Feuilleton

Creuser et écrire. Essai post-scriptum[Record]

  • Michał P. Garapich

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Le terme « Creuser » du titre fait référence au premier chapitre de mon livre Dzieci Kazimierza (Les enfants de Kazimierz), traduit en français dans le présent numéro. Celles et ceux qui l’ont lu se souviendront que l’activité y est plutôt récurrente. Ce chapitre porte sur la forme la plus tabou, transgressive et troublante de l’action de creuser : l’exhumation d’un corps. Dans cet essai post-scriptum, et sans divulguer tout ce qu’auront déclenché ces exhumations, j’aimerais partager quelques réflexions d’ordre théorique, éthique et méthodologique sur ce que j’ai fait et ce qui m’a poussé à le faire : écrire sur ma famille un livre auto-ethnographique et anthropologique, dont je suis tout autant observateur que participant. Puisque j’ai écrit sur la quatrième de couverture qu’il s’agissait de « mes premiers pas littéraires », je voudrais clarifier un peu mes motifs, et mon choix de n’y dresser aucun cadre conceptuel explicite. Comme je l’ai écrit dans le premier chapitre, je ne suis pas très doué pour creuser le sol des cimetières ruraux avec une pelle ; en fait, ce sont plutôt les souvenirs que je creuse. L’exhumation est métaphorique. Mais il y a une autre raison. L’action de creuser est singulière, parce que son activité contraire, son antonyme enfouir, met de l’avant l’agentivité humaine et la connaissance de l’objet qui est enfoui. Quand on enterre quelque chose, on sait ce que c’est, ce dont il s’agit : un cadavre dans un cercueil, un trésor, un souvenir. Mais quand on déterre, quand on exhume, on ignore ce qu’on découvrira, il n’y a plus de certitude. Le passage du temps (dans le cas d’un cadavre), une intervention extérieure (si quelqu’un nous a volé notre trésor), ou encore les caprices de la mémoire peuvent avoir modifié ce qui avait originellement été enterré. Pour le dire autrement, creuser, c’est se lancer dans l’inconnu, tout en reconnaissant qu’il ne nous appartient pas de savoir ce que nous trouverons. Lorsqu’on enterre quelque chose, on abandonne notre prise sur les choses, les idées et les souvenirs : on sait ce qu’on enterre, mais on lâche prise sur ce qu’on peut déterrer. Lorsqu’on creuse, en revanche, on peut espérer retrouver un peu de cette agentivité (par exemple, pour réinhumer un cadavre afin qu’il soit en « meilleure » compagnie, comme a tenté de le faire mon arrière-arrière-grand-père pour asseoir plus solidement son statut social), mais en fait, notre agentivité pourrait n’être qu’illusoire. Peut-être ne trouvera-t-on ni ce que l’on cherchait ni ce que l’on s’attendait à trouver. Seconde différence entre ces deux actions opposées : si l’action d’enterrer est finie, celle de déterrer ne l’est pas. Elle peut en effet se poursuivre si on est insatisfait de ce qui a — ou n’a pas — été trouvé. Si j’écris ce texte, c’est qu’au-delà de son histoire (celle des enfants de Kazimierz), mon livre contient aussi des métaréflexions sur l’éthique et la méthode de ce qu’Alisse Waterston (2019) a baptisé l’ethnographie intime, et que j’appelle aussi l’anthropologie intime. Il porte sur mes questions, les indices que j’ai suivis, mes découvertes, mes doutes, mes dilemmes et mes rencontres avec des gens que les conventions ne considèrent pas comme ma famille, malgré nos ancêtres communs. Comme j’y révèle des faits que la mémoire familiale (autant écrite qu’orale) avait occultés ou volontairement oubliés, je m’interroge tout au long du livre sur les limites de la mise au jour des secrets familiaux — les limites de l’exhumation. Où tracer la ligne, où les révélations sur ce que ses ancêtres ou ses parents ont décidé de garder secret ou d’effacer de l’histoire officielle doivent-elles …

Appendices