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... l’oeuvre d’art, aujourd’hui, tend à prendre la posture « financière », celle du flux où l’oeuvre n’a plus de valeur en tant que telle mais où cette valeur n’est que dans la captation, de préférence inépuisable, des déplacements incessants qu’elle provoque : l’oeuvre n’est plus dans l’objet mais dans les possibilités de l’objet, l’avoir à moins d’importance que le saisir. Le « produire » n’est plus dans le « reproduire » mais dans le « re-produire » : l’oeuvre d’art est dans l’événement toujours recommencé dont on ne peut conserver que des traces.

Balpe, 1999 : 65

Les travaux de Passeron et de Pedler (1991, 1994) ont proposé de considérer le lien établi entre un spectateur et une oeuvre d’art comme un pacte, un accord de connivence en amont des discours de légitimation. De ce point de vue, ils ont posé les prémisses d’une réflexion sociologique sur la singularité des actes de réception. Depuis, de nombreuses études se sont attachées à décrire la réception comme une activité qui ne résulte plus uniquement d’un contact ou d’une rencontre, mais qui engage des savoirs et savoir-faire instrumentés et articulés dans une situation de réception (Livingstone et Lunt, 1993 ; Hennion, 1993, 2000 ; Esquenazi, 2002, 2003 ; Flichy, 2003). En focalisant l’examen sur l’articulation des cadres de la participation à l’oeuvre, ces études soulignent l’efficacité performative de l’activité des publics. Notre texte s’inscrit dans la lignée de ces recherches et propose une sociologie des « actes de réception » tels qu’ils apparaissent cadrés et négociés au coeur de la situation du Net art.

Figure récente de l’art contemporain, le Net art prolonge une forme de création médiologique issue des expérimentations pionnières de l’art vidéo des années 1970 à 1990 et des premières pièces d’art par ordinateur des années 1980 et 1990. Depuis le milieu des années 1990, le Net art distingue les créations interactives conçues par, pour et avec le réseau Internet des formes d’art plus traditionnelles simplement transférées sur des sites-galeries et d’autres musées virtuels. Les artistes du Net art élaborent des oeuvres multiformes — environnements navigables, programmes exécutables, formes altérables — qui vont parfois jusqu’à inclure une possibilité d’apport, de transformation ou de communication offerte au public. Dans ce contexte de la création pour Internet, différents types de contrats encadrent la participation du public à l’oeuvre. Diverses stratégies artistiques mettent en scène la fabrication de ce public autant que, simultanément, la co-construction de l’acte de réception par l’artiste et les visiteurs de l’oeuvre Net art[1]. Par conséquent, la notion classique d’« exposition » peut être redéfinie : non pas en tant qu’objet culturel constitué, mais bien plutôt comme résultante d’une opération caractéristique de « mise en exposition » (Davallon, 1999). Ce nécessaire déplacement du regard, de l’objet constitué vers sa production, survient ici de l’analogie entre « exposition » et « média ». L’exposition doit y être considérée comme « média » du fait qu’elle propose tout à la fois un contenu et un mode de réception de ce contenu. Envisagé de la sorte, Internet comme support, outil et environnement créatif, permet simultanément une « mise en oeuvre » et une « mise en exposition » du travail artistique (Menger, 2002). D’une part, il promeut l’agencement d’un contenu et, d’autre part, il compose le vecteur technique qui en permet l’appréhension. De ce fait, l’anticipation du « mode de réception » de ce qui est exposé peut être intégrée au dispositif déployé par l’artiste. Mais, si ce dernier préfigure l’activation de l’oeuvre, s’il aménage bien un certain « réglage de la réception » (un guide de circulation autant qu’une matrice de signification), l’acte de réception lui-même doit être co-construit, traduit et négocié avec les visiteurs de l’oeuvre. Autrement dit, si le travail artistique reste motivé par une intention individuelle créant le dispositif (Duguet, 1988, 2002), le cadrage de la réception apparaît au contraire, du fait de la virtualité de l’expérience et de l’imprévisibilité de son résultat, comme une opération dialogique, nécessairement collective. La manifestation de l’oeuvre dépend en effet littéralement de sa réception, envisagée désormais de manière dynamique, comme une intense activité, qui fait de l’amateur un expert des plus informés et instrumentés (Hennion, 2000).

La spécificité de l’oeuvre Net art réside dans cette conjugaison d’une configuration (cadrage) socio-technique et d’une « mise en situation » (occasion), donnant une mise en oeuvre au double sens de l’expression : tout à la fois objet construit mais mouvant, action imprévisible mais constitutive d’une oeuvre, elle-même incertaine, insuffisante et conflictuelle, comme articulation de tours de main et d’actions rituelles (De Certeau, 1990). Dans le but de qualifier ces formalités de pratiques, la suite du texte propose de distinguer les scripts d’emplois (Akrich, 1990) et les régimes d’action (Dodier, 1993) qui encadrent l’expérience de l’oeuvre Net art. Couplé à l’examen empirique d’une oeuvre, il expose une requalification des notions de « dispositif », de « cadre » et de « régime » d’action (socio-technique) ajustée à la mise en oeuvre d’art. L’analyse croise le travail des différents actants, leurs agencements et modes de relations, dans l’objectif d’éclairer la « fabrique » du fait artistique usant des technologies numériques et ses incidences sur la désignation de l’oeuvre Net art.

Le partage d’une oeuvre en procès : Des_Frags de Reynald Drouhin

Nous allons voir, par l’exemple, comment la pratique du Net art radicalise ici la question du potentiel communicationnel d’un média (Internet) qui constitue tout à la fois le support technique, l’outil créatif et le dispositif social de l’oeuvre. Le dispositif titré Des_Frags par l’artiste Reynald Drouhin invite les internautes à participer à la composition d’une mosaïque du Web. Chacun est invité à sélectionner sur Internet ou dans ses propres archives une image fixe. Une fois envoyée sur le site Des_Frags, cette image va servir de trame (matrice) sur laquelle viendront s’afficher d’autres images fixes ou animées récupérées sur le Web. Autrement dit, à l’aide d’un moteur de recherche mis à sa disposition, il revient à l’internaute, à partir de deux ou trois mots clés, de collecter sur le Net un nombre variable d’autres images qui, une fois réduites, viendront se coller — telles des vignettes — sur son image matrice. L’opération donne ainsi forme à une mosaïque qui agrège différemment, selon des paramètres de densité et de transparence laissés au libre-arbitre de l’internaute, l’image matrice et celles extraites du Web.

Les deux images mosaïques ci-après illustrent des variations possibles de ce processus — leur rendu témoignant d’un des nombreux paramétrages permis par l’application. Dans le premier exemple (Om/Transexual, 2005), l’image matrice apparaît peu visible du fait de sa faible fragmentation et du manque de transparence des images vignettes prélevées sur le réseau. Le second exemple (Om/Butterfly, 2005) montre au contraire une trame considérablement fragmentée par de multiples images vignettes qui rendent la transparence plus importante. De ce fait, la lecture d’ensemble laisse très clairement apparaître l’image initialement soumise pour composer la matrice, où l’on découvre L’origine du monde, célèbre peinture de l’artiste Gustave Courbet (1866). Des_Frags compose une oeuvre plastique traitant de deux caractéristiques informatiques fondamentales : la fragmentation et la défragmentation. La manipulation informatique aborde les thèmes de l’identité et de la perte de soi sur le réseau : l’appropriation et le détournement de données existantes sur le Web pour leur faire dire autre chose en modifiant leur contenu initial, ainsi que la profusion, l’éphémère, etc.

Le propos de ce texte n’est pas, à partir de ce seul exemple, de révéler les mécanismes cachés du processus de création et encore moins l’essence, présumée, d’une « oeuvre » Net art. Le dispositif retenu montre bien qu’ici, au contraire, l’oeuvre ne se donne pas comme une entité ontologique « déjà là » dans laquelle se seraient cristallisés le talent et l’intention artistique. Des_Frags[2] prolonge le déplacement de l’objet vers le processus artistique entamé durant les années 1960 : celui, promu par l’art minimal, qui érige en enjeu déterminant l’expérience de l’oeuvre pour un spectateur devenu participant ; celui également, engagé par les artistes conceptuels, qui tient pour essentiel le seul « concept de l’oeuvre », jusqu’au refus, parfois, de toute production matérielle. Au-delà du débat sur le statut des objets et des oeuvres, l’interrogation se déplace vers le travail même de médiation (Hennion, 1993, 1997) au moyen de techniques entre un créateur et son public. Elle s’attache davantage aux modalités plus pragmatiques de la mise en oeuvre du Net art : une mise à l’épreuve d’un cadre négocié pour la réception de Des_Frags, un dispositif pour, par et avec Internet, qui ne peut exister et se déployer ailleurs que sur la toile, tant il joue des dimensions de dispersion et d’évolutivité propres au réseau.

Figure 1

Reynald Drouhin,

Om/Transexual (2005). Fragmentation faible et opacité

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Figure 2

Reynald Drouhin,

Om/Butterfly (2005). Fragmentation importante et transparence

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Les coulisses du dispositif : un environnement dynamique et incrémental

... plus qu’une simple organisation technique, le dispositif met en jeu différentes instances énonciatrices ou figuratives, engage des situations institutionnelles comme des procès de perception.

Stanley, 1998

La notion de dispositif est éminemment polysémique. En témoigne l’emploi de ce vocable dans des milieux très variés — la police, l’armée, le droit, l’art et la recherche?—, où il renvoie à des pratiques sociales extrêmement diversifiées[3]. Les travaux de Michel Foucault (1975) sur le concept de dispositif insistent déjà sur le travail des procédures et des technologies, même si celles-ci y sont envisagées comme des instruments d’aliénation, de contrôle social ou de pouvoir, à l’image des dispositifs de surveillance tel que le « panoptique disciplinaire[4] ». Ce premier éclairage conceptuel de la notion sera souvent repris, par la suite, pour en souligner la vision exagérément normalisatrice :

... une élaboration rigoureuse, minutieuse et remarquablement féconde de la notion de dispositif. Quadrillage des espaces, occupation et découpage du temps, gestion des déplacements, surveillance de tous les moments, règlements tatillons, panoptique, investissement des corps, etc. Dispositifs disciplinaires, normalisation plutôt que répression. Il s’agit de montrer l’intrication du pouvoir avec un savoir « technique » spécifique : « construction de tableaux », « prescriptions de manoeuvres », « imposition d’exercices », « objectivation », « fonctionnalité », « calculabilité », « surveillance », « observations », « mesures comparatives qui ont la norme pour référence », « mécanismes scientifico-disciplinaires », etc.

Berten, 1999

Déjà, dans les domaines précurseurs de la composition musicale[5] ou de l’architecture, la définition attachée à la notion de dispositif manquait à faire consensus : dans l’espace des discours, le vocable de dispositif voisinait ou alternait, selon les cas, avec le terme de structure, mais il lui manquait alors une dimension dynamique ; ou de système, mais c’est alors la place du sujet qui faisait défaut ; ou de réseau, selon une acception qui soulignait l’équilibrage, souvent arbitraire, de différents éléments hétérogènes pour faire « tenir » la situation. En effet, même si elles incluent désormais « l’action des sujets », nécessaire aux dispositifs et à leurs actualisations, ces acceptions centrent trop fortement l’attention sur le seul déterminisme technique de cette relation.

Plus tard, un mouvement important de revalorisation des techniques sera l’occasion, pour de nombreux philosophes et sociologues, d’affiner l’étude des usages de ce concept et des incidences pratiques qui en découlent. Divers courants de recherche prennent alors pour objet l’articulation des faits techniques et sociaux, comme l’ethnométhodologie, l’anthropologie des sciences et des techniques et la tentative médiologique. Au coeur de ce tournant général, un nouveau rapport aux objets s’esquisse, qui réhabilite la notion de dispositif et montre qu’un autre rapport avec le monde matériel ou objectal est possible : non plus sur le mode de l’instrumentation ou de l’aliénation, mais sur le mode de la fréquentation et du contact, voire du jeu[6]. Dans une telle perspective, les objets cessent d’être asociaux, ils deviennent des supports, des instruments et des médiations pour l’action, et sont engagés au même titre que les humains dans le déploiement des produits et dans le tissage des « mondes » où ils font sens et circulent. Au-delà du caractère prioritairement technique du dispositif[7], l’attention est désormais focalisée sur les configurations et relations entre éléments matériels et humains. Les nouvelles technologies de l’information placent en effet le « dispositif » au centre d’une relation homme/machine. Cette « relation » a pour particularité d’engager et des humains et des outils techniques qui composent leur environnement (aménagé) et cadrent leurs manières de faire (conventionnelles).

En ce sens, le concept de dispositif contraste avec la notion de « système » : si le terme de dispositif permet de penser l’agencement de différents éléments, il n’en détermine pas pour autant l’assemblage[8] :

Dispositif [dispozitif] n. m. — av. 1615 ; 1314 adj. « qui prépare » ; du lat. dispositus → disposer. 2. (v.1860) Manière dont sont disposées les pièces, les organes d’un appareil ; le mécanisme lui-même → machine, mécanisme. 3. Ensemble de moyens disposés conformément à un plan.

Extraits : Petit Robert de la langue française, 2000

Le dispositif renvoie non seulement à l’action de disposer et d’ordonner les divers éléments qui composent l’oeuvre, mais aussi au résultat de cette action. Le dispositif, entendu en tant que machine et mécanisme, subsume tout à la fois l’acte et la manifestation artistique, et renferme ainsi des possibilités de comportements[9]. Or, cette ambivalence du dispositif entre configuration (environnement technique) et cadre (organisation sociale) de l’action déplace le régime d’appréhension de l’oeuvre d’art. Le dispositif n’est plus ici un intermédiaire qui vient se situer entre les sujets communicants, mais un environnement dans lequel ces derniers entrent désormais activement (Baudry, 1975 ; Barthes, 1975) : l’espace transitionnel et potentiel de la rencontre avec l’oeuvre. Moins « panoptique », le dispositif revêt ici une dimension plus pragmatique, interactionniste. Il introduit dans le champ de l’instrumentalité le recours à de nouveaux moyens d’action, notamment la délégation et la décentralisation (Charlier et Peter, 1999). Par conséquent, le dispositif renvoie aux objets, à la technique, mais également aux sujets qui expérimentent, utilisent, détournent, s’approprient, jouent avec les dispositifs ou sont pris par eux, contraints ou fascinés (Hert, 1999). De ce point de vue, la notion de « dispositif » s’apparente à d’autres concepts sociologiques, avec lesquels elle conjugue une vision du social en acte et une conception délibérément pragmatique de la sociologie : elle emprunte aux concepts « d’attachement » (Latour, 1999), de « configuration » — ou d’agencement — (Strauss, 1992) et de « mise en oeuvre » (Goodman, 1996 ; Genette, 1996), dans l’objectif de servir une appréhension analytique appariée de « l’écriture » et de « l’action » artistique. Selon l’approche visant à éclairer l’action de ceux qui conçoivent : là où se joue la médiation, non pas « avec », mais « dans » l’environnement technique (Norman, 1993 ; Thévenot, 1998 ; Latour, 1994), poursuivant en cela la direction de recherche initiée par la « sociologie de la médiation » d’Antoine Hennion (1993).

Du dispositif aux cadres de l’expérience : l’interface d’une réception négociée

... l’analyse doit alors passer par les mêmes médiations, allant des humains et des institutions aux cadres de la perception, aux éléments matériels, et jusqu’aux détails les plus précis des oeuvres et de leur production : elle permet ainsi de franchir le fossé désastreux qui séparait analyses sociales des conditions de l’art et analyses esthétiques ou sémiotiques des fameuses « oeuvres elles-mêmes ».

Hennion, 1993

L’usage antérieur du terme d’installation en art contemporain préfigure des pratiques et désigne des objets qui relèvent déjà d’une économie propre aux dispositifs. Les fondements traditionnels de l’oeuvre comme objet unique, achevé et autonome n’ont en effet cessé d’être remis en cause par les nouvelles modalités de création que constituent la performance et l’installation artistique. Les installations ont d’abord étiré le concept d’oeuvre d’art comme environnement. En choisissant de concevoir des installations, les artistes ont en effet proposé une mise en scène des principaux constituants de la représentation et ont ainsi initié des processus de mise en relation plus que des objets. Les installations vidéo ont à cet égard déployé un paradigme théâtral de l’expérience de l’oeuvre, par appropriation de « certains projets essentiels du théâtre expérimental de cette époque, tels que l’exploration de nouveaux rapports avec le spectateur, sollicité chaque fois de façon différente, ou la mise en oeuvre d’autres logiques discursives » (Duguet, 1988). Ainsi envisagée, l’installation promeut déjà un art en situation dans lequel l’expérience de l’oeuvre par le spectateur constitue un enjeu déterminant. La perception de l’oeuvre nécessite désormais le déplacement d’un visiteur engagé dans un parcours et impliqué dans la marche de l’oeuvre.

McLuhan (1968) a montré ces relations intriquées entre dispositif, cadre et action, sur le terrain de l’expérience télévisuelle : en soulignant les faiblesses du dispositif télévisuel, qui transforme le spectateur en écran et nécessite un important travail de (re)construction active de l’image, comparativement au dispositif de projection cinématographique, sur un écran distant, vers lequel pouvait s’exercer le regard davantage distancé et réflexif du spectateur. Roland Barthes (1975) analyse la relation au dispositif cinéma dans une acception moins critique et selon une visée plus pragmatique. Un « dispositif cinématographique » repose sur un agencement complexe : une surface réfléchissante (l’écran), un facteur de contrainte (le siège), la soustraction des alentours (l’obscurité de la salle), un faisceau lumineux d’image-mouvement (le projecteur) et une surface de réception (l’oeil du spectateur). Autrement dit, l’écran et le projecteur, le faisceau lumineux, le siège fixe et l’obscurité, leur disposition ainsi que leurs effets et contraintes sur le spectateur (l’isolement, la libération de l’oeil, la circulation de l’esprit dans l’image), constituent le dispositif sans lequel il ne peut y avoir d’expérience cinématographique.

L’heuristique de ce concept de dispositif provient, dans le contexte du Net art, de ce qu’il permet de montrer l’inclination vers l’autonomie des divers fragments de l’oeuvre ainsi architecturée. L’examen détaillé du champ sémantique du Net art illustre combien ces notions d’« architecture » et de « configuration » y jouent un rôle essentiel. N’y est-il pas, en effet, toujours question d’« adressage », de « site », d’« espace » et de « réseau » ? L’exemple retenu met en perspective cette extrême complexité de la combinaison des « cadres » (Goffman, 1991 ; Heinich, 1991) qui organisent l’expérience artistique. Des_Frags présente une forte stratification de l’oeuvre en différents fragments enchâssés qui composent le dispositif Net art : la matrice informatique (immergée), l’interface infographique (visible) et les contenus processuels et évolutifs (virtuels). Il suffit de vouloir décrire la localisation, l’action de ce projet et ce qui en résulte pour prendre la mesure de ce caractère multicentrique. De ce point de vue, Des_Frags associe en effet un logiciel en ligne, programmé pour assister la composition d’une image mosaïque, une image trame fournie par l’internaute et une série d’images vignettes collectées sur le Web à partir d’une requête par mots clés.

Dans une perspective voisine de la scénographie, le dispositif établit ainsi des règles d’agencement de ces fragments, en même temps qu’il établit certains réglages de l’action, ainsi que des modes particuliers d’implication des internautes visiteurs. L’interface du projet joue un rôle central dans ce cadrage de l’expérience artistique : c’est elle, en effet, qui permet aux internautes d’envoyer l’image se trouvant sur leur disque, de paramétrer leur requête par mots clés, de faire tourner les moteurs de recherche d’image et les programmes chargés de leur découpages et montages par-dessus l’image matrice. Médiation par laquelle transitent les diverses traductions du projet artistique, ajustées aux contraintes techniques et dirigées vers l’action du public, l’interface réalise une configuration à la fois fonctionnelle, communicationnelle et plastique[10]. Partagée entre esthétique et opérationnalité, elle incarne l’outil, l’objet et le milieu socio-technique au sein duquel pourront simultanément s’inscrire le projet artistique, se déployer la part visible de l’oeuvre et s’inscrire la réception active du public. Sa fonction est donc de fournir une représentation perceptible de la profondeur du dispositif conçu par l’auteur et, en second lieu, de former pour le visiteur un cadre de lecture et d’action. Objet intermédiaire du dialogue autant que de l’activité concrète, l’interface promeut ainsi une traduction « minimale » de la complexité des éléments qu’elle relie[11]. « Cadre » de l’événement Net art, elle s’apparente au rideau qui sépare la scène théâtrale des coulisses (Goffman, 1991). À la suite du cinéma expérimental ou de l’art vidéo, les expérimentations du Net art interrogent les constituants de l’oeuvre et ébranlent les rôles et fonctions qui leur sont attachés. Dans ce contexte, l’interface et les images ne composent plus le coeur de l’oeuvre : elles participent, au même titre que divers autres éléments, à l’agencement et à la composition du dispositif. Ce dernier exerce une « mise en situation » mettant conjointement en jeu l’artiste et le visiteur, l’ordinateur et ses périphériques (écran, clavier, souris), l’algorithme de programmation, le code source, les multiples interfaces, la déclinaison des contenus (les matériaux disposés par l’artiste, apportés par le visiteur, générés par la machine ou par le réseau).

Figure 3

Reynald Drouhin, Des_Frags (2000) : Interface utilisateur

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L’expérience de l’oeuvre résulte de l’activation de ces différents fragments enchâssés en un dispositif incluant une avant-scène (l’interface), une scène (les matrices, les vignettes, la galerie éphémère), ainsi que les coulisses de l’oeuvre (le programme, les fragments d’application, les stocks d’images, les moteurs). Une avant-scène formalise le lieu de l’action, où l’oeuvre pourra être « jouée » ou « déjouée » par l’interface : c’est la part visible qui opère la traduction (pauvre) du dispositif. La scène devient ensuite le lieu de la représentation, partagé par l’artiste et le « public », où s’inscrivent les manifestations ponctuelles et circonstanciées de l’oeuvre. Les coulisses restent, quant à elles, réservées au trio auteur, incarné par la machine, artiste et informaticien. Cette boucle rétroactive institue ainsi un jeu pleinement symétrique à trois partenaires : l’artiste (qui initie et réagit au processus), le visiteur (qui actualise des versions du dispositif) et, enfin, l’oeuvre elle-même (qui se déploie et se manifeste au contact de ces multiples « prises » intentionnelles ou automatisées).

L’oeuvre à trois mains : procès, altération et alteraction

Le cadre n’organise pas seulement la signification, mais aussi l’implication. Au cours d’une activité, les participants ne se contentent pas d’acquérir un sens de ce qui se passe mais, normalement, ils se retrouvent aussi spontanément, à des degrés divers, absorbés, pris, captivés.

Goffman, cité par Heinich, 1991

L’analyse de ce cadre expérientiel permet de préciser la relation de réception dans ce contexte. Des_Frags instaure une logique de délégation, laissant aux internautes la possibilité d’un « bricolage » des divers constituants de l’oeuvre. Ce bricolage opère ici par la (re)composition de signes préexistants : une transposition et un recyclage desquels résultent des versions et des variantes de l’oeuvre. Le dispositif Net art contribue ainsi à l’effacement de la barrière qui séparait en deux entités distinctes le producteur et le consommateur de l’oeuvre. Ni véritablement rationnel, ni rédhibitoirement déterminé, le « regardeur » effectue des prises actives sur l’image et sur l’oeuvre qu’il pourra déjouer (Duguet, 2002) ou rejouer. Potentielle, celle-ci n’est ainsi visible qu’actualisée, ou pour employer le langage des initiés, « performée ». Par conséquent, la notion d’interactivité ne peut rester circonscrite et limitée à son seul usage informatique. Depuis 1980, l’interactivité est définie au sens informatique comme une « activité de dialogue entre l’utilisateur d’un système informatique et la machine, par l’intermédiaire de l’écran » (Petit Robert, 2000). Ce terme est associé à l’adjectif « interactif » dont il dérive et qui qualifie « ce qui permet d’utiliser un mode conversationnel ». De ce dernier, fortement associé lui-même à l’émergence de l’informatique, découle un usage plus courant qualifiant d’interactif tout ce « qui permet une interaction ». En ce sens, si les deux mots ont une étymologie commune — « inter » et « acte » — leur distance chronologique (1876-1980) induit des significations et usages distincts. L’interactivité, qui promeut une « réactivité » du dispositif, ne peut en aucun cas se confondre avec l’idée d’inter-action. Il n’est en effet rien de commun entre une interactivité (1980) purement informatique, liée à l’introduction des ordinateurs et de ses interfaces, et une interaction (1876) proprement inter-humaine, quand bien même celle-ci apparaît aujourd’hui médiée par des dispositifs informatiques de mise en relation. L’interactivité mise en oeuvre par les dispositifs du Net art peut néanmoins permettre ici d’étendre et d’enrichir la définition pragmatique de l’interaction. En saisir les enjeux suppose de se placer non plus du seul côté de la machine (de la disposition des pièces qu’elle met en scène), mais d’envisager également les modes de relation, du point de vue des interacteurs humains. L’examen laisse apparaître différents pôles de l’action partagée : trois postures relationnelles, dans (intra), avec (co) et entre (inter) les dispositifs du Net art.

Intra-

→ Dans

Co-

→ Avec

Inter-

→ Entre

  • L’intra-action désigne l’activité à l’intérieur du dispositif. Elle caractérise la relation homme/machine qu’il est tentant de réduire à un art du cliquable, dans lequel l’internaute se contente d’opter pour tel ou tel trajet. Ce mode relationnel de dispositif se déploie selon une logique combinatoire déléguant aux internautes la possibilité d’un bricolage[12] des divers constituants de l’oeuvre. L’acte de réception consiste ici en une recomposition de signes préexistants et d’éléments précontraints dont la nature ne peut être modifiée. Cette action sur l’oeuvre, s’il peut être ici question d’un agir, ne mobilise que faiblement la créativité ou l’inventivité de l’internaute. Cette logique d’organisation du visible, en excluant toute imprévisibilité, institue selon le principe de l’anti-hasard une forme d’art sous contrainte. Le mode d’action s’apparente davantage à la figure du jeu (game) dans lequel tous les scénarios de parcours sont largement précontraints ;

  • La co-action désigne le fait d’agir ensemble sur le dispositif : une co-action par laquelle l’usager participe de l’extension et de la maturité de l’oeuvre, en articulant son action à celle des autres participants. La participation qui en résulte, si l’on peut en mesurer les incidences, ne promeut ni la continuité temporelle ni la proximité spatiale qui caractérisent habituellement les situations de dialogue. L’extension qualitative s’ancre dans l’apport de données secondaires, que l’internaute peut désormais fournir, qui viennent bel et bien transformer l’oeuvre. Ce mode altératif permet à l’internaute de marquer et d’accroître l’oeuvre par un apport de matériaux inédits ;

  • L’inter-action désigne le fait d’agir collectivement par l’intermédiaire du dispositif, impliquant ainsi, au-delà de la possibilité de co-action différée, une réciprocité de l’échange. Si le Net art exclut le face à face interactionniste (Goffman, 1991), certains dispositifs préfigurent néanmoins cet art de la relation. Dans cette perspective, l’idée même d’une image collective ne signifie pas pour autant la privation d’un espace personnel. Il ne s’agit pas, en effet, d’une superposition (sur l’écran) de la surface de création offerte à chacun, mais de la juxtaposition provisoire de zones privatives. La cohérence éphémère de l’oeuvre globale dépend alors de l’apport concerté de tous, et de la capacité de chacun à intégrer la dynamique d’ensemble. Ce mode relationnel institue donc des apports extérieurs responsables de la dynamique de l’oeuvre : il ne s’agit plus ici de la variation d’éléments précontraints, ni même de l’ajout incrémental de matériaux en superposition, mais bien davantage de l’habitation d’un contexte de communication.

Le déploiement de l’oeuvre Net art distribue ainsi différentes séquences technologiquement cadrées, visant à impliquer l’internaute et à le rendre actif. Pour en rester à un niveau pragmatique de l’analyse, le schéma suivant propose une synthèse de ces différentes figures de l’action sur et avec l’oeuvre du Net art, en les rapportant aux modes d’interactivité et aux formes d’interaction disposées par l’artiste :

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  • Le mode de la lecture s’apparente ici à celui correspondant au régime du livre imprimé. La lecture des dispositifs Net art s’y effectue sur un mode linéaire, sans possibilité de bifurcations intertextuelles et encore moins de transformation du corpus original. Elle introduit toutefois les caractéristiques propres de la page informatique en ce qui concerne ses dimensions et sa possibilité de parcours. La lecture comprend, dans ce contexte, la possibilité d’une circulation dans la page, qui intègre les hors champs de l’écran. L’interface logicielle permet dans certains dispositifs de se mouvoir, à l’aide des ascenseurs, en périphérie de l’écran, sous et à côté de l’affichage immédiatement visible ;

  • Le mode de la navigation jouit des possibilités hypertextuelles promues par la mise en forme numérique. La visite suppose désormais une exploration des différentes pièces disposées par l’artiste. Non linéaire, la lecture se fait sur un mode réticulaire, au fil d’un parcours constitué d’une série de bifurcations, de liens en liens, dans les arborescences du dispositif. Il y a circulation dans un corpus informationnel agencé par l’artiste selon un diagramme de relations et d’intersections sémantiques ou visuelles prédéfinies, entre l’interface, la galerie éphémère, les règles du jeu et son générique ;

  • Le mode de la perturbation intervient dans les dispositifs qui réagissent aux actions du visiteur. L’objet de cette action ne se limite alors plus à la navigation dans un espace d’information, mais se déploie par l’altération de la forme et du contenu de ces informations. Les actions du visiteur ont alors des incidences directes sur l’oeuvre, qu’elles viennent altérer : des dispositifs comme Des_Frags sollicitent l’apport de matériaux de la part du public. C’est, dans ce dernier cas, l’intégration et la disposition de ces matériaux qui constituent l’action conjuguée du dispositif artistique (moteur de recherche d’image de Des_Frags) ;

  • Le mode de l’initiation répond ensuite à la nécessité d’exécution des algorithmes de génération qui forment le coeur des dispositifs. Dans ce cas, le visiteur est sollicité pour l’initialisation ou l’exécution du programme disposé par l’artiste. L’interaction entre le visiteur et l’oeuvre survient lors de son lancement. Puis, son déroulement intervient de manière automatique sans recourir à aucune autre forme d’action externe. Le caractère largement autonome du programme n’exclut cependant pas chez le visiteur un sentiment de surprise, l’algorithme pouvant adopter des comportements aléatoires obéissant à des scénarios imprévisibles, dictés par les aléas du traitement informatique ;

  • Le mode de la communication apparaît dans les dispositifs d’échange qui déploient un environnement mis à la disposition des visiteurs, désormais co-auteurs du processus de conception d’une création collective. L’acte artistique consiste à disposer un espace en creux dans l’objectif qu’il soit investi et habité. Souvent, plus que le résultat proprement dit, c’est le processus d’activation de l’environnement créatif lui-même qui est élevé au rang d’oeuvre. Ici, la communication renvoie à l’activité partagée entre les différents producteurs du contenu, l’auteur (l’artiste) demeurant le seul responsable de l’installation et du cadre processuel.

Conclusion

La configuration spécifique des dispositifs Net art engage donc une redéfinition des « conventions » (Becker, 1988), censées organiser et permettre la réception des oeuvres artistiques. L’expérimentation est désormais le mode privilégié de perception de l’oeuvre Net art. Celle-ci ne se donne plus d’emblée, à condition que cela même ne soit pas un mythe, mais se présente essentiellement comme un processus, qui engage les modalités de son exploration et de sa réalisation. Cette préoccupation pour le temps et pour la durée de l’expérience fait de ces constructions anticipatoires des « oeuvres ouvertes » (Eco, 1965) par excellence, qui se prêtent à une infinité d’interprétations autant que de vécus. Le « récepteur » s’y voit attribuer un rôle de plus en plus capital : tout est agencé pour « lui redonner la main, le sortir de la contemplation, en refaire comme le musicien amateur l’artisan de sa propre jouissance esthétique » (Hennion, 1997). En outre, à l’instar de la figure du « joueur », il peut simultanément s’éduquer et être éduqué à percevoir les stratégies de l’auteur, selon des processus de collaboration spécifiques. L’interprétation se transmue alors en une « interprétation par expérimentation » qui revêt ici les aspects ludiques d’une « jouabilité » (Boissier, 2001). La participation se fait donc bel et bien au coeur de l’oeuvre : elle n’est plus simple variation d’interprétation, mais se veut au contraire une extension du propos initial. Il ne s’agit plus, à l’inverse de l’interprétation musicale, de reproduire, mais bien de re-produire (Balpe, 1988), pour parfois même déjouer (Duguet, 2002) l’invitation potentielle. En ce sens, le Net art promeut l’instauration d’une dynamique d’échange entre l’auteur, l’acteur et l’oeuvre, qui contrarie toute représentation immanente, au profit d’une succession d’interprétations possibles. À l’issue de ce parcours, on mesure mieux comment la réception de l’oeuvre devient désormais un « travail » sur le matériau artistique. La mise en oeuvre du dispositif initiée par l’artiste se déploie en diverses opérations de montage et d’organisation de séquences confiées au visiteur. Or cette configuration, au-delà de l’agencement qu’elle promeut, délègue simultanément l’interprétation et la fabrication de l’oeuvre. Ni véritablement intériorisé ni tout à fait extérieur, le spectateur devient le point de fuite du dispositif : il est ce par quoi le dispositif tient son rapport à l’extérieur, par la mise en scène d’un savant équilibre entre distance et proximité, entre tension, séparation et union dans et autour de l’oeuvre. Pour résumer, les dispositifs cadrent ainsi, tout à la fois, des « coefficients d’actualisation » et des « modes de collaboration » à l’oeuvre. En outre, ils font de ces différentes logiques de parcours des matériaux artistiques à part entière. L’examen de ces rites et rythmes inhérents à la « mise en oeuvre » du Net art permet de saisir la variété des opérations mobilisées pour la configuration et la circulation de ces dispositifs entre l’artiste et des « usagers-experts » qui déploient, eux-mêmes, des « tactiques » de réception outillées et expérimentées. L’article visait une mise en perspective de ces opérations négociées de « cadrage de la réception » incluant la participation du visiteur : le travail d’organisation, les schémas d’action et les procédures de réception spécifiques au Net art. Au-delà de cette observation et analyse circonstanciée, l’approche déployée dans ce texte permet également de renforcer et de préciser le projet d’une anthropologie du travail artistique attentive aux différentes formes de « commerce » et d’« accommodement » (Thévenot, 1990, 1994) qui lient les acteurs sociaux aux « scripts » (Akrich, 1993) ou « programmes d’action » des dispositifs artistiques. Le Net art peut alors constituer ici un laboratoire social privilégié pour observer et analyser les ressorts de la démocratie technique (Callon, 1999) qui entoure et façonne les usages des technologies de l’information et de la communication. Ce point de vue contraste avec une sociologie qui, en isolant les étapes de la production, de la diffusion et de la réception artistique, s’est moins intéressée aux formes d’investissements « actanciels » dans et par l’oeuvre d’art. Il convient pour rendre compte de la « carrière » (Kopytoff, 1986 ; Becker, 1988) des oeuvres, saisies au fil de leurs appropriations et transformations successives, de montrer ce travail actif pour faire oeuvre. Et là encore, ce travail à l’oeuvre est un domaine peu abordé par la sociologie de l’art : il constitue souvent la part d’ombre ou la « boîte noire » de nombreuses études du fait artistique. Or, cet oubli systématique contribue à réifier l’approche de la production artistique en tant que donnée ontologique « de fait », saisissable uniquement dans sa conformation stabilisée et valorisée, rendue non problématique. Si la notion même d’« oeuvre » avait déjà largement souffert des altérations promues par l’« installation » ou la « performance » artistique contemporaine, le terme de « dispositif » souligne une nouvelle extension de ces frontières. S’y rejoignent un modèle de l’installation à entendre comme un agencement, qui renvoie ici à la manière dont le site est disposé par l’artiste, et un modèle de la performance, à comprendre comme le « Work of art » (Goodman, 1996), qui renvoie au fonctionnement et à la mise en oeuvre d’art, au « faire-faire » de l’oeuvre (Latour, 1999) aussi bien qu’à ce que « les oeuvres font » (Heinich, 1998). Cette perspective analytique de l’oeuvre en actes (Fourmentraux, 2005) contourne ainsi la distinction historiquement constituée par la spécialité « Sociologie de l’art » entre études de la production (sociologie des artistes) et études de la réception (sociologie des publics) des oeuvres d’art. Elle permet au contraire de saisir conjointement le travail à l’oeuvre et le travail de l’oeuvre dans le Net art, tout en éclairant l’émergence de nouvelles conventions de travail et d’échange culturel.