Débat : Faut-il supprimer les voix?

Perceptions hallucinatoires[Record]

  • Henri Grivois

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  • Henri Grivois
    Psychiatre à Paris, France

« Entendez-vous des voix ? » Le patient ne sursaute pas, esquisse un sourire, ne répond pas. La question pourrait ne pas lui être posée. Il suffit d’être attentif. Parmi tout ce que perçoit cet homme, ce qu’il capte sous forme de langage à l’évidence l’intrigue plus que le reste. La question lui paraît stupide, en tout cas inutile. Tout le monde ne sait-il pas ce qu’il entend ou n’entend pas ? Plus tard il en parlera avec son médecin, parfois avec humour, « J’ai même pensé alors entendre des voix ! » Depuis deux siècles qu’ils opèrent, les psychiatres ont gonflé ces phénomènes. Ils les ont poussés au premier rang de la symptomatologie. Grands éleveurs d’hallucinations auditives, ils en ont enflé la portée. Méritent-elles la place qu’on leur donne ? La psychose naissante dans sa pureté originelle les éclaire à condition de ne pas les découper. En disjoignant cognitif, affectif et perceptif et ensuite en fragmentant le perceptif selon les cinq sens, on s’est privé d’une approche compréhensive globale. « Que faites-vous de l’hallucination ? », me dit un jour un ami philosophe féru de psychiatrie et surpris du peu de cas que j’en faisais. Il n’est pas question de nier ici l’importance de ces manifestations, mais de s’interroger sur l’importance que la psychiatrie leur accorde. Le terme, hallucination, doit en effet être replacé dans son contexte celui de l’histoire de la psychiatrie. Depuis le fameux article d’Esquirol en 1816 et jusqu’à nos jours on est en droit de se demander pourquoi elles sont à ce point surévaluées. L’hallucination verbale, considérée comme un phénomène sensoriel, occupe une position stratégique. Elle sépare nettement en effet la psychiatrie de la psychologie et elle rapproche les psychiatres des médecins. Elle renfloue leur respectabilité et leur assure un strapontin dans la médecine. De ce bastion positiviste, les psychiatres défendent leur identité de médecin écornée par l’absence de toute physiopathologie. Ils exhibent l’hallucination comme l’énigme majeure de la folie et n’hésitent pas pour ce faire à en souligner le caractère sensoriel. Les hallucinations en psychiatrie ont pourtant un statut fort différent de celui qu’elles ont en médecine. Les hallucinations, dans les psychoses, constituent souvent une épreuve accablante pour les patients, elles sont saturées d’angoisse. Comparées au recul, à la précision et à l’objectivité des phénomènes hallucinatoires neurologiques, l’analogie est donc arbitraire. On ne devrait pas utiliser le même terme. Les enregistrements cérébraux et laryngés ne prouvent rien et n’ajoutent rien. La fragmentation symptomatique des hallucinations, telle qu’elle existe depuis plus de cent ans, masque en outre la richesse, l’instabilité et parfois la pureté de leur composante subjective. Dans les psychoses, surtout dans les phases initiales, on ne réalise pas à quel point le sentiment de polarisation interpersonnelle et son déploiement dans un silence généralisé, est irrecevable pour le patient qui en est le centre et l’animateur involontaire. L’effervescence du monde est en effet incompatible avec le calme absolu qui l’accompagne. Que rien ne survienne, passe encore, la situation n’impose pas d’appoint phénoménal supplémentaire. Ce qui se prépare advient dans la vie quotidienne, l’absence de signe notoire alors importe peu, il est même assez cohérent puisque tout le monde y participe. Le silence en revanche est irréel et, parce qu’il est généralisé, il devient à lui seul une preuve supplémentaire de l’universalité de l’effervescence. D’emblée le patient est saisi par la stupéfiante discordance sensorielle du monde humain. Est-il possible que nul ne prenne la parole ? À tout prendre, mais seulement à titre de comparaison, ce serait un peu comme un feu d’artifice qui sous ses yeux se déroulerait silencieux. L’isolement sonore déborde le patient. …