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Depuis quelques années, après la propagation du courant ethnopsychiatrique, du moins dans les pays francophones, les termes de cothérapeute, de thérapeute principal, de co-construction apparaissent fréquemment dans la littérature scientifique consacrée à cette approche (De Verdière et Eytan, 2003 ; Forest, 1998 ; Yalom, 1975 ; Genevard et Jordi, 1968). Implicitement, cela fait référence à une modalité de cothérapie faisant partie intégrante d’un dispositif spécialisé, à une forme métissée de cothérapie telle qu’elle est déjà pratiquée en thérapie de couple et de la famille ainsi qu’en thérapie de groupe et en psychodrame (Losso et al., 2006). Depuis les années 1960, tout en soulignant la complexité de sa mise en oeuvre, de nombreux praticiens ont reconnu la richesse de cette co-intervention, conscients qu’elle ouvre un vaste champ théorique et pratique.

Qu’entend-on par cothérapie ? Pour certains thérapeutes du couple et de la famille, la cothérapie est une thérapie « classique », telle que reconnue et pratiquée habituellement en Occident, mais menée par deux psychothérapeutes. D’autres (dont Soulié, 2001) utilisent parfois l’expression de « couple thérapeutique » mettant ainsi l’accent sur le pouvoir intrinsèque du couple vu comme une entité. Forest (1998) quant à lui, la définit comme « la conduite partagée de processus thérapeutiques, dans le même temps, le même lieu et par les mêmes personnes (p. 24) ». Dans ces contextes, les fonctions et les positions des thérapeutes sont clairement différenciées et complémentaires. Sans prétendre approfondir les avantages et les inconvénients d’un tel dispositif, signalons simplement que la cothérapie donne accès à une autre vision, permet l’introduction d’un « Autre » dans le couple ou la famille ; ce dispositif facilite le maintien de la distance nécessaire pour garder suffisamment de neutralité et éviter qu’un des deux thérapeutes ne soit lié, malgré lui, par une alliance non désirable avec un des participants.

Nathan (1994, 1993) parle de « groupe thérapeutique » pour décrire un groupe composé de plusieurs psychothérapeutes (jusqu’à une quinzaine) où un thérapeute principal anime et dirige une consultation ethnopsychiatrique destinée aux « personnes venues d’ailleurs » (immigrants, réfugiés par exemple). C’est également à partir d’une pratique de la psychologie clinique interculturelle que nous avons acquis l’expérience d’une forme de cothérapie où le groupe de thérapeutes constitue un élément central de l’activation psychothérapique.

Pour l’avoir pratiquée et en avoir apprécié la pertinence pendant des années au Service d’aide spécialisée aux immigrants et réfugiés (SAPSIR) à l’École de psychologie de l’Université Laval, nous aimerions présenter ici les lignes directrices de cette modalité psychothérapique, identifier les raisons qui justifient un tel choix et proposer, parmi d’autres lectures possibles, une compréhension de son efficacité. Notons que la question de la cothérapie, et plus précisément celle pratiquée au sein d’un groupe thérapeutique, s’inscrit tout naturellement dans la continuité et la cohérence de la psychologie clinique interculturelle et de l’ethnopsychiatrie où patients et thérapeutes sont confrontés à la différence de l’Autre et à l’altérité radicale. Pour bien saisir les enjeux impliqués dans une telle approche, il nous paraît important de présenter brièvement le service, sa clientèle et les modalités d’intervention.

Service d’aide psychologique spécialisée aux immigrants et réfugiés (SAPSIR©)

Le SAPSIR est un lieu thérapeutique où s’exerce une activité de soins dispensée par une équipe de psychologues et d’étudiants doctorants en psychologie, généralement d’origine culturelle différente et parlant leur langue et le français. Fondé en août 2000, ce service est subventionné par l’Agence de la santé et des services sociaux de Québec et, jusqu’en 2007, par le Haut-Commissariat aux droits de la personne (ONU) pour les victimes de torture. Cette clinique de la migration et de l’exil a été créée à la suite des réflexions sur l’importance du codage culturel dans la souffrance psychologique d’un grand nombre d’immigrants arrivant à Québec, notamment celle des réfugiés (Pocreau et Martins-Borges, 2006), et sur la nécessité de prendre en compte ces univers de pensées et de logiques culturelles différentes qui sous-tendent leurs conduites (Nathan, 1994). Les personnes qui consultent sont référées par des intervenants des CLSC, des organismes communautaires, des hôpitaux, etc. Elles peuvent également faire leur demande directement au SAPSIR. Dans la grande majorité, ce sont des réfugiés, victimes des guerres et des bouleversements violents qui marquent leur histoire nationale, familiale et individuelle. Ceux-ci entraînent la destruction de leur univers de référence, affectant le sens, la temporalité, le lien à l’Autre et à leur communauté d’appartenance. Ces réfugiés, venus des pays d’Afrique, de l’Amérique latine, de pays de l’ex-Yougoslavie, et plus récemment de la Birmanie, de l’Irak et du Bhoutan, portent en eux l’expérience de la rupture, de l’arrachement à la terre natale et à la famille et de l’effraction traumatique. Aux traumatismes antérieurs qui les ont fragilisés s’ajoute le traumatisme de l’exil aux conséquences psychologiques majeures, telles que la perte de la cohésion et de la continuité de soi (Pocreau et Martins-Borges, 2006 ; Moro, 2004 ; Nathan, 1994).

Qu’avons-nous observé, sur le plan clinique, dans cette population venue consulter au SAPSIR ? Se manifestent bien sûr, avec une grande fréquence, les symptômes classiques et identifiables comme l’angoisse, l’anxiété, la dépression, l’expression de l’agressivité (colère), des symptômes de dépersonnalisation, des troubles de la mémoire, de l’orientation temporo-spatiale, des conflits familiaux et des plaintes somatiques diverses. À cette liste s’ajoutent les symptômes des troubles de stress post-traumatique, complexifiés par l’exil. Ce qui est touché, ce sont les dispositions fondamentales face à la vie, telles que la confiance en soi, au lien social, et en l’avenir.

La situation de vie du réfugié est donc caractérisée, dans un premier temps, par la rupture des liens, leur distorsion, mais aussi par leur maintien dans d’autres dimensions : celles du passé, de l’imaginaire, de l’idéalisation. Ces ruptures, ces transformations forcées des liens ont un impact psychologique considérable, dont les effets sur la santé mentale varient en intensité et en sévérité selon des variables individuelles et parfois collectives. Le travail psychique du réfugié concerne donc le deuil – où la composante narcissique est fondamentale – et l’identité (continuité de soi après et ailleurs, dans l’autrement).

De cette présentation du cadre et de « l’appareil métapsychologique » qui sous-tend la pratique, de la population à laquelle s’adresse l’intervention, que pouvons-nous déduire et comprendre du choix d’un dispositif groupal où la cothérapie n’est pas l’exception mais la règle et où elle constitue l’outil privilégié ? Cette prise de position technique et théorique, initialement mise au point et développée par Tobie Nathan (1994, 1993, 1988), suscite de multiples questions qui pourraient se présenter simplement comme ceci : « Comment fonctionne un tel dispositif ? Qui fait quoi et comment ? Qui décide et quel est le rôle de chacun ? Quelle est la nature de ce qui circule dans le groupe, entre la personne qui consulte, le thérapeute principal, le cothérapeute, l’interprète et les autres membres du groupe ? Ou, d’une façon plus « académique » et spécifique, quels en sont les effets, quel en est l’impact sur les processus psychologiques et psychothérapiques ? Comment réguler les interventions de tous les membres participants ? Qui décide de retenir telle formulation, telle compréhension, voire telle interprétation et de la soumettre à la personne qui consulte ? Quelle est la nature du lien qui unit les thérapeutes, qu’est-ce qui motive leur choix mutuel de travailler ensemble ? Existe-t-il un « couple thérapeutique » plus fonctionnel, donc plus efficace qu’un autre, et selon quels paramètres ? Comment prévenir, contenir et éventuellement régler les conflits inhérents au travail de groupe, aux mouvements transférentiels compte tenu de leur complexité et de leur diversité ? Quels sont les écueils à éviter et les limites d’un tel dispositif ? Et aussi, bien sûr, quel est le vécu du client face à un tel déploiement de forces ? Est-ce intimidant ? Facilitant ? Y a-t-il des risques de l’exposer ainsi à la pluralité, même si celle-ci est bienveillante ?

Le modèle d’intervention

Ces praticiens exercent en groupe – groupe de thérapeutes – au sein d’un dispositif spécifique où l’on accorde une attention particulière à la dimension culturelle du désordre et de son expression symptomatique, sans négliger pour autant l’analyse des fonctionnements psychiques. Lorsque cela est nécessaire, un médiateur linguistique et culturel (communément appelé interprète) se joint au groupe. Ce médiateur-interprète (dans ce texte, nous l’appellerons « médiateur culturel ») assure la traduction de la langue. Il assure également celle de la culture afin de favoriser l’expression du vécu et des affects dans la langue maternelle, et de valider les données culturelles et les représentations sociales (Pocreau, Martins-Borges, 2006). Nous demandons également à l’intervenant qui réfère le patient vers le SAPSIR d’être présent à la première consultation. Ce modèle d’intervention offre l’occasion d’établir des liens multiples entre les intervenants, le patient et le médiateur culturel.

Notre modèle d’intervention – le groupe thérapeutique –,est issu de l’ethnopsychiatrie (Moro et al., 2004 ; Nathan, 1994) tel que nous l’avons précisé plus haut, et de l’interculturel clinique (Pocreau et Martins-Borges, 2003) ; il a été adapté aux besoins qui ont surgi de nos observations cliniques. Aux autres modalités d’intervention s’ajoutent celles sur les représentations culturelles, les logiques et les hypothèses étiologiques traditionnelles, les rites de filiation et d’affiliation. De plus, il faut considérer un certain style d’interaction où toutes les interventions des cothérapeutes passent par la médiation du thérapeute principal qui juge de leur pertinence. La formulation de celles-ci varie, allant du questionnement, de l’observation à une « proposition de compréhension ». Notre modèle de psychologie clinique interculturelle s’appuie sur la dynamique de cohérence, où l’intervention psychothérapique vise à restaurer la capacité de la personne de rendre cohérent ce qui était devenu chaotique ou morcelé.

La concrétisation de ce modèle passe par le groupe : « grand-groupe » et « petit-groupe » de thérapie ; ceux-ci possèdent des fonctions précises, identifiables, pouvant être aussi analysées en fonction du temps (le temps du groupe).

a) Les fonctions du « grand-groupe »

Le grand-groupe est composé par le patient (individu, couple ou famille), le thérapeute principal, le cothérapeute principal, l’intervenant qui a fait la référence, l’interprète et les autres cothérapeutes. L’intervenant qui a fait la référence ne participe qu’à la première rencontre. Par sa disposition physique (le cercle), le grand-groupe évoque l’enveloppe, la frontière, un espace territorial où sont déposés les récits, les affects, la souffrance mais aussi les attentes. L’« enveloppe groupale » (Anzieu, 1984) est un contenant qui, comme son nom l’indique, a pour fonction de contenir et de sécuriser. Cette double fonction (contenir et sécuriser) nous paraît indispensable dans les cas où les situations extrêmes sont évoquées (torture, génocide, guerre). On parle alors du grand-groupe comme d’un lieu thérapeutique. On y pratique également toutes les évaluations précédant la prise en charge. Même si toutes les évaluations – qui peuvent durer, en moyenne, d’une à cinq rencontres – sont faites au sein du grand-groupe, certains suivis thérapeutiques ne seront pas nécessairement réalisés au sein du grand-groupe.

Après l’évaluation, si la demande de consultation répond aux critères du SAPSIR, les personnes peuvent être suivies par le grand-groupe, par un petit-groupe (composé de deux ou trois intervenants) et, dans des situations plus rares, individuellement. Le face-à-face, évocateur dans les cultures dites traditionnelles de sorcellerie ou de séduction sexuelle, est généralement évité. Dans tous les cas, nous pensons qu’il faut faire en sorte de préserver un type de relation : celui du « côte-à-côte » car il permet aux thérapeutes de ne pas être perçus comme des « experts qui savent » face à un « client qui ne sait pas ». Nous tentons d’inverser les rôles dans la relation psychothérapique car le client est le principal expert de sa propre situation, et le détenteur principal du savoir approprié. Sa culture de référence sert d’étayage à son discours mais aussi à la compréhension de ce qu’il vit. Si nécessaire, nous « convoquerons » à la consultation, par l’évocation, ancêtres, tradipraticiens, divinités, représentants familiaux et communautaires en leur donnant le pouvoir d’influence rattaché à leur existence ; ce monde continue de l’habiter et reste toujours actif en lui.

Cette disposition circulaire est aussi la représentation physique d’une métaphore : celle de l’« enveloppe culturelle » (Nathan, 1987), disparue et absente depuis le départ du pays ; matrice du sens, elle agit, par sa fonction d’étayage, comme support de significations. L’évoquer, en la reproduisant via le groupe, aide le patient à se retrouver en lui rendant accessible un espace de référence : celle de la « culture » de ce sous-groupe, le groupe thérapeutique, le temps du processus thérapeutique. La présence de cette « enveloppe substitut » permet ce mouvement d’échanges entre le « dedans et le dehors », c’est-à-dire entre les processus psychiques internes et les significations externes (la culture), soit le processus dynamique fondateur qui accompagne normalement le développement de l’être humain. D’où l’importance de la permanence du cadre et de ses composantes.

b) Les fonctions des thérapeutes

Le thérapeute principal va aider le patient à dérouler son récit, aidé en cela par le « médiateur culturel » et par le cothérapeute principal. Les autres membres du groupe peuvent intervenir en s’adressant uniquement au thérapeute principal pour demander au patient telle ou telle précision ou pour formuler une proposition de compréhension. Il s’agit aussi d’éviter que le patient soit « bombardé » de toutes parts par des questions et des interventions non filtrées. Tout se dit devant le patient, échanges, discussions, étant entendu que chacun possède suffisamment de jugement clinique et de tact pour s’autocensurer ou, du moins, faire en sorte de formuler ses propos de façon à ce qu’ils soient recevables psychologiquement par le client. L’ensemble des thérapeutes participe, avec le client, aux diverses élaborations de ses difficultés, véritable travail collectif de mises en commun que l’on nomme co-construction. Il revient au thérapeute principal et au cothérapeute principal de réguler la circulation des échanges, de les retenir comme pertinents et de les utiliser avec le client. C’est à eux que revient la responsabilité d’exploiter au bon moment ces élaborations et de leur octroyer ou non le statut de matériel clinique.

Le thérapeute principal et le cothérapeute principal, ainsi que les autres membres du groupe thérapeutique, sont aussi des agents de médiation à de multiples niveaux : médiation entre deux langues, entre deux univers culturels – celui du patient et celui de la société d’accueil –, médiation temporelle entre « un avant » et « un après », « un ailleurs » et « un autrement ». Travail de médiation également sur le plan psychothérapique entre le dedans et le dehors de l’appareil psychique, entre le conscient et l’inconscient, entre le « dit » et « l’implicite ». Ils assurent en quelque sorte le rôle de « passeurs » entre ces mondes et il leur revient d’arriver à formuler des propositions « métissées », c’est-à-dire co-construites avec le patient et le groupe des cothérapeutes (Nathan, 1988 ; Moro, 2004).

On ne peut manquer d’évoquer le mouvement intense de transfert et de contre-transfert, de transfert culturel et d’inter-transfert (Kaës, 2004), c’est-à-dire ce transfert latéral entre les cothérapeutes eux-mêmes. Nous verrons qu’il revient aux thérapeute et cothérapeute principaux d’analyser ces mouvements transférentiels, notamment le transfert latéral (Kaës, 2004), afin de prévenir et de contenir les conflits latents mobilisés par le travail en groupe (rivalités, jalousie, hostilité, dévalorisation, sentiments de persécution, etc.).

c) La relation entre thérapeute principal et cothérapeute principal

S’il n’existe pas de règle définie et incontournable (la souplesse étant toujours à privilégier), notre expérience nous conduit à penser qu’une relation de cothérapie hétérosexuelle et asymétrique est préférable pour ce type de dispositif. Hétérosexuelle car elle permet d’évoquer le modèle du couple parental (qu’il s’agira de travailler en séance de consultation) qui offre de multiples possibilités de projection transférentielle et contre-transférentielle ; et asymétrique par l’âge, par l’expérience, par les références théoriques, ce qui favorise la complémentarité et non la répétition du même, voire peut-être une forme de coalition. Il va de soi, bien entendu, que la relation entre ces deux personnes soit exempte de tensions, de conflit de pouvoir ou autre – ce qui compromettrait la dynamique psychothérapique. Il faut donc que ces personnes s’apprécient mutuellement, se respectent et aient du plaisir à travailler ensemble et soient à l’aise de le faire. Ce qui circule entre elles doit être une passion commune en faveur du travail thérapeutique et du changement.

d) Les cothérapeutes du groupe 

Ce sont des thérapeutes formés à l’approche interculturelle clinique, en nombre variable selon les années (de l’ordre de 6 à 8 personnes), mais toujours les mêmes pour le même patient. « Qui commence dans une situation clinique avec un patient s’engage à être disponible – donc présent – durant tout le processus » : dans notre modèle, cette règle est impérative afin d’assurer la permanence du cadre et la continuité des interventions. Le groupe est donc fermé et ne supporte pas les changements, absences ou présences erratiques. Bien sûr, personne n’est à l’abri d’un problème de santé : l’absence sera alors expliquée et justifiée en début de séance au patient par le thérapeute principal ou le cothérapeute principal. Il est surprenant de constater combien le patient « tient » à son dispositif initial et comment, très rapidement, il va remarquer une absence… et y donner son interprétation.

Ces cothérapeutes sont aussi, pour la plupart, des immigrants, c’est-à-dire qu’ils viennent d’ailleurs, qu’une autre culture les a formés, qu’ils parlent une autre langue mais aussi le français – langue commune au groupe. Toutefois, nous prenons soin de choisir aussi au moins un intervenant originaire de la société d’accueil. Par son appartenance, il occupe malgré lui une position particulière, celle de représenter la « nouvelle réalité » sociale et culturelle du patient. Il en est, en quelque sorte, le garant. En contrepartie, il est souvent l’objet des projections négatives, critiques, voire hostiles de la part de ce dernier qui déplace sur la société d’accueil l’amertume et la souffrance d’un exil forcé ; l’objet d’amour, idéalisé – le pays et le temps d’avant – est ainsi épargné… Chacun des cothérapeutes constitue un « échantillon d’humanité », une autre version possible de l’humain tout en étant semblable à tous les êtres humains. Cette singularité et en même temps cette diversité constituent un élément central du dispositif qui mise sur la confrontation à l’altérité, sur l’effet mobilisateur de la différence tout en étant semblable, c’est-à-dire capable de comprendre l’expérience de l’autre. Cet « effet de présence » (Avron, 2001) est certainement un puissant restaurateur du narcissisme du patient ainsi qu’une expérience réparatrice de son identité. Nous avons constaté combien chez les réfugiés ayant vécu des situations extrêmes, leur narcissisme et leur identité étaient gravement touchés. Il était donc impératif de créer des conditions pour que puissent se vivre des situations relationnelles à multiples visages susceptibles de réparer ces blessures fondamentales. Nous estimons que le groupe thérapeutique remplit cette fonction pourvu, bien sûr, que ses membres soient éveillés et actifs et non pas des témoins passifs de la séance. C’est parfois au thérapeute principal ou au cothérapeute principal de les solliciter pour qu’ils dépassent leur réserve. Multiplicateurs d’altérité et de relations, ils participent également à l’élaboration des « propositions de compréhension ». Ils offrent un autre regard sur le problème, ouvrent une autre perspective et cet enrichissement profite au patient qui ne manque pas, souvent, de le solliciter.

e) La fonction du « médiateur culturel »

Un mot sur le rôle du « médiateur culturel » qui, lui aussi, fait partie intégrante du dispositif. Il doit être choisi avec soin ; sa disponibilité doit être assurée pour toute la durée de la démarche. Sa discrétion doit être absolue car il appartient – généralement – à la même communauté ethnique que le patient ; son appartenance ne doit pas être liée au conflit qui a ravagé le pays. Ces critères sont difficiles à respecter, mais ils sont indispensables car la mémoire de la guerre a aussi émigré vers le pays d’accueil avec le réfugié. Le travail en thérapie étant spécialisé, il importe également de faire appel, si possible, aux mêmes « médiateurs culturels » – ceux-ci étant progressivement formés à la tâche qui est attendue d’eux.

Le thérapeute et le cothérapeute principaux doivent veiller à ce que le « médiateur culturel » reste dans son rôle de traducteur linguistique et de la culture. Il peut être associé au déchiffrage de ce qui se dit et se vit normalement dans la culture d’origine (puisqu’il en fait partie) et valider les dires du patient sur ces significations culturelles – si nécessaire. Les thérapeutes doivent aussi être vigilants : le « médiateur culturel » peut se placer en « conflit d’intérêts » avec le patient en lui suggérant les choses à dire et celles à ne pas dire, par exemple, mais il peut aussi être affecté par son vécu car il partage la même histoire et parfois les mêmes drames. Une attention particulière doit donc lui être accordée lors du temps de la consultation.

f) La fonction de l’intervenant qui a fait la demande de consultation

L’intervenant du Réseau qui fait la demande de consultation est invité à participer à la première séance. Après la présentation des membres du groupe, faite par le thérapeute principal, la parole est donnée, en premier lieu, à l’intervenant pour qu’il explique au groupe ce qui a motivé sa demande au SAPSIR. Il résume également les démarches antérieures réalisées par le patient, et fait état de ses observations cliniques. Cet accompagnement a souvent pour effet de rassurer le patient et de valider sa confiance dans une situation où, une fois de plus, il aura à exposer son histoire. Sa présence lors de la première consultation a pour fonction de faire un pont entre ses interventions antérieures et celle qui débutera avec nous ; ceci représente souvent, pour le patient, un signe de continuité. Le contact sera maintenu, en respectant les normes déontologiques, tout au long du suivi, lorsque cela est possible.

g) Les temps du groupe 

Le temps de la demande et de la référence : La demande est faite par un intervenant du Réseau (santé, affaires sociales, organismes communautaires…) qui a été en contact avec la personne immigrante ou réfugiée. Pour des raisons spécifiques (codage culturel important du problème, complexité et sévérité de la situation psychologique liées à la guerre, la torture, le génocide, par exemple), l’intervenant nous envoie cette personne. Il l’accompagne pour la première consultation. Le temps d’attente sur la liste est bien sûr variable selon les circonstances, mais il ne doit pas être trop long – cela va de soi. Le contact doit être gardé avec l’intervenant qui agit à titre de relais auprès du patient qui attend, avec une certaine anxiété, d’être reçu.

Il nous paraît indispensable d’en connaître un minimum au sujet de la culture d’origine du patient : connaissances géographiques, historiques, informations sur les conflits anciens et récents, les principales représentations culturelles (religieuses, linguistique, traditions vivantes et passées, organisation familiale et communautaire, structures de parenté…), bref, d’en savoir suffisamment pour pouvoir se relier à l’univers du patient. Un membre du groupe se charge de cet « état des lieux » et de le communiquer au groupe lors du temps de l’avant-groupe.

Le temps de l’accueil du client : Phase importante dans la vie du groupe qui attend le patient, l’accueille en se levant et le salue. Cette considération marquée et remarquée n’est pas une mise en scène théâtrale mais l’expression la plus simple et la plus traditionnelle d’exprimer le respect et la considération que l’on a pour l’Autre. Souvent dévalorisée, infantilisée, voire parfois humiliée, la personne réfugiée est particulièrement sensible à ces marques de considération et d’estime et ceci contribue à réparer et à renforcer son narcissisme.

Notons que lors de la première consultation, celle de la prise initiale de contact, le thérapeute principal aura pris soin de présenter chacun des membres du groupe, son origine culturelle, ses particularités, son appartenance au groupe thérapeutique. Il s’agit là aussi d’une marque de respect qui s’impose : peut-on parler librement et intimement à une personne qui ne nous a pas été présentée ? Les sociétés traditionnelles nous donnent un bel exemple de « savoir-vivre » et de bienséance sur ce plan et ce serait paradoxal de ne pas le suivre, surtout lorsqu’on pratique en psychologie clinique interculturelle.

Le temps (durée) du suivi et des séances : Un groupe de consultation suit un patient pendant le temps nécessaire – qui peut aller de quelques semaines à quelques années. La durée moyenne d’une « prise en charge » suffisante pour atteindre des résultats au sein de notre service est toutefois de l’ordre de 18 semaines. N’oublions pas qu’un des objectifs thérapeutiques vise à réactiver les processus de pensée et à mobiliser les ressources créatrices de la personne. Si elle se prolonge au-delà d’un an, il est fort possible que le groupe de co-thérapeutes connaisse des changements liés à des impératifs de disponibilité. Il est donc nécessaire qu’un noyau stable soit toujours présent : c’est le cas du thérapeute principal, du cothérapeute principal et de quelques membres du groupe. Les changements seront donc expliqués à l’avance au patient.

La séance de consultation dure une heure, parfois plus selon les circonstances (notamment lors de la première entrevue) et se répète sur une base régulière et permanente d’une fois par semaine. Ce cadre temporel est nécessaire et les raisons en sont expliquées au patient. Nous estimons qu’à partir de trois absences non justifiées, le patient n’est probablement pas prêt à entreprendre ou à continuer sa démarche. Nous le lui faisons savoir en lui proposant de replacer sa demande sur une liste d’attente s’il le désire. Il pourra alors commencer véritablement le processus psychothérapique dans de meilleures conditions psychologiques.

Le temps de l’avant-groupe : C’est un temps qui précède la consultation où chacun reprend contact avec l’Autre et avec les données de la séance précédente. Un temps de récapitulation, de remise en condition de travail, de co-centration. C’est aussi un temps « administratif » où les notes et la tenue des dossiers sont vérifiées par le cothérapeute principal.

Le temps de l’après-groupe : Le groupe a aussi besoin d’un temps « à lui » pour faire le point, discuter des hypothèses de travail, de la ligne directrice de l’intervention. Également des affects mobilisés chez chacun des participants : c’est le temps du groupe, de l’analyse des mouvements transférentiels de toute sorte – temps indispensable pour que le groupe évacue ses tensions, et prévienne ainsi les conflits. Il est en effet impératif que le groupe puisse faire un lien entre ces éventuels conflits et tensions qui se manifestent par des désordres de toutes sortes et par des passages à l’acte verbaux ou comportementaux, généralement agressifs, et ce qui s’est passé durant la séance. Les théoriciens de la psychanalyse de groupe ont bien décrit ce phénomène de déplacement qui a pour effet de transférer les affects vécus par le patient ou la famille durant les interventions sur le vécu du groupe des thérapeutes. Ce travail exercé par le thérapeute principal ou le cothérapeute principal peut prendre la forme d’un groupe de parole, et vise à faciliter les élaborations de chacun pour éviter la « conflictualité agie » (Arpin, 2006) souvent destructrice pour le groupe et la démarche psychothérapique. Il doit normalement avoir lieu après chaque consultation. Soulignons également que ce temps de l’après-groupe constitue aussi un temps de formation et de spécialisation pour les intervenants, qui, pour certains d’entre eux, sont des étudiants doctorants. En fait, il s’agit de formation réciproque, quelle que soit l’expérience des thérapeutes. Celle-ci ne remplace ni ne dispense d’un temps de supervision ultérieur.

En conclusion, que peut-on retenir de cette modalité de cothérapie ?

La psychologie clinique interculturelle tire sa légitimité de la reconnaissance de la différence de l’Autre. Avec les personnes réfugiées, immigrantes, venues d’ailleurs avec leur univers et leurs logiques, cette différence est radicale : elle s’impose comme une évidence qu’on ne peut éluder. L’approche qui est préconisée découle donc de cette réalité : celle de l’altérité. Le dispositif groupal – le groupe thérapeutique – animé et dirigé par un thérapeute et un co-thérapeute s’impose naturellement, logiquement, au même titre que le divan en psychanalyse se justifie par la règle de la libre association.

Créer des liens réparateurs suffit-il à restaurer les capacités créatrices du patient, à réactiver ses mécanismes de pensée et d’action, à le libérer de ses affects perturbateurs, bref à restaurer sa vitalité ? Indéniablement, ce dispositif relationnel contribue à l’atteinte de ces objectifs. Il facilite le travail psychique et les élaborations essentielles qui l’accompagnent concernant les pertes, les deuils, les blessures narcissiques, et l’identité (à rétablir et à préserver).

Cette pratique interculturelle où la cothérapie exercée en groupe fait partie intégrante du dispositif n’est pas en soi novatrice et encore moins dissidente. Comme nous l’avons déjà mentionné, elle est issue de l’ethnopsychiatrie développée par Tobie Nathan et par ses successeurs. Marie-Rose Moro (2004) parle d’un dispositif « à géométrie variable », ce qui laisse place à bien des ajustements pour tenir compte de la culture locale dans le domaine de l’intervention et des problématiques rencontrées. Notons d’ailleurs que les diverses équipes ethnopsychiatriques à l’oeuvre dans le monde francophone – que ce soit au Québec, en France, en Belgique ou en Suisse – s’inspirent de ce principe d’adaptabilité. L’ethnopsychiatrie étant une discipline migrante, comme les populations à laquelle elle s’adresse, n’échappe pas au métissage des techniques et du cadre. L’essentiel est de créer des conditions pour qu’une rencontre véritable avec l’Autre soit possible, que soit reconnue et prise en compte la complexité de son appartenance et de ses attachements et, par conséquent, de sa différence. Et c’est bien là le défi de cette pratique.

En ce qui nous concerne, au SAPSIR, nous sommes restés fidèles au cadre général de l’ethnopsychiatrie, à savoir le dispositif groupal et une certaine manière de penser l’Autre, sa souffrance et ses aspirations. Toutefois, notre expérience nous a conduits à mettre l’accent sur un style de cothérapie où thérapeute principal et cothérapeute principal constituent le « noyau stable » du dispositif, avec les caractéristiques fonctionnelles que nous avons décrites plus haut. De plus, nous privilégions un suivi psychothérapique à fréquence régulière et fixe (une heure/une fois par semaine), le temps qu’il sera nécessaire. Certes, le cadre de la consultation ethnopsychiatrique en grand groupe a un potentiel mobilisateur important et son effet de déclencheur et de réactivateur de processus et de liens de pensée n’est pas négligeable ; nous pensons toutefois plus productive la continuité hebdomadaire de la démarche ; la fonction de contenant des affects et l’accompagnement des élaborations du patient nous paraissent plus assurés lorsqu’il s’agit de situations post-traumatiques majeures (torture, situations extrêmes liées à la guerre, etc.). De plus, notre type d’intervention s’avère généralement peu « prescriptif » de rituels ou de comportements empruntés à la tradition – sans pour autant les exclure et encore moins les rejeter. Nous reconnaissons bien sûr qu’ils ont leur place et leur utilité comme leviers thérapeutiques, mais nous en usons « avec modération ». Sur le plan global de la prise en charge de la personne immigrante/réfugiée, il nous paraît également important d’articuler la démarche psychothérapique (intrapsychique/le dedans) avec le social actuel (le dehors) et donc de travailler en collaboration avec les partenaires du réseau de la santé. Nous avons déjà pu observer le blocage de la psychothérapie en lien avec des situations psychosociales actuelles (le logement, par exemple), non pas pour des raisons matérielles, mais pour l’évocation symbolique qu’elles suscitaient. On déduira, à la lecture de ce qui précède, que la matrice théorique de notre dispositif, si elle ne renie en rien les apports de l’anthropologie et de la psychanalyse lorsqu’il s’agit de penser la souffrance de l’Autre et de la comprendre, s’inspire des apports de la psychothérapie de tendance psychodynamique telle qu’elle est pratiquée en Amérique du Nord.

Dans cette optique, le thérapeute principal et le cothérapeute principal veilleront à approfondir trois grandes modalités d’intervention et d’élaboration : 1) le travail sur les liens d’origine – liens d’appartenance et liens actuels — travail sur les premiers attachements — ; 2) le travail sur les différentes dimensions identitaires en lien avec la singularité de l’Autre ; 3) le travail sur la cohérence et le sens des situations vécues, passées et actuelles (Pocreau et al., 2006).

En résumé, cette pratique de la psychothérapie en contexte interculturel – que nous nommons « cothérapie interculturelle » – ne peut être réduite à l’application de techniques qui tiendraient compte de la culture comme une variable de plus à considérer ; elle suppose une façon particulière d’être en relation avec l’Autre, avec soi-même et avec ses savoirs. C’est au prix de cet effort constant que pourra s’acquérir ce savoir-être original qui permet de penser la souffrance de l’Autre, dans son contexte et dans ses solutions.