Article body

Au cours de l’été et de l’automne 2004, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées tous les lundis dans de nombreuses villes allemandes en signe de protestation. Sous le leitmotiv « plus de justice sociale », les manifestants dénonçaient les réformes Hartz IV du gouvernement de coalition de Gerhard Schröder, des mesures visant une refonte radicale de l’État social et du marché du travail (Neumann, 2004). Empruntant à l’héritage contestataire de la dernière décennie de la République démocratique allemande (RDA), les participants aux « manifestations du lundi » se donnaient comme point de départ des lieux à caractère hautement symbolique : les parvis d’Églises.

À la fois médium et symbole des mouvements de protestation contre le régime communiste est-allemand, les « manifestations du lundi » étaient ces grands rassemblements pacifiques qui ont, sous l’égide des Églises protestantes, culminé avec l’ébranlement du régime à l’automne 1989 et sa chute quelques mois plus tard. C’est donc devant la Nikolaikirche, une église de Leipzig qui, quinze ans plus tôt, avait été l’un des lieux originaux de ces manifestations, qu’a eu lieu le plus grand rassemblement contre les réformes Hartz IV, le 30 août 2004. Des événements parallèles ont également été organisés dans de nombreuses villes, principalement est-allemandes. Outre leur emprunt à l’appellation « manifestations du lundi », les participants se sont réappropriés des symboles de la révolution pacifique de 1989 comme les prières pour la paix, les bougies et certains de ses slogans les plus connus ; scandé pour la première fois à Leipzig le 9 octobre 1989, le slogan « Wir sind das Volk ! » (« nous sommes le peuple ! »), considéré comme « la grande création littéraire de la révolution pacifique » (Zwahr, 2005, p. 482), y a refait une apparition pour le moins inattendue.

Le déploiement de tant de symboles, coïncidant avec les activités commémorant le quinzième anniversaire du « tournant » pacifique de 1989, n’a pas manqué de susciter des remarques soulignant le caractère ironique de l’histoire. Des commentateurs, au nombre desquels figuraient des politiciens ouest-allemands, des représentants des Églises et des anciens opposants au régime est-allemand, se sont montrés tantôt amusés, tantôt contrariés. Nombreux ont été ceux qui ont déploré que « la révolution revêtait ses anciens habits », ou encore que l’histoire se répétait, cette fois en farce. Ces remarques critiques, elles-mêmes revêtues d’habits jadis portés par Marx, ont été formulées dans les discussions enflammées entourant les manifestations. Ironie ? Usurpation de symboles ? Opportunisme ? Naïveté ? Le débat, dont la virulence progressait au rythme de la force de mobilisation des manifestations, témoigne du caractère polysémique des rassemblements. Il met en scène une collection d’acteurs et de tentatives pour légitimer ou délégitimer ce qu’on pourrait appeler l’héritage des Églises est-allemandes et, plus largement, la mémoire de 1989 dans le contexte de l’Allemagne réunifiée.

Dans le cadre de ce numéro de Sociologie et sociétés dédié au politique et au religieux, les manifestations du lundi nous offrent l’occasion de réévaluer, quinze ans après l’unification du pays, les positions et l’héritage politique d’un des premiers acteurs de 1989, les Églises protestantes en Allemagne orientale. Cet essai se concentre sur un thème particulier, celui du sort de l’activité critique dont les Églises furent un des premiers vecteurs. Précisons d’emblée que le cas de la RDA est singulier. Comparée aux pays de l’Europe naguère communiste, la république est, à l’exception peut-être de la Yougoslavie, le seul État à avoir été démantelé dans la foulée des révolutions de 1989. Est-ce que la RDA relèverait pour autant, comme semble en témoigner la discussion entourant l’Ostalgie — une contraction formée des mots Ost (est) et Nostalgie — d’un passé « mort » ? Afin d’évaluer l’impact de 1989, moment qui incarne à la fois la sortie du communisme et l’approche de l’unification allemande, sur l’activité critique des Églises et sur un de leurs médiums (les manifestations), il convient d’effectuer un bref retour sur les Églises sous le « socialisme réellement existant ».

Les églises, le « socialisme réellement existant » et la critique

Les autorités de la zone d’occupation soviétique et de la nouvelle RDA oscillaient entre stratégies de répression et de réformes à l’égard de la religion. Sujettes tantôt à la répression ou au harcèlement bureaucratique, tantôt à la surveillance policière ou à la discrimination de leurs membres et à la concurrence de rites socialistes, les Églises poursuivaient tant bien que mal leurs activités (Thériault, 2004, p. 16). Au cours des premières années d’existence de la RDA, elles ont dû — malgré le soutien de leurs homologues à l’Ouest — modifier certaines de leurs structures et adapter leurs pratiques, en plus de perdre une part importante de leurs membres. Si un contexte dominé par l’incertitude présidait aux relations des Églises avec le Parti du socialisme unifié (SED) et au sort de l’Allemagne divisée, la construction du mur de Berlin en 1961, conjuguée à la première constitution « socialiste » en 1968, a largement consolidé la gouverne du SED. Le parti inféoda complètement l’économie, l’éducation, la justice et la presse à l’autorité politique. Bien que soumises au contrôle du parti, les Églises constituaient les seules organisations jouissant d’un degré relatif d’autonomie.

La période du socialisme réellement existant correspond à différents événements dont la consolidation du SED, notamment par l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle direction, et la reconnaissance internationale et interne de la RDA dans les années 1970. Non pas que les dirigeants du parti eussent nécessairement convaincu les États voisins ou leurs concitoyens du bien-fondé de l’idéologie officielle — les motifs d’obéissance de ces derniers à l’ordre socialiste pouvaient varier entre la peur, l’indifférence et le consentement — mais la RDA était, en tant que régime, reconnue comme réalité et toutes velléités de réunification avaient désormais disparu (Ohse, 2004). Témoignant également de la reconnaissance de la RDA, les Églises protestantes de son territoire créèrent une association est-allemande en 1969, association qui recevra l’assentiment du régime en 1971. Cette période correspond à une normalisation des relations entre les Églises et l’État et à un relâchement relatif du contrôle des organisations religieuses, la menace de répression étant moins grande ou moins nécessaire ; elle verra également l’établissement d’un dialogue entre Églises protestantes et État.

Pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire d’évoquer ici, ceux que les médias ouest-européens qualifiaient de « dissidents », les démocrates contestataires de l’idéologie officielle en Europe centrale, étaient peu nombreux en Allemagne de l’Est[2]. Étant les seules organisations jouissant d’un degré relatif d’autonomie, ce furent surtout les Églises protestantes qui devinrent le foyer de la critique en RDA. Par critique, il est tout de suite à préciser que j’entends l’évaluation d’un comportement d’autrui (peu importe qu’il s’agisse d’un acte ou une d’omission) par rapport à certaines normes, sans que des sanctions y soient liées (Lepsius, 1990 [1964], p. 278). Par le biais, par exemple, de lettres pastorales ou de séminaires, les Églises ont formulé des positions qui leur étaient propres et, par extension, critiques. Comme le parti revendiquait de représenter les intérêts du peuple, tout écart à son monopole d’interprétation était passible de sanctions. Disposant de ressources (ressources humaines mais également matérielles — par exemple des locaux ou du matériel d’impression et de reproduction), les Églises ont également prêté leur tribune aux groupes protestataires du régime est-allemand, qu’ils fussent chrétiens ou non. Principalement au début des années 1980, des groupes non conformistes virent le jour. Autour de thèmes comme la paix, l’environnement, les inégalités entre le Nord et le Sud et les droits de l’homme, ils avaient pour objectif une réforme du socialisme (Pollack, 2000a, p. 96 et suiv.).

Parce que le contexte caractéristique du socialisme réellement existant conférait inévitablement un statut politique à l’activité religieuse ou culturelle, faisant parfois de la critique une activité semi-volontaire, on a souvent été enclin à imputer le rôle joué par les Églises au contexte politique. Si ce contexte a joué un rôle indéniable, comme nous aurons l’occasion de le constater plus loin, on ne saurait en revanche omettre la volonté de critique manifestée, certes à différents degrés, par les Églises protestantes durant les deux dernières décennies de la RDA ; un coup d’oeil rapide à l’histoire de la petite Église catholique en RDA (représentant de deux à six pour cent de la population selon les sources), suffit pour saisir le « volontarisme » des Églises protestantes. En effet, les catholiques n’ont pas, hormis quelques rares exceptions, émis de critiques du régime ou soutenu des groupes non conformistes[3].

Les différentes branches de la fédération d’Églises protestantes et l’Église catholique ont adopté des stratégies fort divergentes[4]. Ce sont tout particulièrement les Églises évangéliques — c’est-à-dire protestantes — et leur fédération, le BEK (Bund der Evangelischen Kirchen in der DDR), qui retiennent ici notre attention. Les protestants ont développé la célèbre et équivoque formule « l’Église dans le socialisme », traduisant tantôt un principe d’opposition, tantôt un principe d’accommodement avec l’omnipotent parti socialiste (Goeckel, 1990, p. 247)[5]. En 1971, un de ses instigateurs, l’évêque Albrecht Schönherr, commentait cette formule qui allait dorénavant devenir programme : « Apprendre au sein d’une communauté de témoignage et de service ce que signifie : n’être pas Église en marge de, ni en opposition à, mais dans le socialisme » (traduction dans Le Grand, 1995, p. 565). La formule est l’expression d’une délicate relation de tension entre les sphères politique et religieuse, mais aussi au sein même de la sphère religieuse où elle a été l’objet de multiples interprétations. Elle a été — et est encore aujourd’hui — la cible de nombreuses critiques ; on a notamment reproché aux autorités religieuses de ne pas avoir remis en question le socialisme — une critique également adressée aux représentants des groupes d’opposition en ancienne RDA.

Il est important de rappeler que la RDA était un des États les plus sécularisés d’Europe. Berceau du protestantisme, le territoire de l’ancienne RDA comptait 81,5% de protestants en 1946 (Pollack, 1994, p. 374), et seulement 20,7% au début des années 1990 (EKD, 2005, p. 7)[6]. En écho à cette situation, les Églises protestantes ont développé d’autres maximes, parfois en contradiction avec « l’Église dans le socialisme » ; pensons à « l’Église minoritaire » dont se réclama la direction des Églises dans les années 1960 (Pollack, 1994, p. 165), ou à la formule de « l’Église pour les autres ». Souvent polysémiques et à la source de nombreux débats, ces formules exprimaient néanmoins un positionnement en RDA et un certain engagement envers les personnes et les groupes non conformistes, qui eux-mêmes se distancieront rapidement des Églises aux premiers signes d’ébranlement du régime.

Le socialisme réellement existant liquidé

En RDA, les grandes manifestations de l’automne 1989 et les premières élections libres en mars 1990 ont liquidé le socialisme réellement existant. Le sabordage de l’État-parti a ouvert la voie à une libéralisation de la politique, mais aussi de l’économie, de l’éducation, de la justice et de la religion. L’unification allemande allait redéfinir ce cadre quelques mois plus tard, en octobre 1990. Le traité d’unification des deux Allemagne prévoyait le transfert des institutions de la République fédérale au territoire de la république socialiste moribonde. Que signifie la « révolution » de 1989 pour les acteurs religieux ? Dans la foulée de l’unification politique du pays, le modèle ouest-allemand de relations entre Églises et État a été exporté à l’Est. Contrairement au système est-allemand, il s’agit d’un cadre qui confère une place notable aux grandes organisations religieuses ; elles sont en effet présentes dans les institutions publiques (hôpitaux, armée, médias), elles participent à l’enseignement public, elles sont en charge de nombreux services sociaux et elles bénéficient d’un impôt levé par l’État (Kirchensteuer) qui, en dépit du déclin du nombre de fidèles et, conséquemment, d’une perte considérable de leur source de financement, en fait toujours de solides organisations. Les autorités religieuses s’expriment ponctuellement sur des questions publiques, et entretiennent ainsi un rapport de tension variable avec l’État (Monsma et Soper, 1997, p. 155 et suiv.).

L’unification a été accompagnée d’un effort de consolidation des Églises protestantes, consolidation rendue nécessaire par les réticences face au modèle ouest-allemand. Si l’unification ecclésiastique a été officiellement scellée en 1991[7], elle ne s’est pas faite sans conflits. Les différends étaient liés à l’enseignement religieux dans les écoles publiques, au rôle de l’Église dans l’armée et à l’impôt d’Église ; bref, aux relations entre Églises et État. Tout au long des années 1990, les débats autour de ces questions préoccupèrent avec plus ou moins d’intensité différents courants au sein des Églises protestantes. L’analyse de ces débats, que j’ai eu l’occasion de réaliser dans une étude antérieure (Thériault, 2004) révèle une remise en question, au sein même des Églises, des relations formelles entre les sphères religieuse et politique dans la nouvelle Allemagne. Elle permet également de jeter un éclairage particulier sur les différentes conceptions possibles du rôle de la religion dans la sphère publique (Öffentlichkeitsauftrag) et, par extension, du rôle plus ou moins critique que les Églises peuvent assumer.

Que reste-t-il après la « liquidation » de 1989 ? Peut-on distinguer un héritage propre aux acteurs religieux ? Peut-on entrevoir des « lieux de mémoire », au sens de Pierre Nora (1984, p. xxxiv), c’est-à-dire de ces lieux investis d’une aura symbolique qui leur confère un caractère polémique, mais vivant, par opposition à un passé mort ?

En 1989, des symboles de la fédération protestante comme la maxime « l’Église dans le socialisme », la formule directrice, mais toujours contestée, des Églises protestantes sous le régime socialiste, sont détruits. On procède bien à des exercices nostalgiques au sein des Églises, tels la célébration en 1999 du trentième anniversaire de la fondation de la défunte fédération des Églises protestantes en RDA (Gesellschaft zur Förderung vergleichender Staat-Kirche-Forschung e.V., 1999), mais ils n’appartiennent plus à la mémoire « vivante », comme si leur essence disparaissait au profit de formes surannées. En revanche, il semble que des dates, des événements et des symboles restent encore attachés aux Églises, et connaissent même une certaine vitalité. Dans les débats qui ont succédé l’unification du pays dans les années 1990, on a inlassablement souligné les « expériences positives de la RDA et du “tournant” de 1989 » (Berliner Erklärung, 1990) ; il est entre autres fait mention de l’engagement pour la paix et pour les « autres » — c’est-à-dire pour les plus démunis, les « sans voix » — mais aussi d’une posture critique qui était propre à l’Allemagne de l’Est et qui a donné naissance à des symboles qui seront revendiqués à nouveau par certains protestants dans la foulée des manifestations du lundi de 2004.

Les « manifestations du lundi »

Les premières marches du lundi remontent à septembre 1989. Elles étaient précédées par des « prières pour la paix », une pratique qui remonte au début des années 1980 à Leipzig (Feydt, Heinze et Schanz, 1990). Ces prières étaient organisées à l’initiative de pasteurs et de laïcs membres de groupes de base. À partir de 1988, les « demandeurs de visa de sortie » (Ausreisewillige) viennent en grossir les rangs et, en septembre 1989, les participants aux prières déferlent dans les rues, formant un cortège de protestation. Une tradition s’instaure, et les manifestations se poursuivent ; elles sont de plus en plus courues, et gagnent d’autres villes est-allemandes en rassemblant des croyants et, de plus en plus, des non-croyants. Plus les manifestations prennent de l’ampleur, et plus la tension entre manifestants, autorités religieuses et autorités du parti monte (Findeis, 1990, p. 96). Le 9 octobre 1989, ce sont quelque soixante-dix mille personnes qui se rassemblent à Leipzig en dépit de la menace évidente d’une répression policière. Les autorités n’interviennent pas et la marche se poursuit de façon pacifique, marquant ainsi un point tournant (Zwahr, 2005, p. 479). C’est d’ailleurs lors de cette première grande manifestation pacifique qu’apparaît pour la première fois le slogan « Nous sommes le peuple ! », expression ultime du moment « politique ».

Parce qu’on a imputé la chute du régime aux manifestations de masse (Habermas, 1990 ; Pollack, 2000a), les manifestations de 1989 et leurs lieux ont acquis un statut iconique. Elles ont, à ce titre, fait l’objet d’innombrables livres, films et récits de tous genres[8]. Fait moins connu, la pratique des manifestations du lundi a été poursuivie après la chute du régime est-allemand et a même parfois été adoptée à l’Ouest du pays, notamment dans la foulée des protestations contre la guerre en Irak, le racisme, et même la crise de la vache folle, avant de faire l’objet d’une controverse à l’été 2004 (N.N., 2003, p. 12).

Manifestation du lundi, le 16 août 2004 devant la Nikolaikirche à Leipzig.

Source : epd-bild.

-> See the list of figures

Reprenons la chronologie des événements de l’été 2004. À la fin du mois de juillet, les responsables de comités de citoyens à Magdebourg et dans d’autres villes est-allemandes invitent la population à des manifestations en réponse à l’annonce de l’entrée en vigueur des réformes du marché de l’emploi du gouvernement Schröder. Au début du mois suivant, la mobilisation s’intensifie et gagne rapidement de plus en plus de villes à l’Est, mais aussi à l’Ouest du pays. Les différents participants — regroupant des gens issus de comités de citoyens et d’associations liées au mouvement altermondialiste Attac, mais aussi des membres de syndicats, des gens d’Église, et des partisans du parti successeur de l’ancien parti communiste est-allemand (PDS) et des partis de la droite — forment une foule au caractère pour le moins hétéroclite (N.N., 2004a), caractère reflété notamment par la bigarrure des slogans et symboles invoqués, empruntant tantôt à la Bible, tantôt aux oeuvres de Marx. Les rassemblements provoquent rapidement un important débat médiatique mettant en scène des acteurs religieux, d’autres issus des groupes protestataires de la RDA, et des politiciens des grands partis politiques du pays.

L’annonce de la présence d’Oskar Lafontaine, un sociodémocrate récalcitrant de l’Ouest, à la manifestation du 30 août à Leipzig alimente davantage la controverse ; cette même manifestation reste d’ailleurs le plus grand rassemblement, ayant attiré quelque soixante mille personnes. Elle marque aussi un point tournant : pour la première fois, un politicien prenait la parole lors d’un rassemblement convoqué non plus par des comités de citoyens, mais par des syndicats, une grande association et un parti politique en formation (epd, 2004). Comparées aux photos prises précédemment, les photos des manifestations du 30 août témoignent de la composition changeante des rassemblements et de l’importance de Berlin comme lieu de la mobilisation. Un sondage réalisé le 13 septembre 2004 dans quatre villes confirme également ce que les photos laissent partiellement entrevoir au sujet des manifestants ; soit que les hommes étaient davantage représentés, de même que la catégorie d’âge des quarante à cinquante-cinq ans, les partisans des partis de gauche et la couche plus éduquée de la population (Rucht et Yang, 2004, p. 27). Après un sommet dans la deuxième moitié du mois d’août, les manifestations se poursuivent, mais la mobilisation décline[9]. En effet, si des marches sont encore aujourd’hui organisées sur différents thèmes, elles ne rassemblent plus qu’une poignée de manifestants.

Si les manifestations organisées après 1989 sont dans l’ensemble passées inaperçues, celles de l’été 2004 ont été vivement contestées. Si l’on considère le caractère polémique d’un lieu de mémoire comme condition herméneutique de sa reconduction (Heller, 1993, p. 45), on ne peut que remarquer le caractère « vivant » des manifestations de 2004, caractère dont les manifestations précédentes n’auraient pu se réclamer. Qu’est-ce qui est contesté ? Soulignant la composition hétérogène des manifestations, leurs détracteurs parmi les acteurs de 1989 et la classe politique déplorent que la composition des manifestations ne reflète pas exactement celle de 1989. On accuse les manifestants d’instrumentaliser la mémoire de 1989 à des fins partisanes. Plus largement, on remet en question les manifestations comme médium de protestation. À la lumière des débats, les détracteurs et pourfendeurs des manifestations soulèvent deux questions : qui sont les porteurs légitimes de la mémoire de 1989 et de ses lieux ? Est-ce que les manifestations constituent un médium approprié de contestation ? En passant en revue les positions de certaines figures clés — plus particulièrement celles de certains acteurs religieux est-allemands et des acteurs issus des mouvements non conformistes des années 1980 en RDA, acteurs qui partagent une expérience d’opposition plus ou moins marquée au régime — des tentatives d’appropriation d’un lieu de mémoire deviennent visibles.la politique de la nostalgie

Un des premiers chrétiens à prendre la parole sur le thème des manifestations a été Christian Führer, le pasteur de la Nikolaikirche, un des initiateurs des prières pour la paix et des manifestations de 1989 jusqu’à aujourd’hui. Pour lui, tout le monde est autorisé à manifester et à se réclamer de la tradition des manifestations du lundi, mais sous la supervision des Églises. Il commente le 8 août 2004 :

L’emploi du concept de manifestation du lundi n’est justifié qu’en combinaison avec les prières pour la paix. « Nous avons toujours eu les perturbations de la population à l’oeil, nous avons toujours tenté d’être la voix des sans voix [Mund der Stummen, une expression biblique] et nous ne voulons pas simplement nous précipiter sans réfléchir dans la rue ».[10]

N.N., 2004b [traduction]

Parmi les acteurs religieux, mentionnons aussi la position d’Axel Noack, l’évêque protestant de la province ecclésiastique de Saxe dont le siège est à Magdebourg, en Allemagne de l’Est. Comptant parmi les défenseurs des « expériences positives de la RDA et du “tournant” » évoquées plus haut, Noack s’est prononcé en faveur des manifestations du lundi. Dans une lettre du 10 août adressée aux employés de son Église et envoyée comme déclaration officielle à la presse, il commente :

Il est compréhensible que plusieurs personnes soient contrariées par l’utilisation du nom « manifestations du lundi » [Montagsdemo]. Celles-ci remarquent avec justesse que la dictature du temps de Honecker ne pourrait être comparée à notre système démocratique. Et il y a certainement un grand nombre de personnes parmi les manifestants d’aujourd’hui qui n’étaient pas là en 1989. Cela dit, nous ne devrions pas parler « d’arrogance » ou « d’abus ». Il ne s’agit pas de comparer la RDA à la République fédérale. Le point de comparaison est plutôt l’espoir que les choses peuvent être transformées par le biais de manifestations publiques.

Et : on ne peut s’empêcher de sourire en remarquant : le PDS à une manifestation du lundi ! Qui l’aurait cru ![11]

Noack, 2004 [traduction, en gras dans l’original]

Comme Führer, l’évêque n’a pas condamné la participation aux récentes manifestations de ceux qui n’étaient pas dans la rue en 1989[12]. En revanche, il souligne le côté ironique des manifestations du lundi de l’été 2004 lorsqu’il précise que des partisans du parti successeur au parti socialiste de la RDA joignent les rangs de ceux qui étaient naguère considérés leurs adversaires, les membres des Églises.

Si plusieurs déclarations ont été prononcées au sujet des réformes proposées par le gouvernement, aucune position officielle concernant les manifestations n’a été émise par la direction de la fédération allemande des Églises protestantes (EKD). Dans l’ensemble, et mise à part la déclaration de l’évêque de la province ecclésiastique de la Saxe et un commentaire de son homologue de la Saxonie-Anhalt, les dignitaires se sont montrés réservés[13]. Des personnalités religieuses se sont néanmoins exprimées sur les manifestations dans des entrevues accordées à la presse. Wolfgang Huber, l’évêque protestant de Berlin-Brandenbourg-Oberlausitz silésien et président du conseil de l’EKD, ainsi que Jochen Bohl, évêque de l’Église évangélique-luthérienne de la Saxe, ont condamné les manifestations, arguant qu’elles entravaient des réformes nécessaires (Huber, 2004). En revanche, de nombreux pasteurs ont appuyé les manifestations du lundi (N.N., 2004a), le plus souvent en revendiquant le potentiel critique des Églises et leur rôle public, défini comme « la voix pour des sans voix » ou comme une « Église pour les autres ». À l’instar de Führer, ils ont de plus souligné la contribution des Églises au caractère pacifique et tempéré des discussions lors du tournant de 1989.

Les anciens membres de l’opposition démocratique au régime est-allemand étaient divisés : une fraction appuyait les manifestations et le renvoi à la tradition de 1989 alors qu’une autre, si elle n’approuvait pas nécessairement les réformes Hartz IV, abhorrait l’usage de l’étiquette « manifestation du lundi ». Des membres de Kirche von Unten, une organisation de laïques émanant du travail social des Églises est-allemandes (Talandier, 1995), et de Neues Forum, un mouvement civique fondé en 1989[14], ont signé le 29 août 2004 une déclaration en faveur des manifestations (Erklärung von Angehörigen ehemaliger DDR-Oppositionsgruppen, 2004). Les cinquante-neuf signataires encourageaient la tenue de manifestations comme moyen de pression, et avalisaient l’utilisation de l’étiquette de « manifestation du lundi ». Une seconde déclaration, analogue à la première mais faisant plus particulièrement appel aux citoyens de l’ouest de l’Allemagne, a été publiée le 17 septembre 2004 (Zweite Erklärung, 2004). Certains acteurs de 1989 ont même tenté de « monumentaliser » les manifestations : Wolfgang Thierse, d’origine est-allemande, alors président sociodémocrate du Bundestag et chrétien engagé, a suggéré que la fête nationale de l’Allemagne soit déplacée du 3 octobre au 9 octobre, date de la première « grande » manifestation pacifique à Leipzig en 1989 à l’occasion de laquelle le slogan « Nous sommes le peuple ! » a été scandé pour la première fois.

D’autres acteurs de 1989, pourtant eux aussi d’anciens opposants au régime est-allemand, ont sévèrement critiqué les manifestations — autant le médium en lui-même que l’étiquette qu’il s’appropriait. Parmi ceux-ci, on retrouve des personnalités issues des groupes protestataires des années 1980 en RDA (groupes qui ont été fusionnés à « Alliance 90 » en 1990) comme Joachim Gauck (pasteur et membre du parti conservateur (la CDU) après avoir été responsable de l’Office fédéral en charge des archives de la Stasi, la police secrète, et membre de la Neues Forum), Vera Lengsfeld (membre de la CDU, anciennement des Verts de la RDA), Werner Schulz (membre d’Alliance 90/Les Verts, anciennement de Neues Forum) Günter Nooke (membre de la CDU, anciennement du Demokratischer Aufbruch) et Rainer Eppelmann (pasteur et membre de la CDU, anciennement du Demokratischer Aufbruch). Invoquant des considérations pragmatiques, certains ont soutenu que les manifestations entravaient des réformes jugées indispensables à la survie de l’État social allemand (N.N., 2004c, p. 15 ; Lengsfeld, 2004), une position également défendue, comme nous l’avons vu, par une partie des dignitaires protestants ; d’autres se sont prononcés contre les réformes, mais dans un cas comme dans l’autre, ils se sont tous prononcés contre l’emprunt à l’étiquette de « manifestations du lundi ».

Les raisons avancées pour expliquer la réticence de cette fraction d’anciens opposants au régime de la RDA à l’utilisation de l’expression « manifestations du lundi » revêtaient un double aspect : la reprise de cette étiquette, disaient-ils, pervertissait la tradition à des fins de politique partisane et portait atteinte à l’authenticité et à la singularité de l’expérience de 1989 ; ils soutenaient que l’emprunt au répertoire de la décennie contestataire de la RDA était de mauvais goût, et ont fait maintes fois remarquer que l’histoire se répétait « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». Mais, surtout, ils ont reproché aux défenseurs des manifestations de ne pas faire de distinction entre la RDA et la RFA, entre un régime totalitaire et un régime démocratique, minimisant les aspects négatifs de la RDA au profit d’une attitude nostalgique jugée déplacée. À cet effet, certains d’entre eux ont affirmé que la position critique développée par les protestants envers l’État en RDA était devenue désuète dans un État démocratique. Günter Nooke, ancien membre de groupes d’opposition jadis près des Églises protestantes et maintenant membre du Parlement fédéral, exprime cette position lorsqu’il soutient que, dans un régime démocratique, le rôle public de l’Église devrait se concentrer sur la sphère proprement religieuse : « Nous n’avons plus besoin aujourd’hui des Églises comme organe politique de remplacement » (N.N., 2004d, p. 15 [traduction])[15].

Au regard des débats, il apparaît que les acteurs — religieux ou non — aujourd’hui en faveur des manifestations du lundi, conçoivent ces rassemblements comme l’expression « authentique » d’une effervescence collective qui est encline à la nostalgie[16]. Dans les nombreuses discussions publiques ou scientifiques sur la nostalgie ou, pour reprendre le vocabulaire propre à l’Allemagne de l’Est, à l’Ostalgie, on a d’abord imputé cet attachement au passé à un effet de socialisation des populations qui ont grandi en RDA et qui devait s’estomper avec le temps et la montée d’une nouvelle génération (Schluchter, 1996) puis, face à la pérennité du phénomène, à une réaction aux conditions de l’unification allemande (Pollack, 1999, p. 97 ; Pollack et Müller, 2004, p. 219). Il est étonnant qu’on ait négligé une question aussi banale qu’essentielle : (n)ostalgiques de quoi ? Il s’agit d’une question clé pour comprendre la réaction des partisans des manifestations et le sort de l’activité critique dans la nouvelle Allemagne.

La nostalgie du politique

On a donc reproché aux acteurs en faveur des manifestations, qu’ils soient religieux ou non, d’être nostalgiques. Mais nostalgiques de quoi ? Certainement pas de la surveillance policière ni de la RDA (Jesse, 2000, p. 13), mais — et c’est l’hypothèse que je souhaite ici mettre de l’avant — du « politique », un politique entendu comme moment utopique. À la suite de Jacques Rancière, Slavoj Žižek définit le politique comme l’espace de litige dans lequel les exclus peuvent protester contre le mal et l’injustice qu’ils subissent tout en allant au-delà de leurs revendications personnelles (Žižek, 1998, p. 70 ; voir aussi Žižek, 2001a, p. 37).

Selon Žižek, le socialisme réellement existant — défini plus haut comme primat du parti sur tous les domaines d’activité — a, malgré la répression, ouvert un espace de dissidence et de contestation. Il aurait créé les conditions nécessaires à l’émergence et au maintien d’un espace utopique :

Bien que les régimes communistes, dans leur contenu positif, aient surtout été des échecs lamentables produisant terreur et misère, ils ont aussi ouvert un certain espace, l’espace d’attente utopique qui, entre autres, nous a permis de mesurer l’échec du socialisme réellement existant.

Žižek, 2001b, p. 131 [traduction]

La sortie du socialisme réellement existant en 1989-1990 a illustré à quel point la contestation en RDA était un produit du régime. Dirigée contre le parti, elle était aussi nourrie par lui[17]. Critiques et critiqués étaient liés par une fidélité commune. Les principes proclamés officiellement — et auxquels, rappelons-nous, bon nombre de protestataires est-allemands adhéraient — étaient constamment soumis au test de la réalité et devenaient une cible potentielle de critiques. Dans une telle perspective, Žižek a sans doute raison lorsqu’il affirme que l’opposition était le « noyau moral » du communisme (2001, p. 131).

La critique dissidente ou d’opposition, si chère aux partisans des manifestations du lundi, est née de l’expérience du socialisme. Dans une telle optique, le fait que des membres des Églises et d’anciens membres du parti est-allemands se soient retrouvés côte à côte lors des manifestations de 2004 — ce même phénomène que soulignait avec étonnement l’évêque Noack — ne relève peut-être pas, après tout, d’une si grande ironie. En effet, les opposants chrétiens à l’ancien régime semblent partager davantage avec leurs adversaires communistes de jadis qu’ils ne le conçoivent aujourd’hui. Si la fin du régime signifiait la levée des sanctions et de la censure et, ainsi, une plus grande liberté pour les Églises, elle marque en quelque sorte la fin d’un type idéal de protestation politique dont les Églises étaient jadis les vecteurs. Non pas que les Églises aient nécessairement changé, mais on ne leur confère plus la reconnaissance dont elles jouissaient avant 1989. Avec la liquidation du socialisme réellement existant, la religion devient une sphère parmi d’autres, les Églises ne disposent plus de l’accumulation de capital de pouvoir symbolique que leur avaient, certes involontairement, conféré non seulement l’État-parti mais aussi les groupes contestataires — qui n’ont d’ailleurs jamais connu de succès électoral notable après 1990. Si une fraction minoritaire au sein des Églises peut malgré tout maintenir un idéal de critique, ses chances d’avoir un impact réel dans le nouveau contexte sont limitées —et cela même si les manifestations anti-Hartz IV ont pu avoir un impact sur l’impopularité du parti sociodémocrate et sur la création d’un nouveau parti plus à gauche — et sa légitimité est sévèrement remise en question. Le type de critique dissidente ou d’opposition politique est désormais marginalisé.

Des vétérans

Par opposition aux anciens communistes, qui ont dû faire le deuil d’une grande partie de leurs symboles et qui ne peuvent que se tourner vers l’avenir, les contestataires issus du milieu des Églises et du mouvement d’opposition des années 1980 qui étaient en faveur des manifestations de 1989 sont généralement tournés vers le passé ; ils tirent leur légitimité du passé. Les symboles qui leur sont attachés sont considérés comme légitimes et honorables. En ce sens, ils font maintenant figure de « vétérans » : on leur témoigne le même respect que l’on témoignerait à des combattants pour leurs exploits passés, sans plus. Il semble à cet effet révélateur que les signataires des déclarations en faveur des manifestations du lundi les aient appuyées en tant qu’anciens opposants aux régimes, en signant pour la plupart avec le nom d’organisations fondées du temps de la RDA, organisations qui ont cessé d’exister après avoir été intégrées à des partis politiques ouest-allemands (Erklärung, 2004 ; Zweite Erklärung, 2004)[18]. Les noms de ces associations ou de ces groupes au fier passé sont arborés comme autant de médailles soulignant de glorieuses batailles[19], un capital symbolique dont les anciens communistes, de leur côté, ne disposent pas.

Quelle que soit leur nature, les objets qui se prêtent à la nostalgie, ou à l’Ostalgie, sont soumis à la menace d’une « muséification », d’une transformation de leur « essence » en formes rigides. Bien qu’échappant au contrôle de leurs instigateurs, ils peuvent aussi appartenir, s’ils sont contestés, à la mémoire vivante. La nostalgie, cet héritage inévitable des grands bouleversements politiques, se manifeste de multiples façons dans l’ancienne Europe soviétisée : le passé est évoqué de façon tantôt solennelle, tantôt ironique, tantôt parodique — jusqu’à être repris dans un contexte commercial (Lavrence, 2006, p. 8). Alors que le legs controversé des Églises protestantes et des groupes issus de la contestation du socialisme en RDA ne se prête que très peu à l’ironie et à la parodie — sous la vigile attentive des « vétérans » — il semble bien que celui du parti socialiste, parce qu’il a été en grande partie liquidé et discrédité, se prête davantage aux registres parodiques et commerciaux[20].

Conclusion

La chute du SED a eu de lourdes conséquences pour l’Église et, par extension, pour l’activité critique. Elle marque un déclin de l’autorité des protestataires démocrates de la RDA et, plus largement, de ce qu’on a appelé la dissidence en Europe centrale. Ce constat ne se limite ni aux Églises, ni aux opposants au régime est-allemand ; 1989 et la disparition d’une référence de premier ordre — l’Union soviétique — a eu un impact considérable sur nous tous. À cet égard, c’est de bon droit que Patrick Michel peut affirmer que « nous sommes tous postcommunistes » (1994, p. 23). Pour nous, contemporains des événements de 1989, la perte de « l’ennemi » ou, pour paraphraser un dissident polonais, la « vie sans le diable » (Michnik, 1990, p. 57), semble avoir estompé les limites de l’activité critique et voilé ses contours. Il serait en revanche erroné d’en inférer pour autant que la sortie du socialisme réellement existant a mis un terme à l’activité critique. Les anciens protestataires, qu’ils soient religieux ou non, poursuivent donc leur activité critique à partir de nouvelles positions dans le champ social : dans la presse, au Parlement, dans les universités et, oui, dans les forums religieux. La légitimité de la critique des Églises repose désormais sur de nouveaux fondements et s’inscrit dans un autre contexte, certes moins « romantique ».