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Antonine Maillet vient de faire paraître Fais confiance à la mer, elle te portera, sa 41 e  œuvre « distincte » à être publiée1 . À l’âge vénérable de 81 ans, la plus importante écrivaine acadienne et la seule lauréate canadienne du prix Goncourt encore vivante est loin d’avoir dit son dernier mot. Telles les marées qui reviennent régulièrement, elle ressent de nouveau ce besoin de prendre la plume et de raconter une histoire au gré de son humeur et de ses souvenirs. Comme elle l’évoque dans les premières pages de son nouvel ouvrage : « J’ai envie d’écrire un livre, un autre » (Fais confiance à la mer 19).

Fais confiance à la mer, elle te portera a paru chez Leméac (la maison d’édition qui publie les œuvres de Maillet depuis 40 ans), dans la collection « L’Écritoire ». Comme le rappelle la directrice de cette collection, Marie-Josée Roy, « L’Écritoire » est « une collection d’essais qui réunit des textes sur l’écriture, la littérature, le monde des lettres. Sa particularité est de privilégier des essais plus subjectifs que [sic] académiques, qui interrogent un rapport singulier à la littérature [. . .] tous ces essais sont très “signés”, c’est-à-dire porteurs d’une signature subjective forte, d’un angle personnalisé » (Roy). Antonine Maillet a écrit Fais confiance à la mer, elle te portera « avec l’intention d’interroger ce qui la pousse vers l’écriture » (Roy), mais en faisant par la même occasion un retour marqué sur sa vie et sur l’ensemble de son œuvre. Dans les quelque 230 pages de ce livre, elle met en scène les processus d’écriture, la dynamique de la création, comme elle l’avait fait en partie dans Le mystérieux voyage de Rien (2008) ou William S (1991), mais cette fois sans passer par le truchement d’un personnage fictif.

Bien que le sous-titre soit « essai » et que ce récit soit narré par un « je » subjectif, il ne faut pas s’attendre à ce qu’Antonine Maillet développe sa pensée de façon austère, calculée et méthodique. Maillet s’est toujours définie comme une conteuse et elle écrira comme bon lui semble, « à tâtons et à rebours » (Fais confiance 86), en fonction d’une imagination exubérante qui peut l’entraîner derrière une charrette qui ramène des déportés de la Géorgie à l’Acadie ou dans un monde fictif peuplé de nains et de géants. Comme elle l’annonce au tout début de Fais confiance à la mer, elle te portera : « mes souvenirs sont tributaires de mon imagination plus que de ma mémoire, c’est pourquoi vous ne devez pas trop vous fier à mes récits, mais apprendre, comme j’ai fait dès ma première année scolaire, à lire entre les lignes » (17). Tentons justement de « lire entre les lignes » en suivant l’exemple de Maillet dans Fais confiance à la mer, elle te portera, c’est-à-dire en suivant les aléas de la pensée et « ce vagabondage de la mémoire qui se laisse happer par les images qui fusent, se cognent, se chevauchent et finissent par me mener dans une sorte de glissement, appelé aussi flow of consciousness, vers le but que je ne cesserai de viser tout au cours du voyage, mais n’atteindrai sans doute qu’au bout d’une vertigineuse spirale » (10).

Un homicide

Puisqu’il est question des méandres de l’imagination et du « vagabond-age de la mémoire », commençons par une information récente qui, malgré les apparences, se rattache directement à l’univers romanesque d’Antonine Maillet et qui offre un exemple de cette transmutation mailletienne d’un événement concret en épisode romanesque. Il arrive effectivement que la réalité rattrape la fiction et vienne l’éclairer de façon inattendue. La fin de semaine du 19 février 2011, les journaux néo-brunswickois (Morris A1) titraient en manchette qu’un des nouveaux patrouilleurs semi-hauturiers de la classe « héros » de la Garde côtière canadienne serait nommé en l’honneur de l’agent des pêches néo-brunswickois Agapit LeBlanc.

Originaire de Bouctouche, l’agent des pêches LeBlanc avait été assassiné dans l’exercice de ses fonctions le 20 octobre 1926 alors qu’il effectuait une enquête sur des embarcations de pêche illégale. Au moment de sa mort, il laissait dans le deuil son épouse, Anna, et trois jeunes enfants. Ce meurtre n’a jamais été élucidé. Aucun pêcheur n’a voulu parler aux autorités, un code du silence régnant alors dans les communautés de ports de pêche où tout le monde se connaissait.

LeBlanc a-t-il été tué par des pêcheurs ou par des contrebandiers d’alcool? À cette époque, la profession d’agent des pêches était une des plus dangereuses qui soient. Les gens étaient pauvres, désespérés et prêts à tout. A-t-il intercepté des pêcheurs qui faisaient de la pêche illégale ou des « bootleggers »? Il faut se rappeler que la baie de Bouctouche représentait un des principaux points d’entrée de la contrebande d’alcool, la prohibition ayant pris fin seulement en 1927.

LeBlanc est parti seul dans la nuit malgré le danger et les avertissements qu’il avait reçus. Son corps a été retrouvé quatre jours plus tard dans le port, lesté avec un poids, dans huit pieds d’eau. Les rumeurs abondent sur ce qui s’est vraiment passé la nuit du 20 octobre 1926. Certes, il y avait des suspects et les meurtriers étaient peut-être des voi-sins, mais l’enquête n’a pas abouti. Personne n’a voulu parler aux auto-rités, à des étrangers qui ne parlaient pas leur langue, qui ne pratiquaient pas leur religion et qui venaient de l’extérieur.

Ce meurtre et le mystère entourant les événements survenus dans la baie ont ébranlé la petite communauté de Bouctouche. Née dans ce village le 10 mai 1929, « dans l’ère de la prohibition et de ses débordements » (Fais confiance 49), la jeune « Tonine » Maillet, l’une des neuf enfants de Virginie Cormier et Léonide Maillet, a certainement entendu parler de l’assassinat de l’agent des pêches. Comme elle le raconte dans Fais confiance à la mer, elle te portera, les multiples servantes qui se succédaient chez les Maillet au rythme des naissances avaient pour première tâche de faire tenir tranquilles les enfants en les « emmen[ant] voyager dans les histoires » (17). « Perverse », comme elle se définissait alors, la jeune Tonine s’égosillait « dans le seul but d’obtenir [s]on billet d’entrée dans l’univers illimité des possibles » (17) évoqué par les servantes dans des histoires, contes ou légendes, farces burlesques ou récits d’aventures. Et c’est ainsi que, malgré la censure « pourtant si stricte qu’exerçaient [s]es parents », elle parvenait « à capter les récits d’aventures scandaleuses et burlesques du bootlegging » (49).

Plus tard, la jeune fille voudra à son tour raconter des récits inspirés par son coin de pays et par des épisodes de la prohibition. Le goût pour une vocation qui n’était pas habituelle en Acadie, celle d’écrire des livres, lui viendra très jeune, car, comme elle le souligne, « je sentais obscurément que par là [. . .] j’empêcherais mon village, mon enfance et mon pays de mourir tout à fait » (Major 13). Toutefois, Maillet se dit avant tout conteuse et la réalité ne l’intéresse que pour autant qu’elle permette à l’imagination de s’épanouir. La littérature de l’Acadie, dit-elle, « est orale et appartient aux conteurs » (Major 13), c’est-à-dire aux chroniqueurs, composeux de complaintes, défricheteux de parenté, conteux de contes et de légendes qui se servent des faits comme matériaux bruts qu’ils épurent au creuset de l’imagination. S’est-elle inspirée du récit de l’assassinat de l’agent des pêches LeBlanc et des légendes entourant sa mort? Elle avoue dans Fais confiance à la mer, elle te portera avoir reçu à la naissance « ce parti pris à faire de la mémoire le maître après Dieu de [s]on vaisseau intérieur » de sorte que les souvenirs « vrais ou faux, plus souvent faux ou transfigurés » (7), influent sur toute son activité créatrice. Et elle ajoutera : « je n’inventais rien, dira-t-elle, mais reprenais une rumeur qui flottait au-dessus du village » (91), quitte ensuite à la modifier radicalement.

S’emparer du monde

Pour tout fidèle lecteur de l’œuvre d’Antonine Maillet, le récit de la mort d’Agapit LeBlanc ne peut qu’éveiller des souvenirs de lecture et lui permettre de faire des rapprochements inattendus. Certes, Maillet est conteuse et romancière et ne reproduit pas tels quels les événements historiques; toutefois, comme elle l’écrit dans les premières lignes de Fais confiance à la mer, elle te portera, elle a toujours éprouvé cette « démangeaison de raconter, d’agrandir, de transposer [. . .] de [s]’emparer du monde comme s’il était [s]on bien propre, pire, comme s’il était sorti [d’elle] » (7). C’est d’ailleurs ce qu’elle fera avec le récit du meurtre qui a ébranlé son village natal, le transformant radicalement en fonction d’impératifs romanesques.

Je cherchais et continue à chercher dans la vie « la saga », sous quelque forme que ce soit : la transposition, le dépassement, la vie-plus-que-vie, le livre qui se cache derrière la réalité. Ça saute aux yeux que le bootlegging, en même temps qu’il se déroulait sur nos côtes et écrivait une vraie page d’histoire, entrait dans la légende. Je n’avais pas à inventer, mais à ouvrir les yeux et les oreilles, à écouter aux portes et à n’en souffler mot à personne, pas même au confessionnal. (51)

« S’emparant » de l’histoire du meurtre de l’agent des pêches LeBlanc, Maillet « agrandit, transpose » cet événement. Toutefois, elle présente ce récit et l’époque de la prohibition d’une manière qui lui est particulière. Dans l’ensemble de l’œuvre de Maillet, le thème de l’alcool n’est pas lié à la déchéance physique ni à une interdiction méritant sanction, mais renvoie à une thématique carnavalesque, au conflit entre les gros et les petits, entre ceux d’En-haut (ceux qui profitent de la loi) et ceux d’En-bas (ceux qui la subissent). Par la même occasion, cette thématique s’inscrit dans une veine rabelaisienne : gaieté libre et truculente, parfois cynique et grossière, où l’on nargue tant qu’on le peut le sacré ou ce qui est élevé. L’immense rire rabelaisien, libre et hardi, se moque de ceux qui ont la prétention de se croire au-dessus de leurs semblables et de régir le comportement des moins nantis, que ce soit en les refoulant sur une île (Don l’Orignal) ou sur une butte (Les Cordes-de-Bois), ou en leur interdisant la consommation d’alcool.

Cette écriture carnavalesque s’inspire d’une fête populaire datant de plusieurs siècles. Le carnaval, tel qu’il a pu être fêté à la fin du Moyen Âge, produit un monde à l’envers, un mundus inversus, qui célèbre une libération éphémère de l’ordre établi. Il suspend toute hiérarchie de rang et de privilège. Lois, interdictions, restrictions diverses qui règlent la vie de tous les jours sont suspendues. L’ordre traditionnel est bouleversé, tourné en dérision, et tout le monde, du paysan au roi, a le droit d’être entendu. Le carnaval crée une ambiance de gaieté, de festivités, de licence. Il n’y a pas d’estrade, et tous participent à l’action sur la place publique et dans la rue. Maillet, qui a étudié la littérature médiévale, est consciente de l’importance, voire de la nécessité du rire et du défoulement : « Imaginons au Moyen Âge, écrit-elle, le peuple soumis, écrasé sous la botte de l’autorité absolue. Il n’a [. . .] de porte de sortie que dans la raillerie qui provoque le rire de celui que l’on raille. Le roi le sait et s’en accommode » (Fais confiance 78-79). Au Moyen Âge, l’inversion du monde par l’insolence carnavalesque est une soupape admise pour autant qu’elle soit temporaire.

Comme l’ont démontré Denis Bourque et Jean-Luc Desalvo, Maillet s’inspire de cette écriture carnavalesque présente dans les livres de Rabelais2 (son « maître et mentor », Fais confiance 76) et conceptualisée par Mikhaïl Bakhtine, et la transforme en élément cathartique et subversif, ce qui lui permet d’échapper à son propre univers qu’elle trouve trop contraignant ou oppressif, comme elle l’explique au tout début de Fais confiance à la mer, elle te portera :

Comment imaginer le Destin d’une petite ignorante au premier degré qui confondait encore participe passé et passé du subjonctif, née dans les mauvaises années entre une guerre, une crise et une autre guerre, à mille lieues des centres lumineux où s’écrivait la nouvelle histoire du monde, sous un climat ingrat, baragouinant une deuxième langue non officielle, dans une famille trop nombreuse, au cœur d’un village pas encore urbain mais déjà plus rural, embrigadée dans une Église qui à coups de goupillon et de gros bourdon faisait rebondir ses interdits sur le toit du logis paternel, sur la nappe de la table familiale et, avouons-le, jusqu’au creux du petit lit qui chaque nuit abritait des rêves rocambolesques . . . ? (15)

Revenant dans ses œuvres de fiction sur les années qui ont précédé de peu sa naissance, elle transpose le carnavalesque du Moyen Âge à l’époque « glorieuse » de la prohibition, quand les pêcheurs de la côte ont su profiter de cette « occasion commerciale » que représentait la contrebande d’alcool : « le vin avait conduit à l’ivrognerie, l’ivrognerie à la prohibition, la prohibition à la contrebande, et nous allons voir que la contrebande, inondant les côtes des vins secs de Saint-Pierre-et-Miquelon, devait conduire le pays à la plus glorieuse débauche de son histoire » (Mariaagélas 35-36). Agissant à l’insu des autorités, les contrebandiers acadiens se moquent des lois et, grâce à leur cran et à leur ingéniosité, font éclater le pays d’un grand éclat de rire entre deux verres de rhum des îles. Maillet développera ce cycle des contrebandiers ou, plutôt, des contrebandières dans de nombreuses œuvres.

Le premier roman de ce cycle, Mariaagélas, paraît en 1973 chez Leméac et connaît un succès retentissant3 tant au Canada qu’en France, où il est publié chez Grasset en 1975. Le thème des contrebandières sera ensuite repris dans la pièce de théâtre intitulée Mariaagélas (1974), puis dans les romans La contrebandière (1981) et Crache à Pic (1984). Toutes ces œuvres se déroulent pendant les années de la prohibition dans un village de la côte sud-est acadienne. Malgré la similarité de thème et de personnages, elles offrent une vision originale de la lutte de femmes singulières contre la loi, la pègre et les éléments déchaînés. Confrontées à ce qui cherche à les opprimer et à les subjuguer, celles-ci refusent de s’incliner, livrent combat en ayant recours à la ruse et à l’audace, et remportent d’étonnantes victoires. À titre d’exemple, ce qui caractérise Mariaagélas, c’est sa « haine de l’asservissement » (Mariaagélas 27). Elle refuse de servir autrui et d’obéir aux ordres des nantis, des « gros » (161). Si, dans les œuvres antérieures, la Sagouine, cette pauvresse de 72 ans qui frotte le plancher et déplace son seau tout en méditant à voix haute, est « le visage réfléchi [. . .] le visage intérieur » de l’Acadie, Mariaagélas, d’après Maillet, en est « le visage actif », celui du « peuple qui se défend » (Bourgoin V4).

Dans Mariaagélas, les Acadiens, pauvres et exploités, subissant encore les séquelles de la Déportation, croient que les lois sont faites « pour les gros, les citadins ou les dirigeants du pays » (33-34), et ils n’ont que faire de cette prohibition votée par des parlementaires qui habitent très loin, à Ottawa. Mariaagélas et ses complices ont donc décidé de rendre aux gens des côtes cette « joie de vivre que le gouvernement leur refusait » (36) en faisant de la contrebande, ce qu’on appelait « la run de rhum entre îles » (Évangéline Deusse 62). À première vue, la lutte semble iné-gale et l’issue fixée par le destin. Tôt ou tard, les officiers de police et les douaniers intercepteront une goélette chargée d’alcool et expédieront les contrebandiers derrière les barreaux. À un moment donné, le sort tombera sur Mariaagélas et elle sera appréhendée.

Une chose, cependant, distingue la fille du clan du sud  : « Mariaagélas n’était pas un contrebandier, mais une contrebandière » (Mariaagélas 76). L’ordre social voudra plier Mariaagélas, la rompre, comme il a écrasé ses sœurs et frères dans les usines et les « shops à homard », mais Mariaagélas montrera qu’il est possible de vaincre le destin, du moins momentanément, en faisant preuve d’adresse et en agissant avec ruse. Dans ce roman, les femmes font preuve d’une vive intelligence tandis que les hommes sont faciles à berner, se fiant trop à leur force physique et à leur autorité traditionnelle. Une femme telle Mariaagélas, « avec un brin de jarnigoine ou une petite affaire de génie » (115), pourra échapper aux rets de la justice des hommes. Pour les douaniers, Mariaagélas demeure aussi insaisissable que ce vaisseau fantôme, connu sous le nom de « feu du mauvais temps », qui brûle en pleine mer et qui, en Acadie, apparaît toujours à la veille d’une tempête4 .

Le tout est raconté avec humour et valorise la spontanéité et l’audace des gens qui n’ont pas l’intention de subir la vie. Toutefois, vers la fin du roman, le récit des aventures de la contrebandière prend une tour-nure tragique. Certes, l’ordre traditionnel a été bouleversé, tourné en dérision, mais cette inversion du monde par l’insolence carnavalesque est temporaire et ne peut durer. La veuve au vieux Bidoche n’a-t-elle pas annoncé que « les temps sentont la mort » (196)? La fin du roman reprend l’élément historique fondamental, la tragédie de la mort de l’agent des pêches.

Profitant de l’absence des villageois qui fêtent le 15 août, date de la fête nationale de l’Acadie et de la fête catholique de l’Assomption, les agents des pêches et les douaniers raflent tout ce qui est interdit, « le petit homard, les femelles, la bière, le whisky blanc » (229) dans une vaste opération combinée. Peu après, le cadavre du douanier Ferdinand est retrouvé avec « un petit trou bleu au-dessus de l’œil » (237). Ce meurtre reste non résolu, car « y avait trop de pêcheux qui mangiont point leu saoul [. . .] et trop de vendeux de biére qui les saouliont » (259). La mort entre en scène, bouleverse les données du roman et met fin au carnavalesque. Certes, la contrebande dénonce les iniquités des lois « faites pour les gros » (33) et permet à Mariaagélas d’affirmer sa liberté personnelle, mais cette révolte est éphémère et les autorités s’empressent de rétablir l’ordre. Si Mariaagélas ne veut pas « pass[er] le plus clair de son temps en prison » (215) et si la narratrice souhaite assurer la vraisemblance de son récit, Mariaagélas doit subir un contrecoup ou disparaître. Elle partira donc en exil, conservant ainsi sa part de mystère.

En reprenant le titre d’une des premières pièces d’Antonine Maillet (Les jeux d’enfants sont faits, 1960, oeuvre non publiée), on pourrait dire qu’à la fin du roman, les jeux d’enfants sont effectivement terminés. Mariaagélas le constate avec amertume. Après l’enterrement de Ferdinand, elle observe, du haut du champ, les enfants qui jouent à l’ours qui dort sous les feuilles mortes. Dans ce jeu, l’« ours » que les enfants réveillent saute sur eux et les « dévore ». Elle aussi a joué à donner la mort : « En contemplant de loin son enfance en bas des buttes, Maria comprenait tout à coup le sens de tous ces drames qu’elle avait joués comme tous les autres. Plus tard on les joue pour vrai, et quelqu’un reste enterré à jamais sous les feuilles » (Mariaagélas 255). Le temps de jouer à cache-cache avec les bien-pensants du village, les douaniers et les officiers de police est révolu. La mort n’a-t‑elle pas remporté la dernière manche?

Une transposition romanesque insatisfaisante?

Mariaagélas, qui n’était, du moins à première vue, qu’un joyeux diver-tissement, se termine par la mort d’un homme et l’exil de l’héroïne. Il y a là échec du carnavalesque et, d’une certaine manière, échec du roman. Ce roman se voulait à la fois chronique du pays et conte, réalité et rêve, mais ce pari devient rapidement intenable.

Tout au long du roman, la narratrice précise ses intentions : « dire ce qui s’est passé chez nous, au plein cœur des dunes et des buttereaux, entre les années ‘20 et ’30 » (9-10), développe son rôle de conteusehistorienne : « Et c’est dans le but de jeter un peu de lumière sur cette page de notre histoire que je poursuis mon récit » (35) et même celui d’enquêteuse : « Je suis retournée souvent au pays des côtes, piétinant les dunes, fouillant le sable, fouinant dans les consciences et les souvenirs. Je n’ai rien retrouvé, à peu près. Rien de plus, c’est-à-dire, rien sur la mort de Ferdinand. Pourtant, tout le monde se souvient de lui au pays » (257). Malgré cette motivation réaliste qui est soulignée à maintes reprises, Mariaagélas est en même temps une œuvre d’imagination avec ses scènes héroïques et turbulentes. On y retrouve la verve joyeuse du conteur qui laisse planer le doute sur un événement inexpliqué ou inattendu, relance le récit par une pirouette verbale et entraîne le lecteur dans une série de péripéties à la limite du vraisemblable, mais combien vivaces.

Le récit se présente comme étant fondé sur un événement historique, tout en donnant libre cours à l’imagination débridée de l’auteure qui, dans le prologue et l’épilogue, dans les transitions entre épisodes, au début de nouveaux chapitres, ancre de nouveau son récit dans les « témoignages » des pêcheurs et des villageois. Ce retour cyclique du témoignage intercalé entre des épisodes de pure fantaisie, cette alternance de ce qui sert à établir la vérité et de ce qui donne libre cours à l’imagination, rapproche Mariaagélas du conte populaire, en ce sens que le conteur, comme tout conteur qui veut capter l’attention, doit vérifier l’effet qu’il a sur l’auditoire afin de ne pas rompre le lien de confiance qu’il a établi et d’empêcher ceux qui l’écoutent de « décrocher » en ne le prenant pas au sérieux.

La narratrice veut convaincre et divertir ceux à qui elle s’adresse, raconter des actions vraisemblables et des aventures exagérées. Elle souhaite raconter une « époque de l’histoire de [s]on pays » (260), mais les fabulations du conte se révèlent somme toute incompatibles avec les motivations réalistes de la narratrice (voir Finney). Si la narratrice a « rêvé [. . .] d’écrire un jour les belles aventures de cette Mariaagélas qui s’est battue si joyeusement avec la mer, les douaniers, les pêcheurs, les curés, les commères, et la vie » (Mariaagélas 260), elle ne réussit qu’en partie, car la contrebande, les querelles du village sont intimement liées à la mort. Maillet a voulu créer un personnage mythique, mais l’intrusion de la mort transforme Mariaagélas en personnage désillusionné qui « s’en a été finir sus les Madeleines » (260). La morale du récit, telle que livrée par les villageois, n’est-elle pas « Ah! c’est malaisé pour les genses des côtes de faire leu vie sans s’enfarger dans c’telle-là des autres » (259) ou, dans le cas de ce roman, dans les fils ténus qui lient fiction et réalité? L’échec de Mariaagélas n’est-il pas lié en partie à l’impossibilité de conjuguer truculence et mort, imagination et fait historique?

D’ailleurs, pourquoi les « Madeleines »? S’agit-il de l’archipel des îles de la Madeleine ou de la pénitente? Dans L’Île-aux-Puces (1996), la vieille Bidoche « assure même que la fille des Gélas s’en fut expier sa vie sus les Madeleines, imaginez! ouais, dans un couvent à Montréal » (143), ce qui étonne lorsqu’on connaît le caractère fier de Mariaagélas et ce qu’elle représente. Comment une telle femme peut-elle se plier à une vie de résignation, inférieure à ses splendides ambitions? Le mot de l’intrigue se trouve dans Fais confiance à la mer, elle te portera. Maillet revient sur les dernières pages de Mariaagélas et confirme qu’elle n’a fait (encore une fois) que se conformer à la réalité. Le modèle de Mariaagélas, une boot-leggeuse dénommée Anna à Dennis, serait entrée « chez les Madeleines, une communauté de sœurs expiatrices » (Fais confiance 52). Comme l’explique Maillet : « Je flottais entre la réalité et la fiction. L’auteur ne peut décider de l’avenir d’une femme réelle, aussi énorme et imagée que soit cette réalité. Aussi grandiose qu’ait été son histoire, je ne pouvais pas l’écrire à sa place, il me fallait me soumettre aux faits » (52). Pourtant, elle-même trouve cette fin « indécente ». C’est pourquoi elle devait transposer Anna à Dennis, lui donner une fin plus glorieuse : « je n’avais pas le choix », reconnaît-elle.

Raconter, agrandir, transposer

Est-ce pour cette raison que Maillet a repris le récit de Mariaagélas dans des œuvres subséquentes? Une des caractéristiques de l’écriture d’Antonine Maillet, c’est qu’elle reprend souvent le même thème, voire le même récit, afin de le modifier, de lui donner une autre teinte, une autre fin. Dans La contrebandière (1981), nouvelle version de Mariaagélas, la mort annoncée de Ferdinand est évitée à la dernière minute. De plus, la fin de la prohibition permet au douanier d’entrevoir le jour où Mariaagélas acceptera de l’épouser. Grâce à cette union, l’ordre et la liberté, la loi et l’insoumission pourront alors cohabiter, ce qui permettra de jeter les bases d’une nouvelle harmonie sociale, semblable en cela à cette « civilisation nouvelle, un tiers monde vigoureux et hardi » (Don l’Orignal 187), issue d’Adéline la fille d’En-haut et de Citrouille le garçon d’En-bas dans Don l’Orignal. La vie l’emporte sur la mort dans La contrebandière et une nouvelle société naît, où il « devient possible de vivre ensemble sans se chamailler, sans être ennemis » (La contrebandière 166), sans qu’il y ait mort d’homme. Seule la synthèse des contradictions permet d’échapper à la mort.

Quelques années plus tard, dans une autre version du récit des contrebandières, Crache à Pic (1984), l’aspect réaliste ou tragique est évacué et on ne voit plus « dans cette épopée de la contrebande qu’une série de tours et de coups montés entre clowns et jongleurs » (107). Comme le rappelle Ti-Louis, « un homme qui rit est point paré à corver [mourir]. Souviens-toi de ça sus tes vieux jours : aussi longtemps que tu t’escoueras les épaules, la Faucheuse se tiendra loin de ton grabat » (161). Pourtant, dans ce roman, l’amour du douanier et de la contrebandière ne connaîtra pas un dénouement heureux comme dans le récit précédent.

Dans Crache à Pic, Maillet intègre des éléments à la fois de Mariaagélas et de La contrebandière. Vif-Argent, le douanier, est assassiné d’une balle dans le front par Dieudonné, le chef des criminels. Celui-ci est acquitté par un juge, faute de preuves, mais les villageois exercent leur propre jurisprudence. Dieudonné est contraint à l’exil de sorte que le douanier est vengé, non par la loi (des étrangers) qu’il représentait, mais par les pêcheurs et contrebandiers qu’il voulait emprisonner. C’est au tour de l’assassin de s’en aller « finir sus les Madeleines » (Mariaagélas 260). Ce faisant, le personnage de la contrebandière, Crache à Pic, nouvel avatar de Mariaagélas, « crache », comme le suggère Élise Paget, « sur le pouvoir d’un “Dieudonné” au lieu d’accepter sa loi » (Paget 293) et la femme insoumise permet de nouveau à ceux d’En-bas de repousser et de vaincre ceux d’En-haut. En somme, dans l’univers de Maillet, les « esclaves des côtes » (La contrebandière 36) (tout comme les vieillards dans Évangéline Deusse ou les déportés dans Pélagie-la-Charrette) ne doivent leur liberté qu’à la débrouillardise, à la ruse et à l’esprit d’initiative de la femme. Pour reprendre une image dans la tradition Dieu-donnée, seul l’esprit, principe féminin, s’il souffle sur la glaise, peut lui donner vie.

De Mariaagélas à La contrebandière à Crache à Pic (sans parler des multiples apparitions de Mariaagélas dans L’Île-aux-Puces et des pièces écrites pour le Pays de la Sagouine5 , ni même des avatars de cette héroïne, telle la Bessoune « reprenant le flambeau des mains de Mariaagélas, poursuiv[ant] la lutte des femmes contre l’asservissement, le machisme, la bigoterie ») (Fais confiance 91), chaque œuvre prend appui sur celle qui a précédé et s’insère dans un tout. Maillet raconte l’histoire de la prohibition et n’hésite pas à la redire en changeant les noms des personnages, en modifiant les épisodes ou en transformant le roman Mariaagélas en pièce de théâtre. L’auteure raconte une histoire et la transmet comme le fait le personnage de Ti-Louis : « Ti-Louis le Siffleux qui jouait de l’harmonica, et tapait du pied, et sifflait, et chantait, chantait dix chansons différentes, puis revenait aux premières, ajoutait des couplets, improvisait des airs nouveaux, transposait, turlutait, dansait, gigotait [. . .] » (Crache 251).

Maillet reprend son premier texte pour pouvoir écrire un nouveau texte de sorte que celui-ci est un véritable palimpseste. L’auteure a besoin de toutes les ressources du roman, du théâtre et du conte pour rendre la complexité des personnages qu’elle veut faire connaître et pour raconter les grands et petits moments d’un peuple, mais aussi pour occulter cette figure tragique de la mort qui hantait ses rêves de jeune fille. L’histoire du garde des pêches assassiné a servi de déclencheur; toutefois, comme l’écrit Maillet, « sous la couche du visible et du palpable se terre une autre réalité, retranchée au plus creux d’une mémoire immémoriale, la seule capable de tenter l’écrivain qui a passé sa vie à la guetter » (Fais confiance 97). Insatisfaite du résultat, Maillet reprend la plume afin de répondre aux interrogations qu’elle a soulevées et de tenter, si possible, de trouver le fin mot de l’intrigue.

Il me fallait écrire

Dans Fais confiance à la mer, elle te portera, Maillet revient sur ce personnage de Mariaagélas, dont nous avons amplement traité, mais aussi sur son propre passé et au gré de ce « vagabondage de la mémoire » (10) raconte ce qui fut et ce qui aurait pu être : « J’avance à tâtons et à rebours, sans trop savoir où mes souvenirs me mèneront, mais j’avance quand même » (86). Elle reprend certaines idées développées ailleurs, telles que « personne en Acadie n’avait entendu parler d’un écrivain acadien » (13), de sorte qu’elle serait la première à avoir attrapé le « virus de l’écriture » dans son pays et qu’elle ne pouvait même pas savoir dans sa « préadolescence qu’une littérature nationale était possible en Acadie » (28).

Sans vouloir enlever quoi que ce soit au mérite d’Antonine Maillet, il faut rappeler que la littérature acadienne existe depuis des siècles, si l’on tient compte des récits des explorateurs (voir M. Maillet, LeBlanc et Émont). Des poèmes étaient publiés dans les pages des journaux acadiens L’Évangéline et Le Moniteur acadien, et des romans paraissaient depuis le début du XXe siècle. Selon l’état actuel des recherches, Placide, l’ homme mystérieux serait le premier roman publié par un Acadien6. Ces œuvres ne sont pas toutes passées inaperçues. L’Académie française a couronné Le drame du peuple acadien (1932), du père Jean-Baptiste Jégo (voir Viau, « Jean-Baptiste Jégo, pionnier du théâtre acadien »), et les Poèmes acadiens (1955), de l’abbé Napoléon‑P. Landry. De même, Antonine Maillet n’est pas le premier auteur canadien lauréat du prix Goncourt. Cet honneur revient à Maurice Constantin-Weyer, qui avait obtenu sa naturalisation et vécut au Manitoba de 1904 à 1914. Constantin-Weyer a remporté le prix Goncourt en 1928 pour son roman de l’Ouest canadien Un homme se penche sur son passé.

Épisode amusant, Maillet évoque la figure de l’abbé Napoléon-P. Landry dans Fais confiance à la mer, elle te portera, mais de façon péjorative : « l’abbé Napoléon Landry écrivait même des poèmes élégiaques qu’il lisait en salivant et en cachette à mon père, tous deux assis sur des sacs d’arachides dans l’entrepôt du magasin général » (13). Aux yeux de Maillet, ces poèmes ne sont peut-être que des « pinottes », mais ces primevères ont permis l’éclosion de la littérature acadienne des années soixante-dix. En revanche, grâce à Antonine Maillet, c’était bien la première fois qu’une œuvre acadienne connaissait un tel succès, à la fois populaire et critique, et une telle renommée internationale.

Maillet a créé une œuvre qui s’est dégagée des préceptes catholiques et revanchards de l’Acadie de la Survivance. Elle a surtout inventé une langue qu’elle définit comme « la langue populaire de ses pères descendus à cru du XVI e  siècle » (La Sagouine 47), car ceux-ci auraient quitté la France « à la fin de la Renaissance, en n’emportant pour tout bagage que l’héritage d’avant Malherbe » (Fais confiance 23). Cette langue aurait connu le même sort sur les terres côtières et nordiques de l’Acadie « que tout aliment salé ou congelé : la conservation » (29). Pourtant, cette langue empruntée à la langue populaire et au vieux français de Rabelais, dixit l’auteure, n’est certainement pas une transcription de l’ancien acadien ou de l’acadien contemporain (et en particulier de ce chiac de Moncton que Maillet considère comme un « baragouin de franglais acadien », Fais confiance 157), ni pure invention, mais en réalité un mélange que l’on pourrait appeler, comme le suggère Philip Stratford, de « l’antoninais » ou du « mailletois » (Stratford 109). Cette langue, la Sagouine (interprétée avec brio par Viola Léger) va la faire retentir sur les scènes d’Amérique et d’Europe de sorte qu’elle deviendra la marque distinctive de l’écriture de Maillet.

Certes, La Sagouine, Les Cordes-de-Bois et Pélagie-la-Charrette sont les œuvres les plus connues de Maillet, mais ce qui assure son succès est la richesse et la diversité de ses textes, mais aussi de ses sources. Comme elle l’explique dans Fais confiance à la mer, elle te portera, « j’avais une pléiade de frères et sœurs pas mal divertissants, une pléthore de cousins-cousines tout à fait potables, et des voisins assez nombreux pour composer un univers à faire rougir Balzac » (16). De roman en conte en pièce de théâtre, Maillet élabore un système romanesque dans lequel le retour des personnages, des scènes, des paysages, des types physiques et moraux assure au monde fictif une fascinante cohérence. Chaque nouvel écrit manifeste son appartenance à une œuvre sérielle, reprenant à la manière d’une refrain les mêmes thèmes et types de personnages, mais avec un charme toujours renouvelé. Les lecteurs qui ont pris goût aux aventures de la Sagouine, de Sarah Bidoche, de la Sainte, de la Cruche, de Don l’Orignal, de Radi et de Radegonde vont ensuite en connaître davantage en lisant les autres romans et pièces de théâtre de l’auteure.

Répète-t-elle la même histoire de roman en roman, comme certains critiques le lui ont reproché7 , ou n’est-ce pas plutôt que ces romans sont les chapitres d’une vaste œuvre? Ils s’imbriquent les uns dans les autres, s’éclairent mutuellement et participent à l’élaboration d’un vaste chan-tier, car l’ensemble est toujours en devenir. Ce n’est jamais tout à fait la même histoire, ni la même époque, mais chaque œuvre s’inscrit dans un tout caractéristique et facile à reconnaître. Ces œuvres acquièrent un air de parenté, forment une immense comédie humaine acadienne (et Maillet a raison d’évoquer Balzac) qui se développe, de pièce de théâtre en roman en conte. L’univers de Maillet, à partir de ce qu’on pourrait appeler le big bang des Crasseux (1968), ne cesse de se dilater, de s’étendre et de s’enrichir. L’auteure elle-même en est consciente :

Reculez un peu l’horizon des Crasseux et puis c’est dans celui de Mariaagélas que vous embarquez. Je peux dire qu’en prenant les pièces que j’ai faites [. . .] on peut bâtir une sorte de sphère et à l’intérieur de ça il y aurait une centaine ou deux cents personnages qui circulent. Et le monde s’agrandit toujours. Alors chaque fois que j’ajoute soit un roman, soit une pièce, je recule l’horizon. C’est le même monde, mais sous des facettes différentes. (Dassylva E7)

Trouver enfin la réponse?

Dans Fais confiance à la mer, elle te portera, Maillet est consciente que, d’une certaine façon, elle se répète ou plutôt que ses livres ne sont peut-être que des échos qui se répercutent : « Un livre de plus, c’est un cri nouveau qui répétera tous les autres, je ne me fais pas d’illusions » (Fais confiance 21). Chacun de ses livres est lui-même et différent des autres, tout en correspondant à un archétype ou à un modèle de ce que nous concevons comme étant « mailletien », ce qui explique que dès la première réplique d’un personnage nous reconnaissons une œuvre de Maillet. Nous nous retrouvons ainsi devant un livre de plus (ou de trop, diraient certains critiques malicieux) qui s’insère dans la longue liste de livres d’Antonine Maillet.

Que cherche-t-elle alors dans ce nouvel opus, alors qu’elle a déjà édifié une biographie littéraire de 50 ans et une bibliographie de presque autant de titres? Que cherche-t-elle sinon la réponse à la question suprême « qui se cache dans le livre ultime, le mot de la fin » (21), entrevu, jamais couché sur papier, toujours recherché. De livre en livre, Maillet, comme elle le souligne, écrit « pour ne rien oublier, pour ne pas laisser à la seule oralité le soin de manipuler, tripoter, malaxer la mémoire que tout un peuple se passait » (22). L’angoisse de chercher à éterniser ce qui est éphémère, de tirer la langue à la Faucheuse, comme le font les personnages du Huitième jour ou des Confessions de Jeanne de Valois, revient de livre en livre. Il s’agit alors d’écrire afin de retrouver « le sens premier du premier livre, jamais écrit mais incarné dans la Création » (Fais confiance 24). Ce rêve de démiurge, de dieu architecte du monde, Maillet le poursuit en littérature depuis toujours, tout en sachant qu’il est insaisissable, tout comme Pélagie cherche sans relâche à rétablir ce qui n’est plus ou Mariaagélas à perpétuer ce qui ne peut durer.

Dans Fais confiance à la mer, elle te portera, Maillet « retombe sur le plancher de bois franc de la maison familiale » (24) et raconte ses souvenirs d’enfance en les transformant, comme il va de soi, grâce à son imagination. Il s’agit de rappeler aux jeunes lecteurs ce qu’était l’Acadie en ces années « de la pire crise économique du siècle qui dansait entre deux fléaux mondiaux en faisant semblant de ne rien voir venir » (23). Dans cette ultime œuvre, Maillet s’accorde bien des libertés, « plongeant, comme elle le dit, dans la mer du Temps au mépris de ses lois les plus élémentaires » (32) et bousculant les années dans des allers-retours de manière à donner le tournis à un lecteur non averti. Pourtant, pour quiconque connaît l’œuvre de Maillet, quel plaisir et surtout quelle source d’information!

Certes, Maillet raconte l’histoire de la famille et du village, mais aussi de ce peuple, dont on disait qu’il ne pensait pas, qui a appris pourtant « à se faufiler dans la faille d’un système qui s’est construit autour de lui mais sans lui; à prendre sa place en cachette sans réveiller l’ours qui dort sur son perron » (28). Dans ce combat inégal, le peuple acadien s’est défendu par la ruse et l’astuce afin de conserver sa langue et ses traditions. David contre Goliath ou, en reprenant une image plus mailletienne, Petit Poucet contre le géant, le peuple acadien a réussi à assurer sa survie en ces années où l’on faisait tout pour lui faire épouser la langue, la culture et l’identité de la majorité.

Pendant ces années formatrices, la romancière prête l’oreille à ce qui se dit autour d’elle, note les anecdotes du village et espère voir un jour « s’entrouvrir la porte de la littérature à un intrépide prêt à risquer le tout pour le tout » (30). À son insu, elle engrange le vaste imaginaire acadien, se « nourri[t] de la matière d’Acadie » (49) et se prépare à recréer dans ses romans des personnages plus grands que nature. Qu’elle le veuille ou non, la mémoire, comme elle le note, « se laissera dépouiller peu à peu par l’imagination qui lui empruntera jusqu’à sa dernière chemise [. . .] en lui faisant miroiter de changer la chemise en robe de princesse, et une citrouille en carrosse doré » (40).

Des obstacles se présentent toutefois. La future romancière est issue d’une minorité à laquelle on refuse le droit de s’exprimer dans sa langue, elle vient d’un village de pêcheurs démunis et elle est une fille dans une société où celles-ci sont loin d’être émancipées. Toutefois, son pire ennemi, l’adversaire démesuré qu’elle devra combattre en tant qu’Acadienne, est nul autre que l’Histoire. Face à l’œuvre à accomplir, elle éprouvait un sentiment d’impuissance « à cause de l’Histoire qui [l’]avait trahie avant même qu[’elle] vienne au monde » (35) et qui semblait avoir relégué l’Acadie à une note en bas de page de son vaste livre. Comment vaincre un tel géant? La seule arme de Maillet sera un crayon. Tâche impossible? Pourtant, comme le lui disait son père, « si jamais tu tombes à l’eau et que tu ne sais pas nager, fais confiance à la mer, elle te portera », et c’est ce que fera la jeune Maillet, se fiant à la vie et au pouvoir des mots.

Le rapport à l’écriture d’un peuple minoritaire revient dans ce livre ultime dont le titre s’inspire de cette phrase du père de l’auteure. Comment écrire quand on part en retard et de si loin? Comment écrire quand il faut aller à la quête de sa propre langue dans Fraser & Squair, manuel de grammaire française pour anglophones, imposé aux élèves acadiens par un Minister of Education unilingue de Fredericton? Afin de maîtriser un « instrument » que d’autres reçoivent en héritage à la naissance, Maillet a entrepris d’écrire son premier roman, Pointe-aux-Coques (1958), dans une langue française « dans ce qu’elle offrait de plus français, son élégance et sa concision » (Fais confiance 83). Bien que ce roman ait remporté le prix Champlain, Maillet s’est rendu compte qu’elle aurait dû écrire ce livre autrement, qu’elle s’était « trompée, complètement fourvoyée » (83). Ce n’est pas en singeant ce qui se fait ailleurs qu’elle pourra faire connaître la spécificité acadienne.

Dans le roman suivant, On a mangé la dune (1962), Maillet entre dans la peau de l’enfant qu’elle avait été, Radi8 , sur qui elle pouvait compter « pour dire ce qu’elle avait à dire et dans ses propres mots » (Fais confiance 83). Dans ce roman, la langue est déjà fort différente de celle de Pointe-aux-Coques, mais il faudra attendre Les Crasseux (1968) pour entendre résonner pour la première fois sur scène du « mailletien » acadien : « L’acadien des Crasseux, écrit Maillet, établira la norme, deviendra presque simultanément celle de Don l’Orignal, et bientôt de La Sagouine qui la projettera dans le firmament littéraire français d’Amérique » (Fais confiance 155).

Dans Fais confiance à la mer, elle te portera, Maillet révèle de nombreuses anecdotes au sujet de ses œuvres, surtout par rapport à leur origine ou à leur réception. Ainsi, en 1970, le directeur québécois du Département de français de l’Université McGill aurait refusé d’embaucher Maillet, qui venait de décrocher son doctorat, parce qu’elle s’intéressait à la littérature orale. Dans cette institution, la littérature orale n’était pas perçue comme de la « Grande Littérature » (160). Pour gagner sa vie durant les quelques mois qui ont suivi cette entrevue, Maillet a écrit . . . La Sagouine. De même, elle rappelle le quiproquo lors du lancement de La Sagouine (on avait alors voulu chasser Viola Léger, trop vraie dans son costume), évoque les modèles de ses personnages et son choix de représenter dans son œuvre « les rejetés, les pointés du doigt » (Fais confiance 49), « tellement plus drôles et plus attachants » (42). Plus rien n’est ordinaire pour l’écrivain de fiction de sorte que « la banalité même s’enfle et s’amplifie et finit par devenir attirante. Que dire alors de la démesure! » (66). Et c’est ainsi qu’elle évoque Pierre Bleu, Rien, Yophie, les personnages les plus fantaisistes, issus de la mémoire et de l’imagination.

Ce Pierre Bleu qui réapparaît après soixante ans, sort directement de l’Au-delà, fantôme d’une époque fondue dans la brume. Mon informatrice [la nièce qui, la première, a évoqué son propre oncle, un dénommé Pierre Bleu] cherche à me rattraper, peine perdue. Je l’entraîne sur une voie que seule je connais, et bientôt la laisse en plan. Mon Pierre Bleu s’éloigne du sien comme le rêve de la réalité, sans pour cela rendre mon personnage moins vrai que le réel. (172)

Maillet se plaît à rappeler que si le monde a été créé par Dieu en six petits jours, le septième étant un jour de repos, rien n’empêche l’écrivaine de raconter le huitième jour, celui qui manque, et de refaire, en se servant de son imagination et de ses dons de conteuse, un monde à son goût, sans limite, sans ennui, sans fin.

Fais confiance à la mer, elle te portera est une de « ces plongées sous-marines » (126) dans le passé et l’inconscient comme seule Antonine Maillet en a la recette. Pour quiconque s’intéresse à cette œuvre, il s’agit d’un livre essentiel, qui vient à point. Dans ce premier essai, Maillet révèle quelques ficelles de son art et lève le voile sur ses sources d’inspiration. Elle revisite son œuvre, nous rappelle ce qu’elle a accompli et pourquoi elle l’a accompli. Ce n’est qu’à plus de 80 ans qu’elle se permet de revisiter le monde qu’elle a créé, de s’aventurer dans les sables mouvants de la mémoire, « de pousser la porte qui donne sur les recoins camouflés » (127). Est-ce le chant du cygne? C’est mal connaître Maillet de croire qu’elle a dit son dernier mot. Un autre roman est en cours, car « cette question, si j’en ai le courage, je l’aborderai plus tard, quand le temps fictif s’accordera au temps réel et me dépouillera de mes dernières peurs du qu’en-dira-t-on » (126) et « Plus je vois le temps se rétrécir, plus mes yeux s’agrandissent sur les infinis possibles à ma portée. C’est maintenant que je voudrais commencer à raconter » (203). Antonine Maillet est loin d’avoir déposé son crayon et d’avoir fini d’explorer le vaste imaginaire qui lui appartient.