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Toute personne, quelle qu’elle soit, détient un savoir sur elle-même, c’est-à-dire un ensemble de connaissances qu’elle a acquises en lien avec sa vie. Cette connaissance intime en rapport avec son être est plus ou moins accessible pour la personne suivant ce qu’elle discerne en elle. Ainsi, quiconque consulte, pour lui-même ou pour son enfant, dans une institution de santé mentale, a en lui une certain savoir sur ce qui l’amène. En une seule ou en quelques séances, grâce à l’aide d’un professionnel, une part de ce savoir peut émerger. La personne peut alors s’y appuyer pour réaménager des éléments du symptôme qui ont motivé sa démarche vers un établissement de soins. Du côté du clinicien, faire en sorte que la parole du sujet émerge et s’appuyer sur ce savoir relève d’une éthique de la responsabilité. Mon propos sera de montrer d’une part que, même dans une seule ou peu de rencontres, les personnes peuvent accéder à un savoir minimal sur elles et, d’autre part, qu’elles sont interpellées par la responsabilité éthique de le prendre en compte ou non ; de plus, il veut souligner que, du coté du clinicien, une visée de l’humain, libre et responsable, est sous-jacente à l’intervention clinique qui tend à ce que la personne qui consulte trouve des modes personnels de règlement de ses conflits.

Par le biais de vignettes cliniques tirées de ma pratique quotidienne dans un service ambulatoire de psychiatrie infantile et juvénile, je m’attacherai à mettre de l’avant le savoir personnel qui peut émerger dans une intervention thérapeutique de courte durée en montrant la démarche psychique des personnes, qui passe de la plainte face à l’autre ou à l’égard de leur propre symptôme, à une position où elles se considèrent comme un sujet, partie prenante de la difficulté apportée en entrevue, possédant un certain pouvoir sur les solutions au problème présenté. Au sein même des observations cliniques, j’indiquerai le moment où se pose, pour le client, la responsabilité de prendre le parti du savoir qu’il découvre. Mais, auparavant, afin d’éclairer les bases sur lesquelles s’appuie la notion de « savoir », je préciserai ce que l’on entend par ce mot. Puis, je montrerai que prendre le parti de ce savoir repose sur une démarche éthique du clinicien à laquelle concourt la personne qui reçoit des services.

Quel est ce « savoir » qui habite la personne qui consulte ?

Un savoir sur ce qui la constitue est intrinsèque à toute personne. Il vient de l’expérience que cette dernière a acquise d’elle-même et de son rapport à la vie. Ce bagage singulier relève pour l’essentiel de l’inconscient et c’est principalement par un travail analytique qu’il parvient à la conscience. Toutefois, une part de ce savoir est directement accessible à la conscience et c’est celui-ci qui peut être mobilisé dans des interventions de très courte durée ; je note cependant qu’à l’intérieur d’une démarche thérapeutique brève un savoir inconscient peut émerger et être pris en compte.

Le concept de « savoir [1] » avancé par Lacan dans la suite des découvertes de Freud, a été développé par des analystes du GIFRIC [2]. L’idée d’expérience s’appuie sur le fait que l’humain, depuis sa naissance, est seul à négocier avec des composantes qui tantôt viennent de l’extérieur, tantôt lui sont intrinsèques. En deçà de la fragile barrière moïque que l’individu s’est fabriquée, un monde interne agit sans cesse. Au niveau de l’inconscient, le sujet va alors construire un ensemble de mécanismes (c’est pourquoi on parle de sujet de l’inconscient) pour apaiser la vie pulsionnelle et satisfaire aux exigences sociales. Les données psychiques internes, les traumas, les stratégies développées auxquelles recourt le sujet pour trouver un équilibre entre l’intime et la réalité extérieure, constituent un savoir personnel, l’essence même du caractère unique du sujet, de sa singularité.

Ces stratégies sont plus ou moins rentables au niveau psychique ; aussi, aboutissent-elles parfois à des symptômes tels ceux répertoriés dans le DSM-IV, qui en fait, représentent des modes singuliers du sujet pour faire face à un conflit interne, mais sont trop coûteux pour le sujet ou encore inconciliables avec les attentes sociales. Même si la personne proteste consciemment contre son symptôme, comme celui-ci constitue un équilibre précaire entre plusieurs forces contradictoires et relève d’enjeux vitaux inconscients, elle peut n’être pas prête à l’abandonner et ne vouloir rien savoir [3] de ce qu’elle a mis en place pour pallier un déséquilibre pulsionnel. Les cliniciens de toutes les obédiences expérimentent ce qui est souvent qualifié du terme de « résistance » au changement : le sujet « résiste » à perdre ce qui est en jeu dans des symptômes. C’est dans cette optique qu’on peut saisir que, face à un savoir minimal conscient qui surgit, la personne qui le détient peut souhaiter le refouler et espérer que ce soit l’intervenant qui prenne en charge le réaménagement psychique qu’elle espère.

Pour qu’un savoir devienne conscient pour le client, il est nécessaire que ce dernier soit écouté et considéré comme sujet, c’est-à-dire comme pouvant saisir ce qui cause son malaise et prenne une part des mesures, tantôt pour ne pas accroître ce dont il se plaint, tantôt pour l’estomper.

Pourquoi un thérapeute privilégie-t-il un tel mode d’interventions qui repose sur le savoir du sujet plutôt qu’un autre ? À quoi la prise en compte du savoir convie la personne qui consulte ?

En quoi s’appuyer sur le « savoir » du sujet constituerait-il une démarche éthique ?

Une conception de l’humain selon laquelle la personne est libre et responsable sous-tend l’attention portée au sujet par le clinicien : elle a des répercussions éthiques. La personne elle-même est la seule apte à apporter une réponse aux grandes questions existentielles qu’elle se pose. Il y a là un enjeu de liberté et de responsabilité humaines. Dans le cadre de difficultés psychologiques voire psychiatriques personnelles, la fonction du clinicien est d’accompagner la personne dans cette démarche de repérage d’un savoir sur elle pour qu’elle puisse prendre en main ses difficultés qui motivent la consultation. Fidèle à cette optique, le clinicien soutient là ce que je qualifierais d’une éthique du sujet.

De plus, depuis Freud, la clinique psychanalytique a montré que la personne a un savoir sur elle qui advient au fur et à mesure qu’avance la cure. Mais, tel que je souhaite en rendre compte dans les vignettes cliniques proposées, l’écoute du sujet chez toute personne permet également qu’un savoir minimal sur ce qui la concerne émerge en dehors de la cure analytique.

Quant au client, il est convié à approcher ce qu’il est, plutôt que de chercher auprès du clinicien un savoir étranger ; il est invité à expérimenter qu’il sait des choses qui le constituent au-delà de la plainte. C’est aussi à partir de ce savoir qu’il peut décider de prendre en main des éléments de sa vie ou de les repousser et de ne rien réaménager. Il est donc sollicité par une éthique de la responsabilité personnelle, de prendre ou non en compte ce qu’il apprend sur lui, pour mener sa vie et apaiser sa souffrance. Il lui appartient alors d’assumer un choix face à la société. Si la position du clinicien s’inscrivait dans le champ de la morale, elle viserait à adapter la conduite de la personne qui consulte à la demande sociale plutôt que de l’inviter à prendre ses responsabilités face à elle-même. La responsabilité n’est pas dictée par l’autre, le clinicien, mais s’impose à la personne qui consulte comme une décision à prendre.

Les courts exemples cliniques apportés veulent mettre de l’avant d’une part, le savoir auquel une personne qui consulte peut avoir accès en peu de séances, et d’autre part, les modalités selon lesquelles elle découvre qu’une éthique de la responsabilité se révèle.

Prendre acte d’un savoir : « Je ne savais pas que je savais » : vignettes cliniques

Les cas cliniques réfèrent tous à des interventions de très courte durée allant d’une à cinq rencontres, sauf la dernière qui a été tirée d’un ensemble d’une douzaine de séances. Trois concernent des demandes faites par des parents à propos de leur enfant et trois autres proviennent du travail thérapeutique auprès d’adolescents.

Les illustrations proposées témoignent d’un savoir que la personne possède sur elle et face auquel elle doit se positionner : ou bien elle en tiendra compte ou bien elle ne voudra rien en savoir. Avant une deuxième série d’exemples qui traiteront de sujets adolescents qui ont désiré de l’aide pour eux-mêmes, je traiterai de ce que les parents sollicitent pour leur enfant. Dans un certain nombre de cas, l’enfant est considéré comme le symptôme qui perturbe l’univers familial ou scolaire. Comme dans le premier temps de la consultation, la demande émane la plupart du temps des parents et non de l’enfant, je ne discuterai pas de la problématique qui pourrait appartenir en propre à ce dernier, mais je m’attarderai à ce que les parents réclament pour l’enfant. Les exemples apportés impliquent les mères au premier chef parce que ce sont elles qui, fréquemment, explicitent les situations difficiles lors d’un premier rendez-vous ; cela ne dégage pas pour autant les pères de leur responsabilité à l’égard de leur enfant.

Perturbation de la fonction parentale par ce qui envahit le sujet

Stéphanie, 4 ans, connaît des problèmes d’endormissement et de réveils nocturnes depuis plus d’un an ; elle s’implique peu dans les activités de pré-maternelle et pleure sans raison apparente durant la journée. Elle ne supporte pas que les adultes s’engagent auprès des autres enfants. Depuis une semaine, elle se replie davantage. Ses parents craignent une dépression enfantine. Quoique l’attitude de l’enfant avec sa mère témoigne de conduites immatures, Stéphanie se comporte durant l’entrevue comme une enfant qui aime jouer, qui sourit, et sait tantôt charmer, tantôt refuser les effets de la séduction qu’elle provoque chez l’adulte. Au clinicien qui observe l’enfant et qui écoute les parents, tout contredit une dépression, mais évoque davantage une difficulté de séparation de l’enfant avec la mère.
Dans l’entrevue, les parents acceptent de parler de ce qui les inquiète : des craintes maternelles et familiales peuvent être nommées, ainsi qu’une situation actuelle anxiogène pour la mère à l’égard de la fillette. En effet, de longs comptes rendus de l’éducatrice de pré-maternelle à la mère sur le déroulement difficile des activités de Stéphanie ne fait qu’accroître la tension de la mère. Pour ce qui concerne l’histoire familiale, Stéphanie est l’enfant dont les traits physiques et de caractère rappelleraient à la famille élargie la grand-tante maternelle, la soeur de la grand-mère, qui, dépressive, s’est suicidée. La mère comme la famille maternelle ayant établi un lien de cause à effet entre le suicide de la grand-tante et les difficultés néo-natales dont la soeur de la grand-mère avait souffert quand Stéphanie est née, la mère surveillait sa respiration dans l’inquiétude de ce qu’une anoxie pourrait entraîner. La mère elle-même dira, à un moment donné, que sa fille n’est pas la grand-tante.
Trois semaines plus tard, le comportement de la fillette était rentré dans l’ordre : plus de pleurs, plus de problèmes de sommeil et une participation aux diverses activités.

Que s’est-il passé du côté parental ? La demande adressée au clinicien de guérir leur fille perçue comme malade s’est déplacée sur leur responsabilité de modifier certaines de leurs attitudes pour l’aider à retrouver les intérêts de son âge. En fait, pour qu’une seule consultation ait un tel impact, on peut faire l’hypothèse que les parents « connaissaient », avant même la consultation, leur influence sur la dynamique psychique de la fillette. Nommer le noeud de son inquiétude à l’égard de sa fille et établir, au moins sur un mode conscient, une différenciation entre la grand-tante et la fillette a sans doute permis à la mère de limiter l’envahissement de ce qui l’agitait et qu’elle verbalisait en rapport avec l’histoire familiale. De plus, la dédramatisation du tableau dépressif que les parents suspectaient a sans doute concouru à la reprise de l’exercice éducatif parental. Les parents ont été les acteurs de cette démarche : tout d’abord en demandant de l’aide ; ensuite, en acceptant de parler de ce qui faisait problème non seulement chez Stéphanie, mais en eux, ils ont choisi de réajuster leurs interventions afin de ne pas provoquer des comportements immatures chez Stéphanie ; enfin, la mère a décidé de ne pas favoriser chez elle l’émergence de l’anxiété par de longs rapports de l’éducatrice sur sa fille et de référer au père, moins inquiet.

Dans ce cas, on constate que ce qui est intime chez le parent comme l’imaginaire que la mère entretient avec le décès de la grande tante, agit sur sa fille à travers le lien affectif et la relation éducative qu’elle établit avec elle. Dans la rencontre, la mère s’est engagée comme sujet à travers sa parole. Mais la mère ira-t-elle jusqu’à travailler ce qui la tourmente afin que l’intrusion de ce qui la détermine comme sujet, ne vienne pas à nouveau perturber son rôle parental ?

Maldonne sur la demande d’aide : « je demande des “trucs” que je connais déjà »

Il est fréquent que dans un Service de psychiatrie d’enfants et d’adolescents de soins ambulatoires, les parents se plaignent de leur enfant et viennent chercher des « trucs », des « recettes » pour les aider dans l’éducation de cet enfant à problème. Pourtant, ils savent souvent qu’une partie de leur attitude éducationnelle explique le comportement du jeune.

À titre d’exemple, cette mère d’un fils de 4 ans, Maxime, agité et opposant, qui a déjà reçu un diagnostic de TDAH et pour qui le Ritalin apparaît inefficace. Elle formule de façon manifeste une demande de conseils, de moyens magiques qui feraient que son garçon écouterait les consignes, alors que le père espère qu’un ajustement médicamenteux vienne à bout de la turbulence de Maxime. La mère cite une série d’exemples qui témoignent de sa lassitude face à cet enfant exigeant, qui refuse les contraintes sociales : passant outre toute interdiction réitérée par la mère, il lance de façon répétitive son ballon sur la voie publique et court le chercher au péril de sa vie ; réveillant ses parents, il les rejoint dans leur lit ; il crie et griffe sa mère quand elle refuse ce qu’il souhaite… Pourtant, quand la mère continue à parler, elle explique savoir ce qu’elle devrait faire et critique son manque de cohérence à l’égard de Maxime, comme ne pas appliquer les sanctions dont elle le menace, le conduire dans le lit parental lorsqu’il est souffrant…

Dans cette rencontre, cette mère exprime qu’elle porte une part de responsabilité dans le comportement résistant du fils : elle « sait » qu’il ne sert à rien de requérir des « trucs » du clinicien puisqu’elle connaît, en partie au moins, les règles éducatives à suivre. Il y a manifestement erreur dans la première demande adressée au professionnel.

Répondre de ses erreurs dans l’éducation de son fils constitue un premier temps nécessaire pour cette mère avant qu’elle ne puisse aller plus loin dans ce qu’elle peut mettre en place pour que l’opposition de Maxime s’estompe. Dans la suite des rencontres proposées, tiendra-t-elle compte de ce savoir minimal : continuera-t-elle à réclamer de l’intervenant des conseils qui ne pourront qu’échouer ou tentera-t-elle de continuer à travailler sur ce qu’elle sait de ce qu’il faudrait faire et qu’elle ne parvient pas à appliquer ? Demandera-t-elle au père d’intervenir, malgré le souhait de celui-ci que la conduite de son fils soit réglée par une médication ? Va-t-elle accepter d’aller plus loin dans sa demande d’aide, c’est-à-dire de réfléchir, dans un premier temps, sur l’incapacité et les raisons de son impuissance à faire respecter des consignes de vie et de coexistence ?

Un changement de position entre déclarer son enfant agité et prendre la mesure de sa responsabilité face à cette agitation

C’est de la turbulence de Luc, âgé de 5 ans, dont les parents, plus spécifiquement la mère, se plaignent. C’est tout particulièrement le soir que l’enfant devient incontrôlable quand il prend son bain et se prépare pour le coucher. Acceptant de réfléchir sur la situation, la mère constate qu’en fait, dans un premier temps, l’enfant est calme pendant qu’elle-même est irritable et fatiguée ; alors que la tension monte en elle, l’agitation de l’enfant s’accroît ; la mère, autant que l’enfant, gravissent alors les échelons de l’escalade de la nervosité et de l’effervescence. Elle commente que lorsqu’elle est détendue, l’enfant n’est pas excité. La difficulté, fait-elle remarquer, est qu’elle est anxieuse.

En trois rencontres, la mère a opéré un changement de position personnelle. De celle où elle incriminait son fils, elle en est venue à une autre où elle s’interroge sur ce qu’elle provoque à son insu chez Luc. Il s’agit d’un changement radical qui déplace la demande initiale, celle de calmer cet enfant par une médication, vers l’ouverture d’une démarche de la mère ou des parents. La mère maintiendra-t-elle ce qu’elle sait, c’est-à-dire que son énervement a des effets d’excitation sur son fils ? Sans doute devrait-elle faire un travail sur elle pour en saisir davantage de cette « nervosité » afin d’établir une juste distance entre elle et ce garçon et de laisser le père intervenir auprès de Luc. Tiendra-t-elle sa position face au médecin en lui demandant de rencontrer un intervenant pour l’aider à cheminer sur la voie de ce qu’elle sait alors que bon nombre de documents au dossier de l’enfant dessinent un portrait d’enfant hyperactif à qui on attribue habituellement un diagnostic de TDAH, et une prescription de psycho-stimulant pour régler le problème ?

Vont suivre maintenant quelques exemples où des adolescents prennent une position de sujet face à leur mal-être ou encore démêlent petit à petit les enjeux de leur symptôme.

Trouver dans ses rêves une partie de la réponse à son inquiétude

Julie, 14 ans, lors de la séparation de ses parents, a souffert d’une crise d’urticaire, sans que la médecine n’en explique les raisons, et qui a fait surgir l’anxiété. Alors que sa mère est partie sur la Côte-Nord avec son nouveau conjoint, elle a décidé de rester avec le père pour être près de ses amis. Julie vit un profond sentiment d’abandon et se plaint de sa mère. Julie et moi nous entendons sur une série de cinq entrevues, renouvelable au terme si elle en juge la pertinence.
Très proche de sa mère jusqu’à son départ, Julie lui reproche, lors de ses brèves visites, d’être irascible, bref d’avoir changé. De plus, Julie s’inquiète vivement de la distanciation des liens affectifs entre elle et sa mère, vécue comme douloureuse, invalidante, comme si cela l’empêchait d’être autonome dans la vie. Bien qu’elle dise à un niveau conscient qu’il est habituel pour les enfants, devenus adultes, de faire leur vie sans la présence de leur mère, cela ne réussit pas à l’apaiser.

Il s’avère que Julie a clairement repéré ce qui déclenche le caractère vif de sa mère : il suffit que la jeune hausse le ton et lui parle mal. Elle dit savoir comment éviter les cris maternels. Lors de la séance suivante, souriante, Julie note que la relation avec la mère a été moins conflictuelle, et qu’elle avait veillé à ne pas provoquer sa mère. En opérant ce changement de comportement à l’égard de sa mère, elle perdait un des motifs de se plaindre de cette dernière et assumait une part de responsabilité dans l’échange.

À l’égard de l’éloignement de la mère que Julie vit comme invalidant sa vie, la jeune trouve dans un rêve un apaisement et une réponse qui la soutiennent. Depuis quelques nuits, Julie fait à répétition plusieurs rêves qui ont la même structure : « j’ai presque 18 ans, je crée des vêtements de mode et parviens à les diffuser. Cela se passe bien. Je fais ma vie. Quelqu’un vient me dire qu’un proche que j’affectionne, est mort ». Les associations qu’elle apporte à ce rêve, lui permettent de réaliser qu’elle peut accéder à ses désirs les plus précieux même en l’absence d’êtres chers et malgré la peine qu’elle peut avoir de la séparation. Au terme des cinq séances, elle ne souhaite pas poursuivre les entrevues, disant avoir saisi qu’elle peut construire sa vie même si sa mère est loin.

En quelques séances, Julie est passée de la plainte à l’égard de l’autre, sa mère, et du sentiment d’impuissance enfantine, à une position où elle mesure certains enjeux qu’elle peut assumer. Le rêve est venu représenter quelque chose de son désir qui est de son ressort et non de celui de sa mère. Cette brève démarche a permis à l’adolescente de se dégager du sentiment envahissant et dangereux de se perdre elle-même avec le départ de sa mère. Probablement devra-t-elle poursuivre ce travail psychique, même seule, pour ne pas tomber à nouveau dans la plainte et pour soutenir le travail de deuil d’un certain mode de relation avec sa mère.

Prendre position par rapport à son désir

Pierre a 18 ans et vient d’une autre région ; il étudie au Cégep depuis un an. Il a été jugé dépressif. En fait, Pierre se laisse influencer par ses « chums » et guider par les événements de la vie.
Dans une des séances, il rapporte un imbroglio amoureux dont les adolescents ont le secret, et qui le rend malheureux. Un copain l’a jeté dans les bras d’une fille qui ne l’attire pas, alors qu’il en aime une autre avec laquelle il s’est chicané. Il se plaint alors de perdre ses intérêts et surgissent des idées suicidaires que, dans des situations comparables, il a coutume de lancer aux intervenants de tous horizons qu’il rencontre. Pour se sentir à l’aise, Pierre explique qu’il devrait aller clarifier avec chaque fille la situation, à l’une qu’il y a eu erreur puisqu’il n’est pas attiré par elle et, à l’autre, lui offrir ses excuses pour l’altercation. J’ignorais alors ce que Pierre déciderait de faire. En fait, quelques séances plus tard, il mentionne qu’il avait parlé aux deux filles ; même s’il se retrouve sans « petite amie », il se sent bien.
Plus tard encore dans les séances, il arrive en disant qu’il avait décidé « de ne plus faire le fou ». Ceci signifie qu’il veut cesser d’être le « bouffon » des autres et ne désire plus être mené par l’entourage. S’il est le copain de tous, il regrette de n’être l’ami de personne. Dans cet élan, il admire un garçon qui, selon lui, a du fun, mais sait s’arrêter quand il est nécessaire, contrairement à lui.

Que s’est-il passé pour Pierre à travers cet événement amoureux ? En choisissant d’élucider sa position auprès des jeunes filles, il prend une décision de sujet plutôt que d’accepter la manipulation du copain. Il assume la responsabilité de gestes qui sont conformes avec la forme que revêt son désir à ce moment-là, au lieu de vivre une situation qu’il juge fausse. Quand il dit ne plus vouloir « faire le fou », j’entends par là qu’il souhaite se comporter davantage en accord avec lui-même plutôt que d’être celui désigné comme le comique irresponsable.

Dans ces deux précédents exemples, Julie et Pierre se sont fiés à ce qu’ils découvrent ou ce à quoi ils aspirent pour orienter leurs démarches ; ce sont eux qui ont trouvé les moyens pour apaiser l’angoisse ou pour régler des situations dont, au départ, ils accusent la mère dans un cas, le copain dans l’autre. La dernière vignette met en évidence qu’en même temps qu’un « savoir » en émergence peut ouvrir sur des réaménagements partiels, il doit se déployer davantage pour permettre des choix conscients à l’égard du symptôme.

« J’ai compris dans ma tête mais rien n’a changé »

Christine a 16 ans et souffre d’anorexie restrictive. Au cours de la démarche de psychothérapie, alors qu’elle éprouve une satisfaction à découvrir des enjeux de son comportement anorexique, elle affirme n’être pas prête à modifier son attitude alimentaire ; pourtant, elle se plaint que « comprendre dans sa tête » n’amène pas de changement quant à son symptôme.
Les découvertes qu’elle fait à son propos lui paraissent étranges et pourtant elle a l’impression d’avoir toujours su ce qui se clarifie : « je ne savais pas que je savais », dit-elle. Ainsi, elle commence à critiquer sa restriction alimentaire, en considérant que c’est « plus ou moins normal » de restreindre son alimentation alors que son poids est bien en deçà de son poids santé ; elle s’étonne d’avoir perdu son jugement quand elle constate que son poids est bien inférieur à celui d’une amie qu’elle percevait « plus petite » qu’elle ; elle réalise qu’elle s’alimente imaginairement en regardant l’autre manger [4].

C’est en effet par rapport à ce savoir en émergence que Christine est en mesure de prendre position ; par exemple, peut-elle continuer à se nourrir en regardant les autres s’alimenter comme si elle ignorait ce qu’elle agissait ainsi ? Mais à ce moment-ci de sa psychothérapie, elle méconnaît encore les enjeux complexes qui l’habitent et n’a pas encore suffisamment dénoué les raisons inconscientes qui motivent son anorexie pour que cette dernière devienne moins nécessaire à sa dynamique subjective et qu’elle puisse y renoncer.

Alors que l’adolescente fait progressivement l’expérience qu’elle est l’agent de son anorexie, elle critique la démarche de psychothérapie, la considérant comme inefficace, en disant qu’elle « a compris dans sa tête, mais que rien n’a changé ». Ne peut-on lire dans cette impatience de Christine un souhait de « ne rien vouloir savoir » de ce qui est en soi qui ramènerait les douloureux conflits contre lesquels le sujet a trouvé une solution mortifère avec le symptôme d’anorexie ? Ne retrouve-t-on pas l’aspiration proprement humaine que l’autre viendra régler les problèmes ?

En fait, comme elle quitte la région, va-t-elle décider de poursuivre ailleurs la démarche de psychothérapie pour saisir ce qui agit inconsciemment en elle, alors qu’elle sait ne pas pouvoir abandonner si aisément son attitude restrictive face à l’alimentation, au point que la modifier lui apparaît à ce moment-là comme impossible ?

Ces quelques exemples témoignent que la personne qui sollicite la consultation pour son enfant ou l’adolescent qui requiert une aide pour lui-même, détiennent un savoir, qui concerne leur demande ou leur plainte initiale. Posséder des éléments de connaissances sur soi n’oblige en rien d’en tenir compte ; la personne est alors conviée face à elle-même de les considérer ou non.

Conclusion

Dans ce texte, j’ai insisté sur les questions d’un « savoir » en lien avec la dimension du sujet et de l’éthique face à ce savoir qui se construit en lui. En m’appuyant sur la pratique clinique, j’ai tenté de monter que même lors de brèves rencontres avec un psychothérapeute, la personne peut mettre en mots et conscientiser des connaissances subjectives qui la concernent. Une fois ces dernières mises en lumière, la personne est face à un enjeu de responsabilité éthique, à savoir celui de la prise en compte de ce savoir et des actes et gestes qu’elle implique. En effet, la personne a alors le choix de référer à ce qu’elle sait d’elle-même pour amorcer le règlement de ses difficultés ou, s’il s’agit d’un parent, de celles rencontrées avec son enfant. Si son choix la porte à les considérer, tantôt elle sera amenée à prendre en main des situations de sa vie, comme Pierre, Julie, les parents de Stéphanie, tantôt elle s’engagera plus avant dans cette connaissance de soi, même si, parallèlement à cette précédente démarche, elle décide sans nier le rapport à son être propre, de recourir à des aides thérapeutiques pharmacologiques, comportementales ou autres qui constituent un support face à des symptômes de la maladie mentale. Une telle démarche clinique peut être réalisée par d’autres clientèles que celle « enfance-jeunesse » dont il est question ici, puisque le point nodal en est le sujet.

Quant au clinicien, il prend le parti du sujet et du savoir que l’autre détient. Une telle approche s’appuie sur la conception selon laquelle le sujet est responsable de sa vie ; aucun intervenant, aucune société ne peut répondre des destinées d’un sujet. L’approche clinique préconisée ici ne répond pas des mêmes critères que les courants qui traversent la psychiatrie aujourd’hui, tels que la neurobiologie et la thérapie cognitivo-comportementale. Leurs références théoriques ou les valeurs qui les sous-tendent ne réfèrent pas à ce que les analystes nomment le sujet, c’est-à-dire cette entité psychique inconsciente qui habite tout humain et qui détermine l’individu dans une globalité. Aussi ils ne favorisent pas l’ouverture à un savoir construit à partir d’expériences spécifiques refoulées. La psychiatrie recourra plus systématiquement à la thérapeutique médicamenteuse et à l’intervention cognitivo-comportementale qui visent davantage à renforcer négativement les comportements à faire disparaître, à privilégier par un renforcement positif ceux jugés plus adaptés et à corriger les distorsions cognitives qui sont la cause des perturbations de l’humeur. Si ces démarches cliniques se veulent thérapeutiques, il n’en reste pas moins qu’elles n’atteignent pas leur but par les mêmes interventions, ni par la même implication de la personne qui consulte. Une telle réflexion faisait dire à Elisabeth Roudinesco [5] : « Veut-on des individus soumis aux contraintes de l’efficacité économique et de l’hédonisme réduit à la question du corps, ou bien des sujets lucides et autonomes, mais peut-être moins contrôlables ? »