Article body

Introduction

Les changements d’orientation critique et théorique des 40 dernières années permettent de mieux comprendre certains textes que, par la force des choses, on a lus de manière plutôt superficielle à leur sortie. Dans un gant de fer, l’autobiographie de Claire Martin, se prête à des relectures au potentiel particulièrement riche. Les réactions qui accueillent initialement cette histoire d’une fille qui grandit pendant l’entre-deux-guerres à Québec n’ont rien en commun avec les analyses nuancées que permettra plus tard la conscience accrue de la complexité qui caractérise les récits de vie. Publié en deux tomes en 1965 et en 1966[2], le texte de Martin suscite d’abord une critique concentrée sur la plausibilité du quotidien violent et abrutissant d’une enfant qui fait face à des religieuses intransigeantes au pensionnat et à un père misogyne à la maison. La vraisemblance de son univers peuplé de personnages bornés et sadiques est effectivement la préoccupation centrale de ses premiers lecteurs savants[3]. Leurs spéculations ne semblent mener qu’à l’impasse. En effet, si ces réactions personnelles et spontanées au contenu choquant de Dans un gant de fer témoignent de son effet immédiat sur un peuple en transition vers une société laïque et plus égalitaire, elles ne nourrissent pas les discussions vraiment analytiques du récit nécessaires au maintien d’un intérêt critique soutenu.

Ce n’est que 10 ans plus tard qu’on assiste à la publication de la première monographie sur l’œuvre de Martin, qui coïncidera avec la sortie du Pacte autobiographique du théoricien français Philippe Lejeune. C’est au milieu des années 1970 que l’étude de ce dernier met en relief le caractère arbitraire des spéculations sur la vraisemblance des autobiographies. La définition lejeunienne de l’autobiographie, axée sur l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage (14), permet de saisir ce que l’autobiographe « est seul à pouvoir nous dire » (37), c’està-dire ses souvenirs. Dans un article paru la même année, le critique québécois Robert Vigneault prône une relecture de Dans un gant de fer qui se concentre sur la spécificité de la perspective de Martin : « [. . .] à la différence de l’Histoire, qui se veut le discours objectif de la réalité, les Mémoires passent nécessairement par une subjectivité, pour aboutir à un arrangement des données du souvenir, à une mise en forme, voire à une stylisation du vécu, qui confèrent, d’ailleurs, à ce qui ne serait autrement qu’un banal compte rendu, une valeur littéraire » (144). La reconnaissance de la subjectivité autobiographique annonce une nouvelle accentuation du rôle de l’esthétique dans la création d’un moi littéraire. L’exploration du potentiel expressif de l’écriture auto-biographique influencera de manière fondamentale la création et la critique contemporaines. De plus, cette tendance sous-tend la volonté plus récente de lire le texte de Claire Martin autrement. Quoique les publications à ce sujet ne soient pas nombreuses, la régularité de leur parution semble indiquer un désir soutenu de comprendre plus profondément l’originalité de Dans un gant de fer à la lumière du développement de nouveaux outils analytiques.

Dans le texte qui suit, nous nous pencherons sur quelques implications d’une conception élargie et plus nuancée des pouvoirs du témoignage autobiographique qui découlent des relectures aux influences féministes de Dans un gant de fer. Nous examinerons notamment la pertinence documentaire de l’autobiographie de Martin, mais selon une compréhension plus souple de la façon dont on peut concevoir un document. Au lieu d’interroger « l’exactitude » de ce récit qui mise quand même sur une référentialité plutôt conventionnelle, nous nous inspirerons des observations récentes de Katherine A. Roberts, de Patricia Smart et d’Isabelle Boisclair pour mettre en relation Dans un gant de fer comme complément avec deux documents réformateurs « officiels » de l’époque de sa parution, soit le rapport de la commission Bird et le rapport Parent. Lus ensemble, ces textes laissent entendre des convergences d’intérêts révélatrices entre des spécialistes de la réforme sociale et une femme qui a vécu sur un plan individuel les abus qu’ils tentent de contrer.

Dans un gant de fer au féminin : vers de nouvelles conceptions de sa valeur documentaire

Dans un article paru en 2000 intitulé « Genres intimes et discours politique : Claire Martin, Andrée Maillet et Francine Noël », Katherine A. Roberts perçoit le fonctionnement de Dans un gant de fer comme théorie de « l’expérience collective des femmes à partir de [celle de Claire Martin et de ses proches] » (55) ainsi que comme récit autobiographique. Pour faire ressortir l’intérêt sociologique du texte de Martin, elle en examine des passages qui se concentrent sur les conditions générales dans lesquelles les femmes vivaient pendant l’entre-deux-guerres. Que Roberts se concentre sur la marginalisation institutionnalisée des femmes telle qu’elle est exposée dans l’autobiographie de Claire Martin semble se prêter à l’analyse socioculturelle.

En 2003, Patricia Smart abonde dans le même sens lorsqu’elle propose une précision générique qui tient compte de l’envergure sociologique de Dans un gant de fer que remarque Katherine A. Roberts trois ans plus tôt : « à la différence de l’autobiographie “typique”, le livre de Claire Martin participe aussi au genre de l’essai, en ce sens que l’auteure généralise à partir de ses propres expériences et offre une analyse des conditions idéologiques qui ont permis et même encouragé de tels abus au sein de la famille et dans les institutions religieuses » (« Quelle vérité? » 44). Lire les passages qui exposent les mécanismes de la société dans laquelle la petite Claire[4] grandit comme une sorte d’hybride autobiographie-essai les ouvre à la critique socioculturelle d’une façon qui n’est pas possible lors d’une lecture uniquement auto-biographique. Nous analyserons plus loin des exemples qui illustrent comment les observations de Martin critiquent les insuffisances des pratiques éducatives traditionnelles. Ses constatations concordent avec celles des réformateurs « officiels » des années 1960 au Québec, non seulement sur le plan du contenu, mais souvent dans un langage qui fait écho à celui des experts. Nous verrons pourtant que l’orientation collective que notent Roberts et Smart chez Martin est aussi assez personnelle pour permettre à celle-ci de dénoncer les aberrations de son éducation d’une façon qui ne serait pas possible pour des chercheurs qui doivent s’exprimer de manière officielle.

D’après Patricia Smart, l’autobiographie de Martin remet en question une vision dominante de ce qui peut compter comme écriture dans une perspective féminine. Smart critique la rigidité d’une critique féministe qui serait passée à côté d’un texte qui questionne, à sa façon, la binarité qui caractérise l’écriture traditionnelle :

Cette négligence s’explique sans doute en partie par le fait que le livre de Martin ne correspond pas aux stéréotypes habituels de l’autobiographie féminine — c’est-à-dire, la supposée fluidité des frontières du moi, l’importance accordée à « l’autre », et les aspects fragmentés ou non-linéaires [sic] de la narration que les critiques ont tendance à désigner comme les traits caractéristiques de ces textes. (« Écrire “comme un homme” » 336)

Smart prône plutôt une lecture de Dans un gant de fer qui reconnaît la complexité subjective qui sous-tend l’examen souvent catégorique, voire impitoyable, que fait Martin du milieu dans lequel sa protagoniste grandit. Ainsi, Smart note comment Martin commence déjà à brouiller la conception binaire des qualités masculines et féminines :

Ce que j’ai voulu souligner à propos des mémoires de Claire Martin, c’est que le fort sentiment de soi, le souci de la vérité et de la précision, l’attitude de moraliste endossée par la narratrice, et enfin la perspective ironique jetée sur les événements racontés, sont les caractéristiques d’une écriture qui réunit les dualités de la raison et l’émotion, la logique et le pathos, l’esprit et le corps qui, traditionnellement, ont fait partie d’une hiérarchie où la partie « inférieure » de chaque couple était associée au féminin. (« Écrire “comme un homme” » 345)[5]

Nous verrons plus loin comment Martin réussit à doter son texte informatif d’une perspective personnelle et à communiquer la profondeur des conséquences de l’éducation traditionnelle pour un individu qui les a subies. Il faut dire que cette autobiographie est très axée sur les liens logiques que fait la narratrice entre les causes et les effets, mais que cela n’empêche pas l’émotion d’enrichir le récit.

En effet, le mélange de caractéristiques traditionnellement masculines et féminines dans l’autobiographie de Claire Martin permet d’anticiper une interrogation centrale de la pensée féministe, à savoir celle de l’attribution de certaines qualités selon le sexe. Plusieurs théoriciennes ont critiqué le caractère essentialiste et réducteur de cette attribution, dont Isabelle Boisclair, qui résume dans un tableau la séparation conventionnelle et limitatrice du masculin et du féminin. Cette énumération sur deux colonnes souligne notamment les oppositions « objectif/subjectif » et « public/privé » (38). Que la réception de Dans un gant de fer ait toujours été axée sur l’observation et l’analyse qu’elle propose des conditions sociales ainsi que sur les réactions du je autobiographique fait de Claire Martin une pionnière de la déstabilisation qui sous-tend encore de nos jours l’aventure féministe. Le fait de trouver de nombreuses similitudes de forme et de fond entre Dans un gant de fer et les réformes socio-scientifiques qui lui sont contemporaines nous incite à avancer que ce texte met en pratique avant la lettre la perturbation des vieilles catégories que signale Boisclair comme action intégrante du projet féministe actuel. Il faut dire que la lecture du récit de Martin à côté des études sociologiques de son époque met en relief son engagement simultané dans les domaines public et privé avant les contestations féministes de la conception binaire du féminin et du masculin.

C’est dans sa structure que Dans un gant de fer manifeste de manière particulièrement riche le rôle transitionnel que joue Martin dans le parcours vers l’expression des revendications féministes. Si la jeunesse de la protagoniste se lit de manière globalement chronologique, c’est-à-dire qu’elle commence par la petite enfance et qu’elle se termine au début de la vie adulte, le mouvement du texte passe d’un épisode au suivant, sans lier ces souvenirs par des transitions systématiquement organisatrices. Ainsi, nous avons affaire à une structuration plutôt thématique qui, en même temps qu’elle privilégie la perspective rétrospective de l’énonciatrice, laisse voir les intérêts totalisateurs de cette dernière. Comme il n’y a pas vraiment de « cours » de l’action, les expériences de Claire, et notamment les « preuves » de la méchanceté et de la bêtise des persécuteurs de ce personnage, semblent plutôt s’empiler pour former un dossier ou un procès irréfutable. La linéarité de Dans un gant de fer se note sur le plan global, mais elle se constate moins facilement durant la lecture, puisque l’histoire saute d’un épisode à un autre. On ne pour-rait pas vraiment qualifier le déroulement de progression. Le manque de transitions qui lieraient les événements racontés constitue une qualité qui différencie en partie le parcours de Claire de celui d’autres sujets universels, c’est-à-dire traditionnellement « masculins », d’après la théorisation de Sidonie Smith. Cette critique souligne que les autobiographes qui entreprennent une « pursuit of selfhood » traditionnelle peuvent suivre deux trajectoires : une trajectoire horizontale, sur laquelle le « self » peut passer « consecutively through stages of growth, expanding the horizons of self and the boundaries of experience through accretion », et une trajectoire verticale, sur laquelle il se creuse « to find the irreducible core, stripping away mask after mask of false selves in search of that hard core at the center, that pure, unique or true self » (18). Or, l’autobiographie de Martin se distingue de ces deux modèles. Quoiqu’on puisse bien dire que la protagoniste porte des masques, car elle se déguise pour circuler dans un univers qui exige l’obéissance et la conformité, il s’agit de camouflage pour ne pas attirer l’attention de ses bourreaux. Pour Claire, se faire remarquer entraîne toujours des punitions et une marginalisation accrue; en suivant superficiellement le modèle restrictif qu’on lui impose, elle accède paradoxalement à une sorte de paix provisoire et limitée depuis laquelle elle peut planifier et exécuter les activités réellement mais momentanément libératrices de sa vie sociale et intellectuelle clandestine. Toutefois, il ne s’agit pas d’une connaissance ou d’une révélation graduelle d’une sorte de noyau de caractère essentiel; nous avons plutôt affaire à une jeune fille qui ne change pas beaucoup au cours de la narration et qui attend une évolution des mœurs pour pouvoir déployer son moi authentique. Dans ce positionnement d’une protagoniste autobiographique, nous discernons une stratégie de sensibilisation à la condition féminine tradition-nelle. Au lieu de suivre une des trajectoires les plus attendues, c’est-à-dire le développement ou la « découverte » de son moi autobiographique, Martin renverse ce scénario classique pour exposer une protagoniste déjà « complète » mais paralysée, pétrifiée dans un monde encore inapte à reconnaître son potentiel. La progression est virtuelle, à venir et à faire non à l’intérieur du personnage, mais à l’extérieur, au sein de son milieu social et culturel. Il semble en effet que cette façon de répondre à la quête de soi traditionnelle soit une manifestation de la tendance transitionnelle, « préféministe » qu’Isabelle Boisclair attribue en 2004 à Claire Martin. La mouvance des années 60, qui selon Boisclair oppose dialectiquement un passé de captivité à un avenir de libération pour les femmes (155), trouve un écho formel dans l’autobiographie de Martin.

Lire la référentialité autrement : du souci de l’exactitude à l’examen de la perspective

Dans le présent article, pour explorer les implications des observations récentes que nous venons de citer, et pour situer l’autobiographie de Claire Martin relativement à d’autres courants de pensée à l’époque de sa parution, nous nous pencherons sur des textes savants officiels qui nous semblent représentatifs des préoccupations des années 60 au Québec. Comme les insatisfactions exprimées dans l’autobiographie concernent principalement les conditions de vie des femmes et l’expérience décevante de Claire à l’école, nous analyserons le traitement martinien de ces problèmes vis-à-vis des revendications analogues dans les rapports Bird et Parent. Il ne s’agit pas vraiment de comparer les textes pour vérifier le degré auquel ils se confirment mutuellement, ou de tenter de « corroborer » le contenu personnel de l’autobiographie, mais de voir comment les textes se complètent. Il est évidemment question de deux types de textes différents, et leurs particularités influencent et limitent tout rapprochement. Cependant, il faut dire que Dans un gant de fer et les rapports ont beaucoup en commun non seulement thématiquement, mais sur le plan de l’expression. L’autobiographie de Martin mise sur une référentialité documentaire « fiable », et les rapports proposent clairement des améliorations aux lois et aux programmes existants à l’aide de données et d’enquêtes auprès de particuliers.

Notre point de vue rétrospectif nous permettra de voir que les revendications de Martin et des auteurs des rapports s’expriment différemment. Il en résulte des tensions qui témoignent d’intérêts variables derrière les consensus qui ont permis des remises en question à grande échelle des rôles des femmes et de l’appareil scolaire. Il faut dire qu’examiner l’autobiographie de Martin en relation avec les documents des années 60 nous permet de comprendre l’auteure dans un sens particulier, puisque les expériences dont elle fait part font ressortir ce qui est original dans sa contribution aux courants revendicateurs de l’époque. Son approche personnelle et littéraire fait contrepoids au caractère administratif et utilitaire des rapports pour offrir un aperçu de la profondeur des réclamations, des besoins insatisfaits, d’un individu.

Il convient de reconnaître que nous sommes attentive aux difficultés que présente l’étude en parallèle de l’autobiographie de Martin et des rapports Bird et Parent. Prenons d’abord le décalage entre le contexte de l’intrigue de Dans un gant de fer et celui des réformes proposées. Pour nous concentrer sur les points de contact entre les textes officiels et l’autobiographie, nous mettrons l’accent sur la perspective de la narratrice martinienne au moment de l’écriture, qui se manifeste notamment dans les passages qui commentent l’action du récit. Comme la Claire autobiographique, ainsi que ses expériences, sont des (re)constructions littéraires, notre point de référence est moins la fille elle-même que ce que révèle ce personnage relativement à l’enfance que Martin désire évoquer. Reste que la déception de l’auteure rejoint les regrets des chercheurs, et ce que l’auteure aurait voulu pour la Claire de ses souvenirs répond aux recommandations des experts, qui déplorent, d’ailleurs, que les améliorations en question se fassent tant attendre. Il est vrai qu’on ne peut pas chercher sans danger à appliquer les solutions d’une époque aux problèmes d’une autre. Même si plusieurs inégalités — comme, justement, celles liées au sexisme — persistent malgré les changements politiques et sociaux, les conditions de leur déploiement, et les formes qu’elles prennent, se modifient avec les valeurs. Nous sommes consciente que les attitudes courantes et les ressources publiques disponibles durant la jeunesse de Martin ne sont pas aptes à contrer les mentalités tradition-nelles. Ainsi, toute insistance sur la scolarisation intensive des filles et leur préparation à une carrière sérieuse aurait eu du mal à se faire entendre à cette époque. La narratrice de Martin le dit elle-même : « Je ne savais rien et je vois mal comment il aurait pu en être autrement » (La joue droite 136). Reste que les propositions des équipes Parent et Bird se font dans l’optique de corriger les inégalités et les erreurs du passé. Martin crée une fille qui semble justement attendre le genre de réformes que préconisent les auteurs des rapports Bird et Parent. Ainsi, le décalage entre le monde de la petite Claire et le contexte de l’écriture semble désaccentué ou rétréci, ce qui témoigne peut-être de la pertinence durable des problèmes en question.

Dans Manuel de sociocritique, Pierre V. Zima commente l’absorption par le texte littéraire du langage du contexte et des textes sociaux et culturels dans lesquels il est immergé. Nous nous inspirerons de ses analyses des textes littéraires qu’il présente dans son ouvrage pour examiner quelques liens entre le langage employé dans les rapports Bird et Parent et celui de Dans un gant de fer. Claire Martin n’a sûrement pas considéré directement les « rapports » en élaborant son autobiographie[6].

Néanmoins, nous examinerons les qualités langagières de ces textes officiels qui semblent assez répandues, assez indicatrices des attitudes de leur époque pour trouver une résonance dans le langage d’une auteure. Sans faire partie de l’élite dirigeante, Martin dispose cependant des ressources culturelles et communicatives d’un écrivain professionnel et d’une ancienne personnalité de la radio. De plus, les écrits officiels sont influencés par les préoccupations et les attentes des citoyens qu’ils sont censés aider, et ces rapports aspirent à refléter l’intérêt public. Ainsi, les revendications de Martin en tant que simple particulier font déjà partie intégrante des enjeux qui préoccupent les auteurs des « rapports ». Nous trouvons donc pertinent de comparer, en tant qu’exemples concrets de la convergence des trois textes, quelques caractéristiques langagières des extraits que nous examinerons.

Dans un gant de fer, le rapport Bird et l’interrogation des rôles « naturels »

Le premier texte représentant le volet officiel de la prise de conscience des enjeux liés à la condition féminine s’intitule le Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, peut-être mieux connu sous le nom de rapport Bird d’après sa présidente, Florence Bird. Ce rapport, élaboré par des spécialistes pour le gouvernement fédéral, est publié en 1970. Il examine de nombreux enjeux tou-chant les Canadiennes, fait la synthèse de plusieurs études sociologiques mettant en lumière les circonstances dans lesquelles elles vivent et propose des stratégies ayant pour but de leur assurer des chances vraiment égales à celles des hommes.

Tout en soulignant le caractère essentialiste des suppositions sur la « nature » féminine, l’équipe Bird cite un sondage effectué par deux journaux en 1968, qui constate la persistance de ces croyances : « La moitié des réponses [des hommes] reçues par le Toronto Star affirment que la place de la femme est au foyer. Dans Le Devoir, la majorité dit préférer un homme à une femme comme patron. L’ensemble de ces opinions attribuent [sic] à la femme un manque de maîtrise sur ses émotions, qui l’empêcherait de cumuler carrière, mariage et maternité » (14). Sur un plan évidemment plus personnel, Martin évoque une autre sorte d’enquête ayant lieu auprès des individus de son milieu, qui dégage des conclusions analogues :

Était-ce bien la place[7] d’une jeune fille? . . . Et que pouvaient bien penser d’elle les compagnons de l’audacieuse? Et le cerveau féminin, comment réagirait-il à ce traitement inhabituel? Toutes questions que la moitié de la ville posait à l’autre moitié. Les réponses étaient diverses sauf sur un point où tout le monde s’entendait : pas de mariage possible pour la fille. Jamais, jamais, jamais, aucun homme sur la terre québécoise ne voudrait épouser cette savante.
— Et pourquoi, s’il vous plaît? demandais-je aux garçons qui venaient chez nous et qui, presque tous, étudiaient à l’université.
J’obtenais en réponse des haussements d’épaule, des « Ben, voyons! » ou, quelquefois, des phrases toutes faites sur l’organisation de la femme. (La joue droite 137)

Il faut bien dire que l’action de ce passage a logiquement lieu vers la fin des années 20, bien avant les initiatives visant à généraliser la remise en question des rôles traditionnels. Pourtant, la fréquence des verbes à l’imparfait et l’absence de verbes au passé simple ont pour effet de rendre possible la lecture de ce passage sur le plan de l’énonciation[8]. Ainsi, il semble que Martin actualise au moment de l’écriture l’importance des enjeux qui préoccupent les contemporains de sa protagoniste.

Les extraits que nous venons de citer concernant la « nature » fémi-nine évoquent, chez Martin ainsi que dans le rapport Bird, une nouvelle compréhension des rôles changeants des femmes, une conscience qui ne se prend pas sans les hésitations, voire l’angoisse, qui peuvent accompagner les changements sociaux profonds. Zima avance que « les valeurs sociales n’existent guère indépendamment du langage et les unités lexicales, sémantiques et syntaxiques articulent des intérêts collectifs et peuvent devenir des enjeux de luttes sociales, économiques et politiques » (121). De plus, il affirme que « c’est sur le plan sémantique et lexical que les intérêts sociaux s’articulent le plus clairement dans le langage » (120). Prenons l’importance accordée à la « place de la femme » (Bird 14) et à « la place d’une jeune fille » (Martin, La joue droite 137). Dans les deux textes, l’emploi de ces expressions permet de croire que l’on se demande toujours où « placer la femme », c’est-à-dire que l’on parle encore de déterminer « sa place » et de la lui montrer. En outre, l’article défini singulier évoque une seule place convenable pour ladite femme. L’absence de guillemets autour de « la place de la femme » (14) dans les commentaires de l’équipe Bird témoigne de la durabilité de cette expression, même dans un contexte de réforme. Il faut dire qu’« [é]tait-ce bien la place d’une jeune fille? » est évidemment une question malicieuse (Martin, La joue droite 137). Or, qu’elle se pose en ces termes laisse entendre que la notion de la « place de la femme » est encore, dans les années 60, un sujet de discussion dans un monde en transition où les vieilles valeurs s’avèrent inadéquates, mais où l’on travaille petit à petit à développer de nouvelles façons de valoriser le potentiel féminin.

La nouveauté relative de ces discussions s’exprime de manière semblable dans les textes de Martin et des spécialistes de la commission Bird par les modes verbaux employés. Chez « la femme », le « manque de maîtrise sur ses émotions, qui l’empêcherait de cumuler carrière, mariage et maternité » (Bird 14), est paraphrasé par l’équipe Bird d’après les réponses recensées. Dans la paraphrase, le conditionnel « empêcherait » exprime le doute des experts qu’il s’agisse vraiment d’un lien de causalité entre un prétendu « manque de maîtrise sur ses émotions » et l’incapacité « de cumuler carrière, mariage et mater-nité ». Il faut dire que les experts affirment constamment les leurres de la notion d’une « nature féminine » et qu’ils constatent ailleurs (Bird 293-300) une raison non essentialiste des difficultés des mères qui travaillent : le manque de garderies. Nous reconnaissons la profondeur des changements qu’ils proposent. Or, l’emploi du conditionnel dans cette paraphrase des dires des citoyens sondés évoque le rôle transitionnel du doute dans la remise en question d’attitudes jadis fondamentales pour la vie traditionnelle, doute qui s’insinue dans les fissures de l’édifice avant de le déconstruire. On considère encore les dires de ceux qui veulent maintenir leur position dominante, mais on y insère une méfiance par rapport à leur parole.

Claire Martin entrevoit la fin de la subjugation des femmes en employant elle aussi des verbes au conditionnel de manière stratégique. La question suivante aurait pu être posée sincèrement par des bien-pensants qui auraient entendu parler de la première femme de la province à fréquenter l’université au moment où elle a entrepris des études : « Et le cerveau féminin, comment réagirait-il à ce traitement inhabituel? » (La joue droite 137). La formulation de cette inquiétude au discours indirect libre laisse ambiguë sa source, et elle a pour effet de rapprocher, au moins momentanément, le passé et le présent (de l’énonciation). Que Martin ressuscite de manière pertinente cette question sans l’attribuer à un interlocuteur du passé souligne la nouveauté, encore dans les années 60, de la fréquentation universitaire chez les femmes. En outre, cette question crée une fausse complicité initiale entre la narratrice et le lecteur éventuel qui aurait des idées traditionnelles sur les étudiantes. Ce dernier pourrait d’abord approuver les doutes exprimés superficiellement par la question, pour ensuite se faire prendre dans le sarcasme de la narratrice. La formulation de la conclusion du paragraphe confond également l’emplacement temporel du souci qu’elle exprime : « Jamais, jamais, jamais, aucun homme sur la terre québécoise ne voudrait épouser cette savante » (La joue droite 137). Bien que nous sachions que « cette savante » est une pionnière du passé dans l’autobiographie, le condition-nel déstabilise cette temporalisation, ce qui souligne la persistance des idées surannées que l’on cherche à changer à l’époque où Martin écrit. Ces passages du rapport Bird et de Dans un gant de fer mettent en relief la nouveauté de la participation courante des femmes à la vie professionnelle et le contexte transitionnel dans lequel l’équipe Bird et Claire Martin travaillent.

Le chapitre du rapport Bird intitulé « L’éducation » est consacré dans une proportion considérable au fonctionnement persistant des stéréo-types masculins et féminins à l’école. Les échos entre la critique que fait l’équipe Bird de la propagation de ces messages et la réflexion de la narratrice de Dans un gant de fer sont notables. Dans le premier texte, on critique les exemples donnés dans les manuels scolaires employés au Québec :

Par exemple, dans Épine en fleur, livre de lecture pour les débutants, de courtes phrases, accompagnées d’illustrations, font des différences très nettes entre les activités des filles et celles des garçons. « Olga tricote une écharpe », « Ida berce sa poupée », « René escalade le mur », « Oscar sera pilote ». Les filles ne se préparent qu’à devenir mères de famille, tandis que les garçons s’adonnent à toute une gamme d’activités et envisagent un grand nombre de carrières. (199)

L’équipe Bird donne plusieurs autres exemples de cette vision dans les textes que l’on continue à proposer aux écoliers à l’aube des années 70. Au moment de faire des recommandations, le groupe affirme regretter « que les éducateurs continuent à se servir de manuels qui accordent si peu d’importance aux capacités des femmes. En conséquence, la Commission recommande que les gouvernements provinciaux et territoriaux adoptent des manuels scolaires dans lesquels on montre des femmes qui, tout comme les hommes, se livrent à des activités, et exer-cent des professions, très variées » (Bird 199).

Bien que son projet soit plutôt axé sur la remémoration du passé, Claire Martin expose la durabilité de ses regrets concernant son apprentissage gâché : « ma vie est pleine de ces regrets [. . .] Je ne sais que coudre et faire la cuisine. Je suis bien de l’époque où les femmes en savaient toujours trop » (La joue droite 72). Les dégâts causés par les idées traditionnelles prennent ici un caractère tenace et empesé qui force le lecteur à constater ce gaspillage d’une perspective qu’il serait impossible de connaître à travers les données scientifiques qui prolifèrent en cette période où les sciences sociales gagnent en importance. Comme Martin condamne ici les effets d’une philosophie formatrice généralement acceptée durant l’enfance de sa protagoniste, son je de l’énonciation[9] devient en quelque sorte un spécimen[10] indiquant les résultats à long terme d’une perte de talent systématique. Certes, les experts cherchent à améliorer la condition féminine ayant cours durant les années 60, et non celle que vit la Claire de Dans un gant de fer, celle dont se souvient Martin lorsqu’elle publie son autobiographie 40 ans après l’époque de son enfance. Il reste néanmoins que les attitudes qui sous-tendent l’enseignement aux enfants demeurent alors visiblement ancrées dans la différenciation des occasions de réussite selon le sexe. Plus loin dans son texte, Martin aborde encore plus directement l’étroitesse des habitudes éducatives dictées par le sexe de l’enfant : « J’estimais qu’une femme doit savoir faire une fine reprise, couper et coudre un costume tailleur, monter une mayonnaise et rouler une ballotine, repeindre un mur, planter un rosier, changer un pneu et construire une maison, pourquoi pas, si cela se trouve » (La joue droite 138). Qu’elle énumère ensemble, sans les distinguer, des compétences relevant des sphères traditionnellement masculine et féminine conteste la division coutumière. Le rapport Bird fait des exhortations très semblables : « L’éducation à la vie familiale devrait enseigner aux garçons à s’occuper des enfants, à coudre, à faire la cuisine; et les filles devraient s’initier aux travaux manuels que font plus souvent les hommes. Nous estimons que ces cours devraient être mixtes, et commencer au niveau de la maternelle » (210). Notons en particulier le ton assuré que partagent ces deux passages; on met l’accent sur le caractère évident de la nécessité de repenser les rôles féminins et masculins à une époque où les stéréotypes à cet égard sont encore en vigueur.

Dans un gant de fer, le rapport Parent et les ressources éducatives

En 1963, le premier tome du Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement, mieux connu sous le nom de rapport Parent, d’après monseigneur Alphonse-Marie Parent, le président de la Commission, constate la nécessité de réformer le système scolaire en fonction de quatre développements fondamentaux de l’époque : l’explosion de la fréquentation scolaire, les progrès scientifiques et technologiques, la modification du style de vie et l’évolution des attitudes (57-71).

Notons un parallèle saillant entre la lassitude dont Martin accuse les sœurs enseignantes de l’univers de son autobiographie et celle constatée chez les instituteurs du Québec des années 1960 par l’équipe Parent. On propose dans les deux textes des raisons pour expliquer le découragement professionnel qui sévit depuis longtemps dans le domaine institutionnel, que les enseignants en question soient religieux de vocation ou non. Prenons d’abord un passage-clé du rapport Parent, qui résume quelques problèmes liés au personnel en général, sans préciser s’il s’agit de religieux, de laïcs, d’instituteurs qui travaillent dans des établissements non catholiques ou de toutes ces catégories prises ensemble :

Le manque d’égards des commissions scolaires à l’endroit du corps enseignant, le peu d’initiative qu’on lui laisse, l’instabilité de l’emploi et l’absence de barèmes régissant les promotions, cet ensemble de facteurs crée l’impression que l’enseignement est une occupation temporaire ou un pis-aller. Il faut donc de toute urgence revaloriser la profession d’enseignant, organiser le recrutement et améliorer la formation des professeurs. (I 77)

Si le rapport Parent est évidemment plus axé sur l’avenir et sur la résolution concrète de problèmes que l’autobiographie de Martin, chacun de ses reproches étant suivi de recommandations précises pour améliorer les conditions d’apprentissage, nous verrons que les deux textes se concentrent sur le manque de motivation qu’ils révèlent chez le personnel enseignant.

Pour sa part, Martin voit l’entrée en religion, et la carrière d’institutrice qu’elle implique souvent, comme les conséquences d’une incapacité de plaire aux hommes. Quoique sa conclusion soit évidemment trop générale, elle met le doigt sur le nœud d’un problème fonda-mental, soit les difficultés qu’ont les femmes à s’épanouir lorsqu’on ne leur propose que les deux idéaux réducteurs de la femme au foyer et de la religieuse :

Nées trop tôt dans une société où les femmes se mariaient ou n’existaient pas, que de filles laides, à cette époque, prenaient le chemin du couvent où on les engluait dans la bêtise la plus plate et où leurs talents, souvent réels, ne leur servaient qu’à développer une bonne technique de la gifle ou du coup de poing. Nous ignorions que ces violences sont les soupapes de la sexualité contrariée. (Dans un gant de fer 214)

Cette analyse franche des forces culturelles qui empoisonnent les tentatives de bon nombre de femmes de mener une vie productive hors du mariage et de la maternité fait écho à l’équipe Parent en concevant l’enseignement comme un pis-aller. Cela ne se fait pas pour déprécier cette vocation, mais plutôt pour souligner la stagnation qui sévit lorsque la priorité des institutrices est d’utiliser leur autorité pour dompter les élèves. L’ouverture et la curiosité intellectuelle fleurissent mal autant chez les enseignants que chez les écoliers quand il ne s’agit que de « faire obéir, obéir, obéir » (La joue droite 136). Il faut dire que le contenu manifeste de Dans un gant de fer concernant ce qui ferait que les femmes deviennent sœurs enseignantes (leur « laideur »), leurs conditions de travail (la « bêtise la plus plate ») et ce qui provoquerait leur violence (leur « sexualité contrariée ») est beaucoup plus cru que les raisons de l’apathie des instituteurs formulées plus diplomatiquement dans le rapport Parent. De plus, le passage de Dans un gant de fer fait allusion au problème spécifiquement féminin de l’enseignement vu comme une des rares vocations adaptées aux qualités « naturellement féminines ». Cet essentialisme risque de mener à la formation d’innombrables institutrices inaptes, donc frustrées. Bien que dans les années 60 les métiers proposés aux filles ne soient souvent pas beaucoup plus variés, le rapport Parent n’aborde pas cet aspect du problème, se limitant à de brefs passages qui annoncent une ouverture encore plutôt théorique du monde professionnel aux femmes (I 70).

Reste que, d’après l’équipe Parent et Claire Martin, les causes sousjacentes de l’immobilité qui peut sévir chez les enseignants semblent comparables, et complémentaires. Le rapport scientifique et officiel souligne le besoin de l’uniformisation et de la professionnalisation de l’enseignement, qui se faisait alors pressant. Le récit littéraire et personnel, pour sa part, propose des explications allant plus directement au cœur des circonstances personnelles d’un groupe d’institutrices de l’entredeux-guerres[11]. Ensemble, ces deux textes exposent de manière plus complète les mêmes problèmes de base, qui s’avèrent être un manque d’outils pédagogiques efficaces et la supposition que l’enseignement est ce que l’on finit par faire si ses autres projets échouent. Cette impression[12] rend difficile le recrutement de ceux qui ont une véritable aptitude pour le domaine, qu’il s’agisse de religieuses au cœur de l’entre-deux-guerres ou d’instituteurs laïques ou non qui établissent leur carrière juste avant de pouvoir bénéficier des améliorations des conditions de travail prônées par l’équipe Parent. De plus, cette caractérisation du métier va jusqu’au mépris du potentiel des enseignants. Leur préparation peut être plus ou moins aléatoire, mais il y a paradoxalement peu de place pour l’invention et l’initiative personnelle. La conscience du caractère étouffant de l’atmosphère dans laquelle ces enseignants travaillent inspire des reconsidérations analogues du rôle des élèves.

Dans un gant de fer, le rapport Parent et la philosophie éducative

Le rapport Parent aborde dès le premier tome la « conception moderne de l’éducation » (76) comme le développement de la capacité d’adapter avec souplesse ses connaissances à divers contextes. Il s’agit de « préparer l’individu à la vie en société » (75). On affirme qu’il « ne suffit plus d’apprendre à l’enfant à lire, à écrire et à compter » (76). Au début du deuxième tome, on ajoute qu’« on doit, en quelque sorte, “apprendre à apprendre”, savoir étudier par soi-même, être curieux, et capable de nourrir cette curiosité » (IIA 37). Martin attribue cette faculté à sa protagoniste, mais dans un sens plus négatif que prospectif. Claire devient « autodidacte » (Dans un gant de fer 181) non pas grâce à une préparation polyvalente et imaginative, mais à cause des carences dans sa formation : « C’est une étrange décision à prendre, quand on est à l’école et qu’on a onze ans, mais avec cette bonne sœur-là il y avait vraiment trop de risques » (Dans un gant de fer 181). Pour sa part, l’équipe Parent emploie l’expression « autodidacte » dans un sens constructif : « Il s’agit de disposer modestement chacun de nos élèves à être, autant qu’il le pourra, et pour toute sa vie, un autodidacte » (IIB 311). Malgré le désespoir qui motive l’audace de Claire, et le hasard qui la règle[13], Martin aborde un des concepts-clés de la réforme éducative. Qui plus est, elle attribue à sa protagoniste des comportements correctifs à la situation oppressive qui résulte de la consommation « mot à mot » (Dans un gant de fer 181) du matériel imposé. En effet, on a l’impression que Claire est consciente de la nécessité de prendre son propre apprentis-sage en main, et qu’il n’est pas question d’une narratrice qui donnerait rétrospectivement une forme et un sens à ces frustrations remémorées. Il s’agit notamment de la découverte enfantine de l’expression à un moment précis et isolable dans le passé : « Au cours de mes recherches dans le dictionnaire, j’avais trouvé le mot “autodidacte” » (Dans un gant de fer 181). Encore une fois, Martin démontre comment les besoins urgents que doivent satisfaire les réformes éducatives officielles sont ressentis par un individu. En outre, que la protagoniste de Dans un gant de fer se débrouille déjà dans les années 1920 pour circonvenir la rigidité de sa formation tend à illustrer que l’élaboration de programmes scolaires axés sur l’activité de l’élève s’est fait attendre trop longtemps.[14]

Nous nous inspirons encore une fois du Manuel de sociocritique de Pierre V. Zima pour constater que l’expression « autodidacte », utilisée dans le rapport Parent ainsi que dans l’autobiographie de Martin, semble particulièrement caractéristique du contexte de la production de ces deux textes. La qualité transitionnelle de l’époque se communique à travers le sens compensatoire, correctif, que Martin attribue au mot et sa signification prospective, axée sur l’avenir, selon l’équipe Parent. L’importance institutionnelle future du concept de l’autodidacte s’exprime d’ailleurs par un champ sémantique qui s’insère dans le document : « la curiosité et la probité intellectuelles [. . .] l’imagination et [les] dons créateurs [. . .] l’esprit d’initiative et le sens de la responsabilité » sont les expressions-clés de ses arguments (IIA 13-14, 88). Dans les deux cas, le mot « autodidacte » semble être toutefois doté d’une valeur transformatrice, celle d’une solution de grande portée à un problème fondamental.

Conclusion

Lors de sa publication en 1965-1966, l’autobiographie de Claire Martin inspire surtout de fortes réactions personnelles à son contenu, et une critique spéculative qui se concentre sur sa vraisemblance, voire son « exactitude ». Comme ces préoccupations ne s’ouvrent pas à une étude soutenue, le choc initial que provoque la publication de Dans un gant de fer s’épuise sans susciter une suite de discussions vraiment analytiques. Ce n’est qu’au milieu des années 1970 qu’on développe des outils d’analyse qui mettent l’accent sur l’esthétique de l’écriture autobiographique. En même temps, on commence à interroger spécifiquement les limites des habitudes de lecture de ceux qui ont accueilli le récit de Martin. Patricia Smart et Katherine A. Roberts ont récemment proposé des perspectives depuis lesquelles on peut apprécier la signification documentaire des révélations que fait Martin, mais sans tomber dans des suppositions concernant leur précision littérale. Nous nous sommes inspirée de ces orientations féministes vis-à-vis de l’importance de Dans un gant de fer comme document afin d’examiner comment ce récit complète les rapports Bird et Parent. Ainsi, nous avons pu trouver des indications plus objectives de ce que les lecteurs de l’autobiographie de Claire Martin ont toujours soupçonné d’après leurs connaissances personnelles et anecdotiques : que l’univers de la petite Claire évoque un quotidien qui a eu des effets bien réels sur la société du Québec. Ce phénomène rejoint une préoccupation centrale de la pensée féministe actuelle, c’est-à-dire la déstabilisation du classement traditionnel des qualités dites masculines et féminines. La lecture de Dans un gant de fer à côté de deux documents sociologiques de l’époque de sa parution nous permet de concrétiser notre compréhension du mélange d’objectivité et de subjectivité ainsi que des intersections du public et du privé que plusieurs critiques ont récemment soulignés dans le récit de Martin. Nous avons vu que la première autobiographie à (re)construire la vie d’une fille qui subit les déficiences d’une éducation traditionnelle et autoritaire durant l’entredeux-guerres au Québec communique des frustrations et remémore des laideurs qui ne peuvent se dire que dans un texte personnel. Or, son alliance de la référentialité informative et de l’émotion est peut-être ce que Dans un gant de fer offre de plus original, et ce sont les relectures des 40 dernières années qui stimulent un intérêt pour les particularités esthétiques de ce récit.