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Introduction

Depuis une dizaine d’années, la « formation tout au long de la vie » s’est progressivement imposée dans l’espace européen comme un référent incontournable du discours politique et des réformes sur l’éducation, la formation et les qualifications. En France par exemple, elle est inscrite dans une loi depuis le 4 mai 2004[1], loi résultant d’un accord interprofessionnel signé, fait rare, par l’ensemble des organisations syndicales représentatives (Luttringer, Seiler, 2005) et relayé par plus de 60 accords nationaux de branche. Plus largement, chaque année, les différents États membres de l’Union européenne doivent présenter leur contribution à la réalisation des objectifs communs (voir par exemple Commission, 2005b).

La promotion de « l’éducation et de la formation tout au long de la vie » (EFTLV), traduction délicate de l’expression anglaise désormais bien connue Lifelong learning, a en effet permis au niveau communautaire d’intervenir dans un domaine d’action, l’éducation et la formation, relevant en principe de la compétence du niveau national, d’autant qu’il est lié aux spécificités sociétales les plus affirmées (Maurice, Sellier, Silvestre, 1982). L’intrusion européenne est indissociable de la « méthode ouverte de coopération » (MOC), procédure officiellement mise en place par la présidence portugaise à l’occasion du Sommet de Lisbonne en 2000 : reposant sur l’intergouvernementalité, elle autorise à ouvrir un espace de coopération thématique avec l’accord de chaque État membre, qui conserve ainsi la possibilité formelle de se désengager s’il l’estime opportun. Cette réversibilité de l’instrument est le fondement politique de la démarche : il permet en effet à tout gouvernement de justifier son engagement et, dans le même temps, d’affirmer son respect du principe de souveraineté nationale. Progressivement, l’EFTLV a été promue au rang d’orientation primordiale en vue de réaliser deux « stratégies » européennes issues de la coopération intergouvernementale (voir Étienne, 2002) à la suite des Sommets de Luxembourg (« stratégie européenne de l’emploi » ou SEE) et de Lisbonne (construire « la société de la connaissance »). Au fil des années, l’importance accordée aux questions de formation et d’éducation a été telle qu’elles ont finalement structuré un programme de travail autonome : « Éducation et formation 2010 » (voir infra).

Mettant en relation la fabrique de l’action publique européenne et les politiques nationales, ce texte défend le point de vue selon lequel les « idées » sont d’autant plus durables et légitimes qu’elles autorisent la coexistence d’interprétations et d’intérêts divers. Pour le dire autrement, les idées s’imposeraient ou du moins deviendraient un référent incontournable tant par leur contenu que par leur capacité à susciter, voire à animer un dialogue sur les différentes acceptions de l’éducation et de la formation tout au long de la vie. Cette hypothèse illustrerait le point de vue selon lequel il n’y aurait pas lieu de distinguer artificiellement idées, institutions et intérêts pour étudier une action publique multi-niveaux (voir Muller, 2005). Il reste cependant à mettre en place un programme de recherche qui puisse, dans la durée, analyser finement les interactions entre la construction de ces « idées » européennes et les positions nationales, en identifiant aux différents niveaux — communautaire, national et même territorial — les « forums de débat » et les « arènes de négociation » (Jobert, 1998). Là s’élaborent les référents, circulent les idées et se formalisent les intérêts (Palier, Surel, 2005), dans une logique de compromis et de négociation permanente. C’est à cette condition qu’il pourrait être rendu compte de l’influence de la « stratégie européenne » sur les dispositifs nationaux.

Plus modestement, nous voudrions ici restituer la genèse de l’approche européenne en matière d’EFTLV en montrant qu’elle est la résultante complexe et changeante de conceptions et d’analyses plurielles, si ce n’est opposées. De facto, elle met en communication des systèmes nationaux profondément différents par l’entremise d’un benchmarking institutionnalisé. Il importe donc de se doter d’outils analytiques permettant de traduire cette diversité intra-européenne. L’analyse de régimes d’action publique en matière d’EFTLV favorise, à notre sens, une lecture en dynamique des positionnements sociétaux dans ce champ.

Des orientations européennes nourries de diverses traditions intellectuelles et politiques

Durant les années 1960 et 1970, « l’éducation permanente » était le référent politique et intellectuel prédominant. D’une certaine manière, l’EFTLV s’est construite en continuité avec ce « grand récit initial » (Radaelli, 2001), mais aussi en raison des désillusions qu’il a engendrées. Ses ambitions actuelles en découlent.

Le grand récit originel de l’éducation permanente

Dans un rapport devenu emblématique, le Conseil de l’Europe (1970) met en exergue « une formule éducative globale capable de répondre aux besoins éducatifs en rapide expansion et de plus en plus diversifiés de chaque individu », jeune ou adulte, dans la nouvelle société européenne. Ce rapport prône l’autonomie du « sujet apprenant » tournée vers la réalisation d’un projet personnel. À l’Unesco, la perspective est encore élargie pour faire de l’éducation permanente, enracinée dans le « désir inné de l’homme d’apprendre », le ferment d’un « nouvel humanisme » (Faure, 1972). Le répertoire des possibles se diversifie encore avec les propositions de l’OCDE. Davantage préoccupé des liens entre éducation et marché du travail, le rapport Kallen et Bengsston (1973) insiste sur l’importance de l’alternance entre formation et emploi ; plus généralement, le glissement sémantique de l’éducation permanente à « l’éducation récurrente » révèle une volonté de concilier l’offre d’une deuxième chance pour tous avec la nécessité d’adapter les qualifications individuelles aux besoins des entreprises.

Dans le contexte européen de l’époque, l’État national est appelé à jouer un rôle mobilisateur pour assurer la mise en place d’un cadre institutionnel cohérent avec ces orientations, mais le répertoire des possibles s’avère d’ores et déjà diversifié. D’ailleurs, ce corpus donne lieu à des traductions nationales aux fortes spécificités, la France favorisant la construction d’une « entreprise formatrice » avec la loi de 1971 sur « la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente », les pays scandinaves privilégient la seconde chance nécessaire à l’édification d’une société plus juste et plus solidaire. On voit ainsi émerger à tout le moins trois « matrices », pour reprendre l’expression de Dubar (2006) : la promotion sociale, la formation professionnelle continue, l’éducation permanente à visée émancipatrice.

L’influence des projets d’inspiration néo-libérale

La révolution néo-libérale engagée en Grande-Bretagne dans les années 1980 favorise l’émergence d’un autre répertoire d’action en matière de formation. Ce dernier rencontre en Europe un écho d’autant plus fort que, parallèlement, des dispositifs nationaux liés au « récit » de l’éducation permanente engendrent des désillusions parfois sévères.

Le « livre blanc » britannique, A New Training Initiative (1980), est le référent cognitif de l’Employment and Training Act de 1983 qui entérine la disparition de l’apprentissage traditionnel et instaure un nouveau système de certification, les National Vocational Qualifications (NVQ). Il y aurait beaucoup à dire sur cette réforme (voir notamment Ryan, 1995), mais retenons à ce stade qu’elle promeut et instrumente une double idée forte : mettre en place des certifications uniques pour la formation initiale et la formation continue, centrer les référentiels de compétences sur des critères de performance en situation de travail.

Parallèlement, l’espace politique du débat européen est marqué par l’affaiblissement de trois dispositifs nationaux de référence. Comme d’autres, la situation française a attesté d’une très forte sélectivité de la formation en entreprise (Dayan, Géhin, Verdier, 1986) ; en outre, l’efficacité d’une importante mise de fonds en Suède pour offrir une « deuxième chance » aux personnes peu formées s’est heurtée à des processus d’auto-sélection (Eliasson, 1996, pour une revue d’études) ; enfin, les succès de l’alternance allemande entre école et entreprise semblent exposés à une érosion progressive de légitimité sociale (Lutz, 1992)[2]. Dès lors, le champ est libre pour qu’émerge un nouveau référent européen. En 1995, la Commission publie son propre « livre blanc » intitulé « Enseigner et apprendre : vers une société cognitive ». Ce rapport, rédigé sous la houlette du commissaire européen en charge de l’éducation, Madame Cresson, s’inspire fortement, sur un plan technique, de la novation que constituent les NVQ britanniques : grâce à l’apport des nouvelles technologies de l’information, il s’agirait de permettre aux individus de valider, régulièrement et souplement, grâce à un répertoire européen des certifications, les compétences acquises « tout au long de leur vie professionnelle » dans le cadre du marché unique. L’accent est ainsi mis sur la nécessaire flexibilité organisationnelle d’une société apprenante ; cet objectif, très général, s’accompagne d’une charge violente contre les diplômes classiques de formation initiale, dans la mesure où ils apporteraient à leurs détenteurs des « rentes indues », l’exemple type étant le titre acquis à la sortie d’une « grande école » à la française. Cette critique s’inscrit dans un projet technique qui vise à faciliter l’identification de la compétence productive et à rendre fluide, tant que possible, la circulation et la valorisation du capital humain sur le marché du travail (Iribarne, 1996). Le paradoxe apparent de cet épisode tient à ce que ce « tournant néo-libéral » (Jobert, 1994) est réalisé par une commissaire socialiste française. Il est d’autant plus frappant qu’au même moment, une commission de l’Unesco, animée par Jacques Delors, président sortant de la Commission européenne, repense l’idée d’éducation permanente afin de « dépasser la distinction traditionnelle entre éducation première et éducation permanente » ; elle s’appuyait sur quatre piliers présentés comme les bases de l’éducation[3] dans une vision parente de celle qui allait apparaître à la fin de la décennie sur la scène européenne.

La stratégie de Lisbonne et le référentiel social-démocrate

En 2000, la stratégie adoptée par le Conseil européen de Lisbonne en vue de bâtir la « société de la connaissance » fait de l’EFTLV un instrument clé d’une compétitivité économique qui doit allier innovation et cohésion sociale. Certes, elle prolonge la veine ouverte en 1996 — le livre blanc liait formation tout au long de la vie et « société de l’information » —, mais elle s’inspire fortement de la politique macro-économique des pays scandinaves qui articule compétitivité par l’innovation sur des produits de haute valeur ajoutée, fort investissement collectif sur l’éducation et la formation continue et haut degré de protection sociale. En 1995, avec l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Union, leur modèle économique et social va progressivement devenir l’une des références clés pour la Commission et, plus encore, pour la présidence portugaise. C’est ainsi qu’en matière de régulation du marché du travail émerge à Bruxelles une conception social-démocrate de l’activation des politiques de l’emploi qui tranche avec son acception néo-libérale souvent perçue, à tort, comme étant la seule en vogue à Bruxelles (Barbier, 2004).

À l’initiative de la ministre du Travail portugaise Maria Joao Rodrigues, professeure d’économie, un ensemble de travaux « hétérodoxes » d’inspiration évolutionniste et régulationniste va être mobilisé par un groupe d’experts de « haut niveau » réuni à partir de 1998 (voir le livre qui en est issu, Rodrigues et al., 2002). On retrouvait une partie significative de ce référentiel dans un rapport remis deux ans auparavant à la Direction générale de l’innovation de la Commission par l’économiste évolutionniste scandinave Lundvall sur la Learning Society (1997). Il réunissait plusieurs perspectives, tant substantielles que procédurales, reprises dans le nouveau « référentiel global » retenu par l’Union au Sommet de Lisbonne en vue de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » :

  • Faire de l’innovation un objectif clé, mais en considérant qu’elle doit être encastrée dans des processus sociaux et institutionnels adéquats ;

  • Promouvoir des « organisations apprenantes » qui renforcent les compétences techniques et sociales, dont une aptitude partagée à coopérer et à travailler en réseau ;

  • Reconnaître la diversité des sources de savoir et des formes d’organisation susceptibles de favoriser l’innovation ;

  • Pratiquer un « benchmarking contextualisé » qui prenne en compte les particularités des formes organisationnelles, sociales et institutionnelles à l’origine des « bonnes pratiques ».

Si le Conseil européen de Lisbonne a défini la méthode ouverte de coordination comme le moyen « de diffuser les meilleures pratiques et d’assurer une plus grande convergence au regard des principaux objectifs de l’UE », il souligne que « dans le domaine de l’éducation et de la formation, l’objet de cette méthode peut être défini comme une manière de permettre la comparaison et l’apprentissage mutuels et donc de limiter les risques inhérents aux changements et aux réformes ». En effet, « la connaissance des facteurs décisifs qui ont fait la réussite d’une réforme ailleurs est indispensable au transfert de bonnes pratiques qui pourrait, dans le cas contraire, dégénérer en une simple reproduction d’activités et donner des résultats décevants » (Commission, 2002).

L’éducation et la formation de plus en plus au centre des stratégies européennes

Le caractère stratégique de cette orientation se décline à l’échelle tant macro que micro-économique. Comme il a été mentionné, l’éducation et la formation tout au long de la vie (EFTLV) est la traduction officielle, retenue par la Commission européenne, de l’expression lifelong learning, laquelle met explicitement l’accent sur la pluralité des sources et des formes de savoir et de connaissance, là où l’expression française suggère une acception plus institutionnelle. Par-delà des enjeux sémantiques et politiques réels, il s’agit clairement de souligner que c’est toute la trajectoire d’apprentissage de chaque personne qui est en question, quel que soit son âge, des premiers pas à l’école maternelle jusqu’aux « universités du troisième âge ». Aucun sanctuaire institutionnel, tel que l’enseignement de base, ne saurait échapper à l’examen qu’appelle cette appréhension exhaustive des manières et des occasions durables ou ponctuelles d’apprendre.

Dès lors, « les lignes directrices » en matière d’éducation et de formation que les États membres sont appelés à suivre s’axent autour de trois orientations clés (Commission, 2002) — « qualité et efficacité », démocratisation (« accès de tous aux systèmes »), « ouverture au monde extérieur » —, déclinées en 13 objectifs interprétables et applicables de manière diversifiée : pour la première, citons « développer les compétences nécessaires à la société fondée sur la connaissance » et « optimiser l’utilisation des ressources » ; pour la deuxième, « favoriser la citoyenneté active, l’égalité des chances et la cohésion sociale » ; pour la dernière, « renforcer les liens avec le monde du travail, la recherche et la société dans son ensemble » et « développer l’esprit d’entreprise »[4]. Vingt-neuf indicateurs de référence sont associés aux objectifs et servent à étalonner les situations nationales pour en influencer progressivement le cours : nulle prescription stricte assortie de sanctions en cas de non-respect de la référence, mais une pression exercée par la publication des classements régulièrement établis par la Commission ; pression d’autant plus forte lorsqu’il y a une large médiatisation de scores médiocres à l’échelle nationale[5]. L’objectif « développer les compétences nécessaires dans la société fondée sur la connaissance » s’avère d’autant plus emblématique qu’il s’appuie notamment sur les résultats, très médiatisés par ailleurs, de l’enquête PISA OCDE sur les compétences des élèves à 15 ans (voir Commission, 2005a). Il en est de même avec l’indicateur « proportion de la population âgée de 18 à 24 ans n’ayant accompli que le premier cycle de l’enseignement secondaire » qui se veut une approximation de l’échec scolaire.

Depuis, l’action en matière d’éducation et de formation n’a cessé de se développer et de s’affiner. Élargissement et raffinement des objectifs vont de pair avec la pragmatique prise en compte d’une diversité historique des systèmes nationaux. Ainsi le Sommet de Bruxelles de 2003, dont la résolution porte le titre symptomatique de « Systèmes différents, objectifs partagés », prône en matière de formation « l’échange de bonnes pratiques », la « transparence des qualifications et des diplômes » en vue de favoriser la mobilité sur un marché du travail européen, ainsi qu’un management de la qualité. Un an plus tard, à Bruxelles toujours, c’est la nécessité d’une validation des apprentissages tant informels que formels qui est mise en avant (on peut y voir une influence de la validation des acquis de l’expérience instituée par la loi française en 2002). En 2005, la relance de la stratégie de Lisbonne fournit l’occasion de réaffirmer que l’éducation et la formation constituent un enjeu prioritaire pour la croissance et la compétitivité de l’Union (Conseil européen, 2006). Enfin, après cette définition de principes et de procédures et sur la base d’une résolution adoptée par le Conseil et le Parlement européens à l’été 2006, la Commission met en oeuvre un ambitieux ensemble de programmes d’action pour la période 2007-2013 (sept milliards d’euros) en vue de « bâtir la société de la connaissance ». Il couvre en effet le préscolaire et le scolaire avec le programme « Comenius », l’enseignement supérieur avec « Erasmus », la formation professionnelle avec « Leonardo », l’éducation des adultes avec « Grundtvig »[6] et, enfin, la dimension transversale « intégration européenne » avec « Monnet ».

Canalisation procédurale et normative de la diversité des pratiques

Pour ouverte qu’elle soit, la MOC canalise les pratiques par l’élaboration d’un classement des pays au regard des critères de référence (les benchmarks), préalablement définis ; dans le même temps, le respect de la pluralité des expériences et la souplesse d’interprétation ménagent la coexistence politique et institutionnelle de systèmes différents. La MOC met en scène une compétition d’autant plus acceptable qu’elle se joue à moyen ou long terme (2010) et ménage, pour chaque participant, l’espoir de « briller » sur telle ou telle dimension, que ce soit dans l’absolu ou en termes d’amélioration relative de son positionnement.

Le titre de la résolution adoptée par le Conseil européen tenu à Bruxelles en 2003 — « Systèmes différents, objectifs partagés » — témoigne bien de la nécessité de composer avec la diversité des dispositifs nationaux. Plus qu’une convergence entre des systèmes qui conservent et conserveront à moyen terme nombre de leurs spécificités, il s’agit dans un premier temps de viser une certaine compatibilité, ce qu’exprime bien l’élaboration d’un « cadre européen des certifications professionnelles pour la formation tout au long de la vie ». Cet instrument procédural, au sens de Lascoumes et Le Galès (2005), comportera huit niveaux de compétences et d’apprentissage et est conçu comme un « cadre de coopération » qui fonctionnera « comme un traducteur » en vue de constituer « une force de changement au niveau européen, national et sectoriel », notamment en « soutenant le suivi et la mise en oeuvre des objectifs communs pour les dispositifs d’enseignement et de formation décidés en 2002 » (Commission, 2005b).

Dans l’immédiat, les réformes sont cadrées normativement par deux orientations fondamentales :

  • L’accent est mis sur le nécessaire développement des initiatives individuelles au sein et au-delà des systèmes de formation. Dans une tension plus ou moins forte selon les contextes institutionnels, ce référent recouvre, d’une part, la volonté de souligner les responsabilités souscrites par les personnes au travers de leurs choix et, d’autre part, la promotion de l’autonomie individuelle vis-à-vis de dispositifs de formation, notamment de formation continue, afin de renouer avec l’esprit originel de « l’éducation permanente » de la fin des années 1960.

  • La promotion des compétences (plutôt que des qualifications), une orientation qui peut recouvrir des réalités et des projets politiques très divers, comme l’a bien montré Lefresne (2001), mais qui est néanmoins censée favoriser, tout au long de la vie professionnelle, l’alliance de trois qualités : des compétences techniques liées aux produits et services ; des compétences sociales et organisationnelles résultant du renforcement de la coopération dans le travail ; des compétences relationnelles tournées vers la satisfaction des besoins des clients ou des usagers[7].

Ce couple d’idées, initiative individuelle et développement des compétences, est appelé à soutenir la construction de l’employabilité des personnes, notion qui elle-même fait l’objet de nombreuses définitions (voir par exemple Gazier, 1990). Ce cadrage normatif laisse donc une assez large place à l’interprétation des acteurs nationaux, sectoriels ou régionaux qui peut déboucher sur des régimes de responsabilité différents ou même antagonistes (voir ci-après). On rejoint ainsi une appréciation de Giraud (2006) à propos des politiques d’activation des chômeurs : « La formation est un enjeu clé pour illustrer les conflits d’interprétation dont il est question ici. La formation peut en effet être utilisée, conformément aux textes, pour mobiliser, stimuler ou reconvertir des personnes en situation de chômage. »

Au total, la MOC s’appuie sur un ensemble de notions flexibles et de procédures souples qui ont le grand avantage, dans le contexte européen, de recouvrir des pratiques et des systèmes d’éducation et de formation continue fortement différenciés dans l’instant. De la sorte, elle ouvre un sentier d’apprentissage institutionnel qui se resserre au fil des bilans d’étape (voir Commission, 2007). Ceci dit, les régimes d’action en matière d’EFTLV, ci-dessous présentés, témoignent de l’existence de réponses politiques plurielles à la double exigence d’individualisation et de performance au travail qui sous-tend l’action publique au niveau communautaire.

Rendre compte de la diversité des politiques : cinq régimes d’action d’EFTLV

Afin de relier l’analyse des coordinations multi-niveaux aux dimensions sociétales, Buechtemann et Verdier (1998) parlent de régime national d’éducation et de formation. Ce dernier repose sur des configurations d’acteurs publics et privés, collectifs et individuels (formateurs, administrations, partenaires sociaux, chambres de commerce et d’industrie, usagers du service formation, entreprises, etc.), articulées à des organisations et des institutions (règles, coutumes). Sur cette base, Verdier (2001) a avancé qu’on pouvait identifier différents régimes idéal-typiques dont les institutions étaient ordonnées autour de conventions de formation (méritocratique, professionnelle ou marchande), recouvrant une pluralité de conceptions du « juste et de l’efficace » pour fonder la légitimité des règles en la matière. Les unes et les autres relèvent de modalités de justification différentes (Boltanski, Thévenot, 1991) : le mérite ou la maîtrise professionnelle, par exemple. Aucune de ces formes idéal-typiques ne saurait rendre compte d’un cas national ; elles constituent plutôt des répertoires évolutifs — au fil de la dynamique des idées et des expériences — dont s’inspirent peu ou prou les politiques d’éducation et de formation.

Ces régimes se construisent en fonction des réponses apportées à une série d’enjeux sociopolitiques, sachant que s’impose une cohérence minimale entre les différents choix, en raison des complémentarités institutionnelles et des solidarités d’acteurs qui en découlent (Amable, Palombarini, 2002). Un régime d’action repose ainsi sur un agencement de principes politiques, de logiques d’acteurs, de règles et d’instruments.

Pour ce qui est de l’EFTLV, tout régime d’action apporte des réponses à des questions très politiques :

  • Quels principes de justice et d’efficacité en matière de formation ?

  • Quelle conception de l’individu ? S’insère-t-il dans une communauté professionnelle, une organisation hiérarchique, un réseau, une citoyenneté sociale ?

  • Qui assume les responsabilités face au risque de sous-qualification et d’insuffisance des compétences ? L’individu, la puissance publique, des dispositifs d’assurance sociale ?

  • Quelle gouvernance ? Quelle est la configuration d’acteurs privés et publics (degré de décentralisation, place des établissements privés de formation et rôle des entreprises) ?

  • Quelle organisation de l’éducation-formation ? Continuité ou césure entre formation initiale et formation continue ? Place de la formation professionnelle dans le cursus initial ?

  • Quelle conception des savoirs ? Primat des savoirs académiques, référence au métier, indifférenciation de principe ?

  • Quelles institutions de régulation ? Règles de sélection et d’orientation des individus, dispositifs de compensation des inégalités initiales et des difficultés d’apprentissage ?

  • Quelles modalités d’accès à la formation initiale (accessibilité de l’enseignement universitaire, par exemple) ? À la formation continue ?

  • Qui finance les divers types d’enseignements et de formation (publics, entreprises, familles ou individus) ?

  • Quelle est la nature de la formation apportée de manière privilégiée aux jeunes (professionnelle, générale, organisée en niveaux) ?

Ainsi, les conventions sur lesquelles s’appuient les acteurs privés et publics se forgent au moyen de différentes ressources cognitives, financières et organisationnelles, lesquelles se concrétisent par des instruments, des règles, des technologies sociales, etc., qui contribuent à stabiliser, pour un temps, les régulations à l’oeuvre[8]. Ce répertoire de régimes d’action en matière d’EFTLV puise dans deux sortes de typologies comparatives :

  • Les unes portent sur les modèles de protection sociale (voir notamment Esping-Andersen, 1999), ce qui est en l’occurrence d’autant plus justifiable que les politiques d’insertion tendent à constituer un nouveau pilier de protection sociale (Palier, 2004), dont la formation tout au long de la vie est en quelque sorte l’extension rhétorique et institutionnelle[9].

  • Les autres concernent les systèmes d’éducation et de formation initiale ou continue (voir notamment Aventur et Möbus, 1998 ; Maroy, 2000 ; Green et al., 2006).

Cette double filiation paraît pertinente puisqu’il s’agit de penser ensemble formation initiale et formation continue en vue d’examiner comment chacun de ces régimes régule le cheminement des individus dans différents espaces sociaux — éducation, marché du travail, protection sociale.

Les trois premiers régimes mettent à distance l’emprise du marché par la mobilisation de règles constitutives très dissemblables : le mérite, la vocation et la cohésion.

Le régime académique d’EFTLV

Il se construit autour de deux processus : en premier lieu, une compétition scolaire entre individus dont l’équité doit être assurée par un acteur collectif, garant du bien commun et investi d’une légitimité politique incontestable. Il s’appuie en outre sur un critère objectivé, la performance académique, insensible dans son principe aux influences locales et marchandes (Duru-Bellat, 1992). À ce titre, les diplômes identifient différents niveaux d’études générales et constituent des règles avant tout internes au système éducatif (Méhaut, 1997), dont l’indépendance doit être préservée des influences qui pourraient porter atteinte à la pureté du principe méritocratique. Il revient aux individus de valoriser ces signes d’aptitude sur le marché du travail où s’établissent des positionnements légitimes dans des organisations hiérarchisées en fonction du degré de « noblesse scolaire » conquis par les individus. Dans ce cadre, la formation continue est avant tout adaptative et vise à s’ajuster aux évolutions techniques et organisationnelles. « L’entreprise formatrice » assure l’essentiel des financements sur le temps de travail. Le principal risque selon cette conception tient à un creusement des inégalités scolaires puis sociales, du fait que la compétition académique a des effets durables sur le marché du travail, en particulier sur les marchés internes. Une formule résume ce processus : « tout se joue avant 25 ans ». Autrement dit, la sélection qui régule l’action publique creuse d’autant plus les écarts entre individus que ses effets sont frappés d’une forte irréversibilité. L’étalonnage des qualités académiques leur confère un rang dont la prégnance sur les cheminements personnels sera d’autant plus sensible qu’a priori « la seconde chance » n’a guère de probabilité de compenser les effets de la sélection, puisque la formation continue est prioritairement adaptative.

Le régime professionnel d’EFTLV

Comme l’ont bien montré Eyraud, Marsden et Silvestre (1990), ce régime également qualifié de corporatiste (Vinokur, 1995) s’appuie d’une part sur des identités professionnelles soutenues par l’engagement des individus au titre d’une vocation, d’autre part sur des acteurs sociaux fortement constitués. Ces derniers sont en effet appelés à s’engager politiquement dans la construction de certifications de la formation professionnelle, afin qu’elles bénéficient d’une forte estime sociale et, plus encore, qu’elles deviennent des règles structurantes du marché du travail (Möbus, Verdier, 1997). En découle une légitimité sociale et économique des compétences, fondées sur la maîtrise d’un « métier » ou d’une profession et constituées d’un ensemble de capacités inséparables les unes des autres. Contrairement à ce qui prévaut dans la conception académique, il n’y aura donc pas une échelle de niveaux d’études pour étalonner les formations relevant d’un même domaine professionnel. Dans ce cadre, l’organisation du travail est basée sur une légitimité professionnelle attachée à une maîtrise croissante de l’exercice du « métier » dont pourront attester, au cours de la vie active, des certifications de branche. L’intervention d’académies professionnelles[10] ne dispense pas les individus de produire les efforts attestant de leur volonté d’ascension et de reconnaissance par les pairs. Le principal risque social tient au durcissement de la distinction entre les professionnels formés par le dispositif et les non qualifiés qui n’y ont pas eu accès.

Le régime universaliste d’EFTLV

Il repose sur un principe de solidarité qui cherche précocement à compenser les inégalités nées de l’inscription dans un milieu social plus ou moins favorisé : l’éducation préscolaire relève bien d’une perspective universaliste de formation tout au long de la vie ; en outre, l’orientation précoce et irréversible dans une voie professionnelle est proscrite ; à l’inverse, l’individualisation fondée sur la construction de parcours adaptés à la diversité des progressions individuelles évite le redoublement tout en maintenant une communauté d’objectifs cognitifs pour tous à l’issue d’un parcours commun de longue durée. De plus, ce régime d’action limite le poids des savoirs académiques ; il s’agit d’assurer une articulation avec d’autres savoirs et notamment de traduire en compétences les connaissances transmises : l’aptitude à travailler en groupe, à monter avec d’autres des projets d’intérêt collectif. Dans cet esprit, l’ouverture de l’établissement de formation sur son environnement passe aussi par l’implication de différents partenaires (associations d’intérêt général, milieux professionnels, représentants des usagers, etc.) dans la régulation de l’établissement lui-même. Soit autant de caractéristiques qui participent de ce que Mons (2007a) qualifie de « modèle d’intégration individualisée », sachant que cette individualisation s’adresse « à tous les élèves, [ne vise pas] seulement les élèves les plus faibles et [n’est que] rarement destinée aux élèves les plus doués » (ibid. : 118).

En matière de formation continue, il importe pour les acteurs collectifs d’offrir une deuxième chance récurrente dans l’espoir de diminuer les inégalités initiales héritées ou engendrées par les séquences précédentes du parcours de formation initiale ou continue. Mais au-delà de la classique protection sociale, il s’agit d’accroître la capacité d’action du citoyen afin de bénéficier d’une sécurité active. Ainsi l’adulte en formation continue doit être acteur de sa propre formation : pour reprendre les mots de Merle (2006), il s’agit de restaurer des conditions favorables au « désir d’apprendre » et de donner corps à l’exercice d’un droit subjectif qui, « en tant que catégorie juridique, est indissociable de la montée en puissance de l’individu » (Maggi-Germain, 2006). La construction d’un droit de tirage social individualisé (voir Supiot, 1999), son effectivité dans la régulation des marchés du travail et le déroulement des transitions professionnelles requièrent un engagement politique d’acteurs publics (nationaux et locaux) et sociaux (tant sectoriels qu’interprofessionnels) dans une configuration qui relève d’un « tripartisme national » cherchant à promouvoir le principe d’une sécurité active de l’individu-citoyen. Cette imbrication de l’individuel et du collectif trouve une concrétisation dans l’approche en termes de « marché transitionnel du travail » (Gazier, 2003).

L’un des risques de cette forme d’action collective réside dans la dérive financière de dispositifs compensateurs et généreux. Aussi l’évaluation est-elle un instrument de régulation essentiel pour justifier la pertinence d’une redistribution de moyens publics en direction de telle personne ou de tel groupe. Ces critères fondés sur la solidarité et destinés à construire la cohésion sociale se distinguent de ceux mobilisés par des régimes d’action qui assoient la prééminence du marché comme critère d’allocation des ressources.

Tableau 1

Les régimes d’action hors marché

Les régimes d’action hors marché

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Le régime concurrentiel en matière d’EFTLV

Comme le suivant, ce régime aborde la formation dans une perspective utilitariste, selon une double optique : un prix sanctionne la rencontre sur le marché de l’éducation d’une offre et d’une demande de services ; le travail peut être une alternative à la formation structurée en fonction d’un double arbitrage des individus : quelles compétences la formation sur le tas, en situation de travail, apporte-t-elle aux personnes ? Quelle allocation du temps entre loisirs, formation et travail en fonction des désutilités-utilités des diverses occupations ? Ce régime est confronté à la nature de bien public attachée à l’éducation et, partiellement au moins, à la formation : compte tenu des externalités positives de cette ressource, l’intervention de l’État pour imposer une scolarité obligatoire est légitime, mais sa durée doit varier selon les configurations de marché en cause : le travail peut être une alternative à l’école et ceci à des âges précoces compte tenu des opportunités de travail offertes et de la qualité des services de formation fournis par les établissements de formation (pour un exemple concret, voir Bougroum et Ibourk, 2004). Selon l’importance du financement public, la convention marchande régule un pur marché ou un quasi-marché de l’éducation, mais dans tous les cas elle s’appuie sur des règles de fonctionnement, en particulier en matière financière, qui ont pour but d’assurer la prééminence de deux principes : la concurrence, notamment entre établissements de formation ; le libre choix de l’individu entre différentes modalités de formation, des dispositifs programmatiques très structurés aux modalités informelles de la formation sur le tas en passant par le compromis qu’est l’apprentissage des métiers, ce qui rend inutile la détermination a priori de programmes précis de formation professionnelle initiale. En formation continue, c’est la règle classique du marché confrontant prestataires de services et demandeurs qui joue : s’il s’agit de formation générale, ces derniers sont des individus, s’il s’agit d’acquérir des qualifications spécifiques, la charge principale du financement incombe aux firmes (Becker, 1964).

Tableau 2

Les régimes marchands

Les régimes marchands

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Le régime du marché organisé en matière d’EFTLV

Les principes marchands conservent ici une place prédominante dans la régulation de l’accès, de l’usage et de la valorisation de la formation tant initiale que continue. Mais leur jeu est encadré par un ensemble de règles destinées à garantir pour tous les protagonistes la transparence du rapport qualité-prix, afin de maîtriser les possibles biais informationnels et de parvenir ainsi au juste prix : on est alors conduit à parler de « marché organisé » par l’intervention publique garante d’une fiabilité des informations et des standards de qualité qui soutiennent les transactions sur le marché ou le quasi-marché. Les deux principes cardinaux de la concurrence et du choix individuel jouent mais sont soutenus par des règles qui ont pour but de supprimer ou du moins de réduire le biais de sélection et l’aléa moral pouvant entacher les transactions : l’exigence de qualité du système informationnel, dont les certifications sont une clé de voûte, relève de la responsabilité des pouvoirs publics. L’individu est guidé dans ces choix de telle sorte qu’il puisse apprécier au mieux leurs conséquences — par exemple, sortir de la formation initiale pour privilégier des apprentissages sur le tas, quitte à revenir ensuite dans des cursus structurés — dans la perspective de le préparer aux risques que pourrait encourir son employabilité, d’où la mise au point d’incitations sous la forme de comptes individuels de formation qui, dans la logique d’un individualisme patrimonial, peuvent être abondés par l’individu lui-même, des agences publiques et des employeurs (sur cette problématique, voir Giddens 2001). Comme le souligne Gautié, « ce qui différencie ce [...] modèle du libéralisme classique [...] est le fait que l’individu n’est pas supposé donner ex ante, comme sortant de l’état de nature : il se constitue dans et par la société » (2003 : 102). Giddens promeut un « individualisme institutionnalisé ». Dans cette optique, le réseau mobilisable par un individu est une composante des compétences sociales de l’individu qui lui permettent de capturer des rendements de ses interactions avec d’autres (voir Gautié, 2007).

Dans cette perspective, il s’agit de constituer un marché des compétences individuelles dont la première vertu est la transparence du rapport qualité-prix ; en quelque sorte, il faut outiller institutionnellement le fonctionnement des marchés externes qui, aussi dégagés soient-ils d’engagements à long terme, requièrent néanmoins des standards de référence. En outre, l’organisation de ce marché des compétences doit être flexible, afin que les individus puissent valider des acquis obtenus selon des modalités très diversifiées, allant des apprentissages sur le tas à des cursus en établissement de formation. Grâce à ces signaux et à la disponibilité de comptes individuels de formation, l’individu est ainsi en mesure de circuler dans des réseaux d’organisations privées et publiques reliées par les standards de référence mis au point sous l’égide de la puissance publique. L’individu-client est ainsi appelé à être un vecteur du management et de l’évaluation des politiques de formation initiale et continue.

Des régimes d’action aux modèles nationaux[11]

Un modèle national d’éducation et de formation résulte d’un compromis entre différents régimes types portés par des coalitions spécifiques d’acteurs publics et privés. Leur agencement est sociétalement construit, c’est-à-dire qu’il prend une forme particulière à la société considérée (allemande, française, britannique...), ce qui se traduit en règle générale par la prédominance de l’un ou l’autre régime, sachant qu’elle peut être plus ou moins durable en fonction des dynamiques endogènes et des transformations du contexte externe. La présentation comparative s’appuie sur un ensemble d’indicateurs qui s’attachent à rendre compte des dimensions propres aux différents régimes. Mais cette lecture à partir de critères quantifiés, au demeurant assez sommaire, ne saurait dispenser d’une approche compréhensive qui s’efforce d’intégrer dans l’analyse les formes institutionnelles et les engagements de telle ou telle catégorie d’acteurs collectifs[12].

Suède : un des « bons élèves » de l’EFTLV

Si l’on considère l’éducation et la formation initiale, il s’avère que la Suède cumule un ensemble de traits caractéristiques d’un régime à dominante universaliste : des taux d’accès élevés aux différents niveaux de formation et d’éducation ; des modalités de financement de ces derniers qui attestent d’une volonté politique de ne pas laisser jouer outre mesure le marché, la sélection méritocratique ou encore la clôture corporatiste (en bref, d’en canaliser les effets) ; des performances des élèves plutôt moins inégales que dans les pays comparables. Sur pratiquement tous les critères, ce pays obtient des résultats qui le situent parmi les meilleurs. Le taux d’accès est élevé pour l’accueil en maternelle, ce qui, on le sait, est un facteur de réduction d’une part des inégalités dues aux différences d’apports de la famille à l’éducation des jeunes enfants, d’autre part des disparités de genre. Avec le Danemark, la Suède se caractérise par le plus bas taux de sortie d’élèves ayant seulement atteint la fin du premier cycle de l’enseignement secondaire et le plus élevé pour ce qui est de l’achèvement du second cycle de l’enseignement secondaire au sein d’une cohorte, résultat qui devrait continuer à conforter un assez bon taux d’accès à l’enseignement supérieur, plus élevé que la moyenne européenne et de plus en forte progression d’une génération à l’autre. D’ores et déjà, le taux de scolarisation des 20-29 ans est en forte croissance sur les 10 dernières années et n’est dépassé que par celui du Danemark. En outre, la prédominance de l’enseignement général, la plus forte parmi les pays européens retenus, témoigne de l’absence de segmentation institutionnelle de l’enseignement secondaire qu’appellerait une orientation précoce vers l’enseignement professionnel. Au contraire, de longue date, l’un des objectifs constants du système éducatif suédois a été de réduire le plus possible le fossé qui séparait initialement la formation professionnelle de l’enseignement général ; d’ailleurs, il n’existe pas d’établissements de formation professionnelle distincts au sein du système scolaire. Enfin, ces 15 dernières années, la volonté de revaloriser la formation professionnelle au second cycle de l’enseignement secondaire s’est concrétisée par l’instauration d’un tronc commun de matières principales dont la maîtrise conditionne l’accès à l’université. L’ensemble des ces résultats et de ces pratiques est indissociable du « modèle d’intégration individualisée » qui régule le long tronc commun de l’enseignement en combinant « l’intégration par les objectifs et la différenciation des parcours » (Mons, 2007a : 119).

Par ailleurs, il est très frappant que ce pays se caractérise par la plus faible part du privé dans les dépenses des établissements d’enseignement et le plus faible écart entre les sommes consacrées à un étudiant et celles dépensées pour un élève du primaire, sachant qu’il ne s’agit pas en l’occurrence d’un nivellement par le bas puisque les dépenses moyennes, tous niveaux confondus, sont sensiblement supérieures, en parité de pouvoir d’achat, à ce qu’elles sont en Allemagne et en France.

Tableau 3

L’accès aux différents niveaux d’enseignement

L’accès aux différents niveaux d’enseignement
Source : Eurostat et OCDE (« Regards sur l’éducation », 2007)

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Tableau 4

Les dépenses (relatives) en éducation et formation

Les dépenses (relatives) en éducation et formation
Source : OCDE, 2007

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En outre, pour ce qui est de la performance des élèves à 15 ans aux tests PISA, les résultats s’avèrent moins inégaux qu’ailleurs, même si des progrès restent à faire, comme le montrent les résultats médiocres des jeunes issus de l’immigration (OCDE, 2007). Ceci dit en ce domaine, c’est dans le système suédois que les jeunes de la deuxième génération d’origine étrangère[14] progressent le plus comparativement à ceux de la cohorte précédente (au regard du test PISA en maths)[15].

Au total, la Suède a continué à renforcer le caractère universaliste de son système de formation initiale. Qu’en est-il en formation continue ?

Les inégalités d’accès à la formation continue selon le niveau de diplôme restent élevées en Suède et rappellent ainsi les limites des politiques de la seconde chance. Il reste qu’un ensemble très dense d’organismes publics en charge de la formation des adultes (Abrahamsson, 1999), elle-même intégrée au système éducatif, permet à la Suède de limiter le poids des disparités selon le sexe et surtout l’âge, puisque les « seniors » connaissent des taux d’accès bien supérieurs aux taux des autres pays. En outre, dans la période récente, l’accent a été mis en formation continue sur une élévation des compétences générales des moins et peu formés : de 1997 à 2002, un important dispositif gouvernemental dénommé Knowledge Lift visait à ramener les bénéficiaires à un niveau de fin d’études secondaires, leur permettant en outre d’accéder à l’enseignement supérieur ; ce programme a concerné 230 000 personnes, soit l’équivalent de 75 % des effectifs totaux de la formation initiale en lycée. Instrument clé de régulation de l’action publique, l’évaluation de l’efficacité reste controversée dans le cas de cette action très ambitieuse (voir Stenberg, 2003). Enfin, la mise en place des comptes individuels de formation, qui aurait pu s’apparenter à l’instauration d’une logique de « marché organisé », a échoué en raison des réticences syndicales (Ericson, 2005).

Tableau 5

Les inégalités de résultats au test PISA

Les inégalités de résultats au test PISA
Source : OCDE

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Tableau 6

Accès à la formation continue

Accès à la formation continue

Lecture des indicateurs. Le premier se lit ainsi pour la France : 2,6 % des personnes âgées de 30 à 39 ans inclus suivent une formation diplômante. Le deuxième signifie qu’en Allemagne, en l’état actuel des pratiques, un actif a une espérance moyenne de formation de 398 heures. Avec le troisième, on sait que cette même espérance de formation est 5 fois plus élevée pour un diplômé du supérieur que pour un sans diplôme ; les indicateurs 4 et 5 établissent les mêmes rapports selon l’âge et le sexe.

Source : OCDE.

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Allemagne : cohérence maintenue de l’apprentissage mais limites croissantes d’une régulation professionnelle tout au long de la vie

Outre-Rhin, le régime professionnel des « gouvernements privés » de branches (Hilbert et al., 1990) intègre un marché des places d’apprentissage qui doit lui-même prendre en compte les aspirations croissantes des jeunes à poursuivre leurs études au supérieur, souvent après obtention d’un brevet professionnel dans le cadre d’une alternance école-entreprise. Pour l’instant, les évolutions majeures ont consisté à améliorer la qualité et à préserver la cohérence du système d’apprentissage (Möbus, 2006) : extension à de nouveaux domaines professionnels ; prise en compte de la transversalité croissante des compétences ; plus grande rapidité dans l’ajustement des contenus de formation. S’il reste attractif aux yeux des jeunes (voir tableau 3), le système dual n’en est pas moins exposé à des tensions dont certaines vont croissantes : difficultés récurrentes pour s’implanter dans certains Länder de l’est ; désaffection de certaines composantes du patronat au nom des exigences de la mondialisation ; de par la valorisation des recrutements latéraux par les entreprises, érosion des perspectives de promotion pour les détenteurs de certifications professionnelles acquises en cours de carrière, anciens ouvriers ou employés qualifiés, dans la continuité de leur formation en apprentissage. Si la formation continue en entreprise peine à ouvrir des perspectives de carrière aux salariés peu ou pas diplômés, la formation destinée aux chômeurs, par l’entremise des réformes récentes (Hartz IV), tend à intégrer une régulation relevant du « marché organisé » qui renforce sensiblement les obligations des demandeurs d’emploi et diminue drastiquement les possibilités d’accès à des formations qualifiantes de longue durée (Bosch et al., 2007). L’affaiblissement du système dual tout au long de la vie et les nouvelles règles en matière de formation des chômeurs contribuent à expliquer le bas taux d’accès à des formations diplômantes en cours de vie active, désormais identique au taux français (voir tableau 6 pour les 30-39 ans), ce qui tranche avec les situations relatives des années 1980 (Géhin et Méhaut, 1993). À terme il y a dans cette évolution une rupture possible avec l’une des caractéristiques structurelles du modèle allemand, à savoir une forte valorisation identitaire de la formation professionnelle initiale liée, comme l’avaient clairement posé Maurice, Sellier et Silvestre (1982), à l’accès en formation continue à des certifications fédérales de Meister et de Techniker. Concomitamment pourraient s’accroître les inégalités d’accès à la formation continue : la législation allemande en matière de formation continue étant traditionnellement centrée sur le perfectionnement professionnel et la reconversion des personnes, les entreprises sont totalement libres d’organiser des formations spécifiques, sachant qu’aucune disposition relative à l’obligation de financer la formation des salariés ne figure dans la loi fédérale.

Si le système dual reste une référence de poids dans l’espace européen de la formation, dont il a incontestablement contribué à structurer les débats, il reste qu’aux tensions mentionnées ci-dessus s’ajoutent les résultats médiocres du système éducatif allemand au regard de différents étalonnages internationaux dont les indicateurs européens sont une bonne synthèse : les résultats des enquêtes PISA et l’indicateur européen des compétences clés des jeunes (à 15 ans), font ressortir à l’envi que l’Allemagne, avec plus de 22 % de mauvais lecteurs, se situait en 2000 nettement au-dessus de la moyenne européenne (de 3 points) avec une forte polarisation sur les jeunes — garçons — issus de l’immigration. On met désormais en cause l’égalité d’accès au système dual et la légitimité d’une orientation très précoce (11 ans) dans l’un des trois types d’école secondaire, caractéristiques d’un modèle de séparation par opposition aux modèles d’intégration de l’enseignement secondaire (Mons, 2007a). Cette situation préoc-cupante, dont on a récemment pris conscience, a donné lieu à de vifs débats et au lancement de programmes fédéraux de requalification des jeunes exclus du système dual, mais aussi de dispositifs propres à tel ou tel Länder. En outre, le relatif faible accès des enfants d’outre-Rhin à l’école pré-élémentaire (en 2000, il se situait 4 points en dessous de la moyenne de l’UE à 25, 18 points de moins qu’en France ou au Royaume-Uni[16]) va à rebours de l’objectif consistant à « faciliter l’accès de tous à l’éducation et à la formation professionnelle ». De plus, reliée à la faible natalité allemande, cette situation a engendré un débat sociétal très vif sur les modes de conciliation vie professionnelle/vie familiale (voir Salzbrunn, 2007), sans doute favorisé par les facilités de comparaison qu’offre le benchmark établi par la Commission européenne. Il en est de même avec la stagnation des taux de diplômés de l’enseignement supérieur au sein des jeunes générations, tandis que les progressions ont été très rapides dans nombre d’autres pays européens. À cet égard, à la différence de pays comme le Danemark, le dispositif de formation et d’éducation allemand se refuse toujours à ménager un accès de principe à l’enseignement supérieur à l’issue de l’apprentissage.

Danemark : un compromis vertueux au service de l’éducation permanente ?

Le Danemark constitue un compromis original entre un régime d’action historiquement plutôt corporatiste (surtout en formation initiale) et un régime universaliste (notamment en formation continue). Le compromis définit désormais la formation initiale. L’apprentissage prédomine au sein du second cycle de l’enseignement secondaire, mais à la différence du voisin allemand, il n’est associé ni à un taux élevé de sortie précoce, ni à un résultat médiocre ou inégal aux évaluations PISA (voir tableau 5). Il ne constitue pas non plus une entrave pour accéder à l’enseignement supérieur, puisqu’au Danemark le taux de diplômés de l’enseignement supérieur dépasse même le taux suédois (voir tableau 3). En outre, contrairement au cas français, l’extension de l’enseignement supérieur ne s’est pas accompagnée d’une dégradation de la qualité (voir les niveaux de financement élevés au tableau 4)[17].

De plus, comme en Suède, la part du financement privé est très faible, tant dans le secondaire que dans le supérieur, ce qui témoigne des principes universalistes défendus par l’État, y compris pour la formation continue dont le financement est essentiellement à la charge des collectivités publiques, lesquelles inscrivent cette ressource dans la mise à disposition de différents services sociaux. Il en résulte de hauts taux d’accès à la formation continue, qu’elle soit certifiante ou liée à l’emploi, auquel cas les taux sont d’autant plus élevés. En outre, elle s’avère sensiblement plus égalitaire que dans l’ensemble de l’OCDE même si persiste une relative impuissance à contrebattre les effets à long terme d’une régulation corporatiste de la formation initiale : « Le nombre des chômeurs les plus éloignés de l’emploi (dépourvus de formation professionnelle, minorités ethniques), relevant de l’assistance, n’a quasiment pas changé depuis 1994 » (Lefresne, 2005). Ceci dit, cette articulation entre une régulation corporatiste qui permet de structurer des marchés professionnels actifs et des principes universalistes effectifs et redistributifs de ressources et de chances constitue sans doute l’une des raisons majeures du succès macro-social de ce modèle.

Ainsi, ce pays demeure une référence incontournable pour le benchmark sociétal sur les questions de formation et de chômage. Le concept spécifique de folkeoplysning (littéralement « éclairage du peuple ») n’y est pas étranger dans la mesure où, liant « le développement personnel, le sens de la communauté, l’éducation, la formation professionnelle et la responsabilité individuelle dans le processus démocratique » (Meilland, 2006), il est porteur d’une complexe alchimie proche des exigences du référentiel de « l’éducation permanente ».

La situation de ce pays conforte le jugement suivant : « Certains pays tels que la Suède, le Danemark, la Finlande et la Norvège sont en bonne voie pour atteindre une approche nationale cohérente et globale, et réalisent d’importants progrès en matière de mise en oeuvre » (Commission, 2005b).

France : noblesse scolaire et régulation de branche, de l’État aux Régions

Le régime académique (« tout se joue avant 25 ans » puis l’entreprise adapte les compétences des individus à ses besoins, avec le soutien actif des pouvoirs publics) est encore prééminent. En premier lieu, la « méritocratie à la française » reste fortement calée sur une sélection continue tout au long de la carrière scolaire. À la différence de la Suède, elle se manifeste par une segmentation en trois voies du second cycle de l’enseignement secondaire (professionnelle, technologique, générale), et par des taux de sortie assez élevés à la fin du premier cycle de l’enseignement secondaire (voir tableau 3). La situation s’assombrit si l’on prend en compte les sorties sans qualification (plus de 20 % d’une génération) et les échecs en première année d’enseignement supérieur. Depuis 1971, la formation continue est prise en charge par un tripartisme (État, syndicats et patronat) qui privilégie toujours une formation dans le cadre du contrat de travail, au moyen de stages de courte durée d’autant plus accessibles que les salariés sont plus qualifiés. Ainsi prédominent le rôle de l’entreprise et l’importance des stages liés à l’emploi, pour les chômeurs notamment. La fréquentation de ce type de formation est importante — plus élevée qu’en Suède — tandis qu’elle est très faible pour ce qui est des formations longues certifiantes (moins de la moitié de la moyenne européenne, voir tableau 6). Si les inégalités d’accès à la formation selon le genre sont relativement maîtrisées en France, les disparités selon l’âge attestent d’une très forte exclusion des seniors de l’emploi (tableau 6, deux dernières colonnes). Il reste que le modèle français est devenu sensiblement plus complexe qu’il y a un quart de siècle.

Ainsi, bien qu’ils soient indéniables, les progrès de la démocratisation du système éducatif s’avèrent ambigus, à tel point que certains ont pu parler de « démocratisation ségrégative » (Duru-Bellat, Kieffer, 2001). L’accès à l’enseignement supérieur s’est sensiblement élargi, de telle sorte que la proportion de jeunes Français âgés de 25 à 34 ans détenteurs d’un diplôme de l’enseignement supérieur dépasse celle de la Suède pour égaler celles des États-Unis et du Danemark. C’est grâce à la multiplication des filières supérieures courtes, laquelle, précisons-le, ne remet pas en cause la prééminence des « grandes écoles » où se forme toujours la « noblesse scolaire », moyennant un rationnement à l’entrée maintenu de génération en génération : de ce fait, au regard du plus haut diplôme atteint, l’influence de l’origine sociale est plus élevée en France qu’aux États-Unis (Meuret, 2007 : 17). En outre, depuis 10 ans, cet accès au supérieur stagne, en raison notamment du faible développement de la filière générale du second cycle du secondaire ; la France reste en retrait par rapport à de nombreux partenaires de l’ex-Europe des 15 pour ce qui est de l’enseignement supérieur long. Pour ce qui est de l’école maternelle, notons que la France surpasse même les pays proches du régime universaliste, en raison toutefois d’un autre référent, ancien, qui est celui du modèle familialiste consistant à favoriser la natalité.

Depuis les années 1980, sous l’influence explicite d’une référence constante au système dual allemand (voir Verdier, 1995) et en lien étroit avec les branches professionnelles, la politique française a fortement mis en avant les formations en alternance. Elle a plus particulièrement valorisé l’apprentissage, surtout dans l’enseignement supérieur où il a connu un succès grandissant. Ainsi, le régime professionnel régule plus fortement la formation initiale, dans le cadre toutefois d’une hiérarchie des niveaux d’éducation générale qui reste prééminente.

Le récent accord interprofessionnel (2003) sur la formation tout au long de la vie, repris par une loi en 2004, porte la marque du complexe compromis à la française : pour approfondir la formation en cours de vie active, il favorise toujours le cadre de l’entreprise tout en renforçant le poids des branches professionnelles, alors que les négociations s’étaient ouvertes en 2001 sur des propositions patronales relevant d’une régulation en termes de marché organisé (Méhaut, 2006). Les nouvelles dispositions étendent l’espace de la régulation professionnelle — définition de groupes cibles, mise en place d’observatoires des qualifications et des emplois, actions de professionnalisation, prévention des difficultés de recrutement —, tout en composant avec la régulation antérieure qui accordait un poids prééminent à l’entreprise : le nouveau droit individuel n’est que partiellement transférable en cas de changement d’employeur. On est donc loin d’un soutien privilégié aux parcours individuels dans une logique universaliste : pas de droit différé à la formation — il est symptomatique que l’État n’ait pas du tout pris en compte l’appel des partenaires sociaux à compenser, en cours de vie active, la moindre durée de la formation initiale —, pas de seconde chance.

Ceci dit, cette régulation « corporatiste » se renforce par l’entremise d’initiatives régionales dont certaines promeuvent une régulation tripartite de branche, tout en se heurtant à la faiblesse des acteurs professionnels à l’échelle de la Région, à une hétérogénéité dans le comportement des patronats sectoriels et à une concurrence récurrente des administrations de l’État en région pour le leadership de l’action publique (Méhaut, Verdier, 2006). L’une des vertus de cet assemblage hétéroclite est de perpétuer le jeu d’un tripartisme social qui reste de facto, surtout en matière de formation, le support privilégié des relations professionnelles à la française. Le nouveau Conseil national pour la formation tout au long de la vie, à la fois forum et arène, en particulier en matière d’évaluation, exprime la complexité des jeux d’acteurs et le risque d’atonie institutionnelle qu’elle engendre.

Il est indéniable que les rhétoriques européennes sur l’EFTLV ont influencé les négociations nationales de 2003 et 2004, mais pas au point de modifier l’économie du modèle français. En outre, le positionnement médiocre de la France vis-à-vis de l’un des benchmarks emblématiques de la stratégie européenne, à savoir la proportion de jeunes quittant la formation initiale sans diplôme, contribue à structurer le débat sur le soutien individualisé à apporter aux élèves en difficulté, et à mettre en exergue les limites d’un « modèle d’intégration uniforme » au sein de l’enseignement secondaire que la France partage avec les autres pays latins (Mons, 2007a).

Grande-Bretagne : marché organisé et affirmation de principes universalistes

Les réformes de Margaret Thatcher avaient clairement promu une logique marchande qui érigeait le marché en valeur suprême de référence[18] : en atteste le fait que les dépenses supportées par les ménages y sont très élevées, le double des États-Unis (voir tableau 4). Cette logique a précocement été agrémentée d’éléments d’organisation publique, dont les NVQ (voir ci-dessus) étaient la figure de proue pour doter de repères clairs les protagonistes du marché du travail et du (quasi-)marché de la formation. Mais il a fallu aller plus loin dans la mesure où les défaillances du dispositif ont révélé la nécessité d’introduire un lien plus explicite entre les objectifs poursuivis — en termes de compétences professionnelles — et les programmes de formation des établissements scolaires, au travers des General NVQ (Verdier, 2000). Enfin, pour impulser et encourager les parcours individuels sur le marché du travail, la politique du New Labour a ménagé une place grandissante au « marché organisé », faisant des autorités publiques les garantes de son bon fonctionnement (Giddens, 2001), notamment en matière d’accompagnement des chômeurs vers l’emploi. Cette promotion d’un « État social patrimonial » (Gautié, 2003) s’est concrétisée par la création de comptes individuels de formation : ouverts par les individus auprès des banques, ils étaient abondés par les pouvoirs publics à hauteur de 150 livres par personne, et les contributions des entreprises ou des salariés étaient non imposables. À la suite de soupçons de fraude, le système a été abandonné en 2001 (Gautier, ibid.). Il n’empêche qu’au final, la formation diplômante en cours de carrière, qui a bénéficié de crédits publics en hausse mais aussi de fonds privés et de facilités d’emprunt, a fait l’objet d’une fréquentation assez intensive, bien au-dessus des moyennes européennes (tableau 4). Plus généralement encore, la formation continue y atteint des niveaux assez élevés en termes de participation (27 % de salariés ont accédé en 2003 à une formation contre 18 % pour la moyenne de l’OCDE), notamment en raison du développement poussé d’un système de reconnaissance de l’apprentissage formel ou informel, et à l’introduction d’un label « Investisseurs dans les ressources humaines » décerné aux entreprises qui mettent en oeuvre des dispositifs efficaces de développement des compétences (Tessaring, Wannan, 2004)[19].

En formation initiale où le régime académique reste structurant avec une polarisation entre de forts contingents de sortie précoce et le fameux Oxbridge (et autres universités prestigieuses), la puissance publique a sensiblement accru son intervention. Cela afin d’assurer une formation de base de qualité pour tous (ce que semblent attester les résultats à PISA 2000 et 2003) et, en outre, de réduire le nombre de jeunes âgés de 16 à 25 ans échappant à toute prise en charge par la formation (scolaire ou en entreprise), qui sortent même du marché du travail pour entrer dans l’inactivité (Ryan, 2001) ; peu formés, ils sont les destinataires premiers d’une politique du first work selon laquelle une mise au travail est censée être la meilleure solution pour réamorcer des parcours professionnels durables. Ce compromis, entre un marché organisé autour du Workfare, un régime académique bien ancré et un universalisme naissant en formation de base, n’empêche pas la Commission (2005c) de considérer que « ces stratégies demeurent déséquilibrées, comme cela avait déjà été mis en évidence en 2003. On constate une tendance à se concentrer soit sur la capacité d’insertion professionnelle soit sur le réengagement de personnes qui sont sorties des systèmes. »

Conclusion

De l’examen des modèles nationaux ressort tout d’abord des différences marquées par l’ancrage prédominant dans tel ou tel régime d’action publique. Même si elle joue encore, la dépendance de sentier institutionnelle semble s’affaiblir compte tenu d’une hybridation croissante des différents modèles nationaux, en particulier pour ceux où traditionnellement les principes universalistes jouaient faiblement. Le cas danois est emblématique d’un compromis assez vertueux entre régime corporatiste et régime universaliste, mais il n’est pas nouveau. Par contre, les trajectoires britannique et française attestent d’une complexification croissante de modèles nationaux qui articulent différents principes dont la compatibilité ne va pas de soi : le système français est sans doute le plus remarquable à cet égard, au point que sa gouvernabilité devient de plus en plus délicate. Pour l’avenir, on peut supposer une poursuite des hybridations, comme en témoigne la pression croissante pour introduire des éléments du régime du marché organisé en Suède. Il reste qu’il est bien difficile d’en prédire le cours : d’une part, les dépendances de sentier sont plus ou moins accusées d’un pays à l’autre, d’autre part, la rhétorique européenne est elle-même ambivalente, sous l’influence montante à la fois de « l’universalisme » (voir la société de la connaissance) et du « marché organisé » de la « troisième voie » à la Giddens, tandis que s’affaiblit la référence au modèle professionnel, jugé lourd et contraignant pour la liberté de choix individuel.

En outre, progressivement, la démarche européenne en matière d’EFTLV conduit les États membres à faire oeuvre de réflexivité, à l’occasion d’une part de l’examen des évaluations européennes et internationales, d’autre part des rapports d’activité qu’ils doivent remettre chaque année pour rendre compte de leurs actions en vue d’atteindre les objectifs partagés, parfois au prix de longues tractations. Avec de plus en plus d’insistance, les États sont conduits à réexaminer assez précisément leurs référents politiques et la manière de les instrumenter. Quels problèmes doivent-ils affronter ? Quelles valeurs, quels objectifs faut-il mettre en avant ? Quelles normes d’action publique faut-il promouvoir ? Quels instruments faut-il introduire, en vue de quels effets ? Les réponses, qui articulent la régulation des intérêts, la construction des dispositifs de formation et l’attribution des responsabilités quant aux risques sociaux, puisent dans des répertoires diversifiés qualifiés ici de régimes d’action. Même si jamais elle n’impose quoi que ce soit, ni même n’incite à prendre telle ou telle voie, la stratégie européenne contribue de plus en plus à structurer les débats nationaux, ne serait-ce qu’en favorisant la circulation des idées et des expériences ; elle inspire plus ou moins directement la définition des problèmes dont s’empare telle ou telle réforme nationale dans une conception de plus en plus réticulaire de l’action publique en matière d’EFTLV (Buisson-Fenet, 2007).

Cette nouvelle économie des idées s’appuie d’abord sur des référentiels ou, plus simplement, sur des orientations moralement et politiquement difficiles à condamner dans leur formulation la plus générale[20]. Elle appelle ensuite des notions et des procédures souples, dont le déploiement préserve une certaine réversibilité des choix ou des engagements et une pluralité d’interprétations. Au bout du compte, il pourrait en résulter une capacité collective des acteurs européens engagés à redéfinir régulièrement les moyens et les fins de l’action publique en la matière (de Munck, 2001). Cette « herméneutique européenne » organise de facto une confrontation entre différentes conceptions des « bonnes manières d’agir ».