en évoquant le caractère « instructif » (145) et forgeur de l’expérience avant de déclarer sur un ton philosophique : « Ils avaient raison : il fallait à tout prix dévaluer notre mode de vie car nous aurions pu être inconsciemment tentés de considérer notre univers supérieur au leur et c’est la première erreur à éviter dans tout échange interculturel où la plus grande ouverture à l’autre s’impose » (151-152). En adoptant un discours trop autocritique afin d’éviter le snobisme associé parfois à l’Occident, connu pour son matérialisme, le narrateur essaie dans un premier temps de justifier tous les mensonges et les faux-pas de son homologue « mythomane » et « imposteur » (192) qui se prend pour le messie. Par exemple, il traite ce dernier, dont le nom évoque un personnage type de la commedia dell’arte, comme une sorte de Dieu ou de pape de la « papeterie » (144) en utilisant des « majuscules protocolaires » (147)[6] avant d’accepter enfin l’abîme culturel les séparant à la fin du récit. Ayant épuisé tous les prétextes, le narrateur surnomme « complexe de Putiphar » la mauvaise foi de son homologue « en souvenir de ce personnage féminin de la Bible » (190), une femme rejetée par Joseph, qu’elle tente de séduire et qu’elle accuse de harcèlement avant de demander à son mari de l’emprisonner.

Rendu « bête », c’est-à-dire ridicule, en essayant de justifier l’hypocrisie de son homologue au cours de cet échange « devenu un enfer » (192, je souligne), le narrateur, tel le professeur dans « Tranches de jour », montre qu’il faut parfois juger des différences et ne pas se faire d’illusions sur la réalité du monde. Comparé à « une sorte de Candide ludique » (82) par Margareta Gyurcsik dans son étude de la nouvelle, le narrateur est le véhicule d’une critique de l’idéalisme des soi-disant vertueux qui font de l’interculturel un idéal monolithique et qui refoulent l’importance du confort matériel chez l’individu et dans le monde. Ayant recommandé tout au long du rapport que les biens matériels soient exclus de l’échange[7], le narrateur, qui tente de rester compréhensif, ne peut cependant s’empêcher de recommander l’annulation totale de l’échange à la fin du récit : « Vingt-deuxième recommandation : mettre un terme final à ce type de partenariat, annuler notre convention avec la Société de l’Est et tous nos projets de collaboration avec elle. Orienter nos échanges vers une autre Société dans un univers culturel plus compatible » (198). Découpé en 25 sections, le rapport offre 22 recommandations pour déconstruire l’échange et l’idéalisme associé à l’Autre. Ainsi, il évoque une sorte d’inversion, pour ne pas dire une subversion, du Livre de la Révélation, également composé de 22 parties, qui se termine paradoxalement sur une note d’espoir en décrivant l’apocalypse. Dans le cas du rapport, la révélation à la fin s’avère effectivement apocalyptique et insiste non sur le conformisme et l’arrivée d’un autre partenaire d’échange « messianique », mais plutôt sur le contraire, c’est-à-dire le besoin d’être réaliste et de ne pas idéaliser toute différence.

Jouant sur la différence entre l’être et le paraître dans cette nouvelle, le narrateur souligne l’idée qu’il faut rester ouvert à l’Autre, mais sans devenir une sorte de « martyr » qui renonce à ses préférences personnelles et rejette les considérations matérielles pratiques. En effet, la nouvelle insiste sur le fait que la vie relève réellement d’un échange, et non d’une voie à sens unique, et qu’il y a en fin de compte des limites au pardon infini de ses semblables, tel celui que prêche Jésus dans le Nouveau Testament[8].

La corporalité : être ou ne pas être

Dans les autres nouvelles, le lecteur est témoin de situations semblables, c’est-à-dire de scénarios où le protagoniste se voit obligé de considérer ce qu’il tente de repousser ou de refouler, la réalité se manifestant à travers la corporalité, la sexualité et la maladie. Dans le recueil, trois protagonistes mesurent toute l’importance du corps chez l’être humain. Dans « Les toilettes de Monsieur Toujours », l’histoire la plus courte du recueil, le personnage principal Barthelby Toujours, un malentendant « embauché pour veiller à la propreté des lieux » (25) par les religieuses du Couvent du Sacré-Cœur, se fait licencier pour avoir arrosé avec un jet d’eau sans le savoir une sœur assise sur « son trône » (26). Ayant trouvé la porte du cabinet bloquée, Barthelby n’arrive pas à la déverrouiller et passe donc « son jet de sapeur par le dessus de la porte » pour arroser innocemment « en abondance et à l’aveuglette le cabinet de la religieuse » (26-27).

Renvoyé pour avoir mis « en application un principe que les religieuses lui avaient inculqué » (26), Barthelby découvre l’hypocrisie de l’Église, qui veut et ne veut pas faire disparaître la dimension scatologique du corps. Trahi par son propre corps qui l’empêche d’entendre les cris de la sœur, Barthelby n’est pas pardonné par l’institution religieuse qui, en général, vénère pourtant le silence. Le caractère véritablement monstrueux, dans le sens ironique du terme, de l’histoire se voit lorsqu’on décrit la sœur « toute trempée » comme un « monstre luisant et médusé émergeant des grandes eaux » (26). Transformée en bête monstrueuse dans cette scène théâtrale qui rappelle une sorte de baptême parodique, la sœur devient une figure quasi mythologique et agit par la suite non avec mansuétude, mais plutôt comme les divinités grecques qui se vengent : « Le lendemain, pourtant jour du Seigneur, Barthelby Toujours perdait son emploi » (26).

Inspirée sans doute par la nouvelle de Herman Melville « Bartleby, the Scrivener », dont le personnage principal est devenu célèbre pour son refus systématique mais inexpliqué des travaux qu’exige de lui son patron, exprimé par la formule « I would prefer not to », la nouvelle de Brulotte insiste non sur la résistance passive à l’hégémonie sociale, mais plutôt sur les aléas de l’obéissance aveugle et excessive. En effet, Brulotte critique l’assujettissement mécanique à un idéal, de même que Gilles Deleuze dans son analyse de l’histoire de Melville[9], mais il inverse la disposition du personnage principal et celle du patron, qui s’avère peu charitable. Or, le Couvent du Sacré-Cœur, cet établissement soi-disant pieux et en fin de compte humanitaire, à la différence de l’employeur du protagoniste chez Melville, est loin de « toujours » respecter ses principes comme le pardon, qu’il prêche pourtant à autrui.

Victime d’une injustice aux mains d’une institution qui prétend représenter la bonne volonté et la justice, Barthelby Toujours rappelle de façon indirecte M. Lucien Andros, dans cette autre nouvelle intitulée « Les absents gênants », où on a à nouveau affaire à l’évacuation et au refoulement du corps. Présentée comme la reproduction du texte intégral d’une enquête judiciaire sur la mort suspecte d’un certain Claude Lantais, cette histoire oppose un juge corrompu à un activiste de la cause des droits des détenus, Andros, qui disparaît mystérieusement quelques jours après avoir contesté la légitimité de l’enquête. S’étant présenté à l’enquête pour obtenir justice, celui-ci fait face à un juge qui abuse de son pouvoir et du protocole pour se protéger et dissimuler les « oublis » du système judiciaire. C’est ce qu’on voit lorsque Andros, qui est sans statut officiel, interroge le juge − Éric Chabeau[10] − sur l’absence physique de certains témoins capables de répondre à ses questions concernant le décès de Lantais survenu à l’hôpital un mois après son arrestation et sa tentative de suicide ratée dans sa cellule au poste de police. Nuisant selon le juge « aux bonnes procédures » et au « déroulement » de l’enquête par ses questions, Andros est expulsé de la salle et semble par la suite devenir la victime de Chabeau et de son idéal. C’est du moins ce qu’on peut conclure lorsqu’on découvre à la fin du récit que le juge avait dit avant le début de l’enquête : « le jour où je tiendrai un policier criminellement responsable, je démissionnerai » (105). Communiquée à la toute fin de la nouvelle, cette déclaration, qui fait partie des notes écrites à la main par Andros, signale la mauvaise foi du juge et l’importance de tenir compte de la présence « humaine » dans le rapport dactylographique. Grâce aux notes d’Andros, on découvre que tout se joue dans les détails et que cet homme « tout-puissant » sur terre agit à l’opposé de son mandat, c’està-dire de manière injuste.

Bien que dans « Les absents gênants » on n’associe pas explicitement le juge à Dieu, il est difficile de ne pas penser au rapport entre la religion et la justice, surtout dans cette histoire où on ne veut rien savoir de ce qui est arrivé à Lantais à l’hôpital, nommé justement « Hôtel-Dieu ». Loin d’être un lieu d’accueil bienveillant dans le récit, l’hôpital, cet « hostel », incarne plutôt l’hostilité, tout comme le juge, et évoque par homophonie « a hostile God », c’est-à-dire un Dieu qui laisse mourir celui que la police avait pourtant ressuscité après sa tentative de suicide[11]. Si on tient compte de l’étymologie et de l’usage de l’expression « Hôtel-Dieu » pour désigner un hôpital, on note que dans ces endroits « les soins s’adressaient davantage à l’âme qu’au corps, d’où l’importance donnée à la confession, à la communion des malades et à leur assistance aux offices » (je souligne)[12].

Dans ce contexte, il convient de dire que toute l’affaire « n’est pas très catholique » et que le suicide raté de Lantais s’avère ironique dans la mesure où l’Église, qui valorise traditionnellement si peu le corps, dénonce cependant cet acte en arguant qu’il détruit justement le corps fait à l’image du créateur. Jouant sur les contradictions internes des autorités à la fois religieuses et judiciaires, le récit souligne l’importance de l’inter-dit, ce qu’on constate en réfléchissant aux notes de Lucien Andros, dont le nom renvoie à la lumière et à un village grec aussi nommé « Chora »[13]. Espace en dehors de la polis dans la Grèce antique et sorte de matrice porteuse de la matière chez Platon[14], la « chora » incarne dans la théorie déconstructionniste une sorte de « no man’s land » ou de « placeless place », selon Richard Kearney, qui est antérieur à Dieu et qui met au défi « our normal rational categories of understanding » (193). Correspondant au rôle et au caractère maternels de l’activiste, ce terme, qui évoque par sa sonorité le corps et que l’on découvre en analysant ce qui est explicitement dit, montre ce sur quoi insiste la nouvelle : l’importance du non-dit, c’est-à-dire de ceux sans voix, des corps silencieux, pour comprendre le monde et les individus. Enfin, il faut dire à ce propos que le nom de la ville « Bacon » renvoie également à cette même idée, en ce sens que ce terme laisse entendre que les policiers sont des pigs[15] et que, dans toute cette affaire, Andros avait raison de sentir que l’enquête allait puer la corruption.

Récit qui déconstruit l’idéalisme et son refus du corps, « Les absents gênants » laisse entendre qu’on ne peut faire abstraction du corps et qu’il faut tenir compte à la fois du fond et de la forme pour saisir la réalité dans toute sa complexité. Dans « La fulgurante ascension de Bou », la nouvelle peut-être la plus innovatrice sur le plan stylistique du récit, on retrouve des idées semblables, mais présentées sous forme d’un documentaire sur une quête identitaire où il s’agit de la subversion de l’essentialisme. Doté d’un titre renvoyant à la désincarnation de Jésus qui monte au paradis sans laisser de traces physiques, cette nouvelle polyphonique présente la vie de Roger Durand, qui réussit à devenir une vedette et à déclencher un mouvement social après avoir changé de sexe, de nom, puis de profession.

Élevé dans une famille dite « hyper normale » (29), c’est-à-dire traditionnelle et catholique, Roger réalise son rêve de devenir une « star » après avoir découvert son homosexualité, grâce à un acteur nommé Pascal Pascal (35) qui travaille dans un ancien bar, devenu un café-théâtre : « il [Roger] était plus une elle qu’un il » (35). Ayant le même nom que le célèbre philosophe janséniste, Pascal Pascal souligne l’importance d’accepter son orientation sexuelle − trait associé à la corporalité −, et pousse ainsi Roger à se renommer Marlène Durand et, enfin, Venturina Bou. Devenu un mannequin célèbre, ayant lancé un parfum nommé « Chute » avant sa propre chute de la gloire lorsqu’on découvre que Marlène est « un homme » (38), le personnage androgyne rebondit et donne finalement naissance à un mouvement culte nommé « Bou », qu’on décrit de façon contradictoire à la fin du récit. Par exemple, un chorégraphe dans les extraits cités à la fin déclare en parlant d’un congrès dédié à Bou : « Ce qui m’intéresse est son concept de la danse tombée [. . .] Tout passe par la chute originelle, par le mythe éternel de la Chute, qui remonte à Adam et Ève » (42). Tenant, selon certains, à une profonde « quête charnelle » (43), « le génie de Bou » se résume pourtant à « la désincarnation » (43) selon d’autres. Ambiguës certes, ces déclarations insistent sur la complexité du rapport entre la forme, c’est-à-dire l’apparence, et l’identité sexuelle de Bou, qui découvre ce qui est « au fond » de lui/d’elle-même après la « quête d’une vie intérieure », laquelle l’amène ironiquement « à consommer des drogues qui lui ravagèrent le cerveau sans lui apporter la lumière qu’elle cherchait » (39).

Jouant sur l’importance de la corporalité dans la réalisation de soimême, la nouvelle insiste sur l’acceptation de soi en tant qu’être matériel, prédisposé jusqu’à un certain point par son corps. En effet, c’est le corps de Bou qui lui permet d’écrire, de chanter, de danser, de faire des stripteases et, enfin, de jouer à la vedette. En reconnaissant sa sexualité, Bou assume son corps, qui est en fin de compte à l’origine de son succès et de son « ascension » au statut de vedette, voire d’une sorte de divinité « humaine » dans laquelle on voit la complexité identitaire de l’espèce. Devenue une sorte d’icône, Bou, dont le nom renvoie à un mélange de terre et d’eau — matières employées pour créer l’homme dans la Bible —, se fabrique à partir de la reconnaissance du fait qu’elle habitait le corps d’un homme. Déformant ainsi l’image du créateur, Bou embrasse la philosophie de Nietzsche, évoquée de façon indirecte à travers le nom de l’ancien bar devenu un café-théâtre — Le Gai Savoir —, où elle rencontre son premier amant. Le nom du bar, qui correspond au titre du livre où Nietzsche annonce « la mort de Dieu » en 1882, renvoie bien sûr à l’homosexualité de Bou, mais aussi à l’éloge d’une certaine joie de vivre, associée à la poésie lyrique des troubadours libérés de la moralité conventionnelle et collective à l’époque médiévale.

Mise en récit d’une sorte d’enquête sur la vie d’une personne fascinante et énigmatique, « La fulgurante ascension de Bou » se fait à partir d’un corpus de documents qui insistent en même temps sur le factuel et le caractère fragmentaire de la réalité. En effet, il ne s’agit pas d’un texte univoque et catégorique, mais plutôt dialogique qui, tel un patchwork, souligne l’idée que l’unicité de l’individu relève de ses « différences » à la fois physiques et psychologiques. Hétérogène sur le plan formel, la nouvelle déconstruit la vision monolithique ou simpliste qu’on a souvent d’un individu. En d’autres termes, elle défait la logique binaire — et donc shakespearienne — où il s’agit d’être ou de ne pas être.

La sexualité et le droit au plaisir

Opposant vision conservatrice et point de vue progressiste, « La fulgurante ascension de Bou » reprend ce qu’on voit d’abord dans « Le sac à main », la première nouvelle du recueil, où la question de la pluralité individuelle est soulevée par la mise en relief de la sexualité d’un autre personnage, une femme à l’allure plutôt pudique. Cette nouvelle raconte l’histoire d’un homme qui devient le partenaire d’une femme rencontrée par hasard au théâtre après l’avoir aidée à ramasser le contenu du sac à main qu’elle a fait tomber et qui comprend des préservatifs et une sorte de godemiché. Ce texte constitue ainsi une représentation inverse de l’expression « prendre la main dans le sac », qui évoque le flagrant délit.

L’histoire déconstruit l’idéalisme associé aux apparences lorsque le narrateur, qui avait placé « la beauté en noir » (8) sur un « piédestal » (12) dans son esprit en l’observant avant cet incident, déclare : « Loin de m’éloigner, cet incident me rapprocha d’elle [. . .] Elle me parut plus humaine, plus attachante » (12). Ayant pris par la suite un « verre d’abîme » (13) avec la femme mystérieuse au lieu d’assister au spectacle, l’homme passe la nuit avec elle et finit par devenir son partenaire à vie. Insistant sur le caractère assez sensuel de cette femme, pourtant mûre, le récit montre qu’il ne faut pas juger d’après les apparences, car la rencontre marque le début d’une vie en commun pour ces personnages qui forment un couple. Relevant ainsi de l’esthétique baudelairienne selon laquelle le mal, cette « noirceur », donne naissance à des fleurs ou à « un rapport de longue date », la nouvelle s’oppose à l’idée moralisatrice selon laquelle il faut absolument cultiver une amitié avant de passer à l’acte pour qu’un rapport puisse durer.

C’est ce qu’on constate à la fin de la nouvelle, où le narrateur explique que sa « femme », même après 30 ans de vie commune, n’a jamais délaissé « un certain objet fétiche qui lui porte bonheur » (13). Ironique, la conclusion de l’histoire, qui n’évoque pas le mariage en tant que tel entre les deux personnages, souligne l’importance du plaisir sexuel chez l’être humain et critique implicitement la politique de l’Église, qui dénonce non seulement les rapports sexuels en dehors du mariage, mais aussi la masturbation. Objet de péché, le godemiché de la femme du narrateur fait aussi penser à une déformation du mot anglais God, associé certes au bonheur, mais aussi à la répression des actes sexuels non destinés à la reproduction. De façon implicite, la mention du jouet sexuel soulève des contradictions dans le dogme religieux, selon lequel Dieu veut qu’on soit heureux mais désapprouve que les gens se fassent plaisir. En effet, lorsque le narrateur appelle l’instrument une « clé solitaire » (10), il évoque l’ouverture et le bonheur individuel, et s’oppose ainsi à l’apologie de la claustration et de l’abnégation par l’Église, qui néglige l’importance du contact humain et les effets potentiellement néfastes de la chasteté. Enfin, il faut aussi dire que ce couple ne semble pas avoir eu d’enfants, ce qui s’oppose au dogme de l’Église, qui ne valorise le couple qu’en fonction de sa capacité reproductrice et non comme la manifestation du désir des êtres humains d’aimer et d’être aimés. Sacrilège, donc, aux yeux de l’Église sur plusieurs plans, ce couple s’avère paradoxalement idyllique dans la réalité et fait ainsi penser à un autre couple, subversif mais parfait, dans l’avant-dernière nouvelle de La vie de biais : « Tempête de neige ».

Mettant en scène un professeur qui se fait renvoyer pour avoir eu une relation avec Louella, une de ses étudiantes, la nouvelle problématise la politique paranoïaque de l’Université quant aux contacts entre les professeurs et les étudiantes et l’étroitesse d’esprit des institutions soidisant « savantes ». Obligé de se comporter de façon distante avec ses étudiantes, le narrateur essaie de suivre les mesures préventives suggérées par l’institution, mais ne peut cependant résister aux charmes de Louella lorsqu’elle dépose une dissertation chez lui lors d’une tempête de neige. Restant professionnel, c’est-à-dire objectif, lorsqu’il s’agit de corriger les devoirs de Louella, même lorsqu’il est devenu son amant, le professeur ne peut faire abstraction de son désir : « Un homme et une femme ne sont pas que des êtres sexués, certes [. . .] mais ils le sont aussi et toujours » (129-130). Ayant prononcé cette déclaration avant de se mettre en couple avec Louella, le professeur ne cherche pas à provoquer, mais plutôt à questionner l’arbitraire du conformisme et le caractère souvent insensé des idées reçues. Par exemple, il explique qu’il ne correspond pas à l’image du mâle traditionnel; il n’aime pas les sports et fréquente non seulement des Arabes pour leur camaraderie, mais aussi des homosexuels qui lui renvoient « une image masculine différente » (134). Ami donc de l’Autre et plus précisément de « déviants » aux yeux de l’Église catholique, le narrateur se montre réfractaire à la catégorisation en cultivant « un certain flottement d’identité » (134) et en disant qu’il refuse le mariage, « au moins dans ses rôles traditionnels » (134).

Ouvert et cultivé, le narrateur s’intéresse à la différence et démontre la diversité de ses connaissances dans ses conversations avec Louella au sujet de la littérature. Par exemple, il mentionne des auteurs assez controversés comme Rousseau, Sade et Stendhal, qui ont remis en question le statu quo de leur époque, et puis les amours d’« Abélard et Héloïse » (129). À ce propos, il insiste sur l’importance non seulement du naturel, mais aussi du contexte pour comprendre la complexité du monde. Guidé par ce principe qui l’amène à céder au désir lorsque Louella se retrouve bloquée chez lui, il laisse ainsi entendre que toute politique intransigeante, que ce soit celle de l’Université ou celle de l’Église, s’avère tout compte fait « inhumaine ». De telles positions négligent l’attirance possible entre des individus qui se côtoient et le rôle que joue la biochimie dans l’établissement d’une relation enseignantélève. C’est ce que le narrateur laisse entendre en expliquant, après son renvoi, qu’il est devenu « un écrivain parmi les plus heureux de sa génération » (141) et que Louella, sa partenaire permanente, a fini par accepter la direction de l’« usine biochimique » (130, je souligne) de ses parents.

Bien que la critique du dogme religieux soit moins explicite dans cette nouvelle, la sensualité de la jeune femme, qui assume un poste associé souvent aux hommes, et la féminité du professeur rendent clair le fait qu’une révolte contre les préceptes de l’Église est bel et bien à l’origine du récit. En effet, comment ignorer le caractère irrévérencieux de la nouvelle étant donné le rapport entre le professeur et Abélard, dont le sort est légendaire? Ayant eu une liaison amoureuse avec Héloïse, l’auteur du Sic et non, qui devient le symbole de l’amour libre, ne connaît pas le bonheur mais un sort tragique. Devenu un moine eunuque malheureux, il est perçu comme un hérétique.

Insistant sur la sexualité comme une composante incontournable de la condition humaine par la description plutôt érotique des ébats entre le professeur et la jeune femme, l’histoire souligne en même temps le caractère peu « déviant » de ce couple. On voit l’ironie à l’œuvre lorsque Louella a besoin de son inhalateur dans cette scène à en couper le souffle. Inattendu dans la description du moment, cet incident souligne le caractère imparfait de la réalité et laisse entendre que ce sont les institutions autoritaires telles que l’Église qui, par les idées qu’elles se font par rapport au monde, pervertissent ce qui fait partie intégrante de l’amour, concept censément à la base de ce qu’elles enseignent.

Dans «  Beach Hôtel  », la deuxième nouvelle du recueil, la déconstruction des idées reçues par la mise en scène de la sexualité est également au centre du récit, ce qu’on entrevoit d’abord lorsque le personnage principal, Iltrum Chamberland, explique qu’il passe le weekend dans une station balnéaire « pour évaluer s’il allait ou non se séparer de sa femme » (16). Bien que la nature exacte du problème conjugal ne soit jamais explicitée dans le récit, l’importance de la sexualité dans la rupture avec les illusions que se fait le protagoniste par rapport à la réalité laisse entendre qu’il projette ses désirs sur les autres et que ce qui ébranle son mariage relève de l’absence de passion, voire d’excitation.

En effet, portant un nom qui évoque à la fois la chambre et l’ordre par sa sonorité allemande, le protagoniste et père de famille, dont la vision du monde s’avère trop catégorique, laisse courir son imagination au bord de la mer où il cherche à « s’évader » (15). Après avoir vu un homme d’affaires changer de ton de voix en parlant à son enfant au téléphone juste après un appel sérieux, Iltrum se convainc du fait que « [t]out reposait sur la simplification » (19) et interprète donc ce qu’il voit selon les apparences trompeuses. Se disant qu’il ne fallait pas « traîner ses tracas de bureau à la maison » (18), Iltrum ne voit pas que la nette séparation entre l’un et l’autre l’aveugle sur la complexité du monde. C’est ce qu’on constate quand il découvre par exemple qu’une jeune femme qu’il croyait être la fille d’un homme est en réalité son amante. Se laissant séduire par le cadre idyllique qui renvoie à l’évasion, Iltrum se méprend également sur la situation véritable d’un autre couple qu’il imagine heureux et émergeant d’une « nuit de félicité » (18), mais qui est infidèle. Trahi par son idéalisme à ces moments du récit, le petit fonctionnaire se trompe à nouveau lorsqu’il imagine à tort que le sourire d’une femme aveugle et simple d’esprit résulte du fait qu’elle a été « follement aimée » (20). Aveuglé par ce qu’il semble refouler, Iltrum juge le monde physique en fonction de ses illusions.

Sa naïveté se manifeste lorsqu’il croise au bar de l’hôtel un « skinhead » avec « [t]rois aiguilles métalliques » (20) lui sortant du crâne et portant un boa dans une cage transparente en plastique. Persuadé qu’il s’agit d’un vaurien, Iltrum découvre plus tard que ce punk est non un revendeur de drogues illicites, mais « un agent double » nommé « Angelo » (21) qui a été engagé par la police. Bien que cet « ange messager » fasse réfléchir Iltrum au caractère trompeur des apparences[16], cela ne le conduit pas à prendre conscience du fait qu’on peut allier le travail et le plaisir. Trompé à la fin du récit par ses illusions, Iltrum est déçu une dernière fois avant de rentrer chez lui lorsqu’il revoit le pêcheur solitaire qu’il mentionne au début de la nouvelle tirant sur une chaîne énorme. Ayant d’abord cru qu’il extrayait un trésor de la mer, Iltrum découvre plutôt que l’homme emploie une tortue géante attachée à « une bitte » (15) pour tirer son bateau dans le port et hors du port. Attristé par le caractère peu poétique de cette scène énigmatique, Iltrum a du mal encore une fois à voir que le monde n’est pas noir et blanc et ignore ce qui ne se voit pas, c’est-à-dire ce qui se passe sous la surface.

Bien que cette idée soit loin d’être explicite, si on réfléchit à l’imagerie sexuelle dans le récit, le caractère refoulé du dilemme d’Iltrum se révèle. En effet, le serpent encagé mais visible d’Angelo, la forme phallique des aiguilles métalliques et le fait que la « bitte » qui amarre un bateau est un homonyme du pénis renvoient de manières différentes à l’oppression du désir sexuel chez Iltrum, qui n’apprécie pas le geste astucieux du « pêcheur ». Autrement dit, il ne voit pas que l’homme ne pèche pas contre la nature en attachant la tortue, mais qu’il profite simplement des instincts, voire des envies du « monstre vert » (24) qui souhaite retourner à la mer. Personnage qui évoque Santiago[17] dans Le vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway, le pêcheur participe à la nature en laissant travailler la bête et montre à Iltrum ce qu’il n’arrive pas à comprendre : qu’en se laissant aller à ses instincts comme la tortue, il va pouvoir se réjouir de la mère (de son enfant) tout en travaillant.

Subtil, le sens du récit joue et repose ici sur les fantasmes d’Iltrum, une certaine imagerie phallique et des jeux de mots homophoniques qui dépassent ce qui relève du champ visuel et d’une vision catégorique du monde. Ironique, cette histoire l’est en ce sens qu’on a affaire à un homme qui est victime d’une sorte de bovarysme inversé. À la différence d’Emma chez Flaubert, il refoule le désir et ne voit pas qu’il faut activement cultiver l’envie et la passion au sein du couple. Sans évoquer directement la religion, cette histoire touche toutefois à la question du divorce et déconstruit de manière indirecte l’image idéale du père traditionnel subvenant aux besoins de sa famille. Apparemment aliéné de sa famille à cause de ses efforts pour la faire vivre, Iltrum démystifie la gloire de l’abnégation christique et montre qu’il s’agit d’une fantaisie malsaine. Incarnant le proverbe anglais All work and no play makes Jack a dull boy, Iltrum montre que l’individu doit aussi s’occuper de ses propres désirs, car c’est la passion individuelle qui donne lieu aux rapports amoureux dans un couple et ce qui le maintient.

Quant au sens du dénouement, où Iltrum retourne dans sa famille sans avoir décidé de son avenir, ce n’est pas tout à fait clair. Cependant, son indécision s’oppose à la catégorisation et laisse ainsi entendre que cet homme, qui va retenter sa chance auprès de sa femme, a peut-être appris quelque chose à la fin de son expérience.

La maladie et les apparences

Sorte de maladie, la disposition apollinienne d’Iltrum, qui, pour parler comme Nietzsche, refoule son désir dionysiaque, est également au centre de la nouvelle « Routines ». Cette histoire, dont le titre renvoie à la régularité, déconstruit le caractère irréfléchi qu’évoque cette notion en relatant l’échec d’un spectacle annuel organisé par M. Assis, le patron de la « Société régionale des Ficelles » (107) à Terpsichore, pour ramener l’harmonie à l’intérieur de son entreprise. Arrêté à la fin de l’histoire pour négligence criminelle par la police qui le soupçonne d’avoir provoqué la mort d’un employé qui a subi une crise d’épilepsie lors du spectacle, M. Assis devient la victime de son idéalisme et d’une maladie imprévisible. Se déroulant dans une ville dont le nom évoque la Muse de la danse dans la mythologie grecque, l’histoire met en contraste l’orchestration de M. Assis, axée sur la discipline, et le caractère spontané de la danse et de la musique, que le narrateur décrit comme « une sorte de contagion » (112).

Présentée comme le reportage d’un journaliste, la nouvelle insiste d’abord sur le caractère « spirituel » du spectacle, qu’il compare à une « [é]preuve, prière, théâtre, l’affranchissement du mesquin et du périssable [. . .] tout y est » (111), avant de se transformer en un bal improvisé qui retrouve « ses origines orgastiques » (112). Ainsi, l’histoire, qui évoque indirectement La Naissance de la tragédie de Nietzsche, oppose une esthétique plutôt transcendantale, inspirée par le pouvoir absolu du Dieu chrétien, à une autre esthétique d’ordre plutôt immanent, inspirée par l’Antiquité et des pulsions incontrôlables et contagieuses. Ayant essayé de concilier les forces antagonistes à l’intérieur de l’entreprise, M. Assis, dont le nom évoque l’idée d’asseoir son autorité, finit par être victime d’une loi qui rappelle sa propre posture militante. En effet, l’application automatique de la loi qui condamne M. Assis fait penser à la rigueur avec laquelle il a lui-même dirigé le spectacle et ne tient pas compte du fait qu’on ne peut pas tout contrôler et prévenir ce genre d’« accident ».

Dans « Routines », le spectacle constitue une métaphore donnant à entendre que lorsqu’on tente de tout bien « ficeler » et de faire en sorte que tout tourne rondement, tel M. Assis — sorte de marionnettiste —, il y a toujours des imprévus, c’est-à-dire des « choses » qui se passent dans les coulisses. De cette façon, Brulotte déconstruit la façade du spectacle et expose l’idée qu’on ne peut entièrement dominer le corps par l’esprit, dans la mesure où le corps tend inévitablement vers la mort, ce qui se manifeste d’abord sous forme de maladie, phénomène invisible que Pascal compare ironiquement au firmament, cet autre abîme infini.

Ange qui finit par faire la bête, M. Assis est la victime d’un sort ironique pour ne pas dire tordu qui montre que la quête de la perfection relève d’une sorte de maladie. Ainsi, il rappelle une version inversée du personnage principal de la nouvelle intitulée « La métropolite », Maurice Sap. Originaire de la province qui se méfie du strass et des paillettes associés aux grandes villes, Sap finit par abandonner ses principes au nom de l’amour et par obtenir un poste consistant « à tout mettre en œuvre pour donner la fameuse maladie urbaine aux autres » (68, je souligne). Ayant obtenu cet emploi après avoir guéri « de sa crise de métropolite » — cette « maladie » (67) « contagieuse » (55) que ses anciennes petites amies lui ont transmise —, il démystifie l’idéalisme irrationnel à travers l’énumération des inconvénients et des défauts de la « cité miraculeuse » (62) sur un ton ironiquement élogieux.

Jouant sur la représentation traditionnelle dans la littérature québécoise, où la ville représente un « centre maléfique » (60) et la campagne, un paradis terrestre[18], Brulotte déconstruit la recherche de l’absolu en insistant sur des perspectives opposées, afin de montrer que tout est effectivement relatif. Très pince-sans-rire, la nouvelle met en relief le caractère profondément subjectif et imprévisible de la réalité, qui dépend de la perception et de la distance critique qu’on adopte. C’est ce qu’on constate lorsque Sap, qui fait visiter la métropole à distance par Internet en tant que représentant de son pays à l’étranger, explique que la grande ville, devenue mirobolante plus tôt dans sa vie, lui paraît en fin de compte comme « une simple province de la planète [. . .] relativement modeste à l’échelle mondiale » (67).

Ironique, cette histoire « sape » la notion d’un absolu et souligne l’importance de la perspective, à l’instar de la section « Disproportion de l’homme » des Pensées, où Pascal explique que « [t]out le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature » (fragm. 185, 154). Précisant que la métropole devient « un lieu de passage » et « la ville-seuil » pour Sap une fois qu’il a obtenu son poste consistant à établir une sorte de Google Earth ou de Google Maps, le narrateur insiste à la fin de la nouvelle sur l’importance du juste « mi-lieu ». C’est ce qu’on constate quand Sap explique qu’il retourne de temps en temps à la métropole, cet ensemble de bâtiments s’élançant vers le ciel, pour se rappeler « la vanité des entreprises humaines et leur caractère foncièrement dérisoire » (68). Travaillé, pour ne pas dire « infecté », par un désir de devenir une sorte de Dieu, l’être humain ne doit pas oublier qu’il vient de la terre et que les lumières qu’on associe à la ville ne sont pas la réalité[19].

Enfin, « Le bus bogué » est la dernière nouvelle dans laquelle une vision idyllique du monde est minée par la maladie. Ce récit fait un clin d’œil à la paranoïa technique et religieuse associée au bogue de l’an 2000 et à l’idée que cette année annonce l’apocalypse. Cette histoire, dont l’action se situe dans un bus que l’on décrit comme une sorte de théâtre ambulant, met en scène Matt, un homme qui ne parle qu’au futur après avoir subi une tragédie familiale et qui se fait aborder par Host et Ash, deux femmes aux motifs suspects, en se rendant à une fête chez des amis au tournant du millénaire. Aidé d’abord par Host lorsqu’il monte dans le bus sans la monnaie nécessaire, Matt parle par la suite avec Ash, qui accuse Host, avec qui il finit par descendre au bout de la route, d’être « une poule de luxe, atteinte du sida » transmettant « joyeusement » cette « maladie [. . .] aux hommes qu’elle capture » (124). Sans que les intentions véritables des femmes ne soient jamais dévoilées dans le récit, le dénouement laisse entendre qu’Ash incarne la véritable « malade » dans la mesure où le chauffeur, Mop, qui semble être son complice, lui dit à la fin de l’histoire : « Ton manège ne peut pas marcher tout le temps, tu sais. Le genre religieux ne plaît pas à tous » (126). Ayant prétendu prendre le bus pour observer Host, Ash semble être une sorte de psychopathe qui cache son jeu et qui accuse Host d’être ce qu’elle est elle-même en réalité.

En insinuant un rapport parasitique d’Ash avec les hommes, le récit met en relief le caractère intersubjectif de la réalité, où la connaissance du réel dépend en partie d’autrui et de ce qui est invisible. Ayant donné aux deux femmes des noms qui rappellent d’une part « l’hostie » et l’hôte dans le contexte du parasitisme et, d’autre part, les cendres et une « hache » du point de vue sonore, Brulotte laisse entrevoir le spectre de la religion dans cette histoire où un homme fait face à la tentation. La nouvelle, qui peut se lire comme une version déformée de la scène de la tentation dans la Genèse, où Ève tente Adam avec une pomme de l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal, fait apparaître en filigrane la méfiance à adopter envers les apparences, voire envers ceux qui dénoncent les autres, et l’importance des bonnes actions, qui parlent plus que les propos séduisants. Bien que la référence biblique soit implicite dans cette nouvelle, on ne peut nier l’importance de la question de la tentation dans le récit, ni du caractère subversif du choix de Matt, qui « se fera l’arbitre de la situation » (125). Optant pour le désir charnel et le plaisir que représente Host, Matt se méfie des prétentions fallacieuses d’Ash « aux apparences puritaines » (119, je souligne) et représente ainsi le triomphe du libre arbitre. En effet, le protagoniste, dont le nom « Matthew » signifie « don de Dieu », incarne dans cette histoire une version ironique de ce « don » et expose l’hypocrisie d’Ash, qui représente une perversion de la religion. Sorte d’ange (gardien) déchu, Ash incarne une figure trompeuse et empoisonneuse en ce sens qu’elle est de mèche avec Mop, décrit comme une « [s]orte de Charron des temps modernes » (116). Ainsi, cette fille « enveloppée dans une robe noire, portant une coiffe d’une autre ère » (119) montre que l’idéalisme relève d’une sorte de maladie mentale et qu’il est non seulement mensonger, mais aussi « fatal » au propre comme au figuré.

Conclusion : la nouvelle, genre fragmentaire et contestataire

Composé d’une grande variété de nouvelles qui diffèrent les unes des autres par le fond et par la forme, La vie de biais, comme on vient de le voir, ironise sur la vision plutôt naïve des protagonistes en insistant sur la maladie, la sexualité, la corporalité et le matérialisme des gens. Rattachés tous à la matérialité concrète du monde, ces phénomènes réels s’opposent à un idéalisme basé sur le discours religieux, que certaines nouvelles remettent en question en évoquant souvent la vision pascalienne des êtres humains. Implicites, certes, ces allusions qui sont critiques à l’égard de l’Église et qui affirment que « nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants » (fragm. 185, 158), se trouvent au cœur des histoires et s’avèrent ainsi incontournables pour saisir ce qui y est en jeu. Autrement dit, on observe dans le recueil que la déconstruction d’une vision illusoire du monde est inspirée d’une part d’une critique du dogme absolutiste, associé à l’Église, et d’autre part de la description de la condition humaine chez Pascal, homme tiraillé entre la rationalité scientifique et le jansénisme, courant fanatique du catholicisme qui critiquait la casuistique.

À ce propos, il faut dire que la relativisation des postures tranchantes qui caractérise les nouvelles en tant que genre fragmentaire semble aussi s’inscrire dans la forme même des Pensées de Pascal. En effet, il est difficile de ne pas associer la nouvelle chez Brulotte, qui vise selon l’auteur « le déstructuré, le décentré, le sujet déshumanisé » (Urquhart, « Entretien » 69), à la remise en perspective des Pensées, où Pascal proclame que « le centre est partout, la circonférence nulle part » (fragm. 185, 154). Insistant sur le décentrement à la manière de Pascal, la nouvelle, que Brulotte appelle l’« “art de l’intériorité” qui a su négocier la fracture épistémologique de la relativité et du Modernisme, le passage de la totalité à la fragmentation » (Brulotte, Nouvelles québécoises 26), se rapporte également, à en croire Gilles Magniont, au caractère parcellaire des Pensées. Dans Traces de la voix pascalienne, Magniont explique à ce propos que même si Les Pensées ne sont pas le fruit d’une forme consciemment adoptée, on ne peut s’empêcher d’« établir des liens entre cette pratique [la nouvelle] et tout un pan de la production littéraire de l’époque, celui occupé par ce qu’on a coutume d’appeler “les formes brèves” » (22).

Rattachée donc aux Pensées sur le plan du fond et de la forme, la nouvelle chez Brulotte relève, comme on vient de le voir, d’une remise en cause des idées reçues et correspond donc à ce qu’André Carpentier appelle le genre « du doute et du scepticisme » (36). Traitée de manière semblable par Brulotte, qui y voit la contestation et la transformation de « l’ordre des choses » (La nouvelle québécoise 29), la nouvelle renvoie à cette même idée lorsqu’on considère ce qu’on appelle communément la « chute » qui en caractérise souvent le dénouement[20]. Visant selon Michel Lord « à surprendre le lecteur dans la clausule » (111), cette technique, dont le nom fait évidemment penser à la Bible, cherche à déjouer les attentes du public et à brouiller des réflexions trop faciles. Sans que ce procédé soit systématiquement employé dans toute nouvelle, il caractérise toutefois bien des histoires dans La vie de biais où on fait allusion à la corruption humaine et à l’idée que le paradis est justement perdu. Abordée directement à la fin de « La fulgurante ascension de Bou », puis indirectement dans « Le bus bogué », la chute biblique marque donc ce recueil qui relativise à de nombreuses reprises la piété des institutions et ce que l’Église percevait comme apocalyptique.

Jouant sur la question de la perception tout au long du recueil, Brulotte aborde des tendances sociales actuelles pour questionner les dispositions idéologiques et religieuses qui en sont à l’origine. Présentée de biais, c’est-à-dire entre les lignes de son recueil, sa critique du dogme religieux ne peut que rappeler les origines québécoises de l’auteur, qui semble puiser dans son éducation catholique et littéraire pour faire à la fois réfléchir et rire le lecteur[21]. En effet, il serait difficile d’ignorer le caractère quasi fabliauesque de certaines nouvelles qui présentent de manière ludique certains aspects de la réalité humaine, comme la sexualité et la corporalité, et d’autres touchant à la survie et à la mort, comme le matérialisme et la maladie. Partisan, semble-t-il, de l’adage rabelaisien selon lequel « le rire est le propre de l’homme » si on tient compte de l’ironie mordante qui imprègne le recueil, Brulotte montre qu’il ne faut pas se prendre trop au sérieux et souligne l’importance du sens commun. Il s’agit de rester lucide et de garder une certaine distance vis-à-vis des idéologies et des idéaux qui peuvent aveugler l’être humain et faire de lui un être intransigeant et, en fin de compte, « bête ». Autrement dit, il ne faut pas perdre de vue le caractère imprévisible et souvent paradoxal de la vie dans la poursuite du progrès et d’un monde meilleur.

C’est du moins un des messages qu’on peut dégager de La vie de biais, ce recueil riche et polysémique où on constate que la complexité des nouvelles reflète celle du monde et que l’auteur, malgré ses voyages vers autrui, n’a cessé d’entretenir un dialogue avec l’héritage catholique de sa province natale — cet endroit profondément québécois mais devenu multiculturel maintenant, où il garde, en dépit de sa vie ailleurs, un certain pied-à-terre.