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Le patient qui me préoccupe le plus, c’est moi-même.

Sigmund Freud

Comment, succinctement, rendre compte d’un phénomène aussi complexe et diversifié, depuis les voix plus intimistes aux hallucinations plus intrusives et les visions annonciatrices de missions grandioses ou d’issues tragiques ?

Je ferai part de quelques expériences auprès d’« entendeurs de voix », patients ou créateurs, avec leurs expressions picturales spontanées.

Quant à nous, les dits thérapeutes, notre défi ultime, à mon avis, c’est de tenter d’accueillir et d’écouter les entendeurs de voix avec les yeux de la raison et du coeur…, avec en réverbération, en résonance ou en écho, nos propres voix étouffées… et qui veulent alors émerger de leur bâillonnement.

Pour y arriver, comme psychiatre, j’ai besoin de toutes mes connaissances et approches médicale, bio-psycho-sociale, anthropologique, systémique, cognitivo-comportementaliste, écologique, philosophique, sensibilité artistique et poétique en sus…

Tout le corps de la personne hallucinée, toute la cellule familiale, tout l’entourage social et toutes les références culturelles parlent et s’expriment à travers les voix du patient, le porte-voix désigné fou.

Aussi ai-je besoin de toutes les clés et pistes de compréhension et d’intervention, comme dirait Leston Havens [1] pour y voir un peu plus clair, autant chez le patient halluciné que chez moi-même ! Voilà pourquoi les querelles, oppositions-exclusions d’écoles ou d’approches m’irritent ou plutôt me désarment tant.

La rencontre entre l’ « entendeur de voix », et son « écouteur psy », constitue une expérience contre-transférentielle difficile, qui induit parfois même un état presque psychoïde ou pré-dissociatif, par exemple, quand on va au bout de l’approche engageante et exigeante d’Eric Berne [2] avec ses questions en gigogne :

À travers les voix du psychotique, qui parle de quoi, de qui, à qui, d’où, pourquoi et comment, sous quel déguisement, emprunt ou coloration culturelle, etc. ?

Ne nous parlent-elles pas, finalement, de l’inquiétante étrangeté de soi… et des peurs fondamentales de l’être humain… dont on ne peut ni ne veut, au fond, rien savoir ?

Voilà ce que soutient crûment Eric Berne qui préconise que la seule façon d’avoir un commencement ou un semblant de réponse (the right wrong answer), c’est d’écouter et de scruter dans ses propres états du Moi (personnifiés sous la triade Enfant, Adulte, Parent) la réverbération ou résonance des propos « fous » de l’entendeur de voix.

Autrement dit, chercher et trouver sinon du sens du moins certaines pistes ou messages, parfois, à partir de ce que l’on ressent… et imagine, en pure association libre. Tout un contrat.

Il faut être drôlement en possession ou contrôle de soi-même et pouvoir constamment en revisiter tous les recoins, même les plus cachés, les plus abjects ? Un vrai métier et défi de fou. Il faut surtout avoir et savoir traverser ou surmonter l’ultime peur, à mon avis, la peur de soi…

Eric Berne, l’homme et son approche, que j’ai eu l’occasion de connaître et d’expérimenter, durant ma formation, et Harold Searles, à travers toute son oeuvre, elle aussi décapante [3], ont été et sont encore, pour moi, des guides importants, avec Jacques Ferron [4], dans ma traversée et compréhension du désarroi humain tout azimut — le mien d’abord — l’expérience psychotique, à mon avis, en constituant la forme ultime.

Le travail préalable sur soi

Ces divers auteurs ont tenté, à leur corps plus ou moins résistant, d’aborder le sujet délicat du travail préalable, difficile et nécessaire, que le thérapeute doit constamment faire sur lui-même, avant de se mettre à l’écoute et à la compréhension des voix et hallucinations ou de tout autre signe, signal ou symptôme du patient, incluant l’idéation suicidaire.

Finalement, un peu à ma propre surprise, il faut bien m’avouer que ce sont les patients psychotiques qui m’ont, au fond, le plus influencé, le plus marqué et le plus intéressé… Ils ont d’ailleurs fait naître, en moi, progressivement, une sorte de syndrome de Stockholm… dont je ne peux ni ne veux vraiment me sortir. Ce n’est pas le temps ni le lieu pour élaborer davantage.

Plus près de nous, Bruno Cormier, dans un texte peu connu, accompagnant le Manifeste du Refus global (1948) et intitulé L’oeuvre picturale est une expérience [5] utilise la très riche métaphore du « chasseur aux aguets et de l’oiseau en vol libre »… « tous deux agissant dans le moment, poussés par des dynamismes bien différentiés »…

La position, attitude et état d’esprit que Cormier préconise pour la lecture de l’oeuvre d’art, « voie royale vers la conscience », s’applique tout autant, à mon avis, à la lecture globale ou plurielle du symptôme, signe ou signal psychopathologique.

Les « tableaux cliniques », comme on les dénomme, les présentations des principales entités cliniques sont des oeuvres d’art, de style plus ou moins baroque, impressionniste, figuratif ou abstrait, etc. Ce sont des tentatives, des essais plus ou moins réussis ou efficaces, d’arroyer le désarroi et d’en arriver à négocier des rapports satisfaisants avec la réalité extérieure et intérieure.

Une lecture ou approche artistique de la psychopathologie modifierait grandement, pour ne pas dire complètement, notre rapport au patient. Autre sujet qui déborde ce texte de présentation. Est-ce un hasard que l’on ressente si souvent le besoin d’afficher une oeuvre d’art en page couverture de nos traités de psychiatrie ? Le regard artistique devait imprégner l’ensemble du traité… et de la pratique ?

Pierre Marchais et ses collaborateurs, avec l’approche systémale [6], font une tentative similaire d’introduire un « nouvel esprit » en psychiatrie, en jetant ou propulsant toute la psychopathologie dans le champ spatio-temporel cosmique… C’est d’ailleurs l’essai théorique le plus globalisant et le plus audacieux que je connaisse, avec comme par hasard, une oeuvre charnière et intégratrice de Kandinsky, en page couverture. Il faudrait y revenir aussi. Chez Marchais, c’est comme si le soleil cessait d’être perçu comme tournant autour de l’égo central humain…

Revenant à la métaphore de Bruno Cormier, je dirais que les voix et hallucinations de tout acabit constituent, en effet, des « voies royales » ou privilégiées d’accès aux problématiques-souches fondamentales non seulement d’un patient spécifique et désigné mais de tout être humain, ses zones d’envol, de rêves, de trébuchements et de butées, avec toutes ses dysrégulations neuro-cognitivo-affectives possibles  [6], l’état psychotique en constituant la preuve ou la manifestation la plus évidente et tragique.

C’est peut-être cela que le patient psychotique halluciné nous rappelle et renvoie en pleine face… et qui nous déstabilise tant. La remontée en surface de ce matériel brut humain, comme de la lave, explique largement, à mon avis, le désarroi des thérapeutes et la danse autour du fou de nos théories explicatives et de nos approches.

Vignette clinique

« Mes voix, c’est comme la préfiguration de l’enfer mais j’y tiens ! » disait un patient déluré à un jeune étudiant-observateur dans un groupe d’expression picturale… Ce patient, en jeune trentaine, fera une très sérieuse tentative de suicide, à l’âge du Christ, quelques mois plus tard, en douce, prenant religieusement sa médication… et après avoir visité, salué et remercié, même avec un certain humour, tous ses thérapeutes… médusés par ses dernières écritures, retrouvées plus tard, dans son appartement supervisé…

Il avait tenté, écrivait-il sans fautes et en plein contrôle calligraphique, de refaire la Création, rien de moins. Il se croyait la dernière réincarnation du Christ venu, à nouveau, vérifier ou tenter de comprendre pourquoi il est si difficile d’assumer la condition humaine… Il avait échoué et voulait retourner, comme il se doit, faire rapport aux Dieux dépités… et à son père terrestre, déjà décédé et déçu de lui-même et de son seul fils…

Pourquoi les fous s’identifient-ils si souvent à l’histoire du Christ ? Peut-être, comme le suggère Jacques Ferron, dans un texte-testament, « La mort prévient la folie [8] », parce que c’est la plus belle histoire humaine, trafiquée ou qu’on aurait tenté de faire porter par le Christ… et qu’Il nous la retourne, simplement et crûment ?

Personne ne peut sauver personne ni mourir à sa place. Voilà le sort humain… Diverses mythologies, foi d’Alceste, l’ont pourtant déjà affirmé.

« Écrire, soutenait Jacques Ferron, c’est faire taire personne. » Pour entendre et écouter les voix de l’autre, le fou, il faut peut-être pouvoir ne faire taire rien en soi-même ?

Ni l’Alléluia euphorique. Ni le registre du Tabarnak [7], pour reprendre la ponctuation sacrée d’un poète déboussolé abitibien… qui a aussi fait son voyage initiatique en folitude. Ni les lamentations de Job.

C’est peut-être plus facile et tentant, pour l’entendeur comme pour l’écouteur de voix, de prendre chacun sa pilule !…., l’un, se réfugiant dans sa psychose, avec la pilule chimique comme baume, l’autre, dans l’illusion de savoir, bardé de théories multiples et rassurantes ou probantes, la pavane en sus… En bref, à chacun sa voie d’évitement ?

La leçon d’Arthur Villeneuve et autres visionnaires ?

L’expression picturale des personnes vivant divers états altérés de conscience, avec voix, hallucinations, visions, distorsions etc., psychiatrisées ou non, est très intéressante, voire troublante, pour le clinicien. Une autre dimension trop méconnue, à mon avis.

On peut très bien y voir et suivre, graphiquement et spatialement, l’évolution et la distanciation des patients ou personnes hallucinées ou « inspirées » par rapport à leurs voix, objets ou personnages terrifiants.

On retrouve la même chose chez les créateurs naïfs ou auto-didactes comme le peintre Arthur Villeneuve, que j’ai connu assez intimement, chez qui les divers niveaux de réalité se côtoient, s’entrelacent. Il faudrait s’en reparler plus longuement, ailleurs et autrement. Ce texte d’introduction et de sensibilisation n’est pas le cadre approprié à une plus grande élaboration. Pas si fous que cela, les excentriques, les illuminés ?…

Il faut enfin souligner que la médication neuroleptique, correctement utilisée, est souvent considérée par les personnes hallucinées, comme une façon, à travers bien d’autres, d’en arriver à mieux vivre et même paradoxalement d’avoir un meilleur accès à leurs voix et dialoguistes intérieurs qui rarement ne disparaissent complètement… ce que ne souhaite pas toujours d’ailleurs la personne hallucinée ou « inspirée », pour reprendre l’expression de l’une d’entre elles.

On voit alors se nouer des relations les plus étranges ou contradictoires, à première vue, entre l’entendeur de voix et ses plus intransigeants persécuteurs ou autres personnages intrusifs devenant parfois les amis ou interlocuteurs les plus fidèles, voire les alliés les plus fiables…, le vide relationnel s’étant souvent fait, dans la réalité quotidienne. Complexe.

Un de mes patients préférés, c’est-à-dire un sosie au fond, un grandiose inconsolable, contrôlant ou s’accommodant généralement assez bien, par auto-médication à doses fluctuantes, de ses voix et hallucinations et surtout de son hypersensibilité aussi précieuse que parfois sidérante, traitait les psys, moi inclus, de « psychotiques de la réalité ». Peut-être avait-il raison ?

Espérant avoir juste assez bien mêlé les cartes et avoir peut-être ainsi rapproché un peu plus les entendeurs et les divers écouteurs de voix, se débrouillant du mieux qu’ils le peuvent avec la même condition humaine…

Portons-nous bien, comme disait Hippocrate à la fin de ses Lettres ! À la prochaine ?