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C’est en tant que psychiatre, épidémiologiste, particulièrement impliquée dans la planification et ayant récemment été chargée de rédiger un plan d’actions pour la psychiatrie et la promotion de la santé mentale en France, que je suppose qu’il m’a été demandé par la revue Santé mentale au Québec de réagir au très beau texte de Willy Apollon, Danielle Bergeron et Lucie Cantin sur les enjeux de la psychiatrie et son avenir. Peut-être aussi parce que j’ai organisé en France une conférence de consensus sur la prise en charge au long cours des patients souffrant de schizophrénie.

S’agissant de mes réactions à ce texte, je dirai que je me sens en accord sur beaucoup des interrogations soulevées mais que d’autres éléments me posent question.

Comme les auteurs, je pense que la psychiatrie est à la croisée des chemins et qu’elle doit défendre sa place en tant que discipline clinique et surtout prise en compte du sujet. En fait cette remarque concerne la médecine dans son ensemble et bien des choses qui sont dites ici pour la psychiatrie s’appliquent à toutes les disciplines médicales. Chaque être vit sa maladie d’une façon unique et spécifique et, même si des traitements efficaces sont proposés, cette maladie s’inscrit dans une histoire personnelle et le sujet doit pouvoir se l’approprier ; c’est la posture éthique de ce texte dans laquelle je m’inscris pleinement.

Les médecins et toutes les personnes qui sont impliquées dans la gestion des malades doivent avoir cette conscience et les éléments de formation qui leur permettent de respecter le sujet et de l’aider à s’approprier sa souffrance. Cette position n’empêche aucunement de faire bénéficier les patients des meilleurs soins disponibles à un moment donné des connaissances, et cela implique de mettre en place des évaluations les plus rigoureuses et honnêtes possibles et il importe que les dés ne soient pas pipés en fonction d’objectifs commerciaux. Cependant même si je partage les réserves sur le fait que, quand des intérêts commerciaux sont en jeu, les états doivent pouvoir garantir à leurs ressortissants des évaluations neutres, je persiste à penser que les évaluations des traitements, quels qu’ils soient, sont essentielles tout en étant consciente de la difficulté d’évaluer en toute rigueur des prises en charge telles que celles faites au centre 388.

Cela m’amène à la question posée sur « evidence based medicine » qui s’applique à la psychiatrie comme à toutes les autres disciplines médicales. Le problème est de mon point de vue de deux ordres : d’une part les difficultés d’évaluer certaines thérapeutiques en particulier les thérapies analytiques mais difficultés ne veut pas dire impossibilité ; la psychanalyse a ses spécificités et il importe de les reconnaître et de ne pas lui appliquer une méthode qui ne convient ni à ses buts ni à son mode de fonctionnement ; il n’empêche qu’il est possible de trouver des critères, des analyses de processus et une temporalité sur laquelle cette évaluation peut prendre son sens ; d’autre part et quelque soient les évidences d’efficacité d’un traitement, la question du sujet qui reste entière et celle de la nécessité de l’accompagner dans son vécu personnel de la maladie et tout spécialement de la maladie mentale. Cette question ne peut être réglée par le traitement des symptômes car même s’il fait disparaître les dits symptômes, ces symptômes ont existé et le sujet doit pouvoir les intégrer dans sa trajectoire spécifique.

Il faut de plus ajouter que la plupart des thérapeutiques potentielles, génétiques et chimiques, n’auront au mieux des résultats applicables en routine que dans des dizaines d’années, si cela même arrive et qu’il reste encore un long chemin durant lequel la psychiatrie traditionnelle sera nécessaire et elle continuera à l’être mais après ces éventuelles découvertes pour les raisons mentionnées ci-dessus. La fascination pour les techniques « modernes » semble faire oublier cette nécessité.

Alors que faire pour en mettre en oeuvre ces principes ?

La formation des psychiatres et celle des psychologues sont essentielles ; ces formations initiales et continues conditionnent en partie les attitudes et les croyances de ces professionnels. On doit y ajouter la formation de tous les médecins et plus spécialement celle des généralistes qui sont en contact quotidien des personnes et véhiculent les croyances sur les problèmes de santé en général et de santé mentale en particulier.

Cela implique la formation des formateurs c’est-à-dire des professeurs d’université et leur indépendance face aux pressions des industries pharmaceutiques certes mais aussi de tous les autres lobbying : HMO et assurance santé. Le milieu de la recherche est aussi un enjeu : les chercheurs ont besoin de moyens humains et matériels, or ces moyens sont acquis en fonction de certaines alliances et d’évaluations de résultats eux-mêmes basés sur la publication dans des revues dites à comité de lecture dont l’indépendance vis-à-vis des firmes pharmaceutiques doit être assurée. Mais il y a aussi les tendances idéologiques des milieux de la recherche et la croyance dans les neurosciences et la génétique qui font que peu ou pas de moyens sont donnés à la recherche évaluative des traitements non médicamenteux dont les publications sont très peu valorisées. On voit alors se constituer une sorte de cercle vicieux dans lequel les traitements non médicamenteux et tout particulièrement les traitements basés sur les principes de la psychanalyse ne sont pas ou très peu des sujets de recherche et où en retour ils ne peuvent faire partie des évidences prouvées en médecine puisque précisément ils ne sont pas évalués. Non seulement les organismes de recherche investissent peu dans ce domaine qui leur semble peu spectaculaire mais les cliniciens qui pratiquent ces traitements ne sont pas préparés à les évaluer : beaucoup des principes des thérapies analytiques reposent sur des dogmes qui sont supposés établis et on se trouve souvent face à des positions idéologiques quand il serait d’un grand intérêt de confronter ces principes avec des résultats, étant entendu qu’il faut trouver des indicateurs de résultats et une échelle de temps qui font sens par rapport aux buts poursuivis.

Le facteur temps est d’ailleurs un des obstacles à l’appréhension de la prise en charge des problèmes de santé mentale surtout les plus sévères d’entre eux : dans ce domaine rien ne peut aller vite pas plus les traitements que l’évolution. Il est frappant de constater que la plupart des effets des neuroleptiques sont évalués sur six parfois douze mois quand les traitements vont durer des années, or souvent après dix-huit mois les résultats s’inversent. Ce dernier effet a été mis en évidence par des études épidémiologiques sur le devenir de déprimés dans plusieurs pays d’Europe : alors que le groupe antidépresseurs progressait plus vite dans les premiers mois, cette différence s’estompait après six mois et le groupe psychothérapie avait une meilleure évolution après dix-huit mois que le groupe recevant des antidépresseurs.

Enfin la mondialisation s’applique au domaine scientifique et ce qui se passe dans les pays dominants en particulier les États-Unis a une influence très importante sur les autres pays par le moyen des classifications mais aussi de la force de frappe des revues scientifiques et le nombre d’universités. Le Canada est particulièrement proche de ce grand voisin dont l’influence est difficile à contourner ; l’Europe est certainement plus résistante et la constitution de l’Union Européenne qui peut paraître chaotique vue de loin, amène à des rencontres très diverses qui permettent l’émergence de modes de pensée dont la différence fait partie de la donne. On compare les psychothérapies, les thérapeutiques y compris les thérapeutiques non médicamenteuses à travers des modèles qui vont de l’antipsychiatrie italienne au secteur français en passant par la désinstitutionalisation anglaise.

La diversité du statut de la psychanalyse et des traitements psychothérapeutiques aide à tout le moins d’éviter la facilité d’opinions unifiantes et réductrices.

Je voudrais aussi souligner les aspects pratiques des évolutions de la psychiatrie. En effet les moyens dont dispose la psychiatrie conditionnent en partie son exercice et ses pratiques. Dans le cadre du récent « Plan d’action pour le développement de la psychiatrie et la promotion de la santé mentale » remis récemment à notre ministre de la santé en France (Cléry-Melin, Kovess et Pascal, 2003) nous avons estimé qu’une réflexion sur le système de santé impliquait une réflexion sur les délimitations entre la psychiatrie et la santé mentale. De fait on remarque que ces deux termes sont actuellement utilisés dans une sorte d’équivalence, en partie destinée à lutter contre la stigmatisation des problèmes psychiatriques. Cependant s’il n’est pas question de revenir sur cet objectif, la globalisation des problèmes qu’il entraîne, amène à des demandes très diverses, vis-à-vis du système de soin psychiatrique pour lesquelles se pose la question de leur adéquation. Or ces demandes inadéquates mettent en danger le fonctionnement du système.

Nous estimons que plusieurs sources de confusion obscurcissent le tableau :

  • la confusion entre problèmes psychiatriques et souffrance psychique est d’autant plus fréquente que le public distingue mal les différents niveaux de gravité des problèmes, ne connaît pas les différents traitements, ni les intervenants capables de les prodiguer.

  • la confusion entre demande de soin et besoin de soin ou plus précisément entre demande d’aide de type sanitaire assumée par le système de couverture sociale, et demande d’aide n’ayant pas à être assumée de cette manière, car le système de soin doit répondre prioritairement au besoin de soin.

  • la confusion entre besoin de soin psychiatrique ne pouvant être donné adéquatement que dans le système de soin spécialisé, et besoin de soin psychiatrique pouvant être traité hors de ce système, ce qui ne veut pas dire pour autant absence de coordination avec ce dernier. La nature de l’intervenant habilité à prodiguer un type de soins fait partie de cette problématique.

  • la confusion entre prise en charge sanitaire par des soins psychiatriques, et prise en charge sociale des handicaps secondaires à un trouble psychiatrique.

Au-delà de ces confusions, se pose un problème éthique et sociétal : combien la société est-elle prête à investir dans les soins aux personnes qui souffrent de ces troubles ? Quelles limites le citoyen est-il prêt à accepter au niveau de son traitement, pris en charge par le système de soin ? Ou encore quel est le niveau de souffrance socialement acceptable au-delà duquel on va définir que les soins sont nécessaires ? Enfin quelles sont les priorités que se fixe la société ? Mettre un maximum de moyens sur les troubles les plus sévères ? Ou bien agir sur les troubles les plus fréquents et les plus facilement accessibles aux traitements ?

Il faut aussi poser la question du système de financement des soins : le socle minimum de prise en charge par l’Assurance-Maladie reste à préciser, complété par les mutuelles ou les assurances privées, qui souhaiteraient pour certaines avoir leur politique propre (sur la prise en charge des psychothérapies par exemple).

On pourrait ajouter le fait que nombre de détresses psychologiques qui amènent à des demandes de soin pourraient être évitées ou diminuées par une approche plus respectueuse des besoins psychiques des individus lors de situations traumatiques, ou tout simplement par des modalités différentes de gestion des ressources humaines dans les entreprises publiques ou privées, ou dans le système d’éducation dès l’âge scolaire. Il en résulte que presque toutes les actions destinées à promouvoir la bonne santé mentale sont de fait en dehors du domaine sanitaire bien qu’il en assume les conséquences. Inversement les coûts indirects induits par des problèmes de santé mentale non reconnus et non traités adéquatement sont très élevés : accidents dus à l’alcool, poids pesant sur le système de santé hors psychiatrie et sur les assurances, accidents divers dont une partie est attribuable aux conséquences d’un mauvais état de santé mentale de la personne.

On conçoit la complexité de ces questions. Mais c’est à partir de leurs réponses que peut s’élaborer une politique démocratique et réaliste en psychiatrie et en santé mentale, étant entendu que l’équité — c’est-à-dire un traitement de qualité identique — devra être assurée à toutes les personnes souffrant des mêmes troubles.

Cette dernière affirmation implique bien entendu une évaluation de l’efficacité des traitements, la mise à disposition des traitements les plus efficaces pour un problème donné, et une évaluation continue de la qualité, sans parler des recherches nécessaires pour découvrir de nouveaux traitements.

Au total cette confusion entre plusieurs niveaux de problèmes, la liberté de choix dont dispose le patient, du type de praticien et du lieu de consultation, jointe à la liberté d’installation des praticiens, ont un prix qui met le système en défaut.

L’offre de soins en psychiatrie et santé mentale est dans notre pays comme dans beaucoup d’autres, loin d’être équitable dans les différents territoires, même si, en théorie, il existe un large accès aux soins de psychiatrie et un nombre de psychiatres par habitant plus élevé en France que dans bien d’autres pays développés.

À ceci s’ajoutent les interactions des troubles psychiatriques avec les problèmes sociaux. Le fait d’avoir un problème de santé mentale, non pris en charge dès l’enfance, fait peser un risque important sur la réussite sociale et l’intégration du sujet, et, dans le cours de la vie adulte, celui qui présente des troubles psychiatriques voit ses chances d’intégration et de gratification sociale diminuer.

À l’inverse, s’il n’est pas établi que les difficultés sociales produisent directement des problèmes de santé mentale, il est largement démontré cependant que leur présence rend la guérison beaucoup plus improbable, une fois que ces problèmes sont constitués. Enfin la présence d’un trouble psychiatrique grave et durable peut entraver considérablement l’intégration sociale de l’individu, même si une prise en charge adéquate, médicale et sociale, permet parfois d’en éviter la marginalisation. Cette double prise en charge indispensable devra s’échelonner aux divers stades de la maladie.

Ainsi est posée la question des limites de l’implication de la psychiatrie dans le champ de la réadaptation sociale des personnes qui souffrent de troubles psychiatriques.

Nous nous sommes ensuite appuyés sur un travail franco-québécois (Kovess et al., 2001) pour aborder la définition du besoin de soin en psychiatrie en distinguant :

  • La présence d’un diagnostic psychiatrique : l’approche médicale

    La psychiatrie est une discipline médicale qui reconnaît des diagnostics décrits dans des classifications comme la CIM 10 (chapitre V) et le DSM IV, auxquelles s’ajoute, pour la psychiatrie infanto-juvénile, la classification française (CFTMEA). À ces diagnostics correspondent des recommandations de bonne pratique qui, à partir d’un consensus professionnel, proposent des conduites thérapeutiques que le psychiatre adapte au cas particulier de chaque patient. En psychiatrie il existe de nombreuses recommandations d’utilisation des traitements psychotropes, accompagnées pour certains troubles de recommandations de psychothérapies, dont la nature peut être précisée, ou encore de divers traitements institutionnels.

    Bien évidemment la présence d’un diagnostic est loin d’être suffisante pour déterminer une attitude thérapeutique car elle ne décrit pas suffisamment l’état du patient particulièrement pour les indications de psychothérapie mais aussi pour nombre de décisions thérapeutiques : hospitalisation, réinsertion. De plus, si certains diagnostics comportent des descriptions de symptômes relativement aisés à objectiver, d’autres sont plus difficiles à mettre en évidence, comme par exemple les troubles de la personnalité, qui peuvent être associés aux précédents, et dont la présence rend plus complexes les indications thérapeutiques.

    Enfin, et surtout, le diagnostic est une description objectivante qui n’apporte aucun élément pour une approche psychodynamique des patients, car, quels que soient les symptômes présentés, chaque personne les ressent dans son contexte et son histoire subjective personnelle. Or cette approche psychodynamique est l’essence même de la prise en charge thérapeutique dans cette discipline particulière.

  • Démoralisation, détresse psychologique et souffrance psychique : l’approche psychodynamique

    Cette dimension se différencie de la précédente en ce qu’elle se situe sur un continuum qui va de la bonne santé mentale (c’est-à-dire l’absence de symptômes de détresse), voire de la santé mentale positive (c’est-à-dire le bien-être, la résilience), à la mauvaise santé mentale (c’est-à-dire la détresse psychologique), sans que cela n’implique un état pathologique, au sens médical du terme.

    La détresse psychologique apparaît généralement dans un contexte d’événements négatifs. Cependant l’exposition à un traumatisme psychique ou social n’entraîne, fort heureusement, pas systématiquement un état pathologique, et le seuil de résistance, ou la capacité de réagir (résilience) de chaque personne est différent ainsi que ses mécanismes de défense qui sont plus ou moins adaptés. Un certain niveau de souffrance est d’ailleurs indispensable pour pouvoir passer à travers les événements négatifs, comme la tristesse lors d’un deuil qui, lorsqu’il n’est pas pathologique, permet à la personne de faire un travail de deuil, pour que sa vie continue sur des bases différentes. La vie n’étant à priori pas un long fleuve tranquille, la plupart des individus sont confrontés à des difficultés et sauf s’ils sont particulièrement fragilisés, ils font face à ces difficultés sans dommage pour leur santé voire sont capables par eux-mêmes et grâce à l’aide de leur entourage, de transformer une difficulté en une occasion de maturation et de changement positif. Certes au moment de cette difficulté, ils présentent des signes de détresse psychologique mais ces signes vont s’estomper d’eux-mêmes avec le temps et les études longitudinales conduites en population générale confirment cette tendance, et montrent que la plupart des problèmes disparaissent avec le temps, sans que la personne n’ait forcément cherché ou obtenu une aide thérapeutique.

    On doit ajouter que les événements ne sont pas tous indépendants de la personne, et qu’une part non négligeable d’entre eux, a pu être provoquée, consciemment ou inconsciemment, par les individus eux-mêmes ; dans un autre registre les études de suivi des personnes confrontées à des événements douloureux mettent en évidence des facteurs de protection et de vulnérabilité dont certains remontent à des événements vécus dans l’enfance.

    La tendance qui amène à provoquer des événements négatifs peut être mise en relation avec la chronicité de certains états, et la difficulté d’arrêter, en quelque sorte, le cycle de leur récurrence, qui évoque parfois la compulsion de répétition, dont les éléments inconscients relèvent d’une approche psychodynamique.

  • Dysfonctionnement social, gêne fonctionnelle et retentissement : l’approche psychosociale

    En fonction des phases de leur vie, les personnes ont différents rôles ou secteur d’activité comme le travail, les apprentissages, la parentalité, une vie sociale et affective et les troubles psychiatriques ou psychologiques provoquent généralement des difficultés dans un ou plusieurs de ces rôles, voire empêchent de les acquérir.

    Les atteintes du fonctionnement social sont donc considérées comme un signe de gravité et souvent utilisées dans l’établissement d’un diagnostic dont elles constituent un critère. La question du retentissement est un concept charnière entre le symptôme et le besoin de soin et a été mentionné dans plusieurs études où l’on considère que le besoin de soin n’apparaît que lorsque le trouble a un retentissement sur le fonctionnement de l’individu. Il faut rappeler que les troubles psychotiques engendrent un besoin de soins important, du fait de leur gravité et de leur interférence avec la vie du sujet. Le retentissement n’est pas seulement fonctionnel, il peut être psychique : c’est la souffrance. Dans les deux cas, on parle de troubles significatifs.

    Enfin, la notion de durée des symptômes semble une composante essentielle dans la définition du besoin de soins : dans une certaine mesure, le besoin concerne les troubles qui durent et ne peuvent se résoudre spontanément.

    À partir des ces définitions on peut essayer d’évaluer les niveaux de besoin pour des bassins de population ; cette approche est d’ailleurs indispensable pour planifier les moyens dans ces zones. Nous citions une équipe de chercheurs du Colorado qui, reconnaissant l’importance des trois dimensions citées précédemment, pour évaluer les besoins de soins d’une population générale, a mené une enquête épidémiologique. Cette enquête montre que les champs du diagnostic psychiatrique, de la détresse psychologique, et de la gêne fonctionnelle, ne se recouvrent que très partiellement. Dans l’année précédant l’entrevue, 16,3 % de la population présentaient les critères d’un diagnostic psychiatrique (DSM IV), 11 % ceux d’une détresse psychologique et 11,1 % présentaient une gêne significative dans les activités quotidiennes ; les deux tiers de ces personnes présentaient deux de ces critères soit 9,7 % et seules 2,7 % cumulaient les trois types de critères.

    Ces dimensions peuvent être combinées de diverses façons pour produire des indicateurs de besoin. Avec au moins un des trois critères, on peut définir que 26,1 % de la population auraient un besoin de soin alors qu’avec deux critères, il n’y en aurait que 8,8 %.

    Si on ne prend que ceux qui ont un diagnostic et un autre critère (dysfonctionnement/retentissement ou détresse), la prévalence tombe à 6,3 %, et à 2,2 % si on prend uniquement ceux qui ont un diagnostic sévère (schizophrénie, manie, dépression majeure, trouble cognitif), et à 1,1 %, en prenant ceux qui ont un trouble sévère et un dysfonctionnement majeur. On constate, par ailleurs, que cette enquête montre des différences très importantes de quantité de besoins (de l’ordre de 2 pour 1) entre les territoires les plus nécessiteux et ceux qui sont les plus privilégiés.

Demande de soins et besoin de soins

Dans le domaine de la santé mentale, plus que dans les autres disciplines médicales, la « demande » peut être très différente du « besoin ». Dans le contexte de la pratique de soin en psychiatrie, toute demande nécessite une réponse et doit être évaluée afin de pouvoir proposer la réponse la plus adaptée. Dans un système de santé où les soins de psychiatrie sont directement accessibles, il peut se faire que la demande faite au dispositif spécialisé n’en relève pas ; par exemple, certaines demandes faites par des parents inquiets dans le cadre des intersecteurs de pédopsychiatrie ne relèvent que de conseils éducatifs qui pourraient être dispensés par le système de première ligne, médecin généraliste ou pédiatre voire un intervenant non médecin. À l’inverse, des enfants qui présenteraient des signes pouvant évoquer un trouble envahissant du développement, pourraient ne pas être mis en contact avec le système spécialisé, pourtant seul capable de les prendre en charge, et rester sans soin, ou dans un circuit inadapté.

Les études épidémiologiques conduites en population générale relèvent constamment un nombre élevé de personnes présentant des problèmes sévères et handicapants, et qui ne demandent pas de soin du tout, ou les demandent dans un secteur de soin inadapté, eu égard au niveau de complexité du problème. On voit donc qu’il peut exister un écart assez important entre une demande exprimée, aboutissant à une demande dans le système de soin, — à laquelle ce dernier propose ou non une réponse -, et un besoin. Qu’on le prenne dans un sens comme dans l’autre, il existe des besoins sans demande et des demandes sans besoin ou du moins sans besoin de soin du type de ceux qui sont proposés dans le lieu où est posée la demande.

Cette difficulté est d’autant plus complexe que l’on souhaite évidemment intervenir avant la constitution d’un problème : c’est là que se pose la question de la place du système de soin spécialisé dans la prévention primaire (gestion des facteurs de risque), secondaire (dépistage) et tertiaire (traitement adapté et minimisation des séquelles).

Qui plus est, la demande de soin en psychiatrie n’est généralement pas une demande simple à poser, et le cheminement qui est le sien est complexe : il a été montré que de nombreuses variables personnelles et sociologiques et souvent d’autres soignants qui oeuvrent en amont, interviennent pour lui permettre d’émerger.

Non seulement la conscience de ressentir une forme de souffrance de type « maladie » ou même d’avoir un « problème psychiatrique » est variable suivant les classes sociales, mais elle est aussi influencée par d’autres facteurs tels que l’opinion de l’entourage. Vient ensuite l’attitude par rapport au système de soins. Pour formuler une demande de soin, il ne suffit pas au sujet de concevoir qu’il a un problème, il lui faut également admettre que ce problème peut se soigner. Or, nombreuses sont les personnes qui pensent que les troubles de santé mentale sont incurables ; d’autres, à l’opposé, pensent que la tolérance à la souffrance psychique est variable suivant les individus. Si le demandeur est convaincu de la possibilité d’une amélioration apportée par des soins, il lui faudra ensuite prendre la décision de s’adresser à un médecin généraliste, un psychologue ou, plus rarement, à un psychiatre.

À l’inverse, certains dénoncent une médicalisation exagérée de la souffrance psychique ; de fait si la personne considère que toute souffrance psychique face à une difficulté est une manifestation anormale ou insupportable, elle peut demander une aide psychologique, médicale voire médicamenteuse ; d’une situation de difficulté existentielle, on passera à une demande médicale ou psychothérapeutique.

Notre définition du besoin de soin en psychiatrie est alors :

Un besoin de soins en psychiatrie existe dès lors qu’une personne souffrant d’un trouble psychiatrique ou d’un problèmes de santé mentale présente une altération significative dans les sphères clinique ou sociale, et qu’une intervention clinique ou sociale peut traiter ou contenir le trouble.

Cette définition s’appuie sur quelques concepts clés : la nécessité d’avoir un problème clairement identifié et « significatif » c’est-à-dire d’une certaine intensité, et l’existence d’une intervention efficace telle que proposée dans des recommandations de bonne pratique.

Ceci implique, évidemment, de clarifier la prise en charge des troubles pour lesquels il n’existe pas d’intervention thérapeutique permettant une amélioration significative, mais pour lequel persiste un besoin de prise en charge. La part spécifiquement psychiatrique et médicale, et celle non médicale, de cette prise en charge doivent être précisées et leurs effets évalués. Cette définition implique par ailleurs un besoin prioritaire de recherche sur les problèmes pour lesquels les ressources thérapeutiques font défaut.

Pour pouvoir être transformée en une politique et être déclinée en ressources aux niveaux national, régional et local, cette définition des besoins implique trois niveaux d’évaluation :

  1. les problèmes ou leurs conséquences sur l’état de santé ;

  2. les interventions nécessaires pour améliorer, contenir, maintenir cet état ou les conséquences des problèmes ;

  3. la réponse organisationnelle aux besoins c’est-à-dire les ressources nécessaires pour fournir ces interventions et leur organisation

Enfin, nous rappellerons que la réponse donnée aux besoins est conditionnée par les moyens que la société accepte de mettre en oeuvre pour faire face à un problème donné, et pour la psychiatrie, par la part spécifique qu’elle souhaite lui consacrer au regard des moyens dont disposent les autres disciplines médicale, chirurgicale et obstétricale, en soulignant qu’un rattrapage est désormais nécessaire pour la psychiatrie dans notre pays.

Notre plan d’action propose diverses solutions qui déclinent tous les aspects de la psychiatrie et de la santé mentale dans le domaine de la promotion, prévention, des soins tout particulièrement dans le système de soin primaire mais aussi bien entendu dans le domaine spécialisé et celui de la réadaptation.

S’agissant d’un commentaire sur un texte écrit par des psychanalystes, j’aimerai terminer sur le statut de la psychanalyse dans notre pays et celui des psychanalystes. Notre plan comportait des propositions visant à clarifier la définition des psychothérapies et les qualifications des personnes qui peuvent pratiquer ces psychothérapies y compris dans le contexte de leur prise en charge par notre système d’assurance-maladie. Parallèlement un parlementaire a voulu gérer légalement la question posée par l’absence de statut des psychothérapeutes et proposé une loi définissant les psychothérapies et les personnes habilitées à les pratiquer. Cela a amené un vif débat sur le rôle et le statut des psychanalystes. Notre plan posait deux conditions pour la pratique de la psychothérapie : avoir une formation clinique validée par des stages dans le contexte d’un apprentissage professionnel de psychiatres ou de psychologues voire de médecin non psychiatre et avoir une formation à la technique de psychothérapie dont on se réclame, dont les psychothérapies psychanalytiques. De notre point de vue la psychanalyse était en dehors du champ des psychothérapies et se justifiait par elle-même en dehors du système de soin à proprement parler ; cependant cette position amène effectivement à remettre en cause la pratique de psychothérapies analytiques par des analystes qui ne sont ni médecin ni psychologue et cette position devra être revue pour leur permettre de pratiquer ces thérapies en laissant aux écoles de psychanalyse le soin de valider leur formation initiale et continue. La plan prévoyait une formation académique aux différentes techniques de psychothérapie, dont la psychanalyse, des psychiatres comme des psychologues étant entendu que l’apprentissage des techniques resterait dans des écoles différenciées du milieu académique car reposant sur des éléments de choix très personnels. Cette formation nous avait en effet paru essentielle en particulier dans la prise en compte du sujet face à ses symptômes quels qu’ils soient.

Dans la mesure où ils sont sélectionnés sur des critères plutôt scientifiques, l’évolution des intérêts des étudiants en médecine qui se dirigent vers la psychiatrie, se tourne de plus en plus vers les neurosciences et la pharmacologie et de moins en moins vers la psychanalyse qui était la formation dominante en France ces dernières années, alors que dans le champ de la psychologie cette évolution est moins évidente en partie car les critères de sélection sont très différents. Il est temps certainement de réfléchir sur les conséquences de cette évolution sur le devenir de la psychiatrie dans notre pays.