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1. Introduction

L’« essai sur le don » (esld) de Marcel Mauss compte parmi les quelques grands « classiques » dont la lecture continue à susciter un riche corpus de recherche et d’interprétation au travers des sciences humaines et sociales[2]. Je me propose de mettre l’accent sur un aspect de l’« Essai » qui ne me semble pas avoir reçu, malgré les multiples analyses et interprétations dont il a fait l’object, toute l’attention qu’il mérite : sa contribution à la sociologie historique et comparative des sociétés et des civilisations[3].

Les réflexions que Mauss mène dans ce célèbre « Essai » touchent en effet non seulement aux sociétés dites primitives mais encore, bien que plus succinctement, au don dans les systèmes de droit de civilisations anciennes (tels que le droit romain, hindou, germanique, celte et chinois) et s’attachent finalement, dans le chapitre de conclusion, au don dans la société moderne. Bien qu’il puisse sembler manquer de rigueur au regard des normes actuelles de ce style d’analyse, l’« Essai » possédait donc néanmoins une dimension de sociologie historique comparée importante. Si cet aspect de l’« Essai » n’a pourtant jamais été repris par les chercheurs, c’est peut-être simplement dû au fait que le comparatisme n’est actuellement guère de mise parmi les anthropologues. Et quant à ceux parmi les sociologues qui sont demeurés plus sensibles à ce style d’approche, ils n’ont prêté que peu d’attention au don, et continuent à préférer de grands thèmes d’intérêt macrosociologique plus saillant — tels que le capitalisme, l’État, la démocratie, les révolutions politiques, les phénomènes de nationalisme ou de fondamentalisme.

L’objet de cet article sera de montrer qu’en ce domaine comme en tant d’autres, l’approche historique comparée peut offrir une contribution importante, et mérite d’être poursuivie au delà des efforts pionniers que Mauss y avait brillamment investis. Une telle approche, de plus, est en passe d’acquérir un intérêt tout particulier quant à une question qui semble maintenant préoccuper de plus en plus les spécialistes : celle de l’étonnante et riche diversité des formes et des expressions du don, et de la remise en question que cette diversité implique quant à l’existence de toute essence ou unité de base qui puisse leur être commune (p. ex. : Caillé, 1996 ; Monaghan, 1996, p. 499-500).

Bien que cette question ne soit pas indépendante des débats qui ont depuis longtemps marqué la réflexion dans ce domaine — tels que ceux concernant le dosage précis d’intérêt ou de désintéressement, d’utilitarisme ou d’anti-utilitarisme, de réciprocité ou de non-réciprocité attaché au don — elle marque un glissement certain des centres d’intérêt. Et c’est précisément en ce point critique que la réintroduction de la perspective historique comparée me semble pouvoir être d’une portée distincte.

Le dilemme auquel nous faisons face actuellement est le suivant : doit-on continuer à rechercher le noyau essentiel du don tel que l’appréhendait Mauss, c’est-à-dire en tant que véritable « fondation des sociétés humaines » et « roc » universel sur lequel sont bâties les civilisations? Ou bien devrait-on plutôt renoncer à l’idée d’une théorie uniforme du don et, ce faisant, peut-être décider d’oeuvrer à un travail nécessaire de différenciation typologique ; ou doit-on encore déconstruire l’idée même du don, comme beaucoup s’attachent à présent à déconstruire nombre de concepts-clefs — tels que le concept de marché, en particulier, qui lui est profondément relié — et formant jusqu’ici la matière normale de toute analyse sociale? Notre tâche, telle que je la perçois, est de commencer à rechercher les outils conceptuels qui pourraient nous aider à aborder le don sous l’angle d’une perspective d’histoire comparée, et à éviter, ce faisant, de le définir de façon trop universelle et « essentialisante » d’un côté, ou de lui dénier toute nature distincte en tant que phénomène sociologique sui generis, de l’autre.

Mon propos consistera d’abord à réévaluer brièvement la position de Mauss, et à la confronter ensuite à celle, importante, et pourtant généralement méconnue dans ce domaine, que Paul Veyne a développée dans son importante étude du don « évergétique » dans l’Antiquité gréco-romaine, intitulée Le pain et le cirque.[4] Constituant à ma connaissance l’un des très rares cas s’essayant à la rencontre explicite des traditions maussienne et wébérienne, Le pain et le cirque revêt une importance particulière dans la mesure où il présente une antithèse radicale et un correctif efficace à un trait majeur de l’« Essai » : sa tendance à se concentrer de façon exclusive sur les caractéristiques fondamentalement semblables et universelles de la notion de don au travers de périodes historiques et de civilisations diverses.

Comme nous le verrons, cependant, Veyne nous entraîne parfois trop loin des concepts de Mauss, sans nous rapprocher suffisamment de ceux de Max Weber. Ceci m’amènera finalement à suggérer en quoi une stratégie d’histoire comparée plus pleinement wébérienne pourrait peut-être fournir une approche plus adéquate aux questions que Veyne me semble avoir été le premier à soumettre à une réflexion systématique.

2. La position de Marcel Mauss

L’argument de fond de Mauss, dans l’« Essai », consiste à élaborer l’idée que le don est « une forme nécessaire de l’échange, c’est à dire de la division du travail social elle-même » et une « forme permanente de morale contractuelle », « l’un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés » (esld, p. 148). En d’autres termes, l’accent est mis sur le don comme phénomène universel, faisant preuve d’une impressionnante continuité de développement et conservant une même nature fondamentale au travers des périodes historiques et des cultures diverses. Même quand Mauss relève des différences, ou fait allusion à l’existence de diverses formes ou de différents types de don, ceci ne vient pas rompre l’effet de nivellement et d’homogénéité de son argument. Bien que l’« Essai » soit célébré pour avoir, à juste titre, défendu une conception historisante de la notion d’économie de marché, insistant sur sa formation historique récente, il contient aussi une conception surtout a- ou trans-historique du don. Le don peut ainsi varier dans ses détails et ses expressions spécifiques, ou même dans son degré d’importance, mais il n’est pas censé varier pour ce qui a trait à son caractère ou principe fondamental.

Formé, comme il l’était, à des disciplines telles que l’histoire des religions, l’ethnologie et la philologie, Mauss était loin d’être indifférent à la diversité historique et culturelle, et comme l’a bien reconnu Camille Tarot en particulier, y était certainement plus sensible qu’Émile Durkheim (Tarot 1996, p. 76-77 ; 1999, p. 103-131)[5].

Il n’est donc pas si surprenant que malgré sa tendance fortement homogénéisante, l’« Essai » nous fournisse quelques indices, si limités soient-ils, de l’existence d’un champ diversifié des mécanismes du don même dans le contexte de sociétés relativement simples et archaïques. Par exemple, et comme il l’a déjà été bien souligné par d’autres, Mauss fait allusion à une distinction entre les formes de prestations agonistes et non agonistes, ne disant traiter dans l’« Essai » que des formes agonistes (comme le potlatch), et laissant de côté ce qu’il appelle, sans jamais vraiment les définir, « les prestations totales de type non agonistes ». Une autre distinction importante, suggérée par l’« Essai » mais y restant tout aussi peu développée, est celle qui sépare les processus de don ayant trait au transfert d’objets précieux, investis de signification magique ou religieuse spéciale (tels que les talismans, les blasons cuivrés, les couvertures de peau), de ceux n’ayant trait qu’à des objets « ordinaires » sans signification particulière (esld, p. 214-227 esp.). Intimement liée, et cependant encore moins élaborée, est la distinction entre objets auxquels on permet de circuler (par don ou par commerce) et ceux auxquels on ne le permet pas. Ces distinctions deviendront tout à fait centrales dans les travaux d’Annette Weiner et Maurice Godelier en particulier, où elles seront investies de conséquences empiriques et conceptuelles majeures (Weiner, 1985, 1992 ; Godelier, 1996).

Dans la même perspective, il convient de prêter attention à la section distincte que Mauss consacre au don religieux (esld, p. 164-171). Étrangement brève et insatisfaisante pour un savant féru d’histoire des religions et ayant déjà écrit, avec Henri Hubert, une étude sur le sacrifice en 1898[6], cette partie de l’« Essai » n’en est pas moins significative pour notre thème. Elle fait montre d’une tension sous-jacente entre la tendance qu’affirme Mauss à traiter du don religieux comme d’une sorte de catégorie à part, et sa tendance contraire, et finalement dominante, à l’intégrer dans le flot de son argument de base. Ce qu’il appelle « des dons aux hommes en vue des dieux ou de la nature » est introduit d’abord et de façon quelque peu étrange comme un « quatrième thème » (la suggestion d’une quatrième obligation, faisant suite à la fameuse série des trois obligations — donner, recevoir, rendre?) sur lequel Mauss ne reviendra jamais ensuite dans le reste de l’« Essai »[7]. Mais son attention, dans les pages qui en traitent, se porte encore une fois principalement sur la ressemblance et même l’interpénétration entre ce type de dons et les autres, plutôt que sur leurs propriétés distinctes. À la base de cette ressemblance, si l’on en croit Mauss, se trouve le fait que les hommes on dû d’abord avoir à « négocier » avec l’esprit des morts et avec les dieux, puisque ce sont eux, après tout, qui sont supposés être les propriétaires authentiques de toute possession humaine. Il souligne ainsi les affinités existant entre la destruction de richesse qui s’opère dans le cadre d’institutions du don de type potlatch et la destruction produite par le sacrifice, et met l’accent sur la ressemblance dans l’intention des dons aux hommes et des dons aux dieux, ayant pour but d’obtenir la paix avec les uns comme avec les autres, et semblablement fondés sur un même principe de do ut des (donnant-donnant). Le sacrifice contractuel, en somme, présuppose les institutions de don en même temps qu’il en est l’expression la plus haute, et la différence entre don et sacrifice n’est conçue que comme une différence de degré[8]. De plus, bien des cérémonies sont présentées comme polyvalentes, occasionnant tout à la fois la circulation de dons articulant les relations entre hommes et entre hommes et dieux. Ce qui renforce donc l’image d’une interpénétration et même d’une imbrication mutuelle profonde entre ces deux formes de processus du don.

Les quelques remarques que Mauss fait ensuite apparaître sur l’aumône religieuse, qu’il perçoit de formation historique plus tardive, attestent de la même ambiguïté : bien qu’il souligne encore la continuité avec les modes archaïques de don, il fait aussi brièvement allusion à toute une série de discontinuités et de transformations historiques, qu’il finit cependant par rapidement et complètement ignorer. L’aumône est ainsi présentée comme « le fruit d’une notion morale du don et du destin d’un côté, et de la notion de sacrifice de l’autre ». Le don s’est d’abord transformé en principe de justice, en obligeant les riches à se dépouiller d’une partie de leur richesse pour compenser l’inégalité de fortune et de destinée entre les hommes ; et en obtenant la permission des dieux de donner aux pauvres ce qui leur était auparavant donné à eux-mêmes sous forme de sacrifice. Plus tard encore, avec l’expansion de la chrétienté et de l’islam, une autre transformation survient, celle du don comme principe de justice en don comme aumône — que Mauss, cependant, ne s’attarde ni à définir ni à expliquer.

Non seulement ces importants développements dans le contexte de ce que Mauss appelle « les idéaux moraux », ne sont guère élaborés (prévenant donc toute confrontation et contradiction possible avec sa conception de base), mais ils n’offrent de plus qu’une image extrêmement simpliste et parcellaire de la notion de don dans l’espace religieux, qui se limite de plus à ce que Mauss appelle les religions « sémites » (judaïsme, chrétienté, islam)[9].

De fait, les chapitres suivants de l’« Essai » qui traitent des systèmes de droit romain, hindou, germain, celte ou chinois n’ajoutent aucune perspective particulière. Comme l’ont bien montré Trautmann (1986) et Parry (1986), Mauss a même négligé, ou (involontairement?) occulté, un aspect de l’idéologie brahmanique du don — son interdiction de la réciprocité — dont il avait tout à fait conscience[10] mais qui ne pouvait que contredire son insistance sur l’obligation de rendre, comme constituant l’un des principes universels du fonctionnement de la notion de don au travers des périodes historiques et des civilisations.

Il est significatif pour nous, en somme, que Mauss ne s’efforce pas du tout de reproduire dans l’« Essai » la stratégie conceptuelle qu’il avait développée avec Henri Hubert dans son étude sur le sacrifice, poussée par une attention bien plus grande au problème de la relation entre diversité concrète et principes constituants unifiants. Justement définie par Evans-Pritchard (dans son introduction à la traduction anglaise de l’« Essai » en 1968), comme recherchant une sorte de « grammaire » du sacrifice, dont les éléments peuvent apparaître sous forme de combinaisons et de mélanges différents, l’étude élaborée par Mauss et Hubert essayait d’exposer l’unité du sacrifice à l’aide d’une conception suffisamment souple et abstraite pour pouvoir rendre compte de la diversité des formes, des idées et des pratiques qui le sous-tendent.

Dans l’« Essai sur le don », à l’inverse, Mauss vise surtout à articuler le principe unifiant (celui des trois obligations, donner-recevoir-rendre) et ne s’attache nullement au problème de la diversité. Il ne tente jamais de montrer si ce principe unifiant, qu’il s’agisse de « grammaire » ou pas, serait en mesure de fournir, ni comment il le ferait, les ingrédients ou composantes qui aideraient éventuellement à interpréter les expressions multiples et diversifiées du don dans des contextes culturels différents.

Un accent identique portant sur les ressemblances et les continuités plutôt que sur les diversités continue à marquer les chapitres de conclusion ayant trait au don dans les sociétés modernes. Mauss y prend un ton prescriptif plutôt que descriptif, encourageant ses contemporains à revenir aux coutumes de générosité et de réciprocité anciennes, et au plaisir et à l’esthétique des formes de « dépense noble ». Concrètement, le genre de pratiques qu’il envisage et qu’il voit déjà naître de son temps semble inclure des formes et des potentialités diversifiées : systèmes de partage financier mutuel dans le cadre de syndicats ou d’associations professionnelles ; systèmes centralisés de redistribution de la richesse et de la sécurité sociale à travers l’État ; toute sorte de modes de contribution au bien public de type semi-volontaires, semi-obligatoires comme ils s’en trouvaient dans certaines civilisations anciennes ; et ce qu’il appelle le mode « anglo-saxon », en insistant sur les obligations et le rôle particulier des riches, entendus comme trésoriers de la richesse de leurs concitoyens.

Ces différentes pratiques de don « modernes » ne sont en tout cas mentionnées par Mauss que comme autant d’expressions de processus fondamentalement identiques de don. Il n’opère aucune distinction, ni ne questionne la relation ou les tensions pouvant exister entre eux, et en outre, ne tente pas même de relever des différences quant à leur mode d’opération avec celui du don dans le cadre des civilisations archaïques ou anciennes[11].

En conclusion, et malgré la réelle et précieuse dimension d’analyse historique et comparée qu’elle comporte et qu’elle a été la première à enclencher, l’oeuvre de Mauss demeure axée sur les affinités et continuités essentielles sous-tendant les expressions diverses du don au delà des périodes et des civilisations. Même lorsqu’il fait allusion à des types divers de don, c’est pour les présenter finalement comme dérivant de thèmes et de principes fondamentalement similaires et coexistant, voire s’imbriquant les uns dans les autres de manière harmonieuse, sans que nul indice de tensions ou de contradictions ne soit relevable entre eux. Somme toute assez logiquement, Mauss ne s’interroge donc plus aucunement sur les conditions pouvant favoriser ou freiner le développement du don en général, et de ses formes et pratiques diverses en particulier, dans des contextes historiques et culturels différents[12].

3. Paul Veyne : le don au pluriel?

Il y aurait grand intérêt à compléter l’approche maussienne qui vient d’être décrite par certaines idées et stratégies de recherche ancrées dans la tradition wébérienne de la sociologie comparative historique, pourtant couramment perçue comme représentant une tendance très différente, voire même opposée dans le cadre des sciences sociales[13]. Le bénéfice que l’on peut retirer d’un tel dialogue me semble avoir déjà été fortement pressenti, il y a de cela presque vingt ans, par Veyne, dans son livre Le Pain et le Cirque (lplc), traitant d’une forme bien particulière de dons dans l’espace du monde gréco-romain — les dons faits par des individus, et par des citoyens des plus riches et haut placés en particulier, à la collectivité. Regroupant ces dons sous la catégorie d’« évergétisme », et notant bien qu’il s’agit là d’un néologisme déjà appliqué par d’autres specialistes avant lui (lplc, p. 9, 21-22), Veyne se donne pour but d’analyser la bonne volonté de nombre de notables ou de personnalités officielles, et ce allant jusqu’à l’Empereur de Rome en personne, à « faire du bien à la cité », en contribuant par leur propre richesse personnelle au financement de toute une série d’entreprises à visées collectives : construction de bâtiments d’intérêt public (bains, temples, amphithéâtres), banquets et festivités, campagnes militaires, institutions d’enseignement, jeux athlétiques, combats de gladiateurs, etc.

Dès le début, Veyne présente sa recherche sur ces formes de dons comme étant autant un travail d’« histoire sociologique » que de « sociologie historique », et il affirme qu’il a été profondément influencé par Weber (Veyne, 1976, p. 11-13)[14]. Il ne se réfère, par contre, que très peu à Mauss, et seulement pour exprimer sa divergence : comme par exemple lorsqu’il critique ce qu’il considère comme le désir utopique et mal fondé de Mauss de voir le mécénat renaître dans la société moderne (p. 27) ; ou lorsqu’il refuse de voir l’évergétisme comme l’équivalent des potlatchs primitifs abordés par Mauss dans son « Essai » (p. 47).

De fait, Veyne demeure cependant pour beaucoup dans la lignée de Mauss, dont les idées sur le don semblent fonctionner dans son oeuvre comme une sorte de référence de base si évidemment connue de tous qu’elle n’exige guère d’explication. Ceci est particulièrement évident quand il désigne l’évergétisme comme un « fait social total » (p. 22), ou bien lorsqu’il souligne de façon récurrente le mélange de spontanéité et d’obligation, d’intérêt et de désintéressement, que l’évergétisme comporte — accédant donc à deux des principes les plus essentiels de la perception maussienne du don même s’il ne le mentionne pas explicitement.

Mais là où Veyne nous importe le plus c’est précisément lorsque — contrairement à Mauss — il insiste avec acharnement sur les différences, les distinctions et les discontinuités entre l’évergétisme et autres types de don ou phénomènes reliés, et entre l’évergétisme en contextes historiques différents. Loin d’être le fruit du hasard, cette grande attention que Veyne porte aux différences est ancrée dans sa conception fondamentale du travail historique comme étant un « inventaire de différences[15] », jouant de la sorte le rôle critique de « bloquer la voie aux fausses continuités historiques » ; vision de l’histoire peut-être sous l’influence de Weber mais aussi et plus encore de Foucault[16]. Ainsi, Veyne nous incite à voir dans l’évergétisme un phénomène distinct et même historiquement unique, et s’attache à le distinguer clairement de toute une série de phénomènes avec lesquels il risquerait par erreur d’être confondu (et qui eux-même, demandent à être soigneusement distingués les uns des autres), tels que le potlatch, les liturgies, les impôts, le bakhshish, les dons de clientélisme, les donations pieuses aux institutions religieuses, la charité juive ou chrétienne, et toutes les formes de redistribution des biens, dépense et consommation ostentatoire, ou gaspillage effréné[17]. Disséminées dans son texte se trouvent aussi de nombreuses distinctions entre l’évergétisme et ce qu’il appelle le « mécénat moderne », « l’aumône inspirée par l’ascèse », et la « philanthropie altruiste », ou bien encore entre le don de temps et le don d’argent. De plus, ces différences ne sont ni minimes ni marginales : marquant une distinction entre l’évergétisme et les bonnes oeuvres charitables, il se réfère par exemple pêle-mêle à des différences « d’idéologie, de bénéficiaires et d’agents, de motivations et de comportement » (p. 44). On se demande donc bien ce qui pourrait leur rester en commun.

Il en va également ainsi dans l’ordre même des phénomènes qu’il accepte de regrouper sous la catégorie d’évergétisme[18]. En effet, Veyne distingue entre deux types de base : l’évergétisme libre et spontané et l’évergétisme ab honorem, c’est-à-dire dérivant des obligations associées à l’acceptation et à la décharge de certaines fonctions officielles. Il sépare les dons effectués par les notables dans le cadre de la cité grecque de ceux effectués par les oligarques et les sénateurs à Rome, et de ceux concédés par l’Empereur romain — leur consacrant des sections particulières et insistant régulièrement sur le fait que chacun d’eux forme une catégorie en soi qui ne devient compréhensible que lorsqu’elle est remise dans son contexte historique bien précis.

Complexifiant encore plus l’image du don, Veyne se refuse à instituer les motivations individuelles comme étant au principe d’organisation applicable à cette diversité écrasante. Selon lui, la réalité est trop riche et diversifiée pour qu’un seul type de relation entre motivations et actions puisse avoir de l’emprise : les mêmes pratiques peuvent correspondre dans des cas différents à des motivations différentes ; des motivations semblables peuvent produire des pratiques différentes ; et, de toute façon, on ne peut jamais se fier aux motivations et idéologies exprimées, qui, même lorsqu’elles sont sincères, ne forment pas forcément un cadre adéquat d’interprétation.

Au delà de cette poursuite acharnée des différences et de la diversité, et même si cela peut nous sembler contradictoire, Veyne n’abandonne cependant pas la quête de ce qu’il appelle les « invariants ». On pourrait même ajouter que la manière dont il procède évoque moins l’« Essai sur le don », que la « grammaire » du traité d’Hubert et Mauss sur le sacrifice. L’évergétisme, nous dit-il, est à la confluence de trois thèmes de base, qui peuvent apparaître sous forme de combinaisons différentes dans des contextes variés. Les deux premiers thèmes correspondent en fait aux deux sous-types d’évergétisme que nous avions déjà mentionnés plus haut : premièrement, le thème du mécénat libre et spontané, que Veyne rattache à la tendance des individus au déploiement le plus plein de la personne[19] ; deuxièmement, le thème du don ab honorem, participant de la relation complexe des hommes au « métier politique », c’est-à-dire à la sphère de l’activité politique ; troisièmement, le thème, nettement moins discuté dans l’ouvrage, de l’anxiété quant à l’au-delà et de la quête de mémoire et d’éternité[20].

Veyne est encore amené à modérer, voire contredire son extrême insistance sur l’existence de différences et de discontinuités, lorsqu’il réitère la différence, et l’irréductibilité ultime de l’évergétisme non seulement par rapport à d’autres types de don, mais aussi à tout intérêt utilitariste ou toute fonction sociale ordinaire : tels que pourraient être la soif de prestige, le besoin des classes gouvernantes de consolider leur légitimité, de détourner l’attention des classes inférieures et d’ « acheter » leur obéissance, le désir d’établir ou d’augmenter la distance sociale, ou toute autre forme d’échange ou de manipulation sociopolitique. Comme il le précise bien, ceci ne veut pas dire que le don évergétique ne puisse en effet comporter de tels intérêts et de semblables fonctions sociales (en fait, il les comporte souvent), mais il constitue aussi selon lui — et le menant à contredire ses propres postulats de recherche des différences — quelque chose d’autre et « en plus » qui ne saurait leur être totalement réduit, et qui est donc aussi le trait commun à ses expressions historiques diverses en contextes historiques differents.

Dans la mesure où Veyne exprime en termes positifs ce en quoi consiste précisément ce trait irréductible de l’évergétisme, il opte très clairement pour une version modifiée de son thème premier : celui d’une pulsion libre et spontanée correspondant avant tout à l’impulsion du donneur à pouvoir s’exprimer et à se faire plaisir. Il enrichit néanmoins ce thème de façon importante, lorsqu’il le définit comme n’étant pas une simple forme de narcissisme, mais plutôt comme se fondant avec les attentes et le plaisir d’une audience diffuse de destinataires potentiels, à savoir le don effectivement donné.

Clairement définie dans une section traitant de la sociologie du don où, encore une fois, Mauss n’est nullement mentionné, cette conception se voit profondément enracinée dans l’importance accordée par Veyne au symbolique dans la vie sociale, et à la capacité de l’acte de don à pouvoir opérer comme un symbole de relations entre les personnes (p. 81-89). Non seulement le don évergétique est-il ici clairement présenté comme une variante particulière du don, mais il semble que le genre de don auquel Veyne pense n’est que celui qui peut agir de cette façon symbolique et relationnelle, autant qu’irréductible à toute forme d’échange. (Dans ce sens, Veyne est encore une fois dans la foulée de Mauss, que je conçois aussi — et encore plus après les récents travaux de Camille Tarot (1999) — comme relevant d’une conception symbolique-relationnelle plutôt que simplement « échangiste » du don[21]. Le dernier chapitre du livre, qui traite des modèles de la Rome impériale, approfondit et développe cette conception au point d’ancrer l’évergétisme dans la symbolique chargée d’affect des relations existant entre gouvernants et gouvernés, autrement dit s’exerçant dans le jeu symbolique complexe et relationnel de la hiérarchie et du pouvoir de commande.

La position que l’on peut dégager de l’analyse de Veyne est donc probablement difficile à tenir et parfois contradictoire. Elle opte pour ce qui semble être une forte contextualisation historique du don (rien n’est jamais la même chose), en même temps qu’elle recherche ses invariants de base. Et elle suggère, comme fait essentiel et caractéristique de l’évergétisme, une pulsion — le plaisir du donneur à s’exprimer — qui est simultanément comprise comme ancrée dans la tendance universelle et inévitable à l’inégalité de pouvoir dans la vie sociale, et néanmoins fondamentalement irréductible à tout échange ou besoin social, et donc finalement indépendante des contextes spécifiques dans lesquels ce type de don émerge et se déploie.

4. Pour une approche historique comparée : limites et implications

Dans une certaine mesure, et malgré des divergences certaines quant à la définition de l’essence ultime du don, nous pourrions quasiment estimer être revenus à notre point de départ : la découverte effectuée par Mauss du don et de ses principes tout aussi paradoxaux que fondamentaux. Mon argument porte cependant sur le fait que l’approche fortement historicisante et contextualisante de Veyne, autant que sa conscience aiguë des différences et des discontinuités, fournissent un contrepoids important à la tendance de Mauss à ne mettre l’accent que sur les ressemblances et les continuités. Sur certains points, cependant, Veyne est peut-être allé trop loin : il me semble par exemple qu’il y a beaucoup plus de points communs entre l’évergétisme et certaines formes de don religieux qu’il n’est prêt à l’admettre. (Veyne accepte lui-même une certaine forme de continuité historique entre les deux.) De même, pourrait-on apercevoir plus de ressemblances entre l’évergétisme et la philanthropie moderne de style américain qu’il ne veut le reconnaître[22] ; il est possible de voir dans ces deux cas, en fait, une forme de don opérant comme vecteur symbolique et relationnel d’expression, constitution et communication d’identités civiques individuelles et de participation à la sphère publique (Silber, 1998, 2001)[23]. De ce point de vue, Le pain et le cirque demeure d’une importance inégalée en tant qu’étude de fond d’un mode historique du don présentant de fortes analogies avec une forme de don profane que certains voient appelé à jouer un rôle grandissant dans nos sociétés contemporaines.

Pour autant, le défi consiste à approcher la diversité elle-même comme une variable empirique et comme un problème à conceptualiser, plutôt que comme une présupposition méthodologique ou un axiome d’historiographie théorique. Loin d’approcher le don comme « fondation des sociétés humaines » et « roc » universel sur lequel sont bâties les civilisations, comme le faisait Mauss, il faudrait accepter de n’y voir que l’un des processus symboliques — si puissant et fascinant qu’il soit — générant et générés par la vie sociale plutôt que comme principe générateur fondamental. Ceci nous mènerait ensuite à accepter et à essayer de comprendre qu’il puisse opérer de façon différente et inégale en contextes historiques et culturels différents[24].

Dans cette perspective, il restera à distinguer entre deux questions principales qui ne sont pas encore explorées : la première, celle de la diversité du don dans le contexte de périodes historiques et de cultures différentes ; la seconde, celle de la diversité du don — ou en d’autres termes, du champ possible de ses formes et pratiques variées —dans le cadre d’un seul et même contexte historique et culturel déterminé[25].

1. Commençons par la première : plutôt que de permettre au contexte socioculturel de se dissoudre en une série infinie et informe de différences incommensurables, le but d’une stratégie de comparaison « configurationnelle » d’inspiration wébérienne serait d’essayer d’établir pourquoi le don en général et certains types de dons en particulier tendent à mieux se développer dans le contexte de certaines configurations sociohistoriques plutôt que dans d’autres ; ce qui implique également d’essayer d’isoler les caractéristiques et les variables contextuelles précises qui pourraient avoir une influence majeure à cet égard. Une interprétation wébérienne classique serait aussi plus résolument pluridimensionnelle, prenant en compte non seulement les structures symboliques-culturelles — ce que Veyne appelle des systèmes de pensée — mais aussi d’autres paramètres macro-institutionnels, tels que certains aspects de stratification sociale, d’organisation économique et politique[26]. Ceux-ci apparaissent de fait chez Veyne — par le biais de sa juxtaposition de trois contextes historiques et politiques différents (cité grecque, République, puis Empire romains) — mais sans y acquérir le poids conceptuel et explicatif qui pourrait leur être attribué (voir Andreau, Schmitt et Schnapp, 1978).

Loin d’aller vers une telle approche de contextualisation pluridimensionelle, les rares réflexions et quelques grandes hypothèses touchant à la relation entre le don et ses contextes sociohistoriques sont demeurées d’un niveau d’analyse extrêmement général. C’est le cas notamment de l’hypothèse, longtemps si influente, d’une simple corrélation négative entre le don et le développement d’une économie capitaliste de marché. Les arguments s’articulant sur les notions de don « pur », « désintéressé », ou « parfait » (plutôt que sur le don en général) ne sont guère plus spécifiques, même s’ils tendent à se réfèrer à des types de relations plus complexes et dialectiques — présentant par exemple ces notions de don « pur » ou « parfait » comme formes de réaction ou antithèse aux forces et notions d’économie de marché (par ex. Bourdieu, 1976 ; Carrier, 1995 ; Gregory, 1982), ou bien (notion encore plus large) à un fort degré de différentiation structurelle (Parry, 1986), dont elles sont aussi en fait étroitement dépendantes.

Le domaine de la recherche sur le don « pur » de type religieux, plus particulièrement, a lui aussi eu tendance à générer des thèses de portée fort générale, affirmant par exemple l’influence d’orientations religieuses de type transcendantal et ultra-mondain, valorisant un type de don « pur » se refusant à toute attente de réciprocité. Visant une analyse plus différenciée du don religieux, j’ai affirmé l’influence d’un alliage d’orientations religieuses « mondaines » et « ultra-mondaines » sur un certain type de dons religieux — ceux effectués aux monastères dans l’Occident médiéval — comportant au contraire une attente de réciprocité idéologiquement tout à fait explicite ; mais aussi associé cette influence à celle d’une structure politique fortement décentralisée et à certaines caractéristiques organisationnelles des institutions religieuses bénéficiaires de dons (Silber, 1995b) ; et suggéré les configurations idéologiques et institutionnelles pouvant expliquer le développement d’une forme de dons fortement similaires sous nombre d’aspects mais aussi différents sous d’autres dans l’espace des traditions religieuses bouddhistes, dans le cadre plus large d’une macrosociologie comparée des élites spirituelles dans le Moyen Âge occidental et le bouddhisme theravâda (Silber, 1995a).

Il reste donc un large espace vacant et appelant des hypothèses de recherche et des enquêtes plus spécifiques et diversifiées. Ne serait-ce que par rapport aux larges paramètres d’analyse qui viennent d’être mentionnés, Le Pain et le Cirque apporte en fait d’importants matériaux à une réflexion plus détaillée et différenciée. Si Veyne a raison, l’évergétisme grec constituerait donc une forme de don qui : 1) était essentiellement non religieux ; 2) ne se fondait sur aucune symétrie ou réciprocité et était distincte de toute forme d’échange ; 3) était facilité par : a) un faible degré de différenciation structurelle politique (Veyne revient souvent sur l’absence d’« État ») ; b) un haut niveau de développement et de division du travail économique ; c) était allié lui-même à une valorisation relativement faible de l’activité économique en tant que telle (Veyne, 1976, p. 141-152) ; et d) était allié à la présence d’une idéologie de dévouement civique, anti-sectoriel et non particulariste au bien public de la cité. Je n’ai touché là qu’aux aspects les plus généraux et les plus évidents de son interprétation ; d’autres axes de comparaison pourraient probablement émerger de ses nombreuses remarques comparant l’évergétisme dans le contexte de la cité grecque et dans ceux de la République et puis de l’Empire romain (ce qui convergerait avec l’analyse perspicace de l’ouvrage de Veyne par Arthur Stinchcombe [Stinchcombe, 1980]), ou de la lecture des travaux d’autres specialistes de ces mêmes thèmes. L’essentiel, en tout cas, serait d’avoir plus d’études contribuant, comme Veyne a commencé à le faire, à l’analyse multidimensionnelle des configurations historiques du don, et par là également à une compréhension sociologique du don plus riche et détaillée.

2. Quant à la diversité du don au sein d’un seul et même contexte historique et culturel — question que nous avons déjà vue par une lecture fouillée de l’« Essai » et qui a été particulièrement mise en relief par un certain nombre de travaux anthropologiques récents — nous devons aller au delà de Veyne et commencer à explorer le mode d’interaction et de tension potentielle entre les formes diverses du don coexistant et rentrant en compétition pour les ressources matérielles et symboliques existantes dans un cadre historique et socioculturel determiné.

Bien que soulignant de façon inlassable la présence d’un vaste éventail de modes alternatifs du don au travers des huit siècles de civilisation gréco-romaine qu’il a choisis comme son arène de recherche, Veyne n’a que très peu à dire sur ce sujet. Dans une certaine mesure, et comme Mauss, il a même tendance à présenter une image de coexistence et même d’interpénétration par trop harmonieuse. Les mêmes notables sont décrits comme engagés de façon égale et en toute équanimité en toutes activités diverses de don (qu’elles soient de type évergétique ou autre), sans autre contrainte que les limites de leur richesse personnelle. De même, seules les limites de leur richesse matérielle, et non un sens plus profond de dilemme ou de choix, comme Veyne nous l’explique longuement, pourraient empêcher les notables de se comporter à la fois comme donneurs évergètes généreux et comme managers rationnels des entreprises économiques qui sont à la base même de leur richesse personnelle[27]. Notables et oligarches n’ont donc guère besoin de trop débattre des usages alternatifs possible de leur richesse. Et la même classe de notables est même dépeinte comme passant sans effort du financement païen de fêtes publiques, temples civiques, ou amphithéâtres, au financement religieux de l’église chrétienne et des institutions charitables (Veyne, 1976, p. 50), que Veyne avait pris tant de peine d’autre part à présenter comme des types de don radicalement différents.

À la base de cette image trop harmonieuse, il me semble que se trouve l’adhésion de Veyne à une approche bien plus foucaldienne que wébérienne des systèmes de pensée, et sa réticence à donner suffisamment de poids aux motivations des agents, ainsi qu’à leurs idéaux proclamés (de grande importance, comme nous le savons, dans une optique wébérienne de l’impact des systèmes de pensée)[28]. Ainsi, un système de pensée civique et démocratique rendait-il les riches citoyens grecs, même les mieux intentionnés, généreux seulement envers leurs concitoyens et non envers les pauvres en tant que tels ; et c’est le développement d’un nouveau système de catégories chrétiennes qui mettra soudain en relief l’existence du pauvre comme catégorie distincte de bénéficiaires de dons charitables, et rendra dès lors les riches notables capables de donner à une catégorie entière d’individus dont ils n’avaient auparavant simplement pas conscience en tant que tels (voir p. 61-62). Dans ce récit, les agents sont donc présentés comme simplement actualisant le genre de don qui est rendu possible, et qui semble même être dicté, par le système de pensée dominant du moment. Au prix de perdre tout sens de coexistence et même de compétition entre formes, conduites et styles alternatifs du don, et ce, malgré la sensibilité extrême de Veyne à la grande complexité et aux diversités du comportement humain en général, et des comportements de don en particulier.

Se proposer de rétablir un sens plus fort du choix et de l’action des individus ne veut pas dire nécessairement nier le poids des systèmes culturels, ou des systèmes de pensée. Bien au contraire, tel que je l’entends, cela veut dire commencer à prêter attention et à conceptualiser le répertoire, ou « champ », d’options du don, qui est encouragé institutionnellement et rendu culturellement plausible ainsi que disponible[29]. C’est dans cet esprit que nous devrions nous proposer de continuer le processus de dialogue fécond et mutuel des traditions maussienne et wébérienne, dans le cadre encore demeuré en friche d’une sociologie historique comparée du don.