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En République démocratique du Congo (anciennement le Zaïre), il n’est pas rare d’entendre que les vedettes de la musique populaire ont recours à la sorcellerie, même si elles nient catégoriquement en public toute association à ce genre de pratique[2]. Certaines s’en dissocient officiellement en fréquentant l’une des nombreuses églises pentecôtistes qui dominent le paysage urbain depuis environ vingt ans. Leurs récits de « conversion » soulignent l’importance de combattre la tentation de la sorcellerie sans pour autant nier son existence. Ainsi, elle fait toujours partie de l’univers moral. Son utilisation n’a pas de garantie, mais si l’intervention est bien préparée et les consignes respectées, elle peut conduire au succès en politique, en amour, en affaires et en musique. Évidemment il y a toujours un prix à payer pour ce succès : pour que le fétiche soit efficace, il est nécessaire de sacrifier quelque chose de valeur, quelque chose de personnel, comme dans certains cas un ami intime ou un membre de la famille.

Selon les rumeurs qui circulent à ce sujet, le musicien désirant améliorer sa situation signe un pacte faustien avec les forces de l’invisible, acceptant d’offrir un sacrifice en échange du succès (en lingala : lupemba). Le lien entre réussite et sorcellerie relève en partie du contexte politique du Zaïre de Mobutu, où l’accès au pouvoir s’expliquait par des histoires de sirènes porteuses de bonheur (Jewsiewicki, 2003) et de serpents séducteurs (Ndaywel, 1993) et dont une des conséquences a été la multiplication des accusations contre les « enfants sorciers » (De Boeck, 2004). Si les musiciens à Kinshasa nient systématiquement l’utilisation du fétiche, ce n’est pas parce qu’ils ont honte d’y croire — même si cela est souvent le cas — mais plutôt parce qu’ils ont honte d’être associés à une activité fondamentalement anti-sociale. Dans ce contexte, où l’individualisme s’exprime sous forme d’« anti-valeur », quels sont les facteurs culturels et discursifs qui permettent à l’individu de se distinguer en tant que « star » ? L’utilisation de la sorcellerie dans une carrière d’artiste constitue-t-elle une forme d’individuation ou plutôt une stratégie de survie ? Si l’on regarde la participation des mélomanes, il semblerait que l’individuation (ou la « distinction » dans les termes de Bourdieu) se constitue d’un double mouvement : à la fois une prise de distance des comportements anti-sociaux de l’artiste et un rapprochement à l’artiste en tant qu’individu.

Publier un texte sur la sorcellerie génère ses propres incertitudes[3]. S’il est vrai que les pratiques et croyances en sorcellerie sont courantes dans plusieurs régions du continent, il est aussi vrai que la simple mention de phénomènes surnaturels en Afrique rappelle le racisme et l’exotisme rattachés depuis longtemps à son histoire. Dans un texte critiquant l’obsession occidentale pour la sorcellerie en Afrique, Peter Pels explore les questions de traduction culturelle et d’identification qui rendent ce sujet si problématique. « The magic of Africa requires a still more radical engagement than Africanist anthropology has produced thus far » (Pels, 1998 : 193). Ce changement radical doit prendre en considération le fait que les explications occidentales de la sorcellerie (pour la plupart anthropologiques) font partie intégrante de sa constitution comme objet d’analyse (Rutherford, 1999). Mais aussi il doit nous montrer l’imbrication de l’observateur dans l’économie personnelle de la sorcellerie (Favret-Saada, 1980). La plupart des modèles employés pour expliquer la sorcellerie affichent un certain air de famille : sorcellerie comme catharsis, sorcellerie comme explication de contradiction, sorcellerie comme mécanisme de nivellement social. En tant qu’observateurs externes du phénomène, c’est l’utilisation de la sorcellerie à un moment particulier de l’histoire que nous devons interroger, plutôt que sa fonction même (Rutherford, 1999).

Le nombre de publications au sujet de la sorcellerie africaine et des pratiques corollaires (accusation, divination, possession, etc.) reflète tout autant la diversité culturelle de l’Afrique que la fascination des chercheurs en sciences humaines pour le sujet. Le terme sorcellerie est utilisé ici pour décrire un grand nombre de pratiques ou de phénomènes surnaturels, et dans la mesure du possible les expressions locales du terme sont utilisées pour éviter les pièges de la traduction[4]. La distinction classique qu’utilise Evans-Pritchard (1976) entre sorcery (sorcellerie) et witchcraft (magie) existe à Kinshasa, mais elle est traduite de façon différente : la sorcellerie y est généralement vue comme une activité nocturne qui n’est pas voulue ou contrôlée (que l’un de mes informateurs a qualifiée de « boulimie du mal ») ; le fétichisme, par contre, est considéré comme un acte prémédité et conscient, limité dans l’espace et dans le temps. Selon cette distinction, on fait du fétichisme, mais on est sorcier[5].

À l’instar du terme witchcraft dans la littérature des sciences sociales en anglais, les termes fétiche et fétichisme sont très fréquemment utilisés dans le langage populaire de Kinshasa. Les rumeurs sur la sorcellerie sacrificielle sont celles qui suscitent les débats les plus animés et les plus soutenus, même s’il est évident que ce genre de sujet n’intéresse pas tout le monde. La plupart de mes observations touche une très grande population de spectateurs et d’auditeurs dans une ville qui dépasse largement les cinq millions d’habitants. Il serait difficile de prouver que les rumeurs de ce type sont plus fréquentes à Kinshasa qu’ailleurs, ou qu’elles sont de plus en plus courantes, comme plusieurs de mes informateurs l’ont suggéré, mais elles sont suffisamment répandues pour aider à la compréhension de la culture populaire et de la culture politique dans la région de Kinshasa.

Les composantes de la rumeur

Malgré l’importance des rumeurs dans la vie quotidienne en Afrique, ce phénomène historiquement et culturellement construit est relativement peu étudié. Ce qu’au Congo on appelle « radio trottoir » a été utilisé afin d’expliquer les réseaux sociaux (Epstein, 1969) comme forme de tradition orale moderne (Ellis, 1989), comme source d’information sur la vie politique (Ellis, 1993) et comme mécanisme de nivellement social (« social leveling mechanism ») (Geschiere, 1997). La rumeur, souvent issue de la culture populaire, n’est pas le domaine exclusif des masses, puisque les artistes, les auteurs et même les politiciens utilisent les rumeurs de façon stratégique dans l’exercice de leur métier (Nkanga, 1992) ; à la fin de ce texte, je proposerai une réflexion sur ce qui lie ces différents champs discursifs. Mais les chercheurs en sciences sociales ont montré peu d’intérêt pour cette source de savoir local, non seulement parce que les rumeurs sont difficiles à vérifier mais aussi parce que leurs origines sont rarement connues. Selon la plupart des définitions, les rumeurs se distinguent par ces deux caractéristiques (contenu non vérifié, origine inconnue), mais aussi par le fait d’avoir circulé de bouche à oreille. Néanmoins, l’exemple de la musique populaire au Congo démontre que les rumeurs n’ont pas besoin de remplir ces trois conditions pour capturer l’imagination des Kinois.

L’historienne Luise White suggère de ne pas s’en tenir à la question de la vérité ou de la crédibilité des rumeurs et de plutôt mettre en lumière le discours social qui les entoure (White, 1993). L’analyse systématique des rumeurs devrait donc expliquer les processus par lesquels elles sont produites, modifiées, authentifiées et répandues (Yoka, 1984). Les recherches de Stephen Ellis (1993) démontrent que la production et la transmission des rumeurs ne se limitent pas à une catégorie de personnes, même si la proximité à la personne dont la rumeur parle donne une légitimité particulière au contenu de la rumeur. Selon Ellis, les personnes qui rapportent des rumeurs sur l’élite politique au Togo ne citent que rarement leurs sources d’information et n’offrent presque jamais de preuves empiriques. S’il est vrai que les rumeurs sont légitimes dans la mesure où elles sont connues (White, 2000 : 31), on pourrait dire que les exemples présentés dans ce texte — qui circulent dans les médias de masse et dans les conversations informelles — constituent un diagnostic populaire de la distribution du succès dans la société congolaise contemporaine.

Le public intime

La vie à Kinshasa est remplie de rumeurs portant sur des personnages publics (politiciens, hommes d’affaires, musiciens, etc.) et sur un certain nombre de thèmes récurrents : les séductrices tutsi, les tricksters urbains et les politiciens gourmands[6], avec lesquels les musiciens se partagent la sphère publique en faisant parler d’eux par le biais de la sorcellerie. Des personnages du monde des affaires et du sport professionnel sont également sujets de rumeurs (Schatzberg, 2000). Cependant, contrairement aux musiciens et aux politiciens, ils ne sont pas évalués en fonction de leur talent oratoire. Les personnages qui ressemblent le plus aux musiciens sont probablement les pasteurs des Églises pentecôtistes qui comme eux doivent soigner leur image afin de s’assurer un public nombreux et fidèle[7].

Dans mes recherches sur la musique populaire à Kinshasa, j’ai exploré les interactions entre les artistes et leurs mélomanes, principalement dans le cadre de spectacles (White, 2004), mais aussi dans la vie de tous les jours (White et Mudaba, à paraître). Quand les mélomanes font courir des rumeurs au sujet des musiciens, ils cherchent à s’inscrire dans un monde autre que le leur en diffusant des informations qui servent à construire le visage public de l’artiste. Ce savoir commun (publicknowledge) devient plus crédible quand il est véhiculé par un discours de registre personnel (privateknowledge), ce qui explique pourquoi les rumeurs des « stars » de la scène musicale kinoise sont souvent racontées d’un point de vue personnel. Par les rumeurs, les non-musiciens participent activement aux intrigues des riches et célèbres, qui sont au coeur du rêve de la musique[8].

Comme pour illustrer ce phénomène, les enfants d’un ami à Kinshasa commençaient souvent nos conversations en me donnant des nouvelles des « stars » de la musique populaire : « Monsieur Bob, j’arrive de la maison de Pépé Kallé. Il est en grande forme. » Ou bien : « J’étais avec Werra Son, il a un grand concert demain soir. » Après avoir demandé des précisions, j’ai compris que ces jeunes étaient passés devant la maison de Pépé Kallé et l’avaient vu assis sur son balcon, ou bien ils flânaient dans le parc de stationnement où le groupe de Werra Son faisait la répétition, mais n’avaient eu aucun contact personnel avec les musiciens qu’ils voulaient présenter comme des amis ou des connaissances intimes[9]. L’effacement de la distance entre le mélomane et l’artiste donne une impression d’intimité et de complicité, dont voici quelques exemples tirés de mes notes de terrain :

Defao est un bon garçon vraiment, très sérieux. On a grandi ensemble à Kisantu.
 Manuaku est comme ça. Il vit en Suisse depuis longtemps. Il a même marié une femme là-bas.
 Depuis que Blaise s’est fait tabassé il n’a jamais été pareil. Ça lui a pris beaucoup de temps avant de se sentir à l’aise de nouveau sur scène.
 Koffi aime trop les femmes. L’autre jour il a failli renvoyer Dieudonné du groupe parce qu’il l’a surpris avec une de ses copines.
 Ben ferait n’importe quoi pour avoir Lidjo dans son groupe. Il lui a déjà offert une voiture et plusieurs costumes.

La question de l’intimité dans les relations sociales a déjà été soulevée par les chercheurs en études africaines (voir par exemple Karp, 1980) et cette intimité est souvent associée à la sorcellerie. La parenté est marquée par l’intimité, et les relations intrafamiliales constituent une source inépuisable d’histoires sur le fétiche, même si un ou plusieurs membres de la famille ne sont pas physiquement présents (Bastian, 1993)[10]. L’idée de la sorcellerie comme « côté obscur » de la parenté (Geschiere, 1997) se traduit bien dans le contexte de Kinshasa, où la première réaction aux malheurs est souvent de dire que « c’était quelqu’un de proche ».

La matière brute de la rumeur

Les rumeurs sont transmises à la fois par des voies informelles, de bouche à oreille et dans les bulletins de fan clubs, à la fois par des voies davantage médiatisées telles que les magazines de culture et de mode ou les émissions de radio et de télévision[11]. La télévision est une source d’information importante sur la vie des musiciens et les entrevues en direct peuvent avoir un impact énorme sur ce que pense le public des artistes et de leurs comportements. Les journaux aussi ont un impact, y compris sur les analphabètes, puisqu’il n’est pas rare de voir des gens lettrés lire les articles à haute voix afin que tous soient informés de leur teneur. Les magazines et les journaux, surtout parce qu’ils sont continuellement remis en circulation, contribuent à la réification du savoir populaire autour des mouvements du monde musical. Ce qui ne veut pas dire que tous les journaux contribuent de façon égale à ce savoir[12].

La plupart de l’information circulant sur les musiciens porte sur leurs activités artistiques ou professionnelles. Le journal culturel Salongo recense à un rythme hebdomadaire les déplacements et voyages des artistes. Un numéro de ce journal composé de huit pages a consacré une page entière à quatre articles aux titres évocateurs : « Après son séjour en Europe, Madilu Multi-Système de retour », « Malgré le départ de deux membres, Temple diRoma tient le coup », « Sauf imprévu, Zaiko Langa Langa de retour à Kinshasa à la fin du mois », « Big Stars : sur la bonne voie en tournée en Zambie » (octobre 1996). Les articles publiés au sujet des musiciens annoncent l’actualité des groupes (tournées, calendriers de voyage, changements de personnel), mais ces rapports publicitaires inspirent souvent d’autres articles qui servent de matière brute pour fabriquer des rumeurs : « Est-ce que Bimi va retourner dans Zaiko ? », « Après son retour à Paris, Papa Wemba essaie de voyager au Japon », « Mbilia Bel et Rigo Star aux États-Unis pour faire un nouvel album » (ibid.).

Les histoires qui circulent de bouche à oreille peuvent aussi prendre des allures plus spectaculaires. Jouissant d’une surprenante popularité à la fin des années 1980, le groupe Swede Swede de Boketchu Premier s’est fait connaître comme l’enfant chéri des élites de la classe politique à Kinshasa. Comme pour corroborer ce statut privilégié, les rumeurs circulant au sujet du groupe racontaient qu’il se faisait interrompre en plein spectacle à Kinshasa pour être transporté par avion à Gbadolite afin de donner un concert privé en l’honneur de la famille du président Mobutu. Certaines rumeurs sont tellement bien connues qu’elles finissent par être canonisées, comme celle voulant que les piètres qualités de danseur de Koffi Olomide aient obligé cette « grande star » de la musique congolaise à suivre des cours pour s’améliorer, quelque chose de presque inconcevable (pour ne pas dire embarrassant) dans cette ville de mille danses.

Dans la presse de Kinshasa, un nombre important d’articles met à jour l’esprit compétitif qui anime les groupes entre eux mais aussi en leur sein, comme l’illustrent les titres suivants : « Adamo, Baroza et Malage crachent dans le visage de N’yoka Longo » (Ndule, 1995), « Defao Matumona : j’arrête de jouer avec d’autres groupes le jour où Ben Nyamabo me paie mes droits d’auteur en espèces » (Disco Hit, 1985), « Likinga nommé président de Zaiko Familia Dei, Bimi malheureux essaie de vendre sa Mercedez et se cacher en Europe » (Disco Hit, 1985). On trouve beaucoup d’articles traitant du départ ou du renvoi de tel ou tel membre de groupe, ainsi que des interminables conflits interpersonnels au sein des groupes : « Nyoka : je ne sais pas comment Bimi a pu s’acheter une Mercedez » (L’As des As, 1988), « Le conflit continue entre Ilo Pablo et Nyoka Longo » (ibid.), « Nono Atalaku en guerre avec Ditutala » (ibid.). Dans certains cas, les journaux publient des histoires spectaculaires sur la vie des musiciens et par la suite offrent à ces derniers un forum pour réfuter leurs accusations : « Débaba : je n’ai jamais demandé à devenir membre de Familia Dei » (Disco Hit, no 147) ou « Fafa de Molokai dit qu’il n’a jamais été arrêté pour la vente de drogues » (Disco Hit, no 60).

Achille Ngoy, journaliste congolais très actif sur la scène musicale du Kinshasa des années 1970, raconte qu’il avait l’habitude comme jeune journaliste d’encourager les artistes à raconter des histoires de conflit entre eux : « Dire aux musiciens de se battre nous aidait à vendre des journaux » (entrevue, juin 1995). Les moments de réconciliation, souvent mis en scène pendant les concerts, attirent aussi un large public : « Réunis sur la même scène Zaiko Langa Langa et L’Empire Bakuba » (Ndule, 1995), « Wemba et Koffi des amis de nouveau, un nouveau disque pour confirmer leur amitié » (Le Soir, 1996). L’histoire de la présence de Nyoka Longo (leader du groupe Zaiko) au dixième anniversaire musical de Koffi Olomide (l’un de ses principaux rivaux) a beaucoup circulé à la suite de l’événement. Les observateurs de la réunion se demandaient s’il s’agissait d’un geste stratégique de Nyoka Longo ou d’une vraie réconciliation entre les deux artistes.

Outre les rumeurs sur les déplacements et les conflits interpersonnels, les chroniqueurs musicaux résistent difficilement à l’attrait du fétiche comme sujet d’article, probablement parce que ce thème éveille presque à coup sûr l’intérêt du public. Les musiciens y sont habitués et, comme les questions posées sont prévisibles, leurs réponses le sont tout autant. Les musiciens savent que les journalistes vont poser des questions à ce sujet et les journalistes savent que les musiciens vont nier toute participation aux interventions mystiques. Les mélomanes, quant à eux, savent que même si c’était vrai, le musicien ne pourrait jamais avouer avoir participé à une telle pratique.

Mais cela n’empêche pas les rumeurs sur les musiciens et la sorcellerie de circuler. Les déclarations publiques des musiciens ne font d’ailleurs que rajouter aux intrigues qui les entourent (« Emeneya : j’ai découvert le secret du succès et c’est loin d’être le fétiche »). Un bon nombre de rumeurs classiques circulent toujours, comme celle de l’artiste soupçonné d’avoir trafiqué des crânes humains afin de financer son activité commerciale dans les années 1970. Il y avait aussi celle du musicien victime d’un sort qui l’empêchait de chanter une fois devant le micro, ou celle du musicien ayant obtenu le succès grâce à un contrat mystique qui l’empêchait d’acheter une maison ou d’investir ses économies. L’idée que l’argent gagné par des voies mystiques se doit d’être dépensé (et non épargné ou investi) est un élément courant dans les rumeurs qui circulent au sujet des musiciens. C’est aussi une façon pour le public de Kinshasa de s’expliquer les pratiques de consommation ostentatoires dans le milieu musical, constituant un aspect important de la présentation de soi comme « star ».

Célébrité, fortune et malheur

Reddy Amisi, un chanteur qui s’est fait connaître comme « chef d’orchestre » du groupe Viva La Musica de Papa Wemba, a connu un succès croissant après la sortie de son deuxième album solo (« Prudence ») et une série de tournées en 1995. Après un concert d’Amisi à quelques kilomètres de Kinshasa, un accident de voiture a causé la mort de plusieurs personnes qui retournaient en ville. Inquiet des rumeurs l’accusant d’être à l’origine de l’accident, Amisi a alors organisé une conférence de presse pour se défendre :

Ce qui a été dit dans les médias à ce sujet m’a fait beaucoup de peine. À un moment donné je me suis demandé : « Qu’est-ce que je dois faire ? Pourquoi on m’accuse ? Quelles sont les preuves que je suis responsable de cet accident ? ».

Kanyinda, 1996 : 6

Selon la rumeur qui circulait, Amisi avait commissionné un fétiche pour garantir le succès de son nouvel album, mais en échange il devait sacrifier la vie de plusieurs personnes : il aurait désigné quelques-uns de ses fans. Il est intéressant de constater qu’Amisi prenait ces rumeurs suffisamment au sérieux pour organiser une conférence de presse, même si aucune accusation officielle n’était portée contre lui. Pour expliquer l’événement malheureux, Amisi se défendait en disant que ce genre d’accident pouvait arriver à n’importe qui et que les vrais responsables étaient les politiciens (qui avaient négligé de réparer la route) et les producteurs du spectacle (qui selon lui n’avaient pas obtenu l’accord symbolique et spirituel des notables du village où le concert avait eu lieu).

Quelques semaines après l’accident, quand j’ai demandé à un jeune homme dans la vingtaine ce qu’il pensait de la musique d’Amisi, il m’a dit : « Moi je n’aime pas Reddy, c’est un sorcier. À chaque fois qu’il fait un concert quelqu’un va mourir après. » Les rumeurs, surtout celles qui circulent beaucoup, sont des histoires qui donnent envie aux gens de les répéter (White, 2000 : 8) et à force d’être répétées elles peuvent devenir vraies pour ceux qui les racontent. Dans une autre entrevue, Amisi se justifie à nouveau :

Moi je suis un « mwana Kin » [fils de Kinshasa], un vrai Kinois, qui a grandi ici et qui connaît la mentalité d’ici... En ce qui me concerne quand les gens parlent du fétiche il n’y a rien de nouveau. Même dans la famille, si tu deviens quelqu’un grâce à tes propres efforts, les gens t’accusent d’être un sorcier. C’est vraiment triste ! Je ne suis pas responsable de cet accident... C’est toujours eux qui ont les mauvaises langues qui sont les premières à accuser les autres.

N’zanga, 1996 :4

Comme le montre cette série d’événements, dans l’imaginaire populaire le lien est fort entre succès des musiciens et sorcellerie. Ainsi, un artiste à Kinshasa est soupçonné d’avoir « mangé » (métaphore courante pour la sorcellerie sacrificielle) de jeunes admiratrices, en plus d’être complice de sa mère qui était aussi son amante. Un autre artiste aurait signé un contrat de quatorze ans avec le Diable afin d’assurer son succès comme chanteur. En échange de la vie d’un membre de sa famille, on lui aurait promis une longue liste de « tubes », en plus de l’amour et de l’admiration de toutes les femmes. Au moment où la fin de son contrat approchait, au milieu de la treizième année, le musicien s’est retiré de l’entente en devenant membre d’une Église pentecôtiste et depuis ce temps-là il ne chante qu’« à la gloire de Dieu ». Dans un troisième cas assez célèbre, un artiste aurait refusé de marier la première jeune fille à tomber enceinte de lui. Le père de la fille, complètement enragé, aurait commissionné un fétiche qui a mis fin à la grossesse et transformé le musicien en homosexuel[13].

Si les rumeurs de sorcellerie expliquent le malheur, comme dans l’étude classique d’Evans-Pritchard (1976), elles expliquent aussi souvent la bonne fortune, surtout celle des autres. Les musiciens à Kinshasa ont autant de visibilité que de mobilité sociale et leur succès financier et professionnel est souvent sujet de discussion. Le succès au Congo, comme dans de nombreuses sociétés africaines, suscite jalousie et accusations de sorcellerie, obligeant les musiciens à expliquer que la raison de leur succès n’est pas le fétiche, mais le travail (« eza nkisi te », littéralement « ce n’est pas la sorcellerie »). À travers les paroles de leurs chansons, ils se défendent des accusations de sorcellerie dans un discours mêlant les thèmes de la famille, du travail et de la foi :

Ma mère m’a dit que dans la vie il ne faut pas trop s’en faire, quand les gens parlent de toi c’est juste pour te distraire, ce n’est rien, comme le vent avant la pluie, il y a des choses plus importantes dans la vie. Il faut être juste et avoir du respect pour les autres. Ce monde appartient à Dieu et personne n’échappe à la mort. Ce qui compte le plus c’est le travail : nous sommes tous les enfants de Dieu. Enfant, mets-toi à genoux et le ciel te soulèvera. Enfant, l’humilité est une bonne chose. Enfant, la vanité est mauvaise. Enfant, ne va pas trop vite dans la vie, le dernier jugement sera au ciel (« Kamutshima » de Koffi Olomide de l’album Attentat, traduction de l’auteur).

En parlant de son obtention du prix Kora en novembre 2001, le leader du groupe Wenge Musica Maison Mère a expliqué son succès dans les termes suivants :

Le secret de mon succès c’est la prière, les bonnes décisions, l’effort personnel et les conseils des autres. Je jure que Dieu a répondu à ma prière, parce que je viens de réaliser un de mes plus grands rêves, être choisi comme meilleur artiste d’Afrique centrale et meilleur artiste d’Afrique. Le bon Dieu a prouvé encore une fois qu’il n’est pas corrompu et qu’il ne le sera jamais.

Mpaka, 2000 : 2

Ces exemples, assez représentatifs de l’ensemble de la scène musicale de Kinshasa, soulèvent plusieurs questions. Premièrement, est-ce que les rumeurs publiées dans la presse populaire locale, en général de source anonyme, pourraient être considérées comme des accusations ? La plupart des accusations de sorcellerie concernent des personnes qui se connaissent et, dans le milieu de la musique populaire, les rumeurs subtilement accusatrices peuvent être lourdes de conséquences. Dans le cas de Reddy Amisi, le musicien a répondu aux rumeurs comme s’il avait été accusé, afin éviter qu’elles ne compromettent son avenir professionnel et il est fort possible que sa décision de les démentir ait finalement joué contre lui. Deuxièmement, si les rumeurs fonctionnent comme des accusations, qu’est-ce que cette observation peut nous apprendre sur les enjeux de proximité et de distance dans un contexte urbain africain ? Dans un texte récent au sujet du lien entre sorcellerie et État au Kenya, Diane Ciekawy constate que l’accusation dialogique (une situation où les deux partis peuvent s’expliquer directement après une accusation) est de plus en plus rare (1988 : 133). La distance sociale qui accompagne des accusations anonymes circulant par « radio trottoir » avant de passer par les médias de masse est considérable. Mais cette distance — non seulement entre la personne qui accuse et la personne accusée, mais aussi entre l’événement et l’accusation — ne veut pas dire que l’accusation est vide de sens.

Lupemba éphémère

On sait qu’on a du succès en constatant que quelque chose a changé dans sa vie : la manière dont le public vous adule et vous adore... Vous faites la une des journaux, de la radio et de la télévision, vous êtes celui dont on parle. Tout semble vous réussir avec facilité. Et il y a des commissionnaires des féticheurs qui vous persuadent de vous protéger en vous servant des amulettes ou du mysticisme... (Serge Makobo, communication personnelle, 30 juillet 2001).

Dans le domaine de la musique populaire on entend souvent le mot lupemba, qui veut dire « succès », « bonne fortune » ou « popularité », mais il s’utilise également dans le monde des affaires, de la religion ou de la politique. Le lupemba s’acquiert de plusieurs façons — effort personnel, chance ou fétiche — et certaines personnes possèdent cette qualité à la naissance. Pour obtenir le lupemba, l’artiste doit présenter des caractéristiques comme la persévérance, le charisme et bien sûr le talent. Les artistes qui n’ont pas ces qualités, ou qui ont peur de ne pas les avoir, font le nécessaire pour obtenir le lupemba autrement, soit en provoquant des rumeurs au sujet de leur personne (« la polémique »), soit en faisant appel à un féticheur.

Si acquérir le lupemba n’est pas facile, le maintenir est un défi encore plus grand. Selon l’un de mes informateurs, le lupemba ressemble à un poste ministériel, dans le sens où il peut créer des attentes dans l’entourage personnel et familial. D’où l’insistance d’Alain Marie sur le compromis que les individus doivent faire entre la réussite et « l’accusation d’ingratitude, toujours lourde de menaces sorcières » (Marie, 1997 : 256). Donc, comme dans la vie politique, les musiciens essaient d’en profiter au mieux quand le lupemba est à leur portée, puisqu’il est éphémère. Maintenir le lupemba n’est pas impossible, mais cela exige beaucoup de patience et de discipline ; les musiciens parlent de la « gestion » du lupemba. Si l’artiste ne fait pas attention, il y a risque que le lupemba lui fasse « gonfler la tête » et qu’il perde contact avec la réalité de son public. Pour garder le lupemba, l’artiste doit constamment renouveler son répertoire musical, mais aussi montrer du « leadership » dans les domaines de la mode, de la danse et du langage populaire. Il doit être à la fois critique et indifférent à l’égard de ses rivaux et doit se montrer disponible et reconnaissant envers ses mélomanes.

Depuis la plus importante séparation du groupe en 1999, Wenge Musica s’est divisé en deux camps, l’un sous la direction de J. B. M’piana et l’autre de Werra Son, tous les deux membres cofondateurs du groupe. Cette rivalité, probablement la plus importante dans l’histoire de la musique populaire du Congo, correspond à un clivage aussi marqué chez les jeunes mélomanes (White, à paraître). Le succès relatif de Werra Son serait dû non seulement au fait que les ressortissants de sa région natale (Bandundu) constituent une partie importante de la population à Kinshasa, mais aussi au fait que Werra Son est réputé pour avoir un fétiche particulièrement fort ; il se surnomme « Roi de la forêt » et utilise beaucoup une imagerie l’associant aux forces de la nature. En plus, Werra Son cultive une image d’« homme du peuple », ce qui est très différent de son rival J. B., souvent taxé d’élitisme et d’arrogance.

L’autre rival de Werra Son, Koffi Olomide, qui s’est déjà réclamé du titre de Nkolo Lupemba (littéralement « propriétaire » ou « doyen » du lupemba), est également critiqué. Olomide est probablement l’artiste le plus imposant de la scène musicale kinoise depuis le milieu des années 1990, et malgré une longue histoire de conflits avec la presse locale, il a su s’en sortir avec son lupemba intact. Bien que le public se plaigne de sa musique devenue monotone, de ce qu’il ne danse pas bien et ne soit pas à la mode, il n’en garde pas moins une place privilégiée sur la scène musicale kinoise (surtout auprès du public féminin). Selon les rumeurs à Kinshasa, Olomide aurait gardé les titres des voitures Mercedez-Benz qu’il avait données en cadeau à ses musiciens. Werra Son, par contre, aurait donné les titres et les clés des BMW qu’il avait achetées à ses musiciens afin de rivaliser avec Olomide, montrant clairement qu’il s’agissait d’un cadeau et illustrant ses qualités de leader généreux. Dans ce cadre, les mélomanes considéraient qu’Olomide avait réagi de façon égoïste et son comportement avait tendance à renforcer une image d’artiste arrogant et conflictuel.

C’est donc avec un certain plaisir que les gens de Kinshasa ont vu la caricature présentant Koffi — fesses exposées et genoux à terre — se faisant frapper par un soldat zimbabwéen pour avoir refusé de se plier à un contrôle militaire en revenant d’un concert :

-> See the list of figures

La caricature en question s’inspire d’un incident réel que Koffi a pourtant nié. Elle fait référence au titre d’un album de Koffi (« Force de frappe ») et le sous-titre de la caricature (« Système ya fimbo », en référence à l’utilisation de la « chicotte » pendant la période de la colonie belge), vise non seulement Koffi, mais aussi les soldats zimbabwéens basés à Kinshasa qui soutenaient le Congo dans les conflits à l’est du pays et qui avaient une réputation de brutalité vis-à-vis de la population.

Si Koffi et d’autres musiciens populaires à Kinshasa sont capables de retenir l’attention du public, c’est précisément parce qu’ils sont spectaculaires dans leur narcissisme et « magiques » dans leur utilisation de la langue (Ossete, 1994). Ces comportements répondent aux attentes d’un public qui se tourne vers la musique pour se distraire et l’utilisation stratégique du fétiche fait partie intégrante de cet univers d’attentes. Mais quand le public devient critique à l’égard d’un artiste, ce n’est pas a priori parce qu’il a beaucoup de succès. Ce qui ronge l’estime du public pour les musiciens, c’est la perception que l’artiste perd le contact avec sa « base », c’est-à-dire son public, mais aussi les valeurs qui se rattachent à son milieu d’origine, souvent modeste. Quand les musiciens deviennent orgueilleux, égoïstes et « frimeurs », ils rejoignent les politiciens et autres personnages publics qui se considèrent au-dessus de la loi et de la moralité. Cette façon immorale de se comporter peut rendre le musicien plus vulnérable aux accusations de sorcellerie, et la rumeur, jusqu’alors innocente et anodine, peut se retourner contre lui.

Musique et moralité

Les récits de célébrité au Congo, comme partout dans le monde, donnent des informations qui permettent au grand public d’expliquer le statut privilégié de l’artiste. Mais ici on ne peut pas séparer les rumeurs des considérations morales. Les récits de célébrité aux États-Unis, par exemple, sont habituellement construits autour de l’excentricité, de la persévérance et du triomphe personnel. Ces récits, émaillés de traumatismes, de relations torturées et de combats avec la dépendance, reflètent ce que les Américains pensent de l’identité américaine et des critères de célébrité. S’il est vrai que les rumeurs courant au sujet des « stars » de la musique ou du cinéma américain ne parlent pas de sorcellerie, c’est surtout le contenu moral qui distingue les rumeurs de Los Angeles ou de New York de celles de Kinshasa. L’intérêt du public à Kinshasa ne porte pas tant sur l’origine de la richesse des personnages publics, comme Karin Barber l’a montré pour le Nigéria (1997), que sur le comportement des personnes une fois devenues riches. Selon Harri Englund : « Witchcraft discourses are occasions to contest and manage the images of a person as a moral being » (1996 : 257).

Pour certains, l’émergence d’un véritable « star system » à Kinshasa — phénomène qui remonte au début des années 1940 — représente un modèle de mobilité sociale dans un milieu autre que celui de la politique (White, 2008). Pour d’autres, il s’agit d’un phénomène extrêmement inquiétant, puisque les musiciens sont devenus des modèles pour toute une génération de jeunes Kinois et leur comportement est symptomatique du déclin moral de la société et de la spiritualité (Devisch, 1996). À Kinshasa, les rumeurs font partie d’une conversation publique qui produit le savoir au sujet des conditions et des coûts de la richesse dans une économie de pénurie. Pour reprendre la formule de Paul Farmer (1992), les rumeurs fonctionnent comme une sorte de « baromètre moral » qui met en lumière le sacrifice nécessaire à la réussite individuelle. Ici il ne s’agit pas du sacrifice tel qu’on l’entend quand on parle de Michael Jackson ou de Céline Dion (discipline personnelle, pas d’enfance, pas de vie privée, etc.), mais du vrai sacrifice : le sacrifice humain.

Lors d’une visite récente à Kinshasa, un ami congolais dans la trentaine m’a relaté sa propre expérience avec les accusations de sorcellerie. Selon lui, ses camarades d’école secondaire le soupçonnaient d’être sorcier parce qu’il obtenait systématiquement les meilleures notes de la classe dans presque toutes les matières. D’après les rumeurs qui circulaient à son compte, il devait sacrifier son hygiène personnelle en échange de bons résultats scolaires, raison pour laquelle ses cheveux étaient souvent sales ou mal coiffés. Cette rumeur a suscité en lui une certaine satisfaction, et afin d’amplifier l’effet de son soi-disant pouvoir mystique, il a complètement arrêté de se couper les cheveux pendant un certain temps[14]. Dans une économie inégalitaire, les accusations de sorcellerie fonctionnent non seulement comme des mécanismes de nivellement, mais aussi comme des mécanismes d’accumulation, que ce soit du capital symbolique, social ou économique.

La sorcellerie a sans doute renforcé le pouvoir symbolique du régime de Mobutu ; les rumeurs qui circulaient alors au sujet des politiciens ont normalisé les croyances dans l’utilisation stratégique de la sorcellerie[15]. Dans un des textes les plus révélateurs de la culture politique du régime Mobutu, l’historien congolais Ndaywel à Nziem analyse les témoignages de Sakombi Inongo et Bofossa W’Amb’ea Nkoso, deux mobutistes « réformés » qui, après avoir quitté leur poste, ont dénoncé publiquement les pratiques occultes ayant cours dans le cercle intime de Mobutu. Les deux hommes rapportent avoir suivi le conseil d’un ami ou d’un collègue les incitant à recourir à la magie pour se protéger de rivaux potentiels, ne serait-ce que par instinct de survie politique. Le besoin d’une protection grandissante a poussé les deux hommes à faire des interventions mystiques de plus en plus complexes et éventuellement à faire appel à un nombre impressionnant de spécialistes rituels venant non seulement du Congo, mais aussi du Sénégal, de l’Inde et des États-Unis[16]. Néanmoins, aucun des deux n’avoue avoir eu recours au sacrifice humain. Selon Sakombi, quand il a réalisé qu’il aurait été obligé de sacrifier un membre de sa famille pour assurer la continuité de son succès, il a immédiatement tourné le dos à la sorcellerie : « Nous étions destinés à mourir, mais Dieu nous a sauvés » (Ndaywel, 1993 : 43). Pour beaucoup de Kinois, ces récits de conversion confirment non seulement que les gens de pouvoir utilisent le fétiche comme stratégie politique, mais aussi que le fétiche constitue une méthode efficace pour améliorer sa situation ou son statut social.

Les discours sur la sorcellerie à Kinshasa, principalement à travers le mécanisme des rumeurs, relèvent de plusieurs domaines d’action et de signification. En passant par la rue, mais aussi par les journaux et la télévision, les rumeurs sur la sorcellerie articulent la tension entre réussite individuelle et responsabilité sociale, agissant comme une sorte de courroie entre les élites et les masses. Si les discours sur la sorcellerie se renouvellent constamment au Congo, ce n’est pas seulement à cause de l’inégalité engendrée par les vagues successives de la modernité africaine (Comaroff et Comaroff, 1993 ; Englund, 1996 ; Geschiere, 1997), mais aussi parce que les hommes de pouvoir se servent de cette « épidémiologie populaire » (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001 : 116) pour manipuler l’opinion publique. En lien avec l’intérêt récent pour la notion de « démocratie dialogique » proposée par Callon et al., il est tentant de voir les rumeurs comme une sorte de savoir ouvert, accessible à tous et partagé sous forme de « monde commun » (ibid.), mais ce scénario semble peu probable dans un contexte où l’élite utilise la rumeur pour propager la peur et où l’homme de la rue y participe afin d’expliquer pourquoi certains accèdent à l’insaisissable pendant que lui crève de faim.

À Kinshasa, le mélomane utilise les rumeurs pour se positionner en tant qu’individu ayant réussi mais aussi en tant que sujet moral. Comme Alain Marie l’a remarqué, la réussite en contexte africain a tendance à individualiser, « mais cette individualisation ne doit absolument pas conduire à l’individualisme » (1997 : 255). L’individualisation est « un leurre et un malheur », principalement à cause de la difficulté à penser le soi en dehors d’une « solidarité négociée avec autrui » (1997, quatrième de couverture). Le commentaire : « Je n’aime pas la musique d’untel parce qu’il est sorcier » montre que les évaluations esthétiques de la musique ne sont pas facilement séparées de la perception publique de l’artiste comme acteur moral. Avec des commentaires de ce genre, les Kinois font plus que marquer une distance entre le soi et un comportement anti-social, ils créent un espace où l’individu peut, lui aussi, briller comme une « star ».