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« La lettre qu’on envoie agit, par le geste même de l’écriture, sur celui qui l’adresse, comme elle agit par la lecture et la relecture sur celui qui la reçoit. »

Michel Foucault, « L’écriture de soi », Dits et Écrits

« La remise et la modération tiennent plutôt à l’humanité et à la bienfaisance qu’à la justice distributive. »

Instruction du 26 Prairial an viii

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Introduction

Elles arrivent par centaines, ces plaintes. Elles surnagent, fatiguées et chargées d’une certaine maladresse. De quelques phrases à trois pages, elles réagissent souvent brutalement à l’injonction de la Direction du Travail de fournir des explications pour quelque rendez-vous manqué, avant de suspendre fermement le paiement de l’allocation chômage. Des théoriciens de la recherche d’emploi affirment que la durée moyenne du chômage augmente avec le montant de l’allocation chômage, une façon de dire qu’une fois bien indemnisés, les chômeurs sont plus exigeants et moins incités à réaliser un effort de recherche[1]. Trop généreux, un système produirait des « tire-au-flanc », de sorte qu’il serait justifié d’exercer des contrôles pour les surveiller[2]. Dans cette conception, la disponibilité du chômeur est un temps sous contrat. Le temps libéré par le licenciement n’est pas un temps propre à lui-même ; il est à disposition d’une entité administrative qui exige de se montrer apte à chercher un emploi, en exhibant des preuves. À défaut, l’individu reçoit un courrier éclair signé du contrôleur du travail : « Suite à votre absence à la convocation, j’envisage, en application des dispositions de l’article R. 351-28 du Code du travail, de prendre à votre égard une décision d’exclusion de versement de l’allocation chômage que vous percevez et vous invite à fournir, sous quinzaine, vos observations écrites »[3]. À cette injonction, les destinataires prennent stylo et papier pour répondre plus ou moins longuement[4]. Fin 2004, à la Direction départementale du Travail, j’ai eu l’occasion de lire quelques centaines de ces lettres[5] : des recours, des appels plus ou moins stéréotypés, où l’on supplie l’autorité de réviser son jugement. Bâti comme un haut lieu de requêtes, le monde de l’administration suscite l’écriture, la provoque ou l’exige, par cette formule : « Sans réaction de votre part, la suspension de votre allocation sera effective immédiatement. »

Les lettres de chômeurs que nous examinons implorent un recours gracieux devant une commission départementale composée de différentes directions administratives, d’employeurs et de salariés des organisations syndicales[6]. Autour de la table, ces experts exposent les demandes, en explorent les recoins pour décider si la bienveillance s’exercera. Nous avons eu l’occasion d’assister à ces commissions dans un département du nord de la France.

Recours gracieux, bien sûr, ces deux mots prêtent à sourire. Voilà que la grâce divine se mêle de la vie matérielle, un arrière-plan de miséricorde et de souci d’équité qui possède une longue histoire, celle du monarque accordant gracieusement une exception, un élément faisant partie d’une culture profonde, celle de la main gauche du pouvoir, en pleine humanité, prête à accorder un relâchement de la main droite pour une personne particulière, au vu de considérations exceptionnelles qui touchent à l’accident, à la pauvreté, ou encore « pour cause de gène ou d’indigence »[7]. L’exemption, le classement sans suite, le dégrèvement, la dispense, la grâce, la remise sont autant de notions juridiques soulignant un pouvoir d’exception qui permet de corriger cas par cas les méfaits des lois. Ce pouvoir royal est une véritable casuistique. Des études de cas se succèdent jusqu’à plus soif. La condition des recours suppose que le demandeur ne revendique jamais une loi, qu’il abandonne tout autre recours, qu’il ne conteste pas le droit mais simplement son exercice pratique. Alors, seulement, il peut déployer une longue supplique auprès des services pour obtenir l’indulgence. Cette considération historique n’est pas une nuance, le recours gracieux ne contient strictement aucun moyen de droit, il n’est pas question de batailler avec les codes, on basculerait sinon du côté du contentieux, une tout autre règle écrite, avec sa jurisprudence, pour revendiquer une autre décision, plus favorable. Tandis que le contentieux démontre qu’une erreur manifeste d’appréciation a entaché l’application d’un droit, le recours gracieux est en fait une humble demande de réexamen, présentée à l’autorité administrative initialement sollicitée et qui a rejeté la demande. Le premier utilise le droit, le second est « hors droit », dans le sens où la sollicitation est adjuration qui n’articule aucun argument juridique.

La supplication personnelle

L’irruption scripturale des doléances surgit de ce dispositif politique, avec parfois des éclats de « récits de soi » qui engagent l’entourage et les circonstances singulières dans lesquelles l’auteur se débat. On y expose ses pannes et ses déconvenues, ses attentes et ses impatiences devant une situation interminable où le travail a disparu. Les hommes et les femmes exposent les mille pannes qui se succèdent, dans le désordre de toutes les semaines, l’affolement des ruptures biographiques, comme autant de points culminants de l’émotion, des moments d’extrême agitation voire de panique. Les lettres offrent le tracé silencieux de ces transformations qui viennent à la surface des administrations du social.

Cette culture de l’exposition de soi découle d’une société historiquement et solidement administrée — que ce soit dans le travail ou dans l’espace scolaire, par le droit au logement ou dans l’espace public — et qui suscite une contestation des règles impersonnelles qui s’appliquent vigoureusement contre l’individu nu. Le recours gracieux est un véritable mode de pensée institutionnel, une façon d’agir et de réagir non seulement très tôt apprise, mais qui coexiste sans mal avec le contentieux, comme une galaxie non juridique d’écritures de miséricorde[8]. Il faut prendre au sérieux cet antidote : au coeur du juridique se tient un sous-sol anthropologique, sur un régime très particulier, celui de la faveur, comme une entreprise de modération individuelle et personnelle. Le gracieux constitue un monde auquel ni la recherche en droit ni la sociologie n’ont normalement accès. Ne s’y exercent aucun texte, aucun décret, aucune circulaire pour dire de quoi est faite la grâce, dessinant ainsi une plage infinie que seul le clapotis des lettres vient érafler. La jurisprudence n’a rien à y faire ni la défense de droit bien compris. C’est le bas de gamme du droit, là où l’on parle d’une voix maigre, sans appui, sans attestation, sans texte, sans preuve, sans intérêt en somme[9].

Pourtant, c’est une mer d’écriture : maire, député, direction d’administration, institution locale, ministre, président de la République, commission ad hoc, quelques dizaines d’administrations reçoivent chaque année leur flot de lettres qui réclament bienveillance, soutien, exonération, attention à des circonstances particulières. Terra incognita, ce dispositif gracieux est bien plus qu’un sas administratif, c’est un dispositif d’écriture, comme le dernier relais de la plainte, une forme de subjectivation qui attache le sujet lui-même à sa supplique[10]. Car ces lettres exposent parfois un morceau de vie, un événement latéral, une dramaturgie familiale... En commission, elles seront lues à l’aune de « la vérité sur soi-même ». Si les lettres sont par milliers, la lettre type de réponse, par contre, est unique. Combien de correspondances, combien de colères et de prières ont donc ainsi été recueillies, lues et jugées ? Par conteneurs entiers, leurs traces ont été ensevelies, des morceaux de phrases entre deux parcours ou en fin de route.

Sur la chemise encore fraîche, on observera généralement un petit coup de crayon noir, une notation nerveusement griffonnée : « maintien de la décision ». Qu’importe si des vérifications s’exercent pour chasser le malentendu. C’est le régime des excuses qui sera envisagé par les services, un examen rapide des circonstances qui, par inadvertance, auraient fait dévier. Les situations se lèvent contre l’anonyme loi. L’incident local se hisse contre l’impersonnalité de la règle. Écriture à revers du droit, l’échec d’un déplacement, la boîte aux lettres cassée, l’insupportable de l’existence, en déplacent le point de gravité. L’auteur ne ménage pas sa peine pour décrire le quotidien, se soulager des temps « de crise », se remémorer quelques bons moments. En plaçant sous les mots des séquences de vie, c’est un appel à l’aide qui est envoyé, une urgence signalée. L’écriture apostrophe ainsi le contrôleur du travail pour le mobiliser.

Le 1er décembre 1999,
Monsieur ou Madame,
Suite à votre lettre du 22 novembre 1999, je suis tres deçu de votre jugement en me suspendent de mes allocations chomage pendant 3 mois. J’ai été convoquer a l’anpe de crepy en Valois afin de prouver mes recherches d’emploi je me suis presenter a cette convocation il mon meme proposer une aide que je n’est pas refuser, je devai me presenter tous les vendredis a 14h., je me suis rendue jusqu’à l’approche des vacances la personne qui s’ocupais de moi ma dit que l’ons ce revairais a la rentrer (elle ne ma jamais donner render vous).
Puis j’ai de nouveau reconvoquer a la mairie de crepy en Valois pour les memes raisons (recherche d’emploi) la personne qui ma reçu n’a meme pas regarder mon bloc notes qui contient ces preuves, de surplus avec tout les coups de te telephones passer les cv que j’ai envoyer un peu partout dont je n’ai jamais eu de reponses.
Je suis aller a la mairie de crepy pour un poste d’employé communales (pas d’embauche) puis depuis 2 ans demande a repetition a l’hospital (reponse repasser tous les mois rien), un nouvelle hopital viens de ce construire il est presque fini je me suis dit ces peut etre ma chance il mon repondu que le vieux batiment allai fermer que le personnel allai etre transferer a la maison de retraite et ce de la maison de retraite au nouvel hopital ainsi que le personnel de l’entretien donc toutes mes chances sont tomber a l’eau cela faisait 2 ans que j’atendai.
L’anpe ma meme suggerer de faire un stage de reconversion, j’ai choisi maitre chien. Je suis aller a paris pendant 2 semaine il a fallu que je paye le train de ma poche le stage ma couter 2500 F + 500 F de chien + 250 F de veterinaire + divers accesoires (laisse collier muselliere) une fois ce stage fini ont devais me placer en entreprise mais il fallait un véhicule ce que l’ont m’avais cacher donc pas de travail quand j’ai présenté la facture a l’anpe pour me faire remboursé ont ma dit que le stage n’étais pas reconnu.
Maintenant voila ma situation pendant ces 3 mois d’exclusion si je n’ai pas mes indemnitées virer sur mon compte, je vais avoir de gros problemes j’ai un prelevement de 197 F pour l’électricité un autre de 128 F pour ma mutuelle plus les 100 F que je verse à l’huissier chaque moi. Ma concubine touche l’aide pour adultes handicapés (3500 F) il faut retirer le loyer, le téléphone l’assurance maison ça mutuelle 100 F qu’elle donne aussi a l’huissier alors comprener une fois tout déduit sur 3500 F que va-t-il nous rester pour vivre, je suis désoler de vous dire cela mais il y a eu une negligence de la part de certaines personnes. Ces pour cela que je demande de bien vouloir me comprendre et vous demande un recours gracieux de votre part.
Merci de votre comprehention. Jacques Sentier.

Sommé de s’expliquer, cet homme présente son bloc-notes dans lequel on trouve une série de noms de magasins, d’employeurs divers auxquels il s’est présenté, avec une date, un coup de tampon, parfois une simple signature et le nom du commerce : « marchand de fleurs ». Le document en poche fait preuve de son passage et de ses recherches semaine après semaine. Au fil des années 1990, la preuve de la recherche de travail passe par l’écriture, non plus par le pointage des années 1970 : des certificats de rencontre, des traces d’un déplacement, d’une tournée. Épuisé, Jacques Sentier réanime un vieux rêve partagé par nombre d’ouvriers licenciés dans les bourgs, un emploi communal, historiquement réservé aux anciennes familles connues des services de la municipalité. Un oeil sur la construction de l’hôpital, l’espoir renaît encore d’intégrer le personnel d’entretien, avant d’apprendre qu’il n’en est rien, et de constater qu’il n’est question que d’un déménagement. Alors il reste le travail de vigile, la surveillance des dépôts, magasins, centres commerciaux. Devenir maître-chien ? Il rêve de dresser des compagnons utiles. Se voit-il confier la protection et la guidance de non-voyants ou de personnes handicapées ? À moins qu’il ne se perçoive mieux comme auxiliaire efficace de la police, de l’armée, de la gendarmerie, de la sécurité civile ou d’une société de gardiennage ? Jacques Sentier a acheté l’animal, lui a donné tous les soins nécessaires à sa bonne santé (nourriture, propreté). Il l’a fait travailler, lui a appris l’obéissance et la patience. Il l’a initié à l’attaque et au port d’objets. Il lui a appris à marquer un arrêt devant chaque obstacle, à retrouver une personne après avoir flairé un objet lui appartenant. Inlassablement, il lui a fait faire des exercices de pistage, l’a habitué à travailler dans différents types de situations ; si bien qu’il semble en avoir oublié l’essentiel. Aimer les chiens et les dresser ne suffit pas pour exercer ce métier, car les employés des sociétés de gardiennage doivent pouvoir circuler, se déplacer d’un site à un autre. Pour cela, les employeurs des maîtres-chiens exigent que les salariés utilisent leur voiture personnelle pour transporter le chien de garde, « ce que l’on m’avait caché ». Tout s’effondre. La lettre s’achève sur un livre de comptes, des soustractions indiquant qu’il n’est plus possible de continuer ainsi. Assurance, mutuelle, huissier, l’allocation handicapé n’y suffira pas. Cette correspondance déroule les séquences des espoirs et des efforts déployés pour se tenir « la tête hors de l’eau », expression courante pour dire le refus de la noyade, même si « toutes mes chances sont tombées à l’eau ». Suspendus, convoqués, déroutés, réorientés, conseillés, combien sont-ils ainsi sur des circuits fermés et sur lesquels tournent les égarés ? D’autres lettres tiennent généralement en une page déchirée d’un cahier scolaire à petits carreaux ou perforée du côté gauche. Elles frappent par leur brièveté. Elles ont été écrites souvent dans la précipitation, de crainte de perdre encore du temps devant la menace. Après la formule qui présente l’objet (la suspension du versement de l’allocation chômage), l’incompréhension, le dépit ou la colère s’affichent pour demander le rétablissement des droits : cette radiation temporaire n’aurait jamais dû avoir lieu.

C’est mon chômage

« Exclusion de versement », les deux mots font mouche. Parce qu’il s’affiche journellement dans les médias, le premier surgit comme une pierre jetée devant son chemin, tandis que le second fait basculer irrémédiablement vers l’endettement. L’exclusion, combien de fois ont-ils entendu ce mot boursouflé ? Alors, l’ardeur à répondre ne se fait pas attendre et les stratégies de riposte sont fort variées. Souvent, une phrase explose : « Que faire si on me coupe le peu de revenu que j’ai ? — Mais pour quelle faute je suis exclu ? — Messieurs, j’étais, je suis un exclu du travail, maintenant je suis un exclu du chômage ! — Je suis comme tout le monde, je mange ! — C’est mon chômage que j’ai cotisé. » Souvent, c’est la stupeur qui l’emporte. Sans ressources, le futur proche s’effrite et fait écrire malgré la gêne à formuler une objection[11].

La prise d’écriture se fait sous l’emprise de l’abattement, faut-il le dire ? Que l’on parvienne plus ou moins à écrire, que l’on maîtrise plus ou moins l’orthographe ou la grammaire, que l’habileté à formuler soit plus ou moins prégnante, la lettre griffonnée sera vite expédiée. Certaines écritures sont difficiles, grosses d’erreurs, de fautes d’expression au point où trois phrases suffiront à s’excuser et à remercier. Parfois, c’est l’enfant qui écrit à la place de sa mère, la soeur à la place d’un frère. C’est la signature qui révèle les deux auteurs, tant celle-ci détonne avec les courbes bien formées des mots. Non seulement l’expression est malaisée, en une phrase tout est dit : « Je n’ai pas pu me déplacer ce jour là — J’étais malade à la maison — J’avais un rendez-vous — Je cherchais du travail dans la ville de Creil », mais les auteurs sont convaincus que cette imprécision suffira pour retrouver des droits.

Après avoir perdu son emploi, le collectif de travail, la possession de droits attachés à celui-ci, le niveau de salaire, l’honorabilité qui en découle, la dégringolade économique se poursuit inexorablement et suscite rage ou aigreur. Il y a urgence, et c’est elle qui fait prendre papier et stylo bic. « Je vous écris pour protester ma radiation pour les raisons suivantes. Les courriers du 18-06-04 et 09-07-04 ne me son jamais parvenue. C’est pour cette raison que je nais pue aller à mon entretien d’actualisation. Je vous donne une feuille qui prouve que je suis suivie. Salutation distinguer. Grégoire Vandam ». Protester absolument, « Pourquoi vous me supprimez ? », le chômage était le dernier fil économique qui faisait tenir la maison. On ne comprend pas ce qui se passe. Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce qu’on me veut ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Le sentiment de propriété privée sur l’allocation chômage se manifeste très fortement, une propriété sociale partagée entre les cotisants, et qui ne souffre d’aucune concession envers les administrations prétendant ériger des règles nouvelles.

Ils sont chauffeur poids lourd, cariste, cuisinier, magasinier, agent d’entretien, soudeur, peintre ; elles sont caissière, réceptionniste, standardiste, coiffeuse, hôtesse d’accueil, secrétaire, repasseuse, téléopératrice. Le peu de qualifications et le faible niveau de diplôme ont fait ensemble dégringolade. Ces lettres portent les marques d’une situation massive : l’infériorité sociale, qui conduit à se débattre coûte que coûte. Le travail précaire et les contrats à durée déterminée, le travail temporaire et le travail au jour le jour. Certaines lettres, comme cette dernière, claquent une phrase comme un drapeau au vent. D’autres, plus déliées, tentent d’expliquer plus avant, donnent des éléments situationnels qui ouvrent à d’autres réalités, des événements connexes, des bribes biographiques. Qui ne commet pas d’oublis, ne confond pas le nom d’une rue, une date, un jour, une heure ? Qui n’a pas un fils ou une mère malade ? Qui ne connaît pas de panne de voiture ? Massivement, les temporalités sont défaites. Pourquoi toucher à « mon droit » ?

Car il y a surtout cette puissante certitude : le chômage est un droit puisqu’on a cotisé pendant tant d’années, un droit personnel lié à son emploi antérieur, adossé à celui-ci, un salaire qui compense justement et qui est proportionnel au revenu antérieur[12]. Parce qu’on a cotisé chaque mois, chaque année, le sentiment de posséder ce droit est puissant. Ce temps libéré par le licenciement est un temps enfin personnel, un espace-temps privé qui, même s’il en déroute plus d’un, est revendiqué comme une possession. D’où l’expression tant de fois lue : « Je n’ai pas épuisé tous mes droits. » Or cette raison est battue en brèche par la raison administrative. « Je perds mon travail et voilà que je perds mon chômage. » MON chômage, c’est la possession d’un droit qui se dit et se pense fort et haut comme un temps acheté par la quote-part réglée dans l’emploi antérieur. MON droit au chômage, c’est ce que se disent les salariés qui travaillent et qui regardent leur fiche de paie, sur la ligne prélèvement : cotisation sociale. Combien de décennies ont été nécessaires pour convaincre les ouvriers que les cotisations prélevées étaient une assurance chômage, une assurance collective et personnelle, qui protégeait de l’incertitude du futur ? Que ce droit au chômage était là pour amortir la contrainte et la violence de la rupture économique[13] ?

Le 16 septembre 2002,
Madame, Monsieur,
Je vous adresses ce courrier suite à ma radiation de 2 mois à compter du 12 septembre 2002. Suite à une non présentation à un entretien qui n’a pas lieu d’être parce que je me suis bien présentés à l’Agence National pour l’emploi le 6 septembre 2002.
C’est pourquoi je vous demandes un recours à titre gracieux.
Je me suis rendus à l’ANPE le même jour que mon épouse qui avait reçu une convocation. J’en ai profités pour m’y rendre moi même car j’avais jusqu’au 6 septembre. Il y a une trace du passage de mon épouse mais pas du mien. Alors je n’arrive à comprendre. J’ai bien fait le nécessaire pour valider ma demande comme le jour de ma première inscription. Je comprendrais cette décision si je n’avais fait mon devoir de demandeur d’emploi. Alors être pénaliser pour une faute que je n’ai pas commise, je ne suis pas d’accord. Ce retrouvais sans ressources pendant 2 mois avec 3 enfants et la femme en A.S.S ça n’est pas possible
J’ai aussi envoyés un courrier à l’ANPE dans lequel j’expliquais mon étonnement sur cette situation. Ma lettre l’agence de Beauvais ne la retrouve pas, alors que dois-faire. J’ai n’ai commis aucune faute et nous pourrons jamais nous en sortir ma famille et moi avec ce que percois mon épouse.
Ne nous faites pas payer pour une chose que nous n’avons pas commis.
En vous remerciant par avance,
Et en espérant que ma demande recevera un acceuil favorable.
Je me tiens à votre entière disposition pour de plus amples informations.
Veuillez agréer, Monsieur, madame, mes salutations distinguées.
Jean Barthélémy

L’incompréhension de la situation prend cette même forme lorsque le plaignant est stupéfait de perdre son statut de demandeur : « Je vous demande s’il serrait possible d’éviter la radiation des deux mois, d’autant plus que je ne perçois plus d’allocation. » Effectivement, la moitié des inscrits sur les listes ANPE ne perçoit aucune indemnisation. Être radié n’est pas seulement synonyme d’amputation financière, c’est aussi se voir enlever le seul statut qui demeurait — hélas ? — stable. Comme si être demandeur d’emploi apportait au moins une image sociale qui en évite une autre, encore plus négative. Ces demandes sollicitent tout autant une réinscription sur les listes qu’une aide financière, comme si l’image et l’indemnité jouaient tout autant sur la précarité des membres de la famille. À défaut d’indemnité, à quoi bon répondre aux injonctions ? Quelques lettres annoncent simplement que l’absence à l’entretien est due à l’absence de rétribution. La logique tient en une phrase : « Puisque je ne touche pas d’argent, inutile de venir chez vous, mais pour autant, pourquoi me radier ? » La machine administrative a des tendances à l’emballement. S’entretenir avec un conseiller est une « invitation », le courrier le dit bien : « Vous êtes invité à vous rendre... » Mais le « rendez-vous » est ordonnance. Il est possible de téléphoner pour décaler l’heure et la date, mais l’autorisation accordée s’enregistre manuellement, parfois juste après l’envoi du préavis de radiation qui, lui, s’effectue dans un automatisme informatique qui dépasse même les agents ANPE. Dans les dossiers administratifs, les courriers institutionnels et les conversations téléphoniques notées çà et là ne cessent de se croiser, faisant glisser les omissions administratives en litiges. À lire ces dossiers, la guerre est là.

La guerre est ouverte

Absence à convocation, recherche d’emploi insuffisante, manque d’actes positifs de recherche, oubli de déclaration de travail temporaire, refus d’emploi, fausse déclaration, les propositions de radiation (terme consacré par le droit) par l’Agence nationale pour l’emploi ne manquent pas. Le signalement déclenché auprès du service de contrôle de la recherche de l’emploi de la Direction départementale du Travail ouvre à l’examen des faits. Dans ces motifs, l’un d’eux domine, celui de la recherche active d’emploi. Avec des variantes : des entretiens pour construire un projet d’action personnalisé, pour la rédaction du curriculum vitae, pour des remises à niveau scolaire... Le vocable n’est pas en reste pour agir et faire agir. Depuis 1993, sont radiées de la liste des demandeurs d’emploi les personnes qui ne peuvent justifier de l’accomplissement d’actes positifs de recherche d’emploi, qui refusent une action de formation ou encore qui refusent de répondre aux convocations de l’ANPE. Ce n’est plus le pointage d’antan qui importe, venir faire la file d’attente, présenter sa carte d’identité et sa carte hebdomadaire de pointage. Il est loin ce temps de l’appel nominatif, tous les mercredis matin, comme mode de vérification d’une disponibilité immédiate pour travailler.

Chercher un emploi, écrire, téléphoner, se déplacer, recevoir réponse, prendre le bus, chercher plus loin, donner des preuves et des attestations au moyen de signatures et de lettres de réponse, voilà l’activité attendue. À défaut, la radiation est sérieusement envisagée. Tous les 15 jours, une commission de recours gracieux se réunit pour examiner les propositions de radiation venant de l’ANPE, des ASSEDIC ou de la Direction du Travail. Elle est composée d’un large éventail de représentants syndicaux, patronaux et salariés qui s’interrogent sur les preuves fournies, sur le contexte des pannes et des incidents : cherchent-ils vraiment du travail par des actes positifs, comme le dit le Code du travail ?

Les lettres de recours sont lues à voix haute, examinées, mises en coupe au regard des informations du dossier. On les déchiffre, on les commente et l’on débusque les actes positifs, la bonne volonté, les efforts, les petites preuves, les ruses et les boniments. Certes, telle ou telle justification peut sembler étrange, mais ce qui apparaît surtout, c’est la diversité des codes mobilisés pour convaincre de sa bonne foi. Oui, les auteurs sont disponibles pour prendre un emploi ; oui, ils cherchent ; non, ils ne trouvent rien. Mais cela ne suffit pas, il faut des preuves, et des vraies. En retrouvant ces écrits mineurs, il devient possible de reconstituer une géographie mentale et sociale en réaction à cette puissante accusation. Des mots mineurs qui laissent trace de l’univers de vacuité et de pannes ordinaires, des événements à la fois intimes et publics qui font désocialisation.

Au total, et pour conclure, ces lettres possèdent quelques grandes caractéristiques que l’on peut synthétiser ainsi :

  1. Une culture de la protestation de longue durée. Cette pratique d’écriture fait en effet d’abord penser à une longue habitude de correspondre avec les administrations (Caisse d’allocations familiales, bailleur HLM, mairie, député...) dont on connaît les codes minimums. À la Caisse d’allocations familiales, l’accident familial peut justifier une demande exceptionnelle ; chez le bailleur HLM, le retard de loyer peut être supporté quelques mois après un chômage provisoire ; à la mairie, on peut demander un dégrèvement d’impôt ; on peut faire appel au député de sa circonscription pour dénouer un tracas administratif. Une longue tradition du recours aux instances politiques ou administratives conduit à des prises d’écriture qui font apprentissage. Toutefois, si toutes les lettres possèdent cette construction remarquable de l’en-tête avec son expéditeur et son destinataire, ainsi que les formules finales de considération, elles n’utilisent pas les références du droit, de tel article du Code du travail, très précisément, pour exiger l’examen en toute justice de son dossier. Par exemple, contrairement aux lettres envoyées aux Prud’hommes lors d’un conflit de travail, il n’y a que peu d’usage de la lettre préécrite qu’il suffit d’accommoder à son cas. Nous pensons notamment à La Vie Ouvrière, journal de la Confédération Générale du Travail (CGT)[14]. Écrire pour argumenter, pour dire son droit, avec attestations à l’appui, on peut dire que les lettres de recours en grâce sont ici en écart. Ce ne sont ni d’anciens syndicalistes, ni des salariés instruits par le droit du travail, ni même des ouvriers formés par la culture des comités d’entreprise ou par la formation permanente pour adulte, qui s’expriment. Le ton est plutôt exaspéré et comique, vindicatif et mal maîtrisé, de sorte qu’il arrive que l’on s’excuse de n’être pas venu à l’ANPE parce qu’on travaille, sans plus d’explications ! Que l’orthographe soit sommaire, qu’importe, l’urgence l’emporte sur la gêne ou l’embarras. Le style est à l’emporte-pièce souvent ; les lettres suivent le désordre des événements.

  2. Une culture de l’excuse. Il faut prendre au sérieux ce régime très particulier qui concerne la vie quotidienne la plus banale. La demande d’excuse ne peut être avancée que pour des choses ordinaires dont on sait que la gravité est faible. Il faut dire que l’injonction est floue : Je vous prie de bien vouloir « m’adresser vos observations... ». Le mot est bas, ne pas venir à un rendez-vous est-il une chose ordinaire ? Nombre de lettres le laissent entendre très nettement, elles s’accompagnent d’excuses pour ne pas être venu. « En espérant monsieur votre compréhension — Je vous demande une grâce de ma dette — Je ne recommencerai plus — Merci de prendre mon courrier en considération — Je vous prie de bien vouloir m’excuser et de revoir mon dossier — J’espère pouvoir compter sur votre sollicitude pour revoir cette radiation et l’annuler si possible — Je vous supplie de lever cette radiation car cela me cause de gros soucis financiers et autres vu mon état — Je m’excuse auprès de vous pour cet oubli parce que je devais aviser pour ce déplacement — Et excuser moi encore et je m’engage à venir à votre rendez-vous. » La certitude de la force des excuses, de leur capacité d’atténuation ne fait aucun doute. S’excuser auprès d’un professeur d’école, d’un médecin, de l’assistante sociale produit généralement une acceptation. C’est la bonne foi qui est mise en avant, contre la mauvaise foi de certains, comme les travailleurs au noir par exemple, ou les gros fraudeurs. La menace brandie est interprétée comme un simple avertissement qui, une fois la réponse faite, s’effacera très probablement. Cette ouverture pour un plaidoyer des excuses, c’est tout le sens du recours gracieux qui a été inventé pour examiner la responsabilité atténuée, en quelque sorte. Pour éclairer le champ de la décision en faveur d’une chose inacceptable, voire interdite, l’examen minutieux des « observations » ouvrira à la variété des manquements. La série excuse est une ligne ouverte dès les carnets scolaires, un apprentissage de la prévention : prévenir en cas d’empêchement.

  3. Une culture de la panne. Dans les milieux populaires, faut-il le dire, la suspension est souvent perçue comme une menace économique et un affront : l’accusation de ne rien faire, dans le langage ordinaire, « espèce de fainéant », c’est ainsi que la missive administrative est reçue. Encore un malentendu ! Les possibilités d’organiser sa vie diminuent à mesure que grandit l’appauvrissement, la garde des enfants ne peut plus être assurée, prendre le train devient un obstacle, la voiture antérieurement utilisée est revendue pour faire des économies, le retard de loyer devient un mode de recharge de l’économie quotidienne. On ne peut plus accéder à tout son courrier car la boîte aux lettres est cassée, comme celles de tout l’immeuble. Ou encore un voisin mal intentionné a fait disparaître le courrier[15]. Dans ce cadre, le moindre reflux produit des pannes successives, on ne peut plus réparer la machine à laver, faire la vidange de la voiture devient impossible ou, tout simplement, faire le plein d’essence, de sorte que la revente du véhicule survient vite. Le marché de l’occasion des véhicules anciens est un lieu qui traduit les accrocs biographiques descendants. Certains y perdent plus que d’autres. Dès lors, il ne se passe pas une semaine sans que la famille soit en panne de quelque chose qui mobilise trois journées de suite. Ces jours rudes surviennent très régulièrement dans les correspondances. J’avais-pas-la-tête-à-écrire, dit l’un d’eux. Si les lettres se présentent comme des déluges d’incidents, de ruptures, de pannes, de griffures, elles révèlent par là une temporalité défaite, une puissante imprévisibilité problématique dans le sens où chaque semaine est menacée par une mauvaise nouvelle (factures diverses, saisie, maladie, menace d’expulsion). Parce que la tête n’est plus à écrire, les lettres exposent le désarroi, la crainte, la peur parfois.

    Le 15 novembre 1999. Madame, Je n’ais pu répondre à votre courrier du 5 octobre 1999 pour de gros problèmes famillaux. Ce n’est pas de la mauvais volonté, mais cette année nous sommes à la banque de France aux bureaux de surrendettement et les papiers il en faut. Photocopie sur photocopie nous avons oublié de déclarer certaine reprise de travail en intérim, nous nous en excusons d’autant plus que les assedics Oise Somme, nous reclame une somme de 8000 F passé payable en deux fois, je leur est envoyé un courrier leur expliquant ma situation mais rien ne semble les toucher puisqu’il prenne la décision qu’on les paie en 2 fois. J’ai deux enfants à charges 14 ans et 7 ans, et ne sachant plus quoi faire je vous demande un recour gracieu qui j’espère sera accepté
    Dans l’attente d’une reponse favorable, Veuillez agreer Madame, Mes sincères remerciements. Raymonde Soubire.

Mais les lettres n’appartiennent pas seulement à cette littérature de l’excuse et de la panne. Le désespoir peut affleurer au détour d’une phrase, en nota bene ou au verso. Ces phrases cahotantes, que l’on peut qualifier d’écrits en situation extrême (M. Pollak), sont reçues par la commission comme un embarras qui suscite émotion et parfois grâce. C’est la détresse qui affleure. C’est elle qui anéantit l’action publique. Autour de la table des recours, les conseillers discutent pour savoir si ce jeune homme est vraiment menacé ou menaçant, si l’expulsion de chez ses parents est probable ou non, si cette absence à un rendez-vous va produire son bannissement familial. On lira à plusieurs reprises l’annonce d’un suicide possible, est-ce un signe de désespoir ou du chantage ? Comment faire la part des choses ? Chercher un emploi reste quelque chose de mystérieux pour ceux qui sont faiblement dotés en diplôme et en savoir-faire. Et la perte du dernier emploi a pu achever la désocialisation professionnelle.

Calmer le plaignant

Le 27 septembre 1999, Messieurs,
Suite à la décision du 23/09/99 par laquelle vous m’excluez de toute allocation chômage durant une période de 2 mois ce qui correspond au mois de décembre 98 et au mois de janvier 99, je me permets de faire appel de cette décision qui à mes yeux ne correspond absolument pas, bien au contraire au souhait d’un gouvernement qui ce dit contre toute exclusion tel qu’elle soit. J’en appel à votre bon sens et à votre compassion. Un travail comme tout le monde.
Depuis le 21/02/95, j’étais au chômage longue durée suite à ma fin de CDD et à une période de pénurie professionnelle, que des petites périodes interim de quelques heures qui vous laisse la tête hors de l’eau pour un instant. Cette situation à entraînée une grave dépression et un réel laisser aller, une descente dans les bas fonds de mon être, une impression d’inutile qui a eu raison de moi. cette période je ne la souhaite même pas à mon pire ennemi, la perte de ma femme, de ma maison en 1996, une importante dépression de 1996 à 1998, et enfin une issue professionnelle en 1997 le mois de septembre 1997 date à laquelle j’effectue ma première mission dans la société l’Oréal à AULNAY SOUSBOIS. Depuis cette 1ere mission, je travail très régulièrement là-bas effectuant le trajet en voiture soit 200 kms par jour de travail = 3 heures de route journalier. ceci prouve entre autre que je ne souhaite pas dépendre des deniers publiques, je préfère travailler pour avoir un équilibre primordial et nécessaire pour ne pas replonger dans l’enfer du chômage.
c’est durant la fin 98 et le début 99 que des problèmes importants sur mon véhicule moteur HS, train avant à changer son intervenu 2 possibilités s’offre à moi, c’est-à-dire pas le choix. soit je ne réparre pas mon véhicule car je n’ai pas les moyens »Problèmes en plus avec ma banque, je devais 300 000 ce qui correspond au crédit maison et crédit voiture non payés depuis plus d’1 an à cause de problèmes de santé et de chômage », et je ne pouvais plus assurer mes missions dans cette société, ce qui veux dire plus de travail aucune possibilité de déplacement, ou soit je fais les démarches afin de trouver les moyens de réparer ce que j’ai fait.
J’ai été au ASSEDIC pour une demande de fond social, mais malheureusement ceci n’existe plus, alors je suit aller voir une assistante sociale, mais elle ne pouvais me recevoir que dans 3 semaines, impossible d’attendre car ceci est une condamnation à mort pour moi. Je ne repasserai pas par où je suis passer une deuxième fois. Je préfère « mourir » que de replonger dans l’enfer des drogues, des médicaments de la pauvreté. J’ai donc préféré ne pas déclaré ces quelques heures de missions intérim en sachant que je serai rattrapper par ce système, mais je souhaitais simplement pouvoir travailler, avoir un équilibre, retrouver ma femme, mon enfant, une vie professionnelle si fragile soit elle, et une santé quelque peu meilleure. Depuis avril 99 je suis en traitement pour les nerfs et de substitution, mes problèmes avec ma banque sont en cours de redressement, car ayant un salaire relativement régulier j’ai pu trouver un accord pour rembourses, je souhaite que vous compreniez que c’est simplement pour conserver mon emploi interim que j’ai triché quelque peu pour une cause qui me semble honnête. En plus du remboursement des trops perçues, et de la non prise en compte des heures travaillées, des heures de route, des galères, de la fatigue, des risques routiers, je dois rembourser 2 mois en plus qui sont des mois Janvier 99, je n’ai pas travaillé mais je dois rembourser quand même 6300 F + décembre 98 = 12000 Frs.
Messieurs sachés que cette condamnation est un véritable coup de couteau pour moi qui me raccroche à mon travail, mais si vous me condamner et bien cela me dira simplement. Retourne au chômage, retourne dans la tombe. Messieurs j’étais, je suis un exclu du travail, maintenant je suis un exclu du chômage.
Dans ce cas, je ne vois qu’une alternative, attendre votre réponse, si non favorable, je renverrai un exemplaire au journal de ma région. Je me suicide sans aucun état d’âme.
Je demande simplement de travailler. donc de me déplacer.
Jacques Bernier

Le recours gracieux n’est ni le lieu d’une rencontre paisible ni l’approbation aveugle des excuses. Il est traversé d’examens sur la cohérence et la crédibilité des propos. Ce faisant, les commissions sont éreintées d’entendre l’éternelle boîte aux lettres cassée. L’impatience domine et l’attente de réponses adaptées est si forte que les suppliques tournent à l’aigre. Les mots belliqueux sont aussitôt écartés, on ne parle pas ainsi à une commission. Une lettre douce sera appréciée, des mots qui désarment le malentendu. Dissoudre l’incident, éviter les « ondes de choc », écarter une altercation qui a eu lieu mais qui n’est pas centrale, les commissions évaluent cette capacité d’adaptation. À l’inverse, des mots véhéments conduisent à penser : « évidemment, dans ces conditions il ne trouvera pas de boulot », il met de « l’huile sur le feu », il joue « contre lui », il ne répond pas à la question, il ne fait pas « les gestes indispensables », il répond « avec agressivité », il se « contredit sans cesse..., il est en train de nous rouler... » Cet ensemble d’expressions entendues dans les commissions départementales de recours converge pour souligner l’autorité du jugement. L’espace de la décision gracieuse, ce n’est pas seulement l’espace du secours de la providence, c’est aussi l’exercice d’une coercition. Parce que le bénéficiaire de l’aide agit de son côté, parce que l’interaction va vite, la compétence à interpréter peut être bernée. « Ne pas être roulé » ne va pas de soi pour les membres des commissions départementales, surtout quand le receveur revendique son droit, par exemple en répétant que les professionnels sont là pour cela, et « qu’ils-sont-bien-payés-eux ». Un droit sur ses propres cotisations en somme[16]. C’est sur cette arête que les professionnels déclarent leur hostilité et leur suspicion envers une attitude de mauvaise foi[17]. Comme dans une relation marchande, la relation d’aide est remise à sa place.

Le thème de la mauvaise foi désigne cette séquence où l’aidé déclare ne pas l’être, puisqu’il accède simplement à son juste droit. L’instance du recours gracieux expose ces expériences de retournement, dans lesquelles la grâce se mue en suspicion, où l’aidé trahit l’aidant, provoquant la méfiance et l’ombrage, le rappel à l’ordre et le rapport de force. On pense immédiatement au modèle de la récidive du tribunal pénal. On avait aidé cet homme la première fois, au titre de la comparution initiale. Il avait été prévenu qu’on ne voulait plus le voir ici. Une seule fois suffit. À la seconde audience, les termes du contrat brisé sont rappelés, c’est désormais la défiance. Du coup, tout ce qui est dit se retourne contre lui. La chance donnée n’a pas été saisie, la trahison est consommée. L’hypothèse est la suivante : sous couvert d’une relation d’aide, le recours gracieux transporte simultanément de la suspicion. La question finale des commissions est celle-ci : le bénéficiaire de la grâce sera-t-il digne de cette bonté ? Si tel n’est pas le cas, s’il revient, c’est le ratage de la bénédiction. Ce serait si beau que la bonté soit une simple relation de secours et de bienveillance. Elle est en fait un avertissement où sans cesse la mauvaise foi affleure. Le recours gracieux est un espace silencieux, qui n’intéresse pas les juristes par son caractère faible, discrétionnaire, voire hasardeux. Aucune bataille ne peut s’y dérouler. Or, il est le lieu de production d’un regard sur une singularité, ici le chômeur devenu pauvre. Et réciproquement, par la prise d’écriture, il est le lieu du pli subjectif qui mêle culpabilité et révolte, gêne et écart, qui agit sur les sentiments de propriété de soi, de liberté d’agir, de se sentir en lien avec une collectivité. Les correspondances exposent l’expérience de la protection, des sentiments et des raisonnements qui parfois s’opposent. Elles sont précieuses en ce sens qu’elles offrent à la fois des façons de dire ses pannes, de compter ses dettes, de mesurer des tâches et des choses à faire. L’écriture sert autant la raison administrative que le travail sur soi dans un système de contrôle donné, un arpentage des pratiques quotidiennes dans lesquelles les individus s’examinent eux-mêmes plus ou moins docilement.

Conclusion

Dans ce dispositif d’écriture que constitue le recours en grâce, les apparences sont sauves. Les ressources partagées forment des présupposés, des formules, des supports pour éclairer l’action des commissions et permettre d’alimenter les biographies institutionnelles. Mais tout ceci est facultatif, cahotant et incertain. Inutile de chercher une super vision. Point de cadre commun de description ni même de prescription. Pas plus de chaînes de cohérence entre des lieux et des écrits. Ce ne sont pas là des écrits administratifs au sens fort, plutôt le produit de regards, de surveillances ordinaires, des formes de subjectivation où l’accusation érafle les personnes et leurs droits pour les voir se contorsionner. Le contrôle de la protection économique somme les sujets de s’exposer à la lumière de ce qu’ils font et non plus de leurs droits. Alors se dressent des portraits étonnants.

« À tout péché miséricorde » dit la maxime religieuse, pour marquer son amour envers les beaux cas de rémission. Sous ces lettres de demande de réexamen de leurs droits s’abrite le pardon ou la punition (Carbonnier, 1994), au gré des membres des commissions auxquelles j’ai pu assister. Pendant le tour de table, les représentants s’interrogent un à un sur la bonne foi des auteurs, les excuses acceptables, la singularité d’un cas qui conduit à une dose d’assouplissement et de tolérance. Mais il se peut que la foudre s’abatte, la paresse est décelée, la réprimande survient alors. Cet espace de jugement, si bref soit-il, est un ressort secret du pouvoir qui tient en réserve — sous le droit — cette texture ouverte au récit de soi, des écritures personnelles fichées au sein des archives administratives, des présentations de soi qui développent l’objectif de « s’atteindre soi-même, vivre avec soi-même », sortir de soi-même peut-on dire, en cherchant notamment du travail (Foucault, « L’écriture de soi », Dits et Écrits, 1994). A-t-il fait assez d’effort ? A-t-il assez sué ? A-t-il assez souffert ? Est-il sorti de lui-même ? S’affecte-t-il lui-même suffisamment pour être disponible à un éventuel emploi ? « Sortir de soi pour chercher du travail », combien de commissions seront inventées dans la décennie à venir pour susciter l’écriture d’un soi en attente, un soi actif, un soi disponible et ouvert à toutes les occasions sociales ?

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