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Introduction

Le binarisme n’est pas universel. Il marche bien en chimie, en informatique, en musique, en tatouage. Pourtant, entre le noir et le blanc, voici que l’on voit le gris. En peinture, cela peut exploser en couleurs comme avec Gauguin à Tahiti (Laudon, 2003). Pour parler du sexe, non pas des anges, mais de l’humain, cela explose aussi. Nous décrivons dans cet article un exemple de la primauté du genre sur le sexe : un mauvais titre sur une rencontre du troisième type : Le RaeRae et Mahu. La scène se passe dans le plus beau coin du monde, une carte postale, une usine à phantasmes, un éblouissement de bleus, de parfums, de perles, des raies manta et de Pterois volitans. La Polynésie française est un grand ensemble du Pacifique Sud composé de cinq archipels éloignés les uns des autres de manière extrême comparée aux villes de l’Abitibi : 4000 km² de terre dispersée sur presque 5 000 000 km² d’océan, 7000 km² de lagons (le Québec a une superficie de 1 667 441 km2). Même si son identité culturelle et naturelle saute aux yeux et est mise en évidence à partir de Tahiti, chaque archipel possède sa propre personnalité. Ce territoire d’outre-mer francophone qu’on nomme aujourd’hui Polynésie française fait lui-même partie du triangle polynésien, composition ethnique délimitée par Hawaï, l’île de Pâques et la Nouvelle-Zélande (Aotearoa en Maori). Les cinq archipels français se situent au coeur du triangle, entre l’équateur et le tropique du Capricorne et c’est en y accostant que j’y ai découvert les RaeRae et Mahu : aux Marquises, aux Tuamotu ; et au centre de l’ensemble dans l’archipel de la Société (il me manque les Gambiers). L’archipel de la Société, le plus connu, se compose de neuf îles et de cinq atolls et s’évoque en deux groupes au nom particulièrement suggestif : les îles du Vent, dont Tahiti, et les îles Sous-le-Vent, dont Bora Bora.

Plusieurs siècles avant notre ère débuta une fabuleuse migration. Les trois sommets du triangle et les terres de l’intérieur (les Tonga, les Cooks, les Samoa, Wallis et Futuna et la Polynésie française) furent habités par de grands navigateurs venus de l’Asie du Sud-Est sur des pirogues doubles, ancêtres du catamaran. Ils bourlinguèrent en deux vagues successives issues chacune de deux groupes linguistiques, l’un papou, l’autre austronésien. Sur les îles abordées, encore vierges et pas nucléaires (Mururoa), ces individus développèrent leurs artéfacts et techniques, leurs croyances, leurs traditions, et fondèrent la culture polynésienne. Puis ils rencontrèrent d’autres navigateurs et explorateurs européens, puis des missionnaires, des militaires américains et français.

Les diverses cultures insulaires incluent les îles Fiji, les îles d’Hawaï, les îles de Samoa, de Tahiti et de Tonga. Parmi la population de Polynésie, on peut trouver un groupe distinct de transgenres mâles qui occupe une place dans la société analogue à un troisième genre ou un troisième sexe : RaeRae et Mahu en Polynésie française, fa’afafine à Samoa et fakaleiti à Tonga.

Vignettes introductives

En fait, c’est pour moi tout à fait circonstanciel qu’au cours d’un de mes séjours à Tahiti se soit présentée une situation m’ayant en effet permis de découvrir une entité qui semble assez exemplaire de l’existence d’un troisième sexe :

Alors que j’étais assis au bar de l’hôtel à Bora Bora, j’entrepris une conversation avec la personne qui servait les cocktails et qui travaillait aussi à la réception. D’emblée, j’eus du mal à distinguer s’il s’agissait d’une femme ou d’un homme. Elle était habillée comme une femme, maquillée, joyeuse, portant également une fleur sur un côté de ses longs cheveux noirs très soignés. Ses yeux étaient maquillés. Peu à peu, elle me fit part qu’elle était une RaeRae. Puis, apprenant que j’étais un psychiatre, elle me demanda si je pouvais discuter avec une de ses amies qui lui semblait dépressive. Je rencontrai son amie le lendemain, qui était elle aussi une RaeRae, travaillant dans une école mais qui manifestement avait un trouble de l’humeur pénible qui semblait avoir été précipité par des problèmes personnels et financiers récents. Elle ne faisait aucunement le lien entre son épisode dépressif et son identité de RaeRae, un rôle qu’elle assumait parfaitement comme son amie qui me l’avait présentée. À une autre occasion, on me présenta une seconde jeune femme beaucoup plus perturbée, consommant régulièrement de la drogue, s’adonnant éventuellement à la prostitution à Papeete et qui manifestement faisait par moments des épisodes psychotiques.

C’est à la suite de ces rencontres et de ces entretiens que je devins plus attentif à l’existence de RaeRae en Polynésie française. Des collègues médecins non psychiatres de l’Association des médecins de langue française, désormais sous l’appellation Médecins francophones du Canada (MFC), commencèrent à me poser des questions et c’est dans ce contexte que j’ai entrepris les recherches plus documentées sur ce phénomène. Je refis des séjours là-bas et l’Association des psychiatres du Canada (CPA, 2014) me demanda de faire une présentation sur ce sujet à Nouméa et d’en discuter lors d’un colloque avec une quarantaine de psychiatres. Je rejoins bien volontiers cet énoncé de Philippe Lacombe (Lacombe, 2008) : « S’intéresser aux Mahu (ou aux RaeRae), ce n’est pas seulement s’ouvrir à des réalités qui se présenteraient comme des cas ou des marges, c’est tenter de penser la complexité d’identités instables, voire inaccessibles. C’est s’attendre à voir les évidences remises en cause, et donc profiter de cette lutte contre le sens commun pour interroger les catégories de sexe. »

Notre style d’écriture sur ce sujet pourrait ressembler plus à un récit de voyage qu’à un article scientifique. Sa publication dans la forme actuelle serait plus appropriée, pourrait-on dire, dans un ouvrage littéraire que dans une revue scientifique. Néanmoins, si pour en faire un article scientifique, il eût fallu y ajouter une étude de cas, nous nous serions contredit fondamentalement tant il n’est pas ici question de médicaliser ou pathologiser la situation. Il nous faut au contraire l’envisager comme une variante de la réalité humaine et surtout pas comme une présentation de cas. Cet article n’est pas non plus une étude sociologique basée sur une recension exhaustive des écrits comparant diverses identités de genre à travers diverses cultures. Ce serait un autre travail. Nous en ferons cependant une esquisse et énumération. Le but visé, en présentant ces réalités, est d’amener le lecteur à remettre en question les idées reçues par rapport aux catégories de genre traditionnelles (homme vs femme) et amener l’idée qu’une autre façon d’être existe, et ce, sans être pour autant pathologique.

Sources et résultats de la documentation scientifique

En premier lieu, les sources Medline furent employées en utilisant les mots clés : transgender and polynesia, transgender and Samoa, transgender and Hawaï, Les RaeRae et Mahu, fa’afafine, fakaleiti. Seulement sept articles avec transgender and polynesia furent trouvés. La recherche fût ensuite effectuée avec Google Scholar et dans Dépôt Universitaire de Mémoires Après Soutenance (DUMAS), la base de données des travaux universitaires de maîtrise et doctorat, puis la source CAIRN. Une vingtaine de chapitres, articles, ou mémoires et thèses autour de ce sujet, montrant par ailleurs une grande hétérogénéité d’approche et de propos fut relevée. Trois travaux universitaires en français ont mérité une lecture plus attentive (Campet, 2002 ; Coulange, 2010 ; Lacombe, 2008).

Définition et description

Il n’y a pas à proprement parler de définition officielle mais un ensemble de descriptions.

Un RaeRae est un homme biologique se comportant et se considérant comme une femme. Son habillement et sa chevelure sont ceux d’une femme qui utilisera les toilettes des femmes, choisira un prénom féminin et se fera appeler, à la troisième personne « elle » (Campet, 2002 ; Coulange, 2010 ; Lacombe, 2008). Le mot RaeRae a fait son entrée dans la langue tahitienne vers les années 1950 : le RaeRae est un homme qui se sent femme, et décide donc de s’habiller et de se comporter en femme (www.abcdaire.netfenua.pf/). Le RaeRae aspire à se mettre en couple avec un homme hétérosexuel non efféminé. Il peut éventuellement adopter les enfants de la famille. Au foyer, il participe aux activités traditionnelles des femmes telles que le tressage, la fabrication du tapa et des cosmétiques. « Elle » contribue aux tâches quotidiennes : faire la cuisine, s’occuper des enfants. Un RaeRae peut vouloir suivre une hormonothérapie pour acquérir une poitrine, avoir moins de pilosité et une voix plus féminine. Les interventions esthétiques sont effectuées (silicone) et certains accèdent à la chirurgie pour devenir transsexuels afin de changer de personnalité. Découlent ensuite les procédures administratives pour changer le prénom du passeport. Il existe donc un gradient ou une variance intrinsèque à l’entité.

La majorité des Tahitiens avec qui j’ai pu m’entretenir lors de mes séjours, qu’ils soient médecins, professionnels dans l’hôtellerie ou l’éducation, ou même Mahu ou RaeRae, confirment l’éventuelle méprise consistant à prendre un RaeRae pour une femme, pour des raisons anatomiques et techniques à la fois. Tout d’abord, l’existence d’une atrophie du sexe et des testicules chez les RaeRae, même si, nous l’avons vu, n’était pas une condition sine qua non, renforce l’argument que le sexe (dimension biologique) peut être en partie au moins modifié ou refacturé par le genre. Le sexe dans cette condition qui n’est pas une maladie mais bien une particularité culturelle ne demeure plus une donnée de la nature, définitive, absolue et immuable. Cela est d’autant plus illustratif chez les RaeRae qui recourent abondamment aux hormones et à la chirurgie ou utilisent une technique afin de faire disparaître le sexe : kokoro. Cette technique consiste à attacher le pénis dans un étui pénien, à le tirer entre les cuisses jusqu’à ce qu’il disparaisse totalement, fixé par une attache à la taille. Ceci aboutit à ce qu’aucune protubérance n’apparaisse, réalisant ainsi l’image d’une vraie femme, quel que soit l’habillement (Brami, 2002). Il est remarquable avec le kokoro que, dans cet activisme dans la mise en oeuvre de la disparition du pénis, on soit à l’antipode d’une entité clinique appelée le syndrome de Koro (Stip, Bergeron, Lavigueur, Fabian et Ait Bentaleb, 2007). Le Koro est en effet un trouble psychiatrique habituellement décrit comme un syndrome propre à certaines cultures asiatiques, se manifestant par une anxiété intense associée à la crainte d’une rétraction du pénis dans l’abdomen, qui peut mener à la mort. Même si quelques cas ont été rapportés chez des sujets non asiatiques, le trouble est généralement décrit comme un syndrome spécifiquement culturel. Nous avions fait cependant une description de cas de Koro rencontrés en pratique clinique au Québec. Il semble qu’une distinction pouvait être faite entre les présentations épidémiques de Koro qui sont culturellement spécifiques et les cas isolés qui peuvent apparaître dans toute culture (Stip et al., 2007).

En Polynésie française, un Mahu est un homme aux manières efféminées qui s’habille en homme, peut se marier, avoir des enfants. Il participe aux activités des hommes et des femmes (Suggs, 1966 ; Zanghellini, 2010 ; Watts, 1987 ; Lacombe, 2008 ; Besnier, 1994 ; Levy, 1973). Il a une façon un peu précieuse de s’habiller, de porter des bijoux, de s’exprimer avec des intonations chantantes, de marcher, de danser, de chanter. Ses postures et sa gestuelle sont plutôt féminines, parfois même exacerbées. Les parents voient très tôt chez l’enfant s’il sera Mahu. Généralement, ils ne cherchent pas à brimer ou empêcher sa façon d’être et de devenir. Étymologiquement, il est fait référence à « esprit trompeur », car l’apparence du Mahu peut évoquer un sentiment perplexe : s’agit-il d’une femme ? s’agit-il d’un homme ? ; cependant, cette étymologie est discutée.

Bien loin de former une catégorie homogène, les Mahu et RaeRae se distribuent en sous-groupes aux pratiques, visibilités et comportements bien distincts. Les Mahu exercent leur métier dans la fonction publique ou le tourisme dans l’accueil et l’hôtellerie. À l’heure actuelle, ils bénéficient du respect social, ce qui n’est pas toujours le cas pour le RaeRae, plus stigmatisé pour son théâtralisme, histrionisme, extravagance, ses historiques d’opération et sa vie nocturne flirtant pour certains avec la prostitution. Dans ce continuum entre Mahu et RaeRae, l’acceptation et la considération sociales des Mahu sont obtenues dans le contexte d’une dissimulation et d’une invisibilisation ou masquage de leur identité sexuelle. Les RaeRae, quant à eux, vont bien au-delà, dans leur quête d’une féminité convaincante et démontrée, se revendiquant « victimes d’erreurs de la nature ». Néanmoins, et ce fût le cas dans notre propre expérience, le RaeRae peut être très bien considéré dans son rôle rémunéré par son travail hôtelier ou d’éducateur. La sociologue Laure Hina Grépin, auteure d’une thèse de doctorat sur « Les adolescents et l’efféminé », a constaté dans les atolls où elle a longuement séjourné que : « Très souvent les RaeRae y sont membres du corps enseignant, principal et plus rentable travail dans les îles. Il n’est pas rare que leurs amants soient parmi les plus ouvertement machos de l’île. Certains viennent s’installer chez eux et vivent à leur charge, ce qui inverse totalement le rapport habituel à la prostitution. » Présentement, le grand public ne fait plus autant le distinguo entre RaeRae et Mahu, confirmant un continuum.

Le terme Mahu se retrouve également dans la littérature anglo-saxonne concernant Hawaï et semble alors englober, à la différence de la Polynésie française, tout le continuum. Les études se concentrent sur les problèmes liés au sida, à la toxicomanie et les comportements à risque (Ellingson et Odo, 2008 ; Odo et Hawelu, 2001). Ainsi, une étude sur 100 transgenres hawaïens a pu montrer que les problèmes de santé étaient plus importants que dans la population hawaïenne générale : 31 % par exemple utilisent des drogues illicites, 50 % ont été impliqués dans la violence de rue et violence domestique. Les emplois qu’ils occupent montrent des options vers la prostitution et le marché de la drogue. Le risque d’être séropositif est majeur.

Que ce soit enfin à Samoa ou aux Tonga, l’identité d’un troisième sexe ou d’un troisième genre a été observée et étudiée. Les fa’afafine « comme une femme » sont des mâles génétiques élevés comme des femmes (Mageo, 1996 ; Farran, 2010 ; Besnier, 1997 ; James, 1994 ; Watts, 1987). Donc, ce phénomène de la présence d’un troisième genre est commun à la culture polynésienne, quel que soit l’archipel, mais sa connaissance est nuancée selon l’approche de l’observateur.

Cette observation d’un troisième genre a conduit les chercheurs dont le champ de recherche est l’androphylie (attraction sexuelle pour les adultes masculins) à l’utiliser comme modèle pour tester des hypothèses génétiques différenciant la gynéphylie de l’androphylie (Vasey, Pocock et VanderLaan, 2007 ; Vasey et VanderLaan, 2010 ; Vasey, Parker et VanderLaan, 2014). Ces derniers travaux cependant éclairent plus sur des caractéristiques liées à l’orientation sexuelle qu’à celles de l’identité de genre.

En conclusion de cette section, les RaeRae seraient des personnes avec une identité de genre autre qu’homme ou femme alors que les Mahu semblent être plutôt des hommes avec des rôles de genre féminin. Dans certains écrits, les auteurs englobent les deux mais ce sont pourtant deux concepts différents.

Présence dans l’Histoire

Chez le peuple polynésien de tradition orale, il ne reste que peu de connaissances transmises par les anciens. L’histoire est altérée dans ces îles sans écrits et la majorité du savoir sur ce sujet nous provient en premier lieu du journal de bord des grands navigateurs. « Les narrations sont incomplètes, voire dénaturées par une imagination débordante ou par une méconnaissance des coutumes polynésiennes. À cela s’ajoute la pudeur des témoignages de l’époque, qui, au nom de la morale chrétienne, supprime de nos esprits la sexualité des Polynésiens. Les premiers voyageurs retracent l’existence de Mahu sur un ton qui prête à sourire de nos jours » (Bauer, 2002).

Les premiers écrits sur les transgenres insulaires proviennent dans le monde occidental du journal de bord ou de rapports de navigateurs anglais au xviiie siècle. On y retrouve les premiers écrits sur les Mahu dans des observations de James Morrison en 1793 : « en plus des classes que nous avons déjà décrites, une classe d’hommes est appelée Mahu. Ce sont des hommes en quelque sorte comme les eunuques d’Inde cependant sans avoir été castrés. Ils ne vivent pas avec une femme, mais leur vie ressemble à celle d’une femme avec l’habillement et les poils rasés, la danse et le chant et une voix efféminée. Ils sont en général experts dans l’art de faire le travail des femmes de l’époque : la peinture, les couvertures et les draps » (Wilhelm, 2008, p. 181). Quatre ans plus tard, James Wilson, capitaine du navire Duff, accosta à Tahiti sous le pavillon de la Société missionnaire de Londres (LMS) et décrivit des hommes habillés comme des femmes. William Bligh, le capitaine du Bounty, ou James Cook décrivirent à leur tour des garçons différents recevant une éducation particulière, dès l’enfance. Ils témoignèrent qu’en grandissant, ils s’occupaient du foyer, mangeant à l’écart des hommes et festoyant avec les femmes. Les Mahu occupaient souvent un poste de domestique auprès du noble. D’après les observations faites par ces premiers explorateurs, les Mahu existaient bien à l’époque des grandes découvertes et ce phénomène Mahu ne s’inscrit en rien dans le cadre d’une décadence générale telle qu’elle devint présentée par les colonisateurs chrétiens mais se présente au contraire comme une institution sociale ancienne et bien réglée. En effet, les Mahu bénéficiaient d’un statut à part dans le village au même titre que, par exemple, les sorciers ou le chef de ce dernier. Par exemple, ils occupaient des rôles dans l’organisation des festivités ou comme chef de ballet des troupes de tamouré. Les rois polynésiens s’en entouraient également. Avec le débarquement des premiers explorateurs (Bougainville, 1768) suivis des missionnaires qui habillèrent les Polynésiens, l’on s’efforça de mettre de l’ordre dans la société pour « sauver des âmes ». Les missionnaires et les évangélistes introduisirent ainsi des notions plus manichéennes quant au genre, à la sexualité et au mythe de l’androgyne. Cependant, grâce au contact permanent avec les Tahitiens et à une bonne connaissance de leurs coutumes, ce sont les écrits missionnaires qui nous renseignent le mieux sur la sexualité des Polynésiens. Néanmoins, probablement dans une volonté de convertir à la chrétienté, ces études sont toujours traduites sous l’angle de la religion. Le besoin de cacher des coutumes et moeurs jugés honteux poussa les évangélistes à occulter systématiquement les Mahu. Au fur et à mesure, la censure morale effaça l’histoire de ces êtres « licencieux ». Par la suite, au xixe siècle, Paul Gauguin en peindra à plusieurs reprises sans que ce soit explicite ni dans ses écrits ni dans les titres de tableau. C’est au début des années 1960 que dans la société polynésienne certains Mahu deviendront RaeRae, validant un transsexualisme qui explose. Avec l’arrivée massive des Européens, dont les militaires, certains Mahu vont en effet se transformer, adoptant l’hormonothérapie comme tout modèle européen.

Interprétation

De multiples interprétations ont été proposées par les anthropologues, sociologues, historiens et psychiatres. Trois d’entre elles, par leur récurrence, méritent d’être citées.

1) L’instabilité d’identité du genre : l’anthropologue Jeannette Marie Mageo envisage ce phénomène comme un reflet d’une instabilité historique dans l’identité du genre mâle. Cette instabilité serait en parallèle avec une instabilité dans l’identité du genre femelle donnant naissance à des expériences d’appartenance spirituelle. Il ne s’agirait pas alors d’un travestisme puisque les Polynésiens conçoivent le genre plutôt en termes sociaux qui n’a pas de stabilité. L’adoption du port de robe de femme correspondrait plus alors à un rôle social ou à travail particulier. La robe n’est pas un marqueur de sexe mais de rôle.

2) La fonction d’identité négative : Robert Levy, anthropologue, y voyait une fonction d’identité négative ; l’efféminé aidant l’homme à s’affirmer dans une société assez asexuée en montrant ce que l’homme viril n’était pas.

Cette image négative (au sens où le négatif en photo inverse le noir et blanc, mais aussi négatif au sens péjoratif) servira alors à présenter un contre-modèle : un modèle à ne pas suivre pour mieux s’identifier à la force virile. C’est en quelque sorte l’inverse des « images positives » du superhéros hollywoodien par exemple.

3) Une adaptation économique : Kerry James, de la Société australienne d’anthropologie, et Niko Besnier, professeur d’anthropologie à l’Université américaine UCLA, proposent une interprétation économique : la place grandissante de la femme sur le marché du travail. « Le secteur tertiaire, gagnant énormément sur le primaire, prive peu à peu l’homme, déjà dépouillé de ses prérogatives guerrières, de son identité. Le repli vers le personnage traditionnel de l’efféminé serait une tentative d’adaptation. »

Lors de la visite des lieux sacrés et des lieux de sacrifice humain m’apparaissait une quatrième interprétation : on y sacrifiait en effet les hommes. Ainsi, la survie d’un individu au sein d’une famille, d’un village aurait-il pu dépendre d’une ruse implicite sur la visibilisation du genre. Ne pas pouvoir être identifié pour les sacrifices humains au cours des cérémonies. À partir du moment où l’on devenait non identifiable à des hommes au cours des cérémonies, on parvenait à ne plus être identifié à une potentielle victime du sacrifice. Non choisi ou repéré, l’homme survivait.

Enfin, que cela soit utilitariste ou spirituel, selon les légendes on éduquait en fille le troisième enfant de la famille, qu’il soit physiquement fille ou garçon. Ainsi, la confrérie des Arioï réunissait des mâles qui visaient à capter et à contrôler les pouvoirs surnaturels féminins en étant éduqués comme des filles, en jouant le rôle de danseurs, chanteurs, conteurs et de « fous du roi », et en ayant des relations sexuelles consenties avec des adolescents mâles dès la puberté. Les Arioï peuvent se frotter le ventre avec qui ils veulent mais ils n´ont pas le droit d´enfanter » (Bauer, 2002).

Des genres et des cultures

La Polynésie n’est pas la seule contrée où se manifeste cette absence partielle et culturelle de la binarité. Linguistiquement, d’autres ethnies possèdent au moins un terme pour désigner les personnes qui transgressent les genres, sans forcément être qualifiées de transsexuelles.

Pour les hommes dont la conviction, le besoin, le désir sont d’être des femmes, on emploie le terme shemale chez les anglophones ; new half au Japon ; muxe ou muché chez les Zapotèques du Tehuantepec ; woubi en Côte d’Ivoire ; femminielli en Italie ; ladyboys (« hommes-demoiselles ») ou kathoeys en Thaïlande ; natkadaw en Birmanie ; hijra en Inde et au Pakistan ; khounta dans la culture arabo-musulmane ; chez les Amérindiens du Canada et des États-Unis, les Ojibwes : agokwa, dont le nom signifie « comme une femme » ; et chez les Illinois : ikoneta.

Des similitudes avec le phénomène de RaeRae ou Mahu peuvent être évoquées au Canada avec les berdaches qui, sans pour autant être qualifiés de marginaux, ont une place attitrée dans la société amérindienne tout en étant des transvestis homosexuels. Tout comme les Hijras en Inde ou le Mahu, le berdache ne peut être comparé avec les travestis des sociétés occidentales (Desy, 1978) : il n’est pas transsexuel, puisqu’il ne modifie pas son corps pour « ressembler » à une femme, mais il peut être qualifié de transgenre car il cesse d’être un homme pour devenir un citoyen ayant les caractéristiques sociales à la fois des hommes et des femmes. Le mot berdache est désormais critiqué par les militants transgenres amérindiens en raison de son étymologie péjorative. Il provient, via l’arabe, du persan bardeh utilisé pour désigner les esclaves et les prisonniers de guerre. Le terme two-spirit lui a alors été préféré.

Ils sont impudiques jusqu’à tomber dans le péché qui est contre-nature. Ils ont des garçons, à qui ils donnent l’équipage de filles, par ce qu’ils les emploient à cet abominable usage. Ces garçons ne s’occupent qu’aux ouvrages des femmes, et ne se meslent ni de la Chasse ni de la guerre.

Hennepin, 1697 : p. 219-220 ; in Hérault, 2010

Ainsi, paraphrasant Laurence Héraul, rencontrer des RaeRae, c’est avoir sous les yeux la figure du trickster capable en une facétie et un tournemain de vous bouleverser tout un monde, tout un univers de sens et de pouvoir. Les RaeRae étaient « contre-nature » moins parce qu’ils contrevenaient à la bipartition des genres ou encore à « l’hétérosexualité naturelle » comme peuvent nous le faire penser les premiers textes des explorateurs au premier abord, mais bien plus parce qu’ils opéraient un retournement de prestige et de pouvoir culturellement inacceptable.

Conclusion

En sexualité, le fait de comparer des cultures aide à distinguer l’inné et la construction sociale. Cela permet de relativiser le point de vue occidental et ouvrir la possibilité qu’il y ait d’autres façons de voir la réalité. L’idée de déconstruire la binarité des genres est très d’actualité. Malheureusement, vouloir déconstruire la binarité pour en faire trois catégories plutôt que de remettre en question directement le concept même du genre comme variable catégorique n’est pas si aisé.

Être RaeRae ou Mahu n’est pas une maladie même si, à l’occasion, la confrontation avec une société en mutation provoque des troubles d’adaptation invoqués par les paramètres de la culture occidentale ou les lois religieuses. Lorsque des personnes avec une variance de genre sont victimes d’une pression biopsychosociale importante, au point qu’elles entrevoient des mesures de réassignation sexuelle, une valeur pathologique est concédée médicalement à leur souffrance. Selon le DSM-5, un tel état est appelé dysphorie de genre. Ainsi, les personnes dysphoriques de genre sont non seulement insatisfaites du sexe qui leur a été attribué à la naissance, mais elles en souffrent également et, conséquemment, vont rechercher une aide. Cette aide n’a de sens que s’il y a la place pour une interprétation culturelle et c’est ce que nous avons voulu introduire dans cet article exploratoire.

Figure 1

Mahu et RaeRae

Mahu et RaeRae

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La petite majorité de nos interlocuteurs ou auteurs consultés semblent avoir façonné un discours culturellement sympathique autour de la figure contemporaine du Mahu. Il serait de bon augure de se demander si le discours qui tend à sonder les histoires ou les mythes anciens ne participe pas, lui aussi, d’une entreprise d’exotisation et d’esthétisation de l’emblème Mahu, singularité de la culture m’ohi (Brami, 2002). La société polynésienne m’est apparue comme une société de grande tolérance, et le maintien et la considération du statut des Mahus s’explique peut-être dans le temps par un relatif déficit de judiciarisation et de psychologisation de la vie publique (Lacombe, 2008). La faiblesse du discours normatif autorise une expression de comportements anomaux (anomie : qui s’écarte de la règle, et non anormalité), du moins en apparence (Lacombe, 2008 ; Tcherkezoff, 2001). Il est possible que cette tolérance et cette douceur polynésiennes qui frappent le visiteur étudiant et écrivant cet article constituent autant une construction fantasmée qu’une réalité. Ceci constitue une limitation potentielle à ce travail. En outre, le lecteur aura également noté que l’auteur change le genre du pronom (il versus elle) et fait une utilisation de guillemets (« Elle ») en parlant des RaeRae. Ceci peut témoigner de sa confusion ou de l’insuffisance de la langue à l’égard d’une identité qui réclame un autre pronom que le Elle ou le Il mais ne doit pas être pris comme un manque de respect pour l’identité choisie. La littérature sur RaeRae demeure ambivalente ou gauche à cet égard quand on l’examine. C’est le constat de cet examen.