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Une équipe ayant mission d’articuler les réponses de soins, prévention, et post cure psychiatriques pour une population délimitée d’environ 60 000 h.

résumé en une phrase de la politique officiellement reconnue en France en matière de psychiatrie depuis 1960 et 1985

Si nous voulons nous intéresser à la question de la politique de soin d’un pays, son passé, et son avenir, il est nécessaire de relier l’expérience de terrain à la mise en perspective nationale.

A priori la France, s’étant dotée d’une organisation, sur l’ensemble du pays, installant la relation humaine en priorité par le travail direct d’équipes soignantes avec une population limitée, a montré sa préférence, en refusant ainsi une organisation universitaire qui aurait privilégié l’application de protocoles scientifiques ; nous pourrions en déduire que notre orientation est clairement et massivement proche de celle proposée par nos amis canadiens, auteurs de l’argument qui nous a convoqués ici. Ce n’est pas si simple, car l’option que nous venons d’énoncer n’avait pas une représentation concrète en 1960, même aujourd’hui, un consensus est encore loin d’être réalisé en France sur ce point. Nous allons tenter de le démontrer par l’analyse du terrain plutôt que par une prise de position théorique et générale.

Commençons alors, si vous le voulez bien, par le petit bout de la lorgnette, celui d’un ancien laboureur de terrain de la psychiatrie de secteur, et de son modeste labeur à la petite échelle de son ancien secteur, cela relativise le propos mais cela va nous permettre d’observer comment s’opère l’application de cette politique de santé autour de la succession de chef de secteur (il y a aujourd’hui en France 1 170 équipes de secteur pour 829 secteurs, ce qui permet de préciser qu’en complément des 829 équipes de psychiatrie générale il y a 321 équipes infanto-juvéniles faisant face à la partie infanto-juvénile de la même population, et 20 pénitentiaires).

En 1999 dans un département de la banlieue est de Paris (le 9-3), où tous les secteurs de psychiatrie générale (en fait 17 pour 1 300 000 h) ont été créés le même jour de novembre 1971, (il faudra attendre 10 ans pour que dans 3 hôpitaux soient aussi créées les 5 équipes infanto-juvéniles correspondantes). Dans l’un des secteurs généralistes, deux psychiatres, (l’un chef de ce secteur depuis cette date, l’autre ancien interne, puis nouveau PH (psychiatre des hôpitaux) revenant prendre un poste vacant dans ce même secteur en 1999), décident de se succéder l’un à l’autre, en ayant comme premier souci d’obtenir l’accord de l’équipe de ce secteur. L’ancien : Guy Baillon — le nouveau : Patrick Chaltiel.

Guy Baillon

En effet le statut des psychiatres des hôpitaux offre cette possibilité : lorsqu’un psychiatre démissionne de son poste de chef de service, le ministère, au lieu de proposer le poste à l’ensemble des candidats nationaux, le propose d’abord aux autres PH de ce service.

Vous savez que la politique que la France a choisie pour la psychiatrie de service public a été consacrée par une loi promulguée en juillet 1985 « la Politique de secteur » rappelée ci-dessus. Cette loi avait été précédée par la publication échelonnée de circulaires adressées aux Préfets par le Ministre de la santé, en particulier en mars 1960 et 1972 ; ces circulaires n’ayant pas force de loi n’ont pas planifié cette politique ; de ce fait son application ne s’est déployée peu à peu dans les faits qu’à partir de 1972, ceci dans un « franc désordre », dans ce pays de tradition jacobine et égalitaire ; elle a consolidé la précédente inégalité dans la répartition des moyens de la psychiatrie ; ces inégalités n’ont jamais été réparées, elles se sont même accentuées ; elles ont contribué à donner aux français l’image d’un service public « à l’italienne » (se développant de façon très variable dans chaque secteur selon l’appui des « forces démocratiques » locales) plutôt que « à la française » (il aurait fallu décider une répartition égale et bien ordonnée !). Cette analyse et cette comparaison entre les pays de ce continent devraient être affinées au moment où s’installe définitivement l’Europe…

Ainsi les lois de la France, (elles sont, en partie du fait de cette non-planification, trop nombreuses à avoir voulu maîtriser la psychiatrie), se sont succédées, mais n’ont pas cherché à établir entre elles la cohérence et la continuité qui auraient dû s’imposer selon nos traditions cartésiennes : par exemple le statut des médecins n’a pas été conçu pour faciliter l’application de la « politique de secteur », mais seulement pour donner de l’autorité à la profession médicale de service public dans son ensemble (médecine, chirurgie, obstétrique… psychiatrie) ; l’État n’a pas tenté de l’adapter à la spécificité de la psychiatrie de secteur. De ce fait la nomination par le ministre, d’un chef de service obéit d’abord au seul désir des candidats et ensuite au choix fait par la commission nationale selon des critères d’ancienneté qui ne se soucient guère des choix de la politique de santé mentale. Pourtant le principe essentiel de cette politique de secteur est la « continuité » des soins, assurée par une équipe aux patients de la même population ; et, nous l’avons constaté, cette continuité dans la conduite d’une équipe installe avec les élus, les institutions et surtout avec les familles de cette population une confiance progressive qui vient combattre la stigmatisation dont la psychiatrie est habituellement l’objet ; cette confiance donne alors une force tranquille à ce travail collectif à l’égard de la santé mentale (soins, prévention, postcure peuvent avancer de concert) et une assise qui améliore fondamentalement l’ambiance de ce travail et ses résultats. L’absence de cohérence entre la politique de santé mentale et la nomination des médecins chefs n’est pas un détail quand nous savons que l’activité de chaque équipe de secteur dépend de la capacité de son responsable à « animer » cette équipe, à lui donner le souffle qui va organiser ses choix et ses exigences « éthiques », selon le mot de nos amis canadiens.

Revenons à notre microcosme, en 1999, ce PH prend un poste vacant dans notre secteur ; en 2000, avec l’accord de l’équipe le chef de service démissionne de son poste, mais reste dans le service comme PH, tandis que le nouveau PH demande aux instances de l’hôpital d’accepter sa propre candidature pour assurer l’intérim, celles-ci l’acceptent. Le chef intérimaire présente à l’équipe de secteur le « projet quinquennal » demandé à tout candidat avec l’orientation qui lui paraît associer continuité et changement. En 2001, au choix national, le ministre demande en priorité aux 3 PH du service s’il existe parmi eux un candidat pour la chefferie, le médecin chef intérimaire se présente, il est accepté par les différentes instances jusqu’au ministre. L’ancien chef reste un an avant de partir en retraite, il travaille donc comme simple PH aux côtés de son ancien interne devenu chef du même service, ce qui n’est pas simple mais s’avère possible. Ainsi le projet de continuité est devenu réalité concrète, malgré les incompatibilités entre les lois. Soulignons que cette modalité de succession préparée sur 3 ans, n’est que rarement employée en France, ce qui permet de conclure que la majorité des psychiatres n’a pas fait sienne la « continuité de soins » laquelle est pourtant l’un des principes fondamentaux de la psychiatrie de secteur. Ce fait est-il un « détail » secondaire ?

En réalité, il dévoile de multiples questions habituellement masquées : par exemple à partir du moment où un État choisit une politique pourquoi ne met-il pas la diversité des lois en coordination entre elles pour soutenir ce choix ? Mais l’application d’une politique de santé, et tout particulièrement de santé mentale, est-elle le fait de l’État ou l’affaire des hommes qui exercent ? La psychiatrie est-elle une affaire administrative ou une affaire humaine ? Doit-elle être une pratique robotisée où les choix thérapeutiques sont, comme le promettent les super-spécialisations médicales, prévus d’avance, (en pensant qu’il suffit de faire entrer dans la machine l’énumération des symptômes trouvés chez le patient) ? Ici ne cachons pas la plainte douloureuse qu’expriment les familles : quand la majorité des familles constate en France qu’elles ne sont pas reçues par les psychiatres de secteur lorsqu’elles le demandent (elles disent qu’elles voudraient simplement comprendre le trouble qui touche l’un de ses membres, — mais les psychiatres répondent en aparté qu’ils craignent d’être manipulés, et veulent que la personne concernée « demande » elle- même un soin… Est-ce possible quand elle délire et dénie l’existence de tout trouble ?), qu’elles n’arrivent pas non plus à obtenir des rencontres à domicile avec le psychiatre… Alors les familles se tournent vers l’État pour obtenir de nouvelles lois qui imposeraient la continuité des soins qu’elles voient défaillante ! Comment leur dire qu’aucune loi n’obligera un acteur du soin à être plus humain s’il ne le veut pas ?

Malgré cette plainte forte, nous pouvons aussi constater que la psychiatrie dans son ensemble, il faut le souligner, s’est très considérablement améliorée en 30 ans. Il manque aujourd’hui un rigoureux bilan historique de cette pratique nouvelle de psychiatrie de secteur ; l’intérêt de celui-ci s’impose pour la communauté scientifique internationale, car la France a mis en place grâce à cette politique un formidable terrain de recherches à une échelle nationale ; elle a développé pour 66 millions d’habitants, de façon variable, mais totale, pendant 30 ans une démarche de soin basée sur la même hypothèse clinique qui reste à valider ; « l’effet des soins et de la prévention est-il meilleur quand c’est la même équipe, aux dimensions « humaines », qui répond aux divers besoins de santé mentale de la même population et ceci au fur et à mesure de la succession des générations ? » ; cela est sous-tendu par une autre hypothèse : la continuité de l’environnement humain et la continuité de la même équipe soignante accompagnent la réflexion et l’action sur la façon dont les troubles se construisent chez une personne : se construisent-ils seulement sur les avatars de la construction interne de sa psyché, ou bien aussi dans les interactions entre celle-ci et son milieu « environnant » ? Si ces hypothèses sont validées, elles pourraient avoir des retentissements considérables sur les choix de politique de santé mentale sur le plan international (par rapport à cette dynamique générale il faut savoir que des dérives se sont établies latéralement : d’une part le rattachement d’un tiers des équipes de secteur à un hôpital général aboutissant en fait à la création d’un nouvel espace de renfermement pour ces équipes à distance de leur population, d’autre part, la tentation acceptée par un certain nombre de psychiatres de se « spécialiser » et ainsi de refuser la mission généraliste de base en constituant des « intersecteurs » qui eux aussi éloignent les équipes de l’environnement humain direct des patients). Certes il ne faut pas cacher cette douloureuse épine qu’est l’université en France dans la psychiatrie de secteur : les universitaires ne sont pas tenus d’avoir la charge d’un secteur, et choisissent leurs patients… en même temps ils sont responsables de la formation des psychiatres et des médecins… sans pouvoir former à la psychiatrie de secteur puisqu’ils ne l’exercent pas !….cela permet à certains d’affirmer que « la « proximité » ne contient aucune donnée clinique valable », ainsi ils excluent les liens avec la famille, avec les proches et le travail à réaliser avec eux.

Dans notre microcosme du 93, le choix de la politique de santé mentale locale qui s’est établie entre ces deux médecins se succédant l’un à l’autre, s’est appuyé essentiellement sur leur analyse successive et convergente de l’évolution espérée dans ce secteur précis, basée sur de nombreux faits, car leur travail en commun a été d’une durée modeste, (une année d’internat puis une année comme PH, 18 ans plus tard) ; cette continuité s’est centrée sur deux choix fondamentaux faits très tôt par la même équipe : d’abord le développement et la consolidation d’un travail d’accueil et de crise proposé par l’équipe comme nouvelle réponse à toute demande de soin « dite » urgente (concrétisé par la création d’un Centre d’Accueil et de Crise ouvert 24/24 sans lits en ville dès 1982 avec le premier chef) ; le nouveau chef a continué à le soutenir, en y ajoutant sa « patte » ; il a décrit en 2001 cette démarche comme « une subversion de l’urgence » ; il estime qu’ainsi les soignants « n’obéissent pas à l’impératif de résultat immédiat » habituellement exigé de l’urgence, mais ils s’imposent de « prendre tout le temps nécessaire » pour permettre à un patient en lien avec son entourage de commencer à mettre des mots sur une souffrance dont au départ il « déniait » la nature psychique ; il a accepté de s’engager comme médecin chef dans le soutien direct de cette « politique » d’accueil, exigence lourde de conséquences, car un Centre d’Accueil, se situant au centre des interactions entre les diverses structures de soin d’un même secteur, ne va durer, l’expérience française le montre, que si le chef de service s’y implique personnellement ; en effet de cette place les membres de l’équipe du Centre d’Accueil ont droit de regard sur l’activité de l’ensemble des acteurs du secteur ; lourde responsabilité qui ne peut être supportée que par un responsable du secteur ; autre choix, celui fait 8 ans auparavant de relocaliser en ville et hors hôpital les 20 lits du service d’hospitalisation ; le but était de quitter définitivement et totalement l’ancien asile (Ville-Evrard a été ouvert en 1868 et recueillait les hommes malades du nord de Paris et de la Seine, alors que Maison-Blanche de l’autre côté de la même route traversant Neuilly sur Marne en recevait les femmes ; en 1972 Ville-Evrard a été affecté à la Seine St Denis alors que Maison-Blanche devenait l’un des 5 hôpitaux desservant Paris) ; « relocaliser le service » (nous préciserons plus loin que cette relocalisation s’inscrivait dans un « projet d’établissement » de l’hôpital et portait concrètement sur la moitié de ses secteurs) c’était, aux yeux du premier chef, donner aux populations des secteurs concernés la possibilité de ne plus associer à la reconnaissance d’un trouble psychique une conséquence faite d’éloignement, d’exclusion et de bannissement du patient dans l’ancien asile ; le nouveau chef arrivé l’année précédant cette relocalisation en ville a ajouté lors de sa réalisation une note essentielle : il a amélioré le désir de « restaurer » le temps de l’hospitalisation temps plein, en utilisant et adaptant la compétence de thérapeute familial qu’il avait élaborée pendant les 20 ans précédents ; il a proposé que les hospitalisations, au lieu d’être présentées comme des moments de séparation, d’isolement, de mise à l’écart, (héritage de la psychiatrie classique qui a toujours culpabilisé les familles tout en associant la crainte d’une influence néfaste réciproque) deviennent au contraire des moments privilégiés « d’activation des liens », en particulier en utilisant ce moment pour que, avec le reste de l’équipe, la famille de chaque patient soit reçue avec le patient dès le début de l’hospitalisation et à de nombreuses reprises, ainsi que différentes personnes de l’environnement relationnel, afin de travailler ensemble et consolider les liens du patient dans sa vie. S’est ajouté à ceci le choix commun des deux médecins d’établir des liens plus étroits qu’avant entre « travail de crise » et « hospitalisation », en considérant que le retour à domicile après une hospitalisation était aussi « traumatisant » que l’entrée dans le service, les deux chefs ont justifié ensemble l’intérêt d’un soin d’accompagnement dit « de crise » institué lors des premiers jours ou semaines du retour à domicile.

Ne nous trompons pas, cette succession de deux chefs n’a été possible que parce que l’ensemble de l’équipe a soutenu, infléchi, enrichi selon ses composantes multiples, les différents aspects de leur « politique de soin » ; les différents acteurs ont ainsi fait le choix d’une autre cooptation interne, une « cooptation des idées », de leur diversité, de leur respect mutuel, car comme dans toute équipe il n’y a eu là aucune obligation donnée à ses membres d’avoir les mêmes options théoriques et cliniques sur les psychothérapies, sur les chimiothérapies, sur la psychanalyse, sur la thérapie familiale ; il y a eu l’intérêt trouvé ensemble de confronter régulièrement en commun cette diversité d’approche… concernant en réalité les mêmes malades…

De ce fait quand Yves Lecomte me fait l’amitié et l’honneur de me demander d’écrire un texte sur « où va la psychiatrie ? » dans cette revue, Santé mentale au Québec, très appréciée ici, en raison de sa rigueur et son impertinence, alors que je suis à la retraite depuis deux ans, j’ai pensé que je ne pouvais oser écrire que « dans la continuité », c’est-à-dire en demandant à mon successeur s’il acceptait de s’engager aussi dans une écriture à deux, puisque c’est lui avec cette équipe qui va maintenant inscrire dans la réalité l’avenir concret d’une psychiatrie que je ne peux plus que rêver aujourd’hui. Suis-je le seul qui ait le droit de rêver ? et mon rêve a-t-il un poids puisque je ne peux plus avoir de prise sur la réalité ? Il semble bien que l’histoire se continue aussi de façon diffuse au travers de fines transmissions entre soignants et surtout entre familles, patients et acteurs sociaux de la population de ce secteur, quelque soient les modes de succession. Alors, successions assumées ? ou ruptures aveugles ? ou successions avec rupture de la continuité ?….

Au total notre équipe a pu mener de front modifications organisationnelles (c’est-à-dire éclatement du patrimoine hérité de l’asile, en un dispositif de soins variés dans le secteur) et élaborations de nouvelles conceptions du soin, en faisant en sorte que ces nouvelles conceptions soient les véritables « organisateurs » (au sens de la biologie végétale !) de notre évolution : une psychiatrie de plus en plus humaine, attentive aux souffrances avant de l’être aux symptômes, attentive au travail sur les liens de la personne au lieu de se limiter à l’obtention de l’extinction des troubles. La différence la plus importante avec les hommes qui nous ont précédés et qui avaient individuellement tous de fortes qualités humaines, c’est d’avoir agi en renforçant le rôle de « cadre » que représente le choix d’une politique de santé et ainsi d’avoir pu faire converger nos actions.

Après cette trop longue, et beaucoup trop courte introduction de « l’ancien », son successeur va donc apporter sa contribution à cette écriture ; nous tenterons chacun à notre tour de conclure.

Auparavant, ajoutons encore que cette histoire est singulière, mais n’est pas exemplaire. L’application de la politique de secteur en France a été très variée. Par exemple la relocalisation en ville des services d’hospitalisation temps plein qui signe la fin réelle de la ségrégation quand elle est associée au départ définitif et total d’une équipe de l’hôpital psychiatrique ne s’est en fait produite que rarement (dans moins d’une dizaine d’établissements sur cent). Elle ne saurait être confondue à l’initiative première, celui du départ de ces services dans des hôpitaux généraux qui s’est soldée par un échec. Il est utile de constater que la volonté d’éclatement en plusieurs sites (3 sites, puis 4 ? ou 5 ? dans l’avenir) qu’a eu Ville-Evrard (dans son premier « programme d’établissement » en 1992), à qui sont rattachées 17 équipes de secteur, semble due surtout à une convergence recherchée par tous les acteurs, depuis les psychiatres au directeur, en passant par les autres catégories de soignants et les divers acteurs de cet hôpital, mais aussi des élus aux usagers en passant par les différents partenaires de la psychiatrie (si ces derniers avaient manqué, il est possible que la seule cohésion interne n’aurait abouti qu’au recroquevillement de l’hôpital psychiatrique sur lui-même, comme cela est arrivé pour de grands hôpitaux renommés du sud de la France). Ici encore il y a eu « cooptation d’idées » entre tous ces acteurs, lentement sur 30 ans, sans « imposition » ni obligation autoritaire extérieures. Entre 1971 et 1991 les soins ont été de plus en plus distribués hors hôpital dans chaque secteur ; 5 centres d’Accueil-Crise ont été créés, avec une participation aux urgences des 6 hôpitaux généraux ; et 8 équipes de secteur ont quitté l’HP totalement pour s’installer sur 3 sites en ville. La relocalisation (réalisée entre 1999 et 2003) est venue donner sa vraie valeur à l’étape précédente. Une telle évolution est encore trop rare en France. D’autres équipes de secteur en France ont été amenées à faire des choix organisationnels, sans pouvoir donner la priorité à des objectifs cliniques, et de ce fait n’ont pu encore aboutir à une évolution satisfaisante. Surtout il faut dénoncer ce fait qu’un grand nombre d’équipes ont été malmenées, voire « mal traitées » par l’Etat qui n’a jamais voulu réparer leurs insuffisances de moyens, ceci parfois pendant des dizaines d’années, par manque de responsabilité ministérielle à l’égard des équipes en péril. Ainsi dans notre propre département du 93, les 3 autres secteurs qui ont été créés dans un hôpital général n’ont jamais pu avoir, chacun, plus du tiers des moyens de chacune des équipes rattachées à l’hôpital psychiatrique, car étouffés par la diversité des intérêts des spécialistes médicaux et chirurgicaux de cet hôpital général, et à partir de là non défendus par leur directeur !….du fait de l’absence d’intervention du Ministère.

Malgré ces faits, nous constatons tous les jours que la qualité du travail de la psychiatrie en France n’a jamais été d’un niveau aussi élevé, que les pratiques, les compétences, l’expérience n’ont jamais été aussi abouties. Pour cette raison justement, les inégalités entre secteurs paraissent encore plus scandaleuses, intolérables, et d’abord aux yeux des usagers. Certes nous pensons aussi que la psychiatrie de secteur en est encore à son début, quand nous considérons toutes les pistes qu’il serait pertinent d’approfondir en particulier dans le champ de la prévention. Soulignons que celle-ci ne s’est pas améliorée (très peu d’unités d’accueil ont été créées en amont, très peu d’activités de post cure en aval, et maintien des barrières avec le social et le médico-social) ; elle n’a pas évolué, en particulier en raison de la séparation des enfants et des adultes dans les organisations de soin. Pourtant dans le même temps, les psychiatres français et les autres catégories de soignants se déversent sur la place publique en lamentations « nationales » ; ils traversent, semble-t-il, une profonde crise d’identité. La psychiatrie grâce à l’importance de tous leurs efforts a profondément changé, mais ils ne savent pas l’apprécier, et du coup ils ne peuvent ni récolter les fruits de leurs innovations, ni faire l’effort nécessaire pour « repenser la totalité de leur pratique », car cette pratique date d’avant le début de la politique, elle devrait aujourd’hui s’adapter aux résultats obtenus ; c’est bien de cela dont il est question pour la psychiatrie française aujourd’hui. Par exemple nous pouvons nous interroger sur nos formes d’exercice ; nous pouvons faire le constat que les soins individuels ne peuvent plus continuer à augmenter, car il faudrait augmenter le nombre des soignants de façon irréaliste, car illimitée, il serait donc utile et pertinent de se mettre à travailler des interventions de groupe ayant une visée préventive (d’autant que le soin ne doit pas se terminer dans la recherche de l’autonomie de la personne, laquelle peut être mortelle finissant dans l’isolement, mais doit se prolonger dans la « capacité du patient à nouer des liens », seule possibilité de trouver une place sociale, citoyenne). Nous pouvons constater aussi que la succession systématique de formes de soins proposés classiquement (par exemple la séquence, puis — hospitalisation, puis — consultation…, chaque étape et chaque séquence s’arrêtant brutalement) est plus le fait des habitudes et du confort des soignants, que le produit d’une élaboration clinique qui voudrait s’intéresser plus finement à la succession des processus psychiques des patients, dont l’évolution est modifiée sous l’effet des thérapeutiques modernes, et en particulier par l’implication des proches et de la famille dès le début des soins. Cette analyse clinique fine est faite par nos collègues qui travaillent sur le champ de la précarité, mais n’est pas faite pour le reste. Ainsi la caducité d’un certain nombre de nos outils de soin n’est pas mise en évidence.

Il paraît donc fondamental de confirmer d’abord la valeur « du cadre » de la psychiatrie de secteur, elle est profondément facteur de changement. Elle a fait ses preuves, mais cela n’est pas suffisamment montré. Il serait temps alors que l’État décide de l’appliquer réellement dans toute la France. Ce qui est loin d’être fait, par manque de planification ! Il y a encore des équipes qui sont au Moyen-âge du secteur, sans moyens, ni organisation ; alors comment leur parler de « politique de soin » et de philosophie du soin ? Il conviendrait ensuite de simplifier ses modes organisationnels et ainsi de « recentrer » les intérêts essentiels sur les « fondamentaux de la psychiatrie de secteur » (disponibilité des soignants et présence de tous les espaces de soin à l’intérieur du périmètre du secteur, en particulier relocalisation en ville du service d’hospitalisation, continuité des soins associée à une ouverture à la prévention, contextualité des soins (c’est-à-dire leur appui sur l’environnement relationnel de chaque patient). Et ensuite plutôt que de poursuivre des modalités d’évaluation totalement inadaptées et non pertinentes (accréditation, qualité, PMSI), car calquées sur la médecine et non sur la psychiatrie de secteur, l’État devrait enfin percevoir que l’essentiel est de donner aux soignants de la psychiatrie de secteur des espaces pour « penser » leur activité, plutôt que de vouloir les rendre « efficaces » avant… de penser !!! Penser la clinique, penser les modes de soin à privilégier, penser à l’auto-évaluation et après penser à l’évaluation pour l’État.

Pour ceci il est temps de rassembler les acquis, et de les relayer par des implications nouvelles en particulier en intégrant les familles et les proches comme appui relationnel fondamental de toute l’évolution à venir pour la psychiatrie.

Pour conclure ce tour d’horizon, constatons que lorsqu’on fait le bilan et que l’on mesure le grand nombre d’obstacles auxquels le développement de la politique de secteur a eu à faire face, et que l’on apprend à quel point le nombre de psychiatres convaincus de la pertinence de ses hypothèses a toujours été minoritaire et modeste dans son histoire, nous pouvons en déduire que cette politique de secteur a vraiment une grande force interne et qu’elle justifie les efforts faits pour mieux la promouvoir.

Mais le tour de parole revient au successeur. Ensuite nous réagirons chacun pour conclure.

Patrick Chaltiel : « Avenir de la psychiatrie »

I — Une discipline adolescente

Il ne faut pas oublier que la psychiatrie française est née dans les années soixante-dix du xxe siècle en s’autonomisant de la neurologie. Sa mère, l’aliénisme, né au début du xixe siècle, lui a transmis ses valeurs humanistes ; son père, la médecine, un attachement à la clinique et au soin.

Dans le cycle de vie des disciplines médicales, cette trentaine d’années d’existence correspondent à l’enfance.

Comme tout enfant, la psychiatrie française a connu une forte poussée de croissance accompagnée de maladies infantiles et d’accidents de parcours.

La voilà, en ce xxie siècle débutant, en pleine adolescence avec son cortège de crise identitaire, de fluctuations narcissiques, de désirs d’expansion et de craintes d’engagement.

Nous tenterons ici d’en faire un « état des lieux ».

II — La psychiatrie en crise

La crise identitaire de la psychiatrie s’exprime sous différentes ambivalences et contradictions internes :

  • L’ambivalence à l’égard de la mère : l’institution asilaire (celle-ci ayant développé des tendances étouffantes nuisibles au détriment des valeurs de générosité humaniste dont elle était censée être le vecteur). Dans son « discours officiel », la psychiatrie adolescente la renie d’avoir toléré la déshumanisation, mais, dans son for intérieur, elle porte une crainte du détachement et rêve encore souvent à sa « sécurité » décérébrante.

  • L’ambivalence à l’égard du père : l’ordre médical. Elle se traduit par un arrière plan d’un attachement profond à la démarche clinique et à l’éthique soignante… parsemée de fugues, de replis et de « fuites en avant » :

    • dans la « bobologie » et le traitement du vague à l’âme.

    • dans le champ du travail social et humanitaire.

    • dans le domaine de l’engagement politique et de la défense de la citoyenneté.

    • dans la surcompensation des malaises sociaux (faisant d’elle une proie facile pour les dealers de psychotropes en tous genres).

    • parfois même, elle s’égare dans le show-biz des médias plutôt que dans la nécessaire diffusion populaire de l’information et de la prévention.

  • L’ambivalence à l’égard de sa tante paternelle : la psychanalyse. Soeur cadette de la médecine mentale, elle a accompagné de très près toute l’enfance et la croissance de la psychiatrie française qui a longtemps vu, en elle, la « partenaire rêvée ».

D’elle la psychiatrie conserve des convictions profondes : sur la théorie de la sexualité infantile et le complexe d’Oedipe, sur l’importance du concept Freudien d’inconscient et sur la nécessité pour tout soin psychiatrique d’être basé sur un engagement mutuel dans une relation de dialogue durable. Mais la psychiatrie conçoit désormais une méfiance liée à son inefficacité face aux psychoses (elle qui promettait tant), à son dogmatisme sectaire et à ses luttes fratricides « inanalysables » (la psychanalyse n’ayant jamais produit de théorie du fraternel, autres que des transpositions oedipiennes), à son enfermement, enfin, dans la « relation dyadique » au détriment d’une approche clinique des « constellations relationnelles » au sein desquelles les gens vivent (la famille, la cité, la société).

Toutes ces ambivalences font de la psychiatrie une discipline riche en contrastes et en contradictions qui ajoutent à son charme adolescent.

Parfois, elle aime jouer de la peur qu’elle inspire, et, la minute d’après, elle se sent incomprise du monde entier.

Parfois, elle veut investir tout le terrain de la souffrance psychique, et le moment d’après, la voilà recroquevillée sur une sous-spécialité refuge : le TIC, le TOC, le PTSD…

Cet éclatement, cette dispersion des objectifs conduisent à d’inéluctables angoisses identitaires et sentiments de dépersonnalisation, dans lesquelles les soignants se débattent : « mais qui sommes-nous ? », sombrant parfois dans des phases d’abattement et de régression du sens clinique, qui débouchent toujours sur les lamentations traditionnelles (ou, comme le dit si bien Antoine Lazarus [1] « l’érotisme mou de la plainte ») :

  • la violence des malades

  • l’intrusivité des familles

  • la malveillance de l’administratif

  • la négligence du politique

  • l’exclusion et la stigmatisation sociale.

III — État des lieux

Venons en maintenant, à un constat moins métaphorique et plus précis sur l’état des choses dans la psychiatrie en France.

Je commencerai positivement, à mon habitude, par ce qui m’apparaît comme un changement historique : désormais, le projet du partenariat, complémentaire, du débat de santé publique entre patients, familles et soignants est fortement soutenu par la partie la plus avancée de la profession.

Ne nous réjouissons pas trop vite ! Entre le projet et sa réalisation, l’essentiel reste à faire : dans la majorité des cas encore, ces relations obligées s’inscrivent sous les augures d’une certaine violence mutuelle et de coalitions contre le tiers (familles et patients contre soignants psy, familles et soignants psy contre patients, ou soignants psy et patients contre familles).

Néanmoins, le dialogue est ouvert, les traditionnelles invectives et les injures diffamatoires sont désormais anachroniques. De nombreux pactes collaboratifs ont été adoptés à un niveau représentatif (le livre blanc des partenaires en Santé mentale cosigné par l’UNAFAM [2], la FNAPSY [3] et la Conférence des Présidents de CME… ou encore le rapport conjoint au ministre : « vers une démocratie en Santé Mentale »).

Plus encore, les familles et les patients ont montré leur capacité à se faire entendre et à pratiquer le lobbying auprès des élus… pour défendre les moyens et les modalités de soins de leurs équipes soignantes ! (événements impensables il y a encore 10 ans).

Par ailleurs, la société et ses médias montrent un intérêt pour les malades mentaux, désormais invités à s’exprimer dans des émissions populaires.

Pour autant, cette évolution sociétale du rapport à la maladie mentale ou à la folie demeure bien trop lente, souvent sujette à de brutales régressions, plus ou moins orchestrées par les médias et leur fascination par les marges violentes et inquiétantes de la « folie ».

La société française a bien du mal à assumer les décisions et les principes qu’elle a adoptés dans les années soixante-dix : disparition progressive des asiles et psychiatrie dans la cité.

Elle demeure souvent ignorante, excluante et maltraitante.

Le politique affaibli semble plutôt accompagner les divisions « communautaristes ou sécuritaristes » de la population plutôt que de promouvoir avec autorité et engagement, les principes intégratifs de la citoyenneté républicaine.

À qui ou à quoi attribuer la faute de cette lenteur d’évolution quant à la tolérance de notre société ?

Ici, de nombreuses responsabilités sont en cause :

Les soignants psy, eux-mêmes tout d’abord, longtemps enfermés dans les labyrinthes logomachiques et d’une poétique absconse sont, encore, de piètres communicateurs. L’ignorance insistante de la société en matière de maladie et de soins psychiques tient, certes, à une dimension inéluctable de crainte mystique, de refus, de déni, mais aussi au manque de messages clairs et intelligibles adressés à la population.

Nous avons vu précédemment la responsabilité du politique dans ce qu’on peut dénoncer comme une certaine démagogie. Mais le politique a une autre responsabilité : celle d’avoir, par incurie, par impéritie, par imprévoyance, délaissé, pendant une vingtaine d’années, la psychiatrie dont la croissance et l’essor, à travers le « secteur », nécessitait une attention vigilante et un courage politique constant et tenace.

Ainsi, l’état a laissé s’installer des disparités d’équipement criantes et désespérantes pour ceux qui en sont victimes… et, pire encore, une vacance de projet, laissant la psychiatrie à ses divisions internes qui se sont aggravées pour atteindre un niveau actuel de cacophonie. Les jeunes psychiatres et soignants de la psychiatrie ont bien du mal à trouver leur voie au sein de ces divisions et subdivisions, pire encore, lorsqu’un éclectisme mou et affadissant est mis en avant pour masquer la dispersion de l’élan unitaire qui avait présidé, dans l’après-guère à la psychothérapie institutionnelle (soigner l’asile), puis à la psychiatrie de secteur (soigner hors de l’asile)

Cette dispersion, cet éclatement en courants ou en sous-spécialités, noyant la dimension « généraliste » au principe de la psychiatrie publique, a accentué encore les clivages traditionnels de la discipline :

  • Psychiatrie universitaire centrée sur des conceptions organicistes, et comportemento-cognitives, à distance des difficultés quotidiennes des patients les plus gravement touchés et de leur entourage.

  • Psychiatrie de secteur centrée sur le psychosocial, les préoccupations de Santé Publique : accès aux soins, prévention, continuité des soins, prise en charge sociale de l’intégration des malades et des handicaps psychiques (que le « médico-social » n’a jamais su ni voulu prendre à son compte).

  • Psychiatrie libérale dérivant vers le « traitement » du mal de vivre, ou le marché de la dépression (maladie du siècle réinventée par le marketing pharmacologique).

La psychanalyse, qui, un temps, jouait le rôle d’un pont et d’un code commun à ces trois domaines s’est, d’elle-même, affaiblie par son propre défaut d’unité et son dogmatisme, excluant toutes les autres approches. Du coup, ces trois psychiatries se sont encore éloignées, au point de devenir de plus en plus étrangères.

Enfin, et toujours au chapitre des responsabilités quant à cette perte de capacité unitaire ou de projet commun, je relèverai un défaut de transmission intergénérationnelle et une « perte d’historicité » entre soignants. Cet élan fondateur de la discipline psychiatrique a bien du mal, actuellement, à retrouver ses sources et l’énergie combative de son irruption.

Par ailleurs, le principe du « colloque singulier », hérité de la médecine, et renforcé par la psychanalyse a peu permis aux psychiatres de s’ouvrir à la nécessaire dimension collective et multi-partenariale du soin des maladies mentales et de leurs conséquences stigmatisantes.

Du coup, le secteur s’est parfois féodalisé en « fiefs » rivaux, chacun sous la bannière et les monomanies personnelles de son « hobereau », ou alors, au contraire, a dissous son identité dans les deux pièges que son « l’intersectorialité » et les « structures intermédiaires », enkystées dans leurs perspectives partielles et parcellisant encore les fiefs sectoriels en dominions auto-exclus et autarciques.

Dès lors, la nature ayant horreur du vide, il est peu étonnant que notre éternel « ennemi intime » et persécuteur traditionnel, l’administration de la santé, s’engouffre dans ces brèches et ces désunions pour tenter d’unifier par des démarches réglementaires et organisationnelles, ce qui ne parvient plus à s’unir sur la base d’un engagement collectif, où chacun se reconnaîtrait dans la reconnaissance de l’autre.

Mais laissons là ces déceptions pour reconnaître qu’à chaque fois et dans chaque lieu où ont pu se réaliser la rencontre et la convergence,

  • d’une volonté et d’une énergie soignante résolument humaniste

  • d’une administration locale ouverte et attentive

  • d’une volonté politique intégrative

alors, la politique de soins et de santé mentale de la psychiatrie de secteur constitue le plus grand progrès que notre discipline ait connu depuis Pinel. À nous de le faire valoir et de savoir le montrer car ce progrès, acquis de haute lutte, toujours fragile, mérite d’être défendu et protégé contre toute régression.

Guy Baillon, l’ancien

Ainsi le successeur, après avoir pris possession de l’outil de travail, et soutenu par son équipe a pris en main sa réflexion clinique et lui donne la première place. Cela apparaît essentiel. Nous pensons que d’autres enjeux que ceux évoqués en première partie se présentent encore à nos successeurs aujourd’hui tels que, d’une part, continuer à réparer les erreurs de l’histoire récente et ancienne (dont le scandaleux abandon par le ministère d’un certain nombre d’équipes) c’est-à-dire : en finir avec les séquelles de la tradition antérieure, qui voulait séparer le patient de son milieu, écarter la tentation constante de « classer » les personnes en « curables » et « incurables », ou en aigus et chroniques, réparer les méfaits de la loi de 1970 qui a installé en France la coupure entre sanitaire et social, et d’autre part, pour construire autrement l’avenir en proposant de nouveaux objectifs : la capacité à travailler de nouveaux outils : — s’appuyer sur la famille et l’environnement relationnel, développer les liens « fraternels », et les liens de solidarité, — ne pas se satisfaire de l’acquisition de l’autonomie du patient, mais travailler sa capacité à nouer des liens, approfondir les soins de groupe, — travailler constamment les liens entre sanitaire et social dans leur articulation et mieux encore dans leur constante continuité pour la même personne — au total continuer la réalisation de la politique de secteur, en consolidant ses « fondamentaux », mais en renouvelant ses modes d’application en particulier le décret de mars 1986, qui avait alors « homologué » comme valables les 12 structures de soin de l’époque ; il est devenu caduc depuis, — en gardant à l’attitude et aux modalités d’accueil une place fondamentale, et cherchant à s’adapter à la société actuelle.

Si nous avons choisi de commencer par le petit bout de la lorgnette en évoquant les distorsions de la transmission actuelle entre médecins chefs, transmission d’une « politique de santé », c’est-à-dire ce contrat tacite de l’équipe avec une population déterminée, c’est pour souligner qu’il est indispensable d’évoquer les autres acteurs de l’équipe, pour savoir si à leurs niveaux les positions sont plus simples ou plus complexes. Il est aussi indispensable de parler des différentes composantes de l’équipe pluri-professionnelle : les infirmiers, leurs cadres, les psychologues, les assistantes sociales, mais aussi les personnes désignées avec légèreté comme « non-soignants » alors qu’elles le sont constamment en raison de leurs contacts quotidiens avec les patients, les secrétaires, mais aussi les directeurs…

  • la place de l’administration a été, elle encore plus, très mal réglée pour la psychiatrie en France ; la spécificité de la psychiatrie a été délaissée et son administration est devenue totalement anachronique : en effet à partir du moment où l’unité basale pour une population de 60 000 à 80 000 habitants est l’équipe de secteur et son « dispositif » de soin, il est pertinent de proposer une réponse administrative qui intervienne au même niveau ; la moindre analyse de gestion (ou de management !) montrerait qu’il est logique de mettre au niveau de chaque secteur le premier niveau de l’administration de la psychiatrie, il serait intelligemment complété par un second niveau, départemental ; alors qu’aujourd’hui le développement de la psychiatrie en France est « coincé » par la « machine administrative » énorme qu’est tout hôpital toujours disproportionnée par rapport à l’échelle de l’activité de l’équipe de secteur ; l’hôpital classique est totalement inadapté à la gestion de la psychiatrie moderne ; l’administration de la psychiatrie devrait se répartir entre ces deux pôles, d’une part celui du département, d’autre part celui de chaque secteur de ce département, dans la mesure où le niveau de l’activité (soin, traitement, prévention, post cure) a comme repère une donnée géo-démographique ; ne nous étonnons pas des critiques successives d’hospitalocentrisme faite par les censeurs, en réalité tous les rouages sont à la dimension de l’hôpital : de ce fait il reste en France ce risque majeur : la renaissance des grandes concentrations asilaires ! Le rapport Piel-Roelandt a été le seul à le dénoncer ; le rapport suivant se focalisant sur la promotion du privé n’a plus osé l’évoquer, et a préféré mettre en première ligne la psychothérapie ;

  • le rôle des infirmiers a complètement changé aussi : il s’est rapproché à la fois de celui des éducateurs et des psychothérapeutes ; il justifie d’être reprécisé et revalorisé en conséquence pour accompagner les besoins des patients ; ces deux dimensions de leur activité doivent être soutenues ; la question est d’une importance considérable ; elle est contrecarrée par certaines revendications catégorielles remises en ébullition actuellement ; en particulier le débat sur les psychothérapies ; il est impossible de laisser dire que la psychothérapie est le champ clos réservé de certains psychiatres et de certains psychologues seuls ; de plus les autres professionnels des équipes psychiatriques ont une capacité psychothérapique qui doit être reconnue, faute de quoi ils deviennent des robots non pensants appliquant des « protocoles », idée reçue pour la médecine et la chirurgie, inacceptable pour la psychiatrie, traitant alors les patients comme des objets-machine. Les infirmiers tout au long du soin de secteur, comme les éducateurs au niveau social, mais aussi les assistantes sociales, développent une compétence « psychothérapique » forte qui installe la dimension basale de toute démarche thérapeutique psychiatrique du début des soins à la fin ; cette dimension est faite d’une disponibilité d’esprit, d’une capacité d’accueil, qui les mettent de plein pied, en phase, avec la simplicité des faits de la vie quotidienne du patient, et installent la confiance nécessaire au soin ; cette confiance c’est « l’ambiance transférentielle » (faite de transferts multiples) sur laquelle le soin va pouvoir se développer ; encore faut-il souligner la nécessité qu’ils soient constamment épaulés (étayés) et éclairés par des temps de coordination (supervision) avec les psychologues et psychiatres de l’équipe ; ce travail psychothérapique est donc loin d’être « secondaire », il constitue aussi l’accompagnement relationnel de base qui se déploie dans le soin comme dans l’insertion sociale ; c’est-à-dire que la compétence attendue est aussi de pouvoir participer au travail d’articulation entre le soin et la construction de la place sociale d’un certain nombre de patients (qui peut aussi être appelée en France la « compensation » aux handicaps psychique et mental de la personne) ; comment ne pas souligner que la charge donnée aux cadres de faire de plus en plus d’administratif et de comptabilité, les déshumanise, les disqualifie devant leurs collègues, et entraîne un déficit et un déséquilibre dans la qualité des soins de l’équipe… qualité que l’on dit vouloir par ailleurs évaluer.

  • le rôle de l’État, il ne faudrait pas le négliger dans cette évolution de la psychiatrie de secteur. Il est capital de souligner que l’État n’a été que partiellement présent. Il n’a « accompagné » cette évolution que pendant une courte période d’une dizaine d’années, entre 1983 à 1992 ; aujourd’hui comme avant, il ne soutient que partiellement la politique de secteur, en particulier il laisse totalement démunies les équipes qui n’ont pas été suffisamment dotées de moyens au départ ; pire l’État s’est lancé dans des impositions d’évaluation spécifiques à la médecine, donc inadaptées à la psychiatrie ; elles ont été d’autant plus catastrophiques qu’elles n’étaient pas soutenues par des mesures de planification efficaces sur l’ensemble du territoire. Le poids actuel de ces évaluations inadaptées est écrasant et détourne les équipes de l’objet essentiel de leur réflexion qui est de continuellement instaurer les changements permettant d’être au plus près, non de la défense des institutions, mais de l’évolution des besoins des patients et de leur entourage dans la société actuelle ; ceci constitue la vraie définition de la psychiatrie de secteur.

Le terrain a donc été laissé en friches par l’État, et la psychiatrie n’a évolué que lorsque les convergences locales ont été très solides (c’est-à-dire avec une cohésion forte entre soignants, toutes catégories, et avec élus, administration et usagers locaux).

Parallèlement un autre grand changement s’est opéré, la majorité des soignants et psychiatres ne l’ont pas encore compris ; il transforme le débat général de façon très profonde. En effet les psychiatres ne peuvent plus parler comme avant, ni comme en médecine, « au nom des » usagers, car ces usagers, patients (les usagers), et familles (l’entourage est toujours touché par la souffrance) interviennent aujourd’hui directement eux-mêmes sur la scène publique ; ils sont devenus co-acteurs du système de santé. Il semble que la majorité des soignants actuels en France ne s’en soit pas encore rendu compte. Certes ils connaissent un peu l’UNAPEI, l’UNAFAM (l’union nationale des amis et familles de malades mentaux), la FNAPPsy (fédération nationale des associations de patients psychiatrisés) ; mais ils ont à peine fait attention à leur entrée dans les différentes instances décisionnelles et de contrôle des hôpitaux, comme après la loi 2002-2, dans les espaces sociaux et médico-sociaux. Les soignants n’ont pas lu les lois de 2002 (janvier 2002 « loi de rénovation sociale » et leurs décrets d’application, et loi de mars sur la vie des patients), ils n’ont pas encore pris toute la mesure de cette révolution qui continue en droite ligne ce qu’espérait la politique de secteur : les patients n’y sont plus considérés comme passifs, mais ils sont placés en termes d’acteurs. Les usagers et familles veulent comprendre l’effet de l’évolution des connaissances sur les troubles et leurs traitements. Les soignants n’ont pas encore compris qu’ainsi et de différentes façons les patients et leur entourage vont participer activement au débat fondamental qui agite la psychiatrie depuis le début de son histoire ; je fais référence ici non pas à Foucault qui s’est trompé sur ce point, mais à Pinel et Pussin, aux débats de 1838, puis aux fondateurs de la psychiatrie de secteur, par exemple à Le Guillant, Mignot, Bonnafé (entre autres, ceux-ci s’étaient clairement situés dans leur rapport au congrès de neurologie et de psychiatrie de 1964 à Marseille sur la chronicité), puis à Gladys Swain, et Marcel Gauchet, dont le dernier livre place avec une grande clarté la place de la folie et de la psychiatrie dans une société moderne (« La condition historique » chez Stock) : « faut-il prendre en considération d’abord et essentiellement l’homme ? ou bien puisqu’il s’agit d’une science humaine, faut-il d’abord et essentiellement travailler les techniques, biologiques, comportementales » ? Cependant l’expérience nous montre que le problème posé ainsi donne toujours avec le temps la priorité… aux techniques. Il s’agit au contraire de montrer que la démarche scientifique peut s’inscrire dans une compétence subjective en précisant que la psychanalyse n’a fait qu’une partie du chemin, s’étant en général limitée à la dimension individuelle. Le défi aujourd’hui est de pouvoir aborder le travail sur les liens, sur les échanges, sur l’interactivité, sur le groupe, et de l’associer au travail avec la personne.

L’homme qui souffre ne saurait être rencontré et suivi (diagnostiqué et traité) comme un individu isolé ou pire morcelé, mais comme une personne considérée dans sa globalité et avec ses liens relationnels, aussi vitaux que sa respiration, c’est-à-dire une personne, non pas « figée » dans l’instant « t », mais considérée dans son processus de continuité historique. Le propre de la vie psychique est d’être en perpétuelle « construction », passant par des événements facteurs de « dé-construction », ce qui situe ainsi tout travail thérapeutique dans la perspective d’une « co-construction » concernant l’ensemble de sa personnalité historique. Chaque acteur du soin ou du social vient alors s’inscrire dans cette construction auprès de la personne qui souffre.

Il est clair que l’avenir de l’homme ne se fera que dans une certaine convergence, autour du respect de l’homme. Chaque acteur sanitaire ou social en convient certes aussitôt, mais comme il n’a de prise que sur une petite, voire une infime, part de la réalité qui constitue le monde de chaque patient, du fait même de sa propre illusion d’optique qu’il ne dépiste pas, il ne peut s’en rendre compte, et il tire toujours son action vers cette petite partie du réel, comme si elle résumait tout, d’où la pente constante vers un bout de « science », de technique, qui lui paraît plus confortable.

La psychiatrie ne peut que chercher à évoluer pour être en phase avec la société dans laquelle elle est inscrite ; son risque perpétuel est de se laisser fasciner par des sirènes qui lui font miroiter des valeurs scientifiques qui seraient supérieures à celles qui fondent une société, leur société.

Il est donc assez clair que l’avenir de la psychiatrie est entre les mains des usagers et de leurs représentants que sont les élus de la nation. Les acteurs professionnels devraient le pressentir en s’appuyant sur les valeurs humaines profondes qui unissent autour de l’homme.

Pour terminer, il est difficile de ne pas invoquer l’utopie politique à laquelle se réfère la politique de secteur : celle d’une société (la société globale, pas une abbaye de Thélème à l’écart du monde) où les acteurs sociaux seraient solidaires. De façon assez fascinante actuellement se déploie un événement qui nous fait espérer « follement » peut-être qu’une rencontre est possible.

En effet les usagers après avoir bataillé avec une pugnacité considérable (pugnacité que les professionnels ont laissé évoluer à côté ; ils ne s’y sont pas intéressés, car cette pugnacité n’a pas critiqué le monde de la psychiatrie mais la société entière) viennent d’obtenir gain de cause en faisant passer leurs soucis dans la rénovation de la loi sur les handicaps (proposition de loi présentée au Conseil des Ministres du 28 janvier 2004). Ils ont obtenu que soit ajouté aux autres handicaps, moteur, sensoriel et intellectuel, le handicap psychique, désignant les patients ayant dans leur vie des conséquences de leurs troubles à type de difficultés relationnelles. Et ils sont en train de convaincre, enfin, l’État de la nécessité de mesures sociales et médico-sociales pour y faire face sous forme « d’accompagnements à la vie sociale » qui seront réalisés par de petites équipes. Des décrets sont en préparation. Mieux encore, ils ont innové en réinventant la perle de la Psychothérapie Institutionnelle découverte au plus fort de la dernière guerre : une forme de rencontre qui exprime aussi que la redécouverte est toujours à faire du drame humain que représente le trouble mental et ses conséquences relationnelles. Cette découverte-redécouverte sont les clubs : ces espaces modestes où les personnes qui ont une souffrance psychique viennent d’eux-mêmes, librement, et avec quelques animateurs du soin et du social en nombre très modeste y font une expérience fragile et forte, celle de s’approprier eux-mêmes des espaces de vie et de liberté en s’appuyant sur l’expérience de la solidarité qui peut exister entre eux. Ils peuvent là, entre autre, tirer eux-mêmes le bénéfice des soins et des aides sociales qu’ils ont reçus plus ou moins passivement auparavant. Ils peuvent surtout faire cette construction eux-mêmes.

Les professionnels oseront-ils accepter de constater que cette découverte permet d’espérer, sans qu’ils soient là en première ligne ; mais en plus cela peut leur donner l’occasion de comprendre que toute définition d’un parcours psychiatrique ne peut pas se constituer en défendant d’abord les « institutions », mais seulement en commençant cette co-construction à partir de la personne, de ses mots, de son entourage relationnel, ce qui est une démarche inverse de celle à laquelle il a été formé jusqu’alors.

Et en relais ils vont constater qu’existe en fait un double espoir en faveur de la psychiatrie de secteur : les usagers, car ils ne la laisseront pas détruire, si elle crée ce dont ils ont besoin : la rencontre humaine ; les citoyens et leurs élus, car ils savent qu’ils auront toujours à se battre pour une société meilleure. L’avenir de la psychiatrie se tient donc dans un petit triangle dont les sommets sont les professionnels, les élus, les usagers.

Patrick Chaltiel : le nouveau

IV — Vers la maturité

A) Revenons un peu, à notre métaphore familiale.

Mon travail, depuis 25 ans, avec les familles touchées par la maladie mentale, m’a enseigné de nombreuses choses, grâce à la multiplicité des incidences et des interactions intergénérationnelles, conjugales, fraternelles qui se déploient dans ces thérapies.

Ces choses continuent, tous les jours, à enrichir ma compréhension de mon métier : de ce qu’est une « équipe soignante », de l’importance d’inscrire le soin dans un contexte d’appuis multiples (sociaux, culturels éducatifs, sanitaires) condition de son succès.

Ainsi, deux objectifs me paraissent déterminants pour l’avenir de la psychiatrie française : savoir s’unir sans dogmatisme et savoir s’ouvrir sans se disperser.

Le dialogue avec les « partenaires en santé mentale » que sont les usagers, les familles et les élus politiques me semble l’une des voies les plus prometteuses pour accéder à cette maturité.

Mais nous savons tous, en tant que psychiatres, que l’adolescence, transition vers la maturité, est aussi l’âge de tous les dangers… et en particuliers, du déclenchement des pathologies les plus sévères de l’âge adulte.

Ainsi, notre « psychiatrie adolescente » n’est pas à l’abri :

  1. De la dépression grave. On peut imaginer le repli dépressif et régressif vers le « lit » et l’asile (… peu probable, mais néanmoins envisageable puisque nous avons conservé pieusement nos asiles en France : certains, détruits par des catastrophes, sont rebâtis à l’identique !, d’autres sont classés au patrimoine historique !, beaucoup d’ailleurs sont encore occupés par leurs équipes de secteur qui n’ont bénéficié ni des énergies, ni des moyens d’un déploiement de leur offre de soins vers la communauté).

  2. On peut aussi imaginer et lire dans l’actualité de notre art les prodromes d’une pathologie dissociative :

    • Une psychiatrie du « corps » (dite biologique : basée sur les neurosciences, les sciences cognitives et les théories comportementales). Psychiatrie de la machine neuronale, de « l’évidence based medicine » de l’observateur-thérapeute neutre et désincarné, extérieur à son « objet de science » : le malade.

    • Une psychiatrie de l’esprit et de l’âme, divorcée de la médecine et centrée sur le lien psychique, la relation soignante et l’intégration du « souffrant » au sein de constellations relationnelles, parant aux discontinuités psychiques par la fiabilité des liens environnementaux.

    • Une psychiatrie du soin : prévention, information, médiatisation, lobbying, action politique, action sociale dans la communauté, gestion du handicap psychique (une « découverte » récente en France… mise à jour par les associations d’usagers et de familles) et des actions en vue de la reconnaissance de la « différence » et de la compensation adaptée des défaillements psychiques (et non pas des déficits mentaux, beaucoup plus simples à évaluer).

    Cette psychiatrie dissociée conduirait, elle aussi, au suicide ; chaque fois que la psychiatrie se clive et se dissocie, elle abandonne près de la moitié de ses malades : comme par hasard, les plus lourds (clochardisation, errance, nomadisme psychiatrique), les plus sociopathiques (Prism, UMD, rue, prison), les plus inclassables (pathologies « limites » dans toute la sévérité et la chaoticité de leur pronostic).

    Mais alors, objecterons-nous les tenants des « filières de soins », comment imaginer qu’une seule équipe intègre toutes ces composantes du soin psychiatrique, cette multiplicité d’actions et de compétences : scientifiques, relationnelles, pédagogiques, politique, médiatiques.

    Je réponds à cette objection que là où nous en sommes, seule une psychiatrie de l’homme dans sa globalité constitue pour nous, psychiatres de service public, un défi acceptable et que certaines équipes françaises ont montré que cette psychiatrie générale, attentive à toutes les dimensions de l’humain, pouvait se réaliser à certaines conditions, l’essentiel étant dans la conservation d’une échelle « humaine » (il s’agit ici d’une notion complexe qu’on peut traduire en termes simples pour nos partenaires administratifs et politiques).

  3. On peut imaginer encore bien d’autres pathologies issues de cette crise identitaire adolescente : une psychiatrie paranoïaque (de nouveau isolée dans une toute puissance désaffiliée), une psychiatrie psychopathique (impulsive, anarchique, démentalisée). Cependant, si nous restons optimistes (c’est-à-dire vigilants au détail), nous constaterons que la plupart des crises de l’adolescence, aussi inquiétantes et bruyantes soient-elles, débouchent sur un jeune adulte sain d’esprit, ayant su intégrer les contradictions et les dualités qui le fondent.

B) Conclusion

Je voudrais, pour conclure, décliner en quelques points précis, les apparentes contradictions et oppositions internes que notre psychiatrie doit dépasser et intégrer (ce que Levi-Strauss a décrit comme processus mythopoïétique : l’une des bases du fonctionnement mental et de la ritualisation des rapports sociaux).

La psychiatrie du xxie siècle doit trouver son équilibre, sa congruence et sa solidité :

1 - Entre Universel et local

Il faut enfin reconnaître que la pathologie psychique a ses sources, ses modes d’expression et ses évolutions à la fois dans l’universel (l’humain quel que soit son habitus, son environnement et ses appartenances) et dans le local (émergence subjective au sein d’un environnement familial, culturel, communautaire, social).

Une psychiatrie qui prétendrait se « décoller » du local pour ne se soucier que des aspects universels des troubles mentaux (épidémiologie, classifications, protocoles thérapeutiques, conférences de consensus…) se priverait de tous ses appuis en se tenant à une distance respectable… mais non respectueuse, de la demande publique et des exigences de santé des usagers et des familles.

Par ailleurs, elle se priverait d’un appui très solide sur les compétences thérapeutiques et les ressources en solidarité de son « milieu d’exercice », compétences et ressources qu’elle continuerait à disqualifier et à écraser au nom de la « science ».

À l’inverse, une psychiatrie recroquevillée sur son territoire local, refusant d’intégrer les apports universels des neurosciences et des sciences cognitives, de la psychopharmacologie, des attendus consensuels mondiaux des soins aux malades mentaux, se transforme vite en une sorte de chamanisme tribal.

Il nous faut donc, là aussi, trouver notre équilibre sur ces deux jambes.

2 - Entre l’urgence et le long cours (fast-psy/show-psy)

La reconnaissance, par les professionnels de la psychiatrie, de la nécessité d’une réponse à l’urgence est très récente et a été longtemps repoussée et déniée dans sa pertinence clinique (allant parfois même jusqu’au slogan : « il n’y a pas d’urgence psychiatrique ! »).

Actuellement, le discours a changé : certes, l’urgence est toujours en psychiatrie une notion subjective et intersubjective (non assimilable à l’urgence médico-chirurgicale : objectivable). Pour autant, la réponse à l’urgence alléguée s’avère, à l’usage, le meilleur moyen d’un contact précoce et intense, avec le trouble mental in statu nascendi (dans son éclosion). L’épidémiologie a fait la preuve de l’amélioration pronostique considérable que produisait cette rencontre précoce… pour autant qu’elle s’instaure sur le monde de la négociation d’une alliance et non pas sur celui d’un éléphant dans un magasin de porcelaine.

En France, les Centres d’Accueil et de Crise de proximité ainsi que les équipes mobiles de crise ont développé l’approche clinique de l’urgence dans toute sa finesse, entre les deux écueils de la contrainte et du rejet, évitant toute rupture aliénante, instaurant ou rétablissant la perspective d’une continuité d’attention à la souffrance psychique des malades et de leurs proches.

Pour autant, beaucoup se plaignent du fait que cette attention nouvelle (qui, pour être efficace, consomme à peu près le 1/4 des moyens humains d’une équipe de secteur) a, dans certains cas, démuni gravement le soin ambulatoire au long cours des pathologies chroniques et des handicaps séquellaires. Certaines équipes se sont trouvées ainsi dans des situations paradoxales invivables, contraints de recréer l’asile faute de moyens de déploiement du soin au long cours dans la communauté.

Certains ont ainsi dénoncé la tendance à la « consommation de l’urgence » comme une forme nouvelle de fuite et d’évitement de la réalité des troubles mentaux : « fast-psychiatry » disait B. Odier [4]. Il nous faut donc, encore, intégrer des contraires et équilibrer la balance. Là aussi, le pari de la psychiatrie française reste à tenir… mais pour cela, il devient urgent que le domaine de la Santé Mentale (prévention et reconnaissance des maladies et intégration des malades) fasse l’objet d’un vaste débat public, susceptible de mettre en place les partenariats indispensables à la réalisation d’une vraie politique démocratique de Santé Publique.

3 - Entre utopie et réalisme

Il est important de rappeler ici la définition mondiale de « la Santé » (celle de l’O.M.S.) : « Un état de bien-être physique, psychique et social qui ne peut être réduit à l’absence de maladie ». On aurait aussi bien pu écrire cette définition fondatrice sous la forme : « Il n’est pas de définition objective de la santé », ou encore : « La santé n’est pas un concept mais une utopie ».

Ceci pour se souvenir que tout travailleur du champ de la santé se fonde sur une utopie subjective (un désir, un élan, une foi, une mission…).

Mais il est, par ailleurs, immergé au sein d’une réalité sociale qui, sans cesse, contient, canalise, limite, ampute son utopie en la traduisant en termes logistiques. La médecine humanitaire est ici une école d’intégration entre l’utopie la plus juvénile et enthousiaste et le réalisme organisationnel d’une politique de santé publique (priorités, prévention, réduction des risques).

Il serait temps que la psychiatrie intègre ce modèle et dépasse ce complexe de castration qui se traduit en effondrement catastrophique de ses utopies à la moindre blessure narcissique. La psychiatrie doit mieux tolérer le processus : idéalisation, désillusion, idéalisation sans en devenir pour autant maniaco-dépressive.

Tout acteur de santé doit intégrer en lui un désir, un élan vers une utopie, et une pensée de santé publique priorisant, organisant, adaptant ses moyens à l’écologie sociale de son aire d’exercice.

4 - Entre le partage et l’intime

En dernier lieu de cet inventaire des oxymores à intégrer par la psychiatrie de demain, je conclurai que la psychiatrie doit garder la mémoire de son histoire (une couche mince mais solide de certitudes et de refus [5]), mais aussi rester engagée dans la modernité avec enthousiasme.

À cet égard, l’attachement à l’histoire conduit de nombreux soignants psy à la nostalgie et au refus de l’ère contemporaine. Le sentiment d’insécurité, de « mauvaise santé de la santé » en France (effondrement drastique des démographies soignantes, orchestré par des principes économiques et gestionnaires) présente le danger de freiner l’adaptation nécessaire de la psychiatrie à ce monde contemporain, dominé par une pulsion d’extrémité [6] qui semble sans limites (télé-réalité, télécommunications, Internet…).

Pourtant, le champ du travail pluri-partenarial qui s’annonce à nous (celui de la Santé Mentale) nous exhorte à redéfinir et à actualiser notre rapport au secret [7]. Entre l’opacité et la transparence, entre l’hermétisme isolant et la vulgarisation trompeuse, entre préservation de la vie privée, de la confidence et partage déstigmatisant de l’information (avec les patients eux-mêmes, leurs familles et les acteurs sanitaires et sociaux partenaires du soin, de la prévention, de l’intégration sociale), la psychiatrie demeure ambivalente et maladroite, passant souvent d’un extrême à l’autre : passages à l’acte témoignant d’une carence dans la réflexion éthique, du défaut d’un bornage consensuel nécessaire à limiter les excès (l’opacité inutile, comme la transparence abusive conduisant, toutes deux, à la surstigmatisation sociale de malades mentaux et de leurs proches.

Conclusion de l’ancien et du nouveau : Guy Baillon et Patrick Chaltiel

Nous ne pouvons que confirmer ensemble l’impression générale « floue » qui caractérise en ce début 2004 la psychiatrie française et son avenir : nous voyons en effet que — d’un côté l’État et les psychiatres de service public se montrent régulièrement attachés à la reconnaissance de la politique de secteur : « une équipe pour une population» ; — de l’autre les divers intérêts individuels, tantôt du ministère ne consolidant pas cette politique par des mesures concrètes, tantôt des psychiatres libéraux plus nombreux que dans le public défendent seulement leur corporation, différents intérêts qui vont tous dans des directions très divergentes.

Dans le même temps les « rapports » qui se succèdent sur la psychiatrie sont peu convaincants, sans envergure, alors que des lois fortes concernant les conséquences des troubles psychiques dans la vie des patients sont promulguées et viennent heureusement compléter la politique de secteur (janvier, mars 2002, 2004).

Restent les espoirs de ceux qui sont attachés à la construction continue d’une politique de santé mentale dans ce pays, le constat sur le terrain d’une capacité de renouvellement et de changement, message essentiel de la psychiatrie de secteur ; cette vitalité est forte, même si elle ne provoque pas de grands rassemblements ; surtout le constat qu’arrive sur la place publique une mobilisation de plus en plus forte, car cohérente, émanant des familles et des usagers rassemblés en association, et attentifs à ce que, dans la recherche des réponses à la souffrance, soient défendues simultanément la personne et la collectivité.