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L’objectif de cet article est d’apporter une contribution à la réflexion engagée depuis plusieurs années par une série de travaux portant sur les transformations des formes d’engagement des associations de malades. Ces travaux ont identifié certaines lignes d’évolutions qui, au-delà de la singularité de chacun des cas étudiés, semblent aujourd’hui toucher l’univers associatif dans son ensemble : l’émergence de nouveaux modes de gouvernance, la redéfinition des rapports entre experts et profanes, l’implication croissante des malades dans la gestion des risques sanitaires et le renouvellement des constructions identitaires liées à la maladie. On assisterait globalement à un changement du modèle associatif de référence, en passant d’un modèle dans lequel les malades et leurs familles délèguent la défense de leurs intérêts aux spécialistes attitrés des domaines scientifiques et médicaux, à un modèle où ils participent à la définition des modalités de leur prise en charge et à la construction des connaissances biomédicales les concernant. Ce passage n’est cependant ni linéaire, ni inéluctable. La question se pose notamment de la nature des dynamiques à la faveur desquelles les associations réévaluent le mode de distribution des pouvoirs et des compétences entre les différents acteurs du monde médical, reconfigurent ou amorcent de nouvelles formes d’engagement.

Nous pensons qu’il est utile aujourd’hui de distinguer trois dynamiques dans l’évolution des mobilisations collectives des associations de malades survenues depuis une vingtaine d’années : la dynamique des exclus, la dynamique des minorités et la dynamique des victimes. Ces dynamiques sont étroitement liées aux transformations contemporaines de la médecine, dont les associations sont elles-mêmes parties prenantes. Elles sont associées également à l’histoire singulière de chacune des pathologies concernées et des thérapeutiques destinées à les traiter. Les recherches consacrées à quelques exemples importants, comme les maladies rares et le sida, ont mis essentiellement l’accent sur les deux premières dynamiques. La dynamique des exclus renvoie à des pathologies initialement délaissées par le corps médical et par l’industrie, pour lesquelles la délégation n’est guère possible, faute d’engagement de la part des professionnels. L’existence même de ces pathologies est souvent indissociable de la mobilisation des malades et de leurs familles pour identifier des cas, accumuler des connaissances les concernant, mobiliser des chercheurs et des laboratoires (notamment, Callon et Rabeharisoa, 1999; Rabeharisoa, 2003; Huyard, 2007). Quant à la dynamique des minorités, elle renvoie à des pathologies ou à des populations stigmatisées. Les malades et leurs familles s’engagent ici dans un rapport tendu au monde médical, souvent considéré comme porteur des valeurs dominantes dans la société. Elles tentent de créer une expertise propre capable de faire contrepoint à celle des spécialistes attitrés (dans le cas du sida, voir notamment : Epstein, 1996; Barbot, 2001 et 2002).

Cet article est consacré à l’étude de la troisième dynamique, la dynamique des victimes, et au rôle qu’elle est amenée à jouer dans la reconfiguration actuelle des formes d’engagement associatif. La dynamique des victimes suppose la reconnaissance d’un préjudice lié aux thérapeutiques elles-mêmes. Par sa nature ou par sa gravité, ce préjudice suscite aux yeux de certains acteurs une prise en compte particulière, que celle-ci soit matérielle, psychologique ou judiciaire. Cette dynamique suppose également la mise en avant, par les personnes traitées elles-mêmes ou par des défenseurs, d’une posture de victimes, que celle-ci soit accusatrice ou non. La dynamique des victimes est accompagnée de controverses dans lesquelles différents acteurs (associations de malades ou de consommateurs, médecins, institutions publiques, notamment) défendent des conceptions, souvent très contrastées, qui touchent au bien-fondé des thérapeutiques et à l’opportunité d’une redéfinition de leurs modalités d’évaluation, à la nature des préjudices invoqués et, s’il y a lieu, aux formes de réparation les mieux ajustées pour y répondre. La dynamique des victimes est ainsi au coeur d’un travail politique (Dodier, 2003) qui peut déboucher sur un renforcement ou, au contraire, sur une remise en cause de la distribution des pouvoirs et de compétences entre les acteurs mobilisés autour d’une pathologie, voire plus généralement, au sein du monde biomédical.

Nous analyserons la dynamique des victimes, et le rôle qu’elle a joué dans la reconfiguration des formes d’engagement associatif, à partir de l’examen de deux cas de contaminations iatrogènes de malades à la suite de traitements, survenues au début des années 1980. Il s’agit, d’une part, de la contamination massive des patients hémophiles traités avec des produits dérivés du sang, par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) responsable du sida[1]. En 1980, on compte environ 5 000 patients hémophiles en France. L’hémophilie est une maladie rare d’origine génétique, qui se manifeste par un déficit de facteur de coagulation provoquant des hémorragies internes aux séquelles souvent invalidantes. La moitié de ces patients est atteinte de formes sévères de la maladie et nécessite un recours fréquent aux dérivés sanguins; environ 1 350 d’entre eux ont été contaminés par le VIH, selon les données du Fonds d’indemnisation des transfusés et des hémophiles (FITH, 2003); 600 sont décédés du sida avant 1996 et on peut estimer aujourd’hui le nombre des décès à plus de 900 (Réseau France-Coag, 2006)[2]. D’autre part, il s’agit de la contamination par le prion, responsable de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ), d’enfants qui avaient été traités par des hormones de croissance extractives fabriquées à partir d’hypophyses humaines prélevées sur des cadavres[3]. La plupart de ces enfants souffraient d’un déficit somatotrope complet ou partiel qui les aurait conduits, selon toute probabilité, à ne pas dépasser une taille adulte de 1,10 à 1,40 mètre, caractérisant le nanisme hypophysaire. Pour d’autres, il a pu s’agir de retards de croissance beaucoup moins marqués. Au 1er mars 2007, 109 enfants ou jeunes adultes ont contracté la MCJ et en sont morts[4]. On estime à environ 1 700, le nombre des enfants traités susceptibles d’avoir été exposés, au début des années 1980, à une contamination par le prion (IGAS, 1992)[5]. En l’absence de test de dépistage, et face à une durée d’incubation très variable dont on sait aujourd’hui qu’elle peut atteindre plus de 20 ans, il n’existe aucun moyen d’établir avec certitude combien d’entre eux ont été contaminés et contracteront la maladie[6].

Ces contaminations ont donné lieu à deux affaires sanitaires qui ont marqué l’histoire de la santé publique en France : l’affaire du sang contaminé et l’affaire de l’hormone de croissance. Dans ces affaires, la question a été posée — publiquement et dans le cadre d’une instruction menée par la juridiction pénale — de l’existence de responsabilités au plus haut niveau de l’État, au sein des administrations sanitaires, et dans les institutions relevant du droit privé, chargées de gérer des missions de santé (voir encadré). Dans les deux cas, en effet, les traitements contaminants ont été produits par des institutions à but non lucratif relevant de l’intérêt public : une association régie par la loi de 1901[7], dans le cas de France-Hypophyse qui assurait la coordination de la collecte, de la fabrication et de la distribution de l’hormone de croissance; une fondation d’intérêt public dans le cas du Centre national de la Transfusion sanguine (le CNTS) pour les produits sanguins[8]. Les traitements issus de produits du corps humain échappaient alors au système d’évaluation auquel les autres médicaments étaient soumis. Ce modèle à la française, structuré à partir d’un modèle de production artisanale, fondé sur des principes de solidarité et de désintéressement, était l’objet d’éloges récurrents (concernant la Transfusion française voir : Bastin et al., 1977; Hermitte, 1996). Après les contaminations, c’est la dimension marchande et faiblement contrôlée de l’ensemble du dispositif qui va être mise en avant et mise en question en tant qu’obstacle à la prise en compte adaptée des alertes concernant l’éventuelle transmission, par ces produits, de nouveaux agents pathogènes (le VIH et le prion). En sciences sociales, des travaux ont analysé la manière dont l’affaire du sang contaminé a conduit à une réorganisation majeure du système de production et de distribution des produits issus du corps humain, notamment par leur intégration dans l’univers pharmaceutique et leur soumission à la procédure d’autorisation de mise sur le marché des médicaments (Hermitte, 1996; Fillion, 2005). Des travaux ont également montré l’influence de cette affaire sur le fonctionnement des administrations de la santé et sur l’élaboration des outils et des politiques de gestion des risques sanitaires (Setbon, 1993; Morelle, 1996; Chateauraynaud et Torny, 1999; Steffen, 1999 et 2001; Urfalino, 2000).

Dans cet article, nous envisageons ces deux cas de contamination, et la dynamique des victimes qui les a accompagnés, en tant qu’épreuve pour le milieu associatif qui s’était constitué autour de l’hémophilie et des problèmes de croissance, bien avant la survenue des contaminations. Une vision hâtive a pu conduire certains commentateurs à considérer que la préexistence d’associations dédiées à la défense de l’intérêt des malades aurait — en toute bonne logique — constitué un terrain favorable à la construction immédiate d’une posture de victimes accusatrices, dénonçant un monde médical jugé défaillant. L’article montre qu’il n’en est rien. Bien au contraire, loin d’être celles par qui le scandale arrive, les associations de malades préexistantes — l’Association française des hémophiles (AFH) et l’Association des parents d’enfants atteints d’insuffisance en hormone de croissance (rebaptisée GRANDIR en 1990) — ont d’abord tenté d’intégrer dans leur forme d’engagement initiale, le drame frappant les personnes contaminées et leurs familles[9]. Une posture de victimes non accusatrices a ainsi été mise en avant par ces associations pour faire appel à la solidarité des institutions, face à ce qui était considéré avant tout comme un aléa du progrès thérapeutique. Aléa dont l’exceptionnelle gravité supposait néanmoins une forme de prise en compte spécifique. L’article montre comment, à la faveur d’épisodes marquants et du fait de l’émergence (initialement aux marges et en dehors de ces associations) d’une posture de victimes accusatrices, ces associations en sont venues en définitive à réinterroger puis à réajuster leurs rapports au monde médical.

L’article s’appuie sur la conjugaison de plusieurs méthodes. Nous avons procédé à un travail d’études d’archives comprenant des rapports officiels (IGAS, FITH, notamment), des documents produits par les associations (revues, site Internet) et des articles publiés dans la presse grand public et dans la presse spécialisée. Nous avons également conduit une série d’entretiens qualitatifs auprès de 101 personnes (44 parents d’enfants traités par hormone de croissance; 57 personnes concernées par l’hémophilie[10]). L’article sera organisé en quatre parties renvoyant chacune à un état particulier de la mobilisation associative. La comparaison systématique des deux cas étudiés nous offrira la possibilité de saisir — dans la dynamique des victimes — ce qui a contribué, au-delà de la singularité de chaque cas, à façonner des expériences associatives semblables et ce qui, au contraire, a conduit à la différenciation de ces expériences.

Avant les contaminations : des associations de « malades » engagées dans le soutien des traitements

Pour comprendre la manière dont les contaminations iatrogènes, et la dynamique des victimes qui les a accompagnées, ont constitué une épreuve pour l’univers associatif qui s’était formé autour de l’hémophilie et des problèmes de croissance, il est essentiel de mieux caractériser les formes d’engagement adoptées par ces associations avant la survenue des contaminations. Une forme d’engagement peut être définie par la conjonction de plusieurs options. Elle renvoie, tout d’abord, à une manière bien particulière de concevoir les enjeux de l’action associative et son positionnement public. Elle renvoie également à une conception spécifique du statut des différents types de connaissances mobilisées dans les soins, qu’il s’agisse de l’expérimentation scientifique, de l’approche clinique ou de l’expérience de la maladie. Elle renvoie enfin à une conception bien particulière de la distribution des rôles et des compétences entre les différents acteurs du système de santé : les malades, leurs familles, les médecins, les autorités publiques, les chercheurs ou les industriels[11]. Les formes d’engagement associatif entretiennent ainsi un rapport étroit avec les modes d’exercice de la médecine en vigueur à un moment donné. En même temps, chaque forme d’engagement est, nous le verrons, indissociable des mondes sociaux qui se sont constitués autour de chaque pathologie, et qui sont étroitement liés à un état du développement des thérapeutiques[12].

Ainsi au début des années 1980, l’AFH et l’Association des parents d’enfants atteints d’insuffisance en hormone de croissance présentent des formes d’engagement assez proches. Dans les deux cas, ce sont tout d’abord des associations qui se sont positionnées publiquement en tant qu’associations de malades ou de parents d’enfants malades. Aujourd’hui ce positionnement peut surprendre : ces associations ont en effet été fortement impulsées par les spécialistes des pathologies concernées. Ces professionnels étaient en outre d’éminents spécialistes, figures de proue de l’introduction et du développement des nouvelles thérapeutiques en France. Ils bénéficiaient ainsi d’une aura importante auprès des malades et de leurs familles, en tant que médecins innovateurs sur un segment médical mal connu et composé d’un petit nombre de cliniciens et de malades. Par ailleurs, cette aura était renforcée par les fonctions de responsabilités qu’ils occupaient au sein des dispositifs organisant la production et la distribution de traitements (fractions plasmatiques et hormone de croissance). Ces traitements issus de produits du corps humain (sang et hypophyse) échappaient alors, rappelons-le, aux procédures d’évaluation ordinaires des médicaments et s’inscrivaient dans un montage original, dans lequel l’État, à la fois entrepreneur et garant de la santé publique, avait confié à ces spécialistes reconnus des prérogatives exceptionnelles et étendues. L’Association française des hémophiles (AFH) a ainsi été créée en 1955 par le Professeur Jean-Pierre Soulier, l’un des premiers spécialistes de l’hémostase, avec Henri Chaigneau, un patient hémophile. Le Professeur Soulier était alors directeur du Centre National de la Transfusion Sanguine (CNTS), où il était entré dès sa création en 1949, succédant ainsi à Arnault Tzanck, l’un des pionniers de la Transfusion sanguine française. L’Association des parents d’enfants atteints d’insuffisance en hormone de croissance, quant à elle, a été créée en 1979, à l’initiative du Professeur Jean-Claude Job et de Georges Brenner, le père d’une enfant en traitement. Pédiatre de renom, Job avait contribué à l’introduction en France du traitement par hormone de croissance extractive, testé dès la fin des années 1950 aux États-Unis. Secrétaire depuis sa création en 1973 de France-Hypophyse qui coordonnait les activités de collecte des hypophyses, de fabrication et de distribution de l’hormone de croissance, il en assume la présidence à partir de 1984. Si la présidence respective de l’AFH et de l’Association des parents d’enfants atteints d’insuffisance en hormone de croissance revient le plus souvent à des personnes malades ou à des membres de leurs familles, ces spécialistes en restent les présidents d’honneur jusqu’à ce qu’éclatent les affaires. Ce sont ces médecins introducteurs des thérapeutiques en France et leurs héritiers directs qui ont à la fois impulsé la création de ces associations de malades (ou de parents), et joué un rôle de premier plan dans la définition de leurs objectifs[13].

Dans l’une et l’autre de ces associations, il s’agissait de promouvoir l’innovation thérapeutique et le développement des traitements en s’appuyant sur une coopération entre les médecins, les malades et leurs familles[14]. Si le progrès des thérapeutiques est ainsi placé au coeur de la mobilisation associative, c’est parce qu’il est étroitement associé à un objectif de premier ordre : la normalisation du statut des malades et de la maladie. Du côté de l’hémophilie, comme l’ont très bien montré les travaux de Danièle Carricaburu (1993, 2000)[15], les dérivés sanguins ont permis aux malades de sortir des internats spécialisés dans lesquels ils ont été pendant longtemps reclus. Ils leur ont ouvert la perspective d’une vie normale, dans laquelle la maladie chronique ne constituait plus un handicap empêchant les enfants d’être scolarisés et de faire du sport, les adultes d’exercer un métier et de fonder une famille[16]. Avec le développement de l’autotraitement (injection des fractions antihémophiliques par le patient lui-même), les personnes hémophiles ont gagné une autonomie conditionnée par l’intégration d’une norme thérapeutique (la perfusion au moindre doute) et à la maîtrise de certains actes médicaux ordinaires inculqués par leurs médecins. Cette volonté de normalisation, conçue comme un ajustement à une norme sociale prédéfinie (Winance, 2004), peut être observée également — bien que sur un mode quelque peu différent — du côté des problèmes de croissance. Les enfants traités par hormone de croissance présentaient pour la plupart des déficits somatotropes partiels ou complets, d’origines très diverses : consécutifs à des tumeurs cérébrales ou à des traumatismes crâniens, liés à des maladies rares (syndrome de Turner) ou sans étiologie précisément définie. Dans certains cas, il s’agissait de retards de croissance pour lesquels la perspective d’un handicap social lié à la très petite taille était le principal enjeu du traitement[17]. Si, du point de vue de nombreux commentateurs, les indications de l’hormone de croissance étaient amenées à s’étendre, elles restaient alors relativement limitées. En raison de son mode de production (lié à la collecte des hypophyses humaines), ce traitement était à la fois rare et cher. L’attribution de l’hormone de croissance passait par l’examen du dossier des jeunes patients devant le comité d’experts de France-Hypophyse. Les familles dont la demande était acceptée s’estimaient souvent redevables d’avoir bénéficié d’un tel traitement. Dans les deux cas, les associations constituées autour de l’hémophilie et des problèmes de croissance avaient un rôle essentiel à jouer : d’une part, pour faire valoir aux administrations sanitaires la nécessité d’un soutien constant au développement de ces thérapeutiques si particulières, d’autre part, pour sensibiliser le public afin de favoriser les collectes de sang et d’hypophyses[18].

Le mode de coopération entre les médecins, les malades et leurs familles est alors pensé selon une division des rôles et des compétences dans laquelle les spécialistes attitrés prennent en charge les questions médico-scientifiques, les malades et leurs familles les dimensions psychosociales de la maladie. Il est important de noter que cette manière de concevoir la division des rôles et des compétences dans les rapports médecins/malades — au sein d’une forme d’engagement associatif — coïncide alors avec le type d’exercice de la médecine en vigueur : celui de la tradition clinique (Dodier, 2003). Dans ce modèle, en effet, le clinicien est considéré comme la référence incontournable, à la fois en matière de thérapeutique et d’éthique. Il est ainsi le plus apte à juger de la validité des traitements et à trancher, en son âme et conscience, des dilemmes moraux que l’administration de ces traitements est susceptible de poser. La tradition clinique s’accompagne ici d’une forme de paternalisme du médecin vis-à-vis de son patient. Ce paternalisme médical, basé sur une asymétrie des positions vis-à-vis des savoirs, concède aux patients une autonomie, en quelque sorte, assistée. Cette autonomie est liée en grande partie aux nécessités nouvelles apparues avec la chronicité des maladies : le malade devant désormais être capable de gérer, chez lui, au quotidien et dans la durée, des traitements médicaux souvent complexes et contraignants. Cette contrainte est conçue comme la condition sine qua non d’une vie normale. Dans cette optique, les associations ont un rôle important à jouer au niveau de la socialisation des malades (Herzlich et Pierret, 1984). Il s’agit principalement d’apprendre aux malades et souvent aussi aux membres de leur famille à prendre en charge une partie des soins y compris dans leurs aspects les plus techniques (perfusions, piqûres, etc.)[19]. Il s’agit aussi d’organiser des partages d’expériences permettant d’aborder, notamment, les difficultés éprouvées par les malades et les stratégies ou les trucs qu’ils mettent en oeuvre pour tenter de les surmonter et de diffuser des informations médicales validées par les spécialistes et vulgarisées par la voie de revues ou de rencontres associatives[20].

Ce mode de coopération entre médecins et malades est caractéristique des formes d’engagement adoptées par les associations qui se sont constituées, à partir des années 1950, autour des malades chroniques. Ces associations ont alors opéré une rupture importante vis-à-vis des formes de mobilisation antérieures, incarnées au début du siècle dernier par les ligues philantropiques, les rôles et les compétences des malades et des médecins se trouvant sensiblement redéfinies. Les ligues fonctionnaient en effet selon un modèle caritatif. Composées de femmes du monde et de personnalités de l’univers médical et politique, elles organisaient des collectes de fonds destinées à la recherche et laissaient aux spécialistes le soin d’en définir les orientations et d’en évaluer les résultats. Dans les ligues, le malade était avant tout considéré comme un objet de sollicitude. Cette sollicitude s’inscrivait bien souvent dans le cadre d’une entreprise de moralisation concernant la responsabilité du malade sur les causes de la maladie — dans le cas des maladies vénériennes comme la syphilis —, mais aussi dans d’autres pathologies qu’on associait aux mauvaises conditions d’hygiène ou aux déviances des classes populaires, comme ce fut le cas notamment pour la tuberculose [21]. Le rôle du malade consiste alors à s’en remettre à son médecin et à se soigner afin de réintégrer la société des bien portants. Ce retour sur le modèle caritatif permet de mieux comprendre ce qui, dans les formes d’engagement de l’AFH et de l’Association des parents d’enfants atteints d’insuffisance en hormone de croissance, est particulièrement innovant lorsqu’elles se créent. Il s’agit principalement de l’implication des malades et de leurs familles, de la prise en compte et de la capitalisation de leurs expériences, de la mise en place, dans le cadre d’un paternalisme médical rénové, d’un mode de coopération médecins/malades inédit. Le modèle caritatif renvoyait à un paternalisme médical conservateur, dans lequel la marge d’autonomie accordée aux patients était très faible et sous-tendue par un jugement moral concernant leurs conduites, bien au-delà du cadre des soins. La maladie et le lien avec l’univers médical étant alors considérés comme une parenthèse entre deux phases de la vie normale; assistance et sollicitude devaient soutenir le malade sur son chemin vers la guérison. En revanche, dans un paternalisme médical libéral[22], le médecin reconnaît aux malades et à ses proches — tous acteurs de soins — une marge d’autonomie plus importante et une compétence qui reste néanmoins limitée au domaine psychosocial lié à la maladie.

Une gestion des contaminations fondée sur un paternalisme associatif : resserrer les liens et gérer entre soi, soutenir et contenir

À l’AFH comme à GRANDIR, lorsque les malades ou leurs familles apprennent la survenue des premières contaminations, le choc est pour ainsi dire absorbé dans la cohérence d’ensemble de leurs formes d’engagement. Se met ainsi en place un mode de gestion des contaminations fondé sur ce que nous appelons un paternalisme associatif, terme proposé pour marquer que c’est désormais l’association dans son ensemble qui adopte une position paternaliste et non plus uniquement les médecins. Ce paternalisme associatif consiste, d’une part, à renforcer les liens entre les malades et les médecins pour gérer entre soi (et selon le mode de répartition des rôles et des compétences en vigueur au sein de ces associations) le drame qui affecte les petits mondes de l’hémophilie et du traitement par hormone de croissance. C’est une gestion à bas bruit, dans laquelle est mise en avant la nécessité de protéger la collectivité des patients d’un double danger : celui de la stigmatisation et celui de la panique. D’autre part, ce mode de gestion consiste à soutenir, mais aussi à contenir les personnes contaminées et leurs familles. Celles-ci sont alors considérées comme les victimes de complications liées aux traitements, dont la gravité nécessite une prise en considération particulière, mais qui doivent être préservées des débordements associés aux excès d’engagement sur la scène judiciaire ou médiatique.

À l’annonce des contaminations, tant sur le plan cognitif que sur le plan moral, les malades et leurs familles sont appelés à remettre immédiatement au petit nombre de médecins considérés à la fois comme les spécialistes éminents de la maladie et les meilleurs garants de leur intérêt concernant les questions éthico-scientifiques. C’est à ce titre que les liens entre l’AFH et le CNTS, et entre GRANDIR et France-Hypophyse, sont perçus comme les moyens privilégiés d’avoir accès à une information fiable et de première main sur les causes du drame et sur son ampleur. Ces liens sont également considérés comme un atout majeur pour favoriser la mise en place d’un mode de circulation maîtrisée de l’information à destination des malades et du public en général. En effet, il s’agit avant tout, pour ces associations, de ne pas voir ruinés les efforts accomplis en faveur de la normalisation du statut des malades et de la maladie, par des annonces intempestives et sensationnalistes concernant ces contaminations. Les risques de stigmatisation des malades hémophiles et des enfants traités par hormone de croissance et de leurs familles sont alors perçus comme d’autant plus forts que le sida et la maladie de Creutzfeldt-Jakob sont des maladies difficilement endossables dans l’espace public. Le sida est une maladie transmissible par le sang et les sécrétions sexuelles, alors fréquemment représentée dans les médias par une imagerie violente (corps décharnés, manipulés par des soignants gantés). Elle est, qui plus est, associée aux comportements hors normes des homosexuels et des usagers de drogue[23]. La maladie de Creutzfeldt-Jakob, quant à elle, suscite également l’effroi en tant que pathologie neuro-dégénérative à l’évolution rapide et toujours mortelle. Parce qu’elle touche généralement les personnes âgées, la MCJ vient également réactiver les représentations négatives associées à l’origine macabre des traitements par hormone de croissance[24]. L’enjeu de l’AFH et de GRANDIR est alors de gérer une menace essentiellement perçue comme extérieure aux petits mondes de l’hémophilie et du traitement par hormone de croissance. À l’AFH, ce resserrement des liens autour des médecins est d’autant plus fort qu’ils sont, à l’échelle de la relation singulière médecin/malade, souvent profondément ancrés et jugés indéfectibles. Le traitement de l’hémophile est en effet un traitement à vie, le plus souvent commencé dès la prime enfance; contrairement au traitement par hormone de croissance qui est, dans la plupart des cas, interrompu à l’âge adulte, mettant ainsi fin aux relations entre les médecins pédiatres et leurs patients. La survenue des contaminations des hémophiles et les nouveaux problèmes de santé s’y afférant, ont été considérés comme ne pouvant que renforcer les relations entre les malades et leurs médecins traitants, tant par confiance que par nécessité. L’AFH soutient ainsi la mise en place d’un suivi spécifique de la séropositivité des hémophiles au sein même des centres de traitement de l’hémophilie. Il s’agit pour l’association à la fois d’éviter l’assimilation des hémophiles aux personnes contaminées par voie sexuelle ou intraveineuse, d’entretenir l’idée d’une spécificité du sida des hémophiles, et de considérer que les liens privilégiés entre les médecins de l’hémophilie et leurs patients contaminés seront un atout majeur pour bénéficier précocement des premiers essais thérapeutiques concernant le VIH.

Pour l’AFH, comme pour GRANDIR, il s’agit donc de soutenir activement les personnes contaminées et leurs familles face au malheur qui les frappe. Soutenir les personnes contaminées renvoie, en quelque sorte, à une forme d’extension naturelle de la vocation d’aide aux malades de ces associations : les contaminations sont ici intégrées comme un aléa des progrès thérapeutiques, dont les conséquences d’une exceptionnelle gravité supposent l’expression d’une solidarité. L’AFH et GRANDIR vont ainsi jouer un rôle supplétif des pouvoirs publics pour prendre en charge des situations urgentes et dramatiques, sur les plans matériel, psychologique et médical. GRANDIR va notamment aider les familles des premiers enfants atteints de la MCJ, pour l’achat de lits anti-escarres, la mise en place d’un système d’aide à domicile et l’aménagement nécessaire de l’espace familial, face à une dégradation physique et neurologique rapide. Les cas de MCJ iatrogène sont rares, peu connus des services sociaux et médicaux, échelonnés dans le temps et dispersés géographiquement : GRANDIR participe à l’organisation, dans l’urgence, d’une première centralisation de l’information sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob et une médiation entre les familles et les professionnels de la santé et de l’aide sociale.

À cet engagement de soutenir les malades et leurs familles, ces associations ont assorti également la volonté de les contenir et d’éviter ainsi les débordements qui procéderaient de leurs excès d’engagement dans deux arènes : celle des médias et celle de la justice. Ni l’AFH ni GRANDIR ne seront ainsi à l’origine de la médiatisation des premiers cas de contamination touchant les patients hémophiles ou les enfants ayant des problèmes de croissance. Elles ne seront pas non plus à l’origine de l’action judiciaire. Bien au contraire, quand les contaminations se trouvent exposées dans l’espace public, ces associations s’engagent dans un travail de dédramatisation de l’information. Lorsqu’en février 1992, le quotidien Le Monde « révèle » les 10 premiers décès d’enfants à la suite de la MCJ iatrogène, les porte-parole de GRANDIR tentent d’endiguer la polémique et les « comportements irrationnels » des familles que pourrait susciter une telle annonce[25]. Ils déclarent ainsi avoir été tenus au courant des cas survenus depuis 1988 et avoir choisi de « garder le silence », y compris vis-à-vis de leurs propres adhérents[26]. Les familles sont considérées comme devant être protégées de la panique qui n’aurait pas manqué de les gagner si elles avaient eu accès à cette information. Cette panique anticipée est jugée irrationnelle, d’une part aux vues des prévisions des spécialistes, « un ou deux cas supplémentaires tout au plus » (ces prévisions se révèleront dramatiquement fausses). Cette panique anticipée est jugée irrationnelle, d’autre part, au motif qu’elle risque de gagner, non seulement les familles d’enfants traités par hormones de croissance extractives, mais aussi celles des enfants traités à partir de 1988 par les hormones issues du génie génétique, pour lesquelles le risque infectieux est exclu. Enfin cette panique est considérée comme inutile, puisqu’en l’absence de test de dépistage et de traitement préventif ou curatif de la MCJ, on considère que rien ne peut être proposé aux familles[27].

Ce mode de gestion des contaminations va d’ailleurs être conforté, par le fait que la mission d’expertise concernant les circonstances des contaminations est officiellement confiée par Jean-Louis Bianco (ministre des Affaires sociales et de l’Intégration) et Bruno Durieux (ministre délégué chargé de la Santé), aux professeurs Job (fondateur de l’association des parents, président de France-Hypophyse) et Dangoumau (directeur de la Pharmacie et du Médicament). Les conclusions de cette expertise s’avéreront, qui plus est, optimistes. Par la suite, ni les déclarations successives de nouveaux cas de contamination, ni les conclusions du rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS, 1992)[28] pointant les multiples défaillances du système français de production et de distribution de l’hormone de croissance, ne conduiront l’association à remettre publiquement en cause cette confiance. Après le « rapport IGAS », alors que nombreux commentateurs considèrent que les premières plaintes de familles de victimes, déposées en 1991, aboutiront à un procès pénal, le président de GRANDIR critique la logique du procès à laquelle il oppose celle d’un règlement serein et solidaire [29], jugé mieux à même de respecter l’intérêt des victimes et de leurs familles[30]. Ainsi, lorsqu’en juillet 1993, Jean-Claude Job (France-hypophyse) et Fernand Dray (Institut Pasteur) sont mis en examen pour homicide involontaire, GRANDIR défend publiquement ces « deux praticiens qui ont entrepris, au nom de la médecine, en leur âme et conscience, tout ce qu’ils pouvaient faire de mieux[31] ». L’association, mettant en avant la position de victimes non accusatrices, demande que la vérité soit établie, par une autre voie que celle du procès et que les familles bénéficient rapidement d’un fonds d’indemnisation[32].

On ne saurait uniquement expliquer la position de GRANDIR par la faiblesse du nombre de cas de MCJ déclaré et par l’incertitude relative à l’ampleur des contaminations, même si celles-ci jouent un rôle important. Du côté de l’AFH, on observe les mêmes réserves, et ce, encore plusieurs années après que la contamination massive des hémophiles a été établie. Dès la fin de 1985, en effet, au sein de l’AFH, les chiffres sont connus (un hémophile sévère sur deux est séropositif), même si les conséquences de cette contamination restent assez floues[33]. Si, dans sa revue, l’AFH invite les hémophiles à prendre au sérieux le risque du VIH et à se rapprocher des structures de soins, elle n’en garde pas moins une grande réserve dans sa communication publique et critique le sensationnalisme de la presse concernant le sida et la contamination transfusionnelle. Les médias sont accusés de contribuer à la stigmatisation des hémophiles en les présentant comme un groupe à risque. « Devant la présentation souvent déformée et peu scientifique faite par la presse des problèmes liés au SIDA, précise un courrier de l’AFH aux malades du 25 juin 1985, les Conseillers médicaux et les Responsables de l’Association ont jugé nécessaire de vous informer le plus simplement possible de l’état actuel des connaissances ». Dans l’éditorial de la revue de septembre de la même année, le président de l’AFH écrit : « Informer est bien difficile quand rien n’est sûr [...] Vous ne trouverez donc pas, dans cette revue, de révélations, de mises au point tonitruantes et faussement définitive[34]. » La contamination par le VIH est alors pensée comme un accident tragique accompagnant les progrès thérapeutiques et — dans un contexte où la stigmatisation des malades est considérée comme un danger majeur — l’expérience de la séropositivité doit rester confinée dans l’espace privé. Lorsque des demandes d’aides financières sont adressées par l’association aux pouvoirs publics, c’est avant tout au titre d’un geste de solidarité envers les hémophiles contaminés, et non dans une logique de réparation de fautes ou de négligences commises. La question des responsabilités n’est alors pas véritablement soulevée, même si assez rapidement l’idée qu’il y a bien eu des dysfonctionnements va prendre corps.

L’entrée dans l’affaire : critique du paternalisme associatif et émergence d’une position de victimes accusatrices

Cette volonté des associations de malades de s’appuyer sur le modèle de la coopération entre malades et spécialistes comme meilleur garant de l’intérêt des malades face aux contaminations, et la mise en place d’un mode de gestion consistant à soutenir, mais aussi à contenir les personnes contaminées et leurs familles, vont générer de vives tensions. Ces tensions aboutissent à la création de collectifs de victimes qui procèdent à une lecture critique des conditions qui ont présidé aux contaminations et optent pour la voie judiciaire comme moyen privilégié d’accès à la vérité. En contexte de drame sanitaire, à l’attitude jugée par trop déférente des associations de malades vis-à-vis des institutions médicales et administratives, les collectifs de victimes opposent une démarche plus offensive, basée sur la constitution d’une expertise autonome, étroitement liée à l’action judiciaire.

Ainsi, dans le cas du sang, l’instruction pénale débute officiellement en 1988. Au fur et à mesure que les documents et les témoignages s’accumulent, les articles de presse se font de plus en plus nombreux et incisifs. Si la ligne politique de l’AFH reste du côté de la dédramatisation, dans les réunions associatives l’inquiétude monte face à la succession des sidas déclarés et des décès qui viennent décimer les rangs. La confiance dans le modèle de coopération est mise à rude épreuve. Des informations — ressortant des dossiers individuels des malades, des premiers procès au civil et du travail journalistique — viennent de plus en plus régulièrement contredire la version du tragique accident[35]. C’est dans ce contexte que va être créé le premier collectif de défense des victimes du sang contaminé. L’Association des Polytransfusés (ADP)[36] est fondée en novembre 1987 par Jean Peron-Garvanoff, un homme hémophile contaminé, ancien membre de l’AFH. Dès 1986, Jean Peron-Garvanoff essaye d’engager l’association dans une action judiciaire. Il doit alors faire face à des refus de la part de l’AFH qui le juge excessif et menaçant pour l’équilibre des relations entre les malades, les producteurs de produits sanguins et les médecins. Dans ce contexte, Jean Peron-Garvanoff considère bientôt l’AFH, non seulement comme incapable de défendre la cause des hémophiles contaminés, mais aussi comme coresponsable de la catastrophe transfusionnelle, du fait de ses liens étroits avec le CNTS[37]. L’ADP rompt donc radicalement avec les orientations de l’AFH en inscrivant au centre de sa mobilisation, à la fois l’action judiciaire conduite au pénal, et la dénonciation publique de ceux qu’elle estime responsables de la catastrophe transfusionnelle. La création de l’ADP, sa forte visibilité — liée à une politique très engagée dans la publicisation d’une cause des victimes — contribue à un changement de cadre majeur : du drame collectif qui touche les hémophiles vers l’affaire du sang contaminé. À la position des victimes malheureuses des dommages collatéraux liés aux progrès thérapeutiques transfusionnels, vient désormais s’ajouter une position de victimes accusatrices qui dénoncent des décisions sanitaires incontrôlées (voire oublieuses de la santé d’individus ou de populations), demandent des explications, exigent des sanctions[38]. Il est indéniable que l’action très largement portée par Jean Peron-Garvanoff au sein de l’ADP a été un opérateur de reconfiguration essentiel de l’affaire du sang contaminé et du monde de l’hémophilie. Ce dernier n’en est pas moins resté un personnage relativement isolé (malgré des soutiens individuels forts), et l’ADP une association dont le destin a toujours été lié à celui de son fondateur. L’entrée dans l’affaire, par l’adoption d’une posture de victime accusatrice, était alors indissociable pour les patients hémophiles d’une double rupture dramatisée : avec l’AFH, d’une part, et avec leur médecin traitant, d’autre part, parfois même avec l’univers médical spécialisé en général[39].

Dans le cas de l’hormone, plusieurs parents d’enfants décédés de la MCJ critiquent la position moralisatrice, sur laquelle GRANDIR se serait appuyée pour tenter de les contenir. Ils font notamment état des pressions psychologiques visant à les dissuader de mettre en avant publiquement leur drame, au nom du tort qu’ils risquaient de causer aux enfants et aux familles indemnes ainsi exposés à une information traumatisante[40]. Certains parents reprochent également à GRANDIR d’avoir voulu les maintenir dans l’isolement, ou pour le moins de n’avoir jamais facilité leur rapprochement. Ce maintien à l’écart, favorisé par le petit nombre de contaminations, a rendu difficile le partage d’expériences et d’informations entre les familles d’enfants atteints par la MCJ, alors que ce partage semblait attendu et au fondement même d’une démarche associative. GRANDIR aurait dû, selon ces parents, constituer le lien naturel entre les familles de victimes. Pour certains, c’est avant tout cet isolement qu’il s’agissait de rompre en mobilisant les médias pour se faire connaître — s’identifier et pouvoir être identifié — pour rencontrer d’autres cas. Ce maintien dans l’isolement a pu être interprété par ces parents comme l’expression d’un paternaliste associatif mal ajusté à la situation, voir comme une politique savamment orchestrée par les spécialistes afin d’étouffer l’affaire et de fuir leurs responsabilités[41]. De fait, cet isolement sera rompu, le 4 mars 1993, quand Bernard Kouchner, s’apprêtant à quitter ses fonctions, réunit dans l’enceinte du ministère de la Santé, les 20 familles de victimes alors recensées. Pour Jean-Bernard Mathieu, président du premier collectif de parents d’enfants victimes (la MCJ-APEV, officiellement créée en 1996), c’est cette rencontre qui a permis de jeter les bases d’une action commune[42]. Il s’agit pour la MCJ-APEV de soutenir les familles, d’une tout autre manière que l’avait fait GRANDIR, par la mise en commun des connaissances spécifiques liées au vécu de la MCJ, la constitution d’une position des victimes accusatrices et l’élaboration d’une expertise des circonstances des contaminations étroitement liée à l’action judiciaire[43]. Néanmoins, après le déclenchement de l’affaire, la MCJ-APEV restera longtemps réservée vis-à-vis des médias, redoutant — comme l’avait fait GRANDIR — ses effets potentiels sur les jeunes à risque et leurs familles[44]. Elle oppose, au nom de la mémoire des enfants, les bienfaits d’un exercice serein et rapide de la justice aux affres d’un spectacle médiatico-judiciaire. En 1999, Jeanne Goerrian crée un second collectif, l’AVHC[45], également consacré à l’aide aux familles des victimes, mais qui juge la MCJ-APEV par trop timorée. Ce second collectif de victimes s’appuie notamment sur une conception très différente de l’usage des médias et du travail judiciaire. Les médias apparaissent ici à la fois comme garants et facilitateurs d’un travail judiciaire. Les deux collectifs de victimes ont participé, à différents moments de leur histoire, aux travaux du Centre national de référence de la MCJ iatrogène[46], contribuant à la rédaction des documents d’informations sur la maladie et à la mise en place des protocoles compassionnels destinés à mettre à la disposition des jeunes malades des traitements potentiellement efficaces pour ralentir la progression de la MCJ[47].

Le réajustement des formes d’engagement des associations de malades : militantisme scientifique et réévaluation du rapport à la norme et au risque

Au début des années 1990, c’est tout le système des solidarités entre acteurs mis en place antérieurement autour des traitements (sang et hormone) qui va être de nouveau mis en question par une grande diversité d’acteurs[48]. Les associations de malades elles-mêmes vont être amenées à réajuster progressivement leurs formes d’engagement vis-à-vis du monde médical. Le travail judiciaire, conduit dans le cadre de la procédure pénale (engagée à partir de 1988, dans le cas du sang contaminé, et de 1991, dans le cas de l’hormone de croissance), va mettre en avant les dimensions marchandes du système de production et de distribution des traitements et ses défaillances dans la prise en compte rapide du risque iatrogène. Ce faisant, il va porter un éclairage nouveau sur les rapports des malades et de leurs familles avec l’univers médical. Ces rapports étaient jusqu’alors pensés de façon très globale sous l’angle du dévouement des médecins et de la reconnaissance des malades et de leurs familles [49]. Ils vont être sensiblement réévalués.

Cette réévaluation va se faire dans un contexte où émerge un journalisme d’investigation abordant les questions médicales d’une nouvelle manière. Dès la fin des années 1980, des journalistes rompent en effet avec le modèle du journalisme scientifique qui, en rapport étroit avec les institutions médicales, était alors essentiellement consacré à la vulgarisation des savoirs spécialisés. Quant au journalisme d’investigation, il revendique une position critique vis-à-vis de l’autorité des institutions médico-scientifiques, dévoilant les intérêts, notamment économiques, susceptibles d’influer sur les décisions prises par ces institutions, indépendamment même de toute concertation avec les personnes directement concernées par ces décisions[50]. Cette réévaluation va se faire enfin sous le coup de l’action lancée par les collectifs de victimes accusatrices qui contestent publiquement le bien-fondé des réactions des associations de malades aux contaminations et dénoncent les liens entre l’AFH et le CNTS et entre GRANDIR et France-Hypophyse, en tant qu’obstacle à la recherche de la vérité. C’est dans ce contexte polémique que plusieurs événements marquants vont conduire l’AFH et GRANDIR à réviser leurs positions en rejoignant la procédure judiciaire et à réajuster leur forme d’engagement vis-à-vis du monde médical. Ce réajustement empruntera néanmoins des voies différentes à l’AFH et à GRANDIR, l’une s’orientant vers la construction d’une nouvelle forme de militantisme scientifique, l’autre révisant plus à la marge ses positions pour gérer la crise morale à laquelle elle est confrontée. La comparaison des deux cas offre ici une perspective intéressante pour l’analyse.

Entre 1985 et 1992, plusieurs épisodes marquants ont ébranlé l’économie de la confiance que les patients hémophiles et leurs familles avaient bâtie, au sein de l’AFH, sur la base des solidarités constituées relativement au traitement de l’hémophilie. Le passage de l’association d’une position de dédramatisation à la dénonciation publique de l’affaire et à l’action judiciaire a ainsi été déclenché, notamment par l’âpreté de la lutte menée par l’AFH pour l’indemnisation et par le sentiment de trahison qu’a suscité le dévoilement des intérêts économiques ayant participé aux prises de décision concernant la gestion du risque du VIH. En effet, formulées dès 1987 par l’AFH, les demandes d’aides financières destinées aux hémophiles contaminés se sont d’abord heurtées aux réticences des pouvoirs publics et de l’univers médical[51], motivées par la volonté d’épargner les deniers publics et d’éviter que la catastrophe transfusionnelle soit interprétée en termes de faute et non plus d’aléa. L’AFH ne mettait pourtant pas en cause la Transfusion et les médecins, mais invoquait le recours à une aide solidaire de l’État, ou aux contrats d’assurances souscrits par les centres de Transfusion. Cette fin de non-recevoir pousse l’association à adopter une position plus offensive dans les médias, qui aboutit en juillet 1989 à la création d’un fonds de secours qu’elle négocie avec l’État et les assureurs[52]. L’Association des Polytransfusés (ADP) condamne alors de façon virulente ce protocole et le rôle qu’y tient l’AFH. Le montant de l’indemnité est en effet très en deçà de ce qu’accordent les tribunaux civils et une clause particulière engage les bénéficiaires à renoncer à toute action en justice. Le rôle de l’AFH est également vivement critiqué par ses propres adhérents. Ce protocole d’indemnisation est souvent qualifié dans les entretiens des « 100 000 francs de la honte ». Confrontée à une crise interne majeure, l’AFH ne peut alors que considérer ce protocole comme un premier pas et s’engage dans un rapport tendu avec les instances politico-administratives pour faire évoluer le fonds. Dans le même temps, les tensions montent entre l’AFH et beaucoup des médecins de l’hémophilie, notamment ceux qui s’étaient investis au sein de l’Association pour promouvoir innovations et normes thérapeutiques. Mais la radicalisation de l’AFH tient surtout à la parution, le 25 avril 1991, d’un article d’Anne-Marie Casteret dans L’Événement du Jeudi[53]. Cet article soutient — procès-verbal à l’appui — qu’en mai 1985, le CNTS avait pour des motifs économiques choisi de distribuer des produits qu’il savait contaminés à 100 %[54]. Le retentissement de cet article est considérable, engageant résolument le dossier du côté d’une affaire d’ampleur nationale. Interpellés, les pouvoirs publics et le CNTS déclarent avoir pris cette décision en concertation avec l’AFH. Cette dernière sort alors définitivement de sa réserve pour infirmer publiquement ces propos. Peu de temps après, le rapport Lucas (IGAS, 1991) souligne quant à lui que le retard du gouvernement à donner l’autorisation du test de dépistage américain visait à favoriser les intérêts industriels français, contribuant ainsi au retard du dépistage systématique des dons de sang et à la contamination tardive de dizaines, voire de centaines, d’hémophiles. C’est dans ce contexte de violente mise en cause d’autorités sanitaires et politiques de premier rang qu’est adoptée le 31 décembre 1991 la Loi d’indemnisation des personnes contaminées en France étendue à l’ensemble des victimes par transfusion sur le sol français et alignant le montant de l’indemnité sur celui des tribunaux civils. C’est dans ce contexte aussi que l’AFH s’engage dans la procédure pénale, entraînant la démission de son cofondateur et président d’honneur, le Professeur Soulier.

L’effet déclencheur qui, à quelques années d’intervalle, conduit GRANDIR à rejoindre la procédure pénale est également lié à la parution d’un article d’Anne-Marie Casteret, dans L’Express en 1997[55]. La mise en place du fonds d’indemnisation joue là un rôle sans doute moins important, car elle a été plus rapide et d’emblée calée sur le précédent de l’indemnisation du sida transfusionnel. Par son contenu, l’article de Casteret provoque la même rupture de confiance concernant l’intégrité morale des responsables de la production et la circulation des traitements. En effet, Casteret soutient qu’en juin 1985 non seulement la Pharmacie centrale des Hôpitaux n’aurait pas rappelé les lots d’hormone de croissance non purifiée, alors que le risque de contamination par le prion était connu, mais qu’elle aurait aussi, pour des raisons financières, écoulé les lots qu’elle détenait encore en stock[56]. Cette révélation remet à l’ordre du jour une affaire qui a quitté la scène médiatique depuis presque deux ans et précède, de quelques jours à peine, l’annonce de la requalification par la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy, des chefs d’inculpation retenus à l’égard des principaux mis en examen : on ne parle plus alors d’homicide involontaire, mais d’empoisonnement. Les parents dirigeant GRANDIR avaient affirmé à maintes reprises que si, rétrospectivement, une erreur d’appréciation du rapport risque/bénéfice avait sans aucun doute été commise, cette erreur ne pouvait justifier — à elle seule — la tenue d’un procès pénal. Ils considèrent désormais avoir été trahis et que, bien davantage qu’un dysfonctionnement technique ou qu’une mauvaise évaluation des risques, les acteurs du système ont pu également commettre une faute morale.

La révision des positions de GRANDIR et de l’AFH vis-à-vis de l’affaire va entraîner des remaniements importants et notamment l’éviction progressive ou les départs volontaires des personnalités médicales les plus mises en cause par la procédure judiciaire. De son côté, l’AFH s’engage sur une voie étroite : menant un travail critique vis-à-vis de l’univers transfusionnel, sans jamais rompre avec lui, défendant l’intérêt des victimes de la contamination, sans perdre de vue sa spécificité d’association des hémophiles (dont les plus jeunes sont nés aujourd’hui plus de 20 ans après les années de contamination). À une mobilisation constante dans la procédure pénale, elle adjoint un travail actif de recomposition de ses relations avec l’univers médical dans lequel la confiance a priori dans les bienfaits des innovations thérapeutiques n’est plus de mise [57]. La notion de risque associé aux traitements est désormais omniprésente et l’Association quitte sa position de promotion de l’innovation thérapeutique au profit de conduites de précautions définies en fonction d’une balance bénéfices/risques. Le développement des traitements et des savoirs scientifiques — loin de réduire l’incertitude — est désormais considéré comme porteur de nouvelles questions, ouvrant sur des choix qui n’ont plus lieu d’être délégués exclusivement aux spécialistes attitrés, et vis-à-vis desquels il s’agit désormais, pour l’Association, de mieux équiper les patients[58]. Dans ce travail de recomposition, l’AFH s’appuie également sur les grandes réformes de santé publique des années 1990 — d’ailleurs explicitement liées à l’affaire du sang contaminé — et notamment sur la loi du 4 janvier 1993 qui réorganise la Transfusion sanguine et crée les premières agences de sécurité sanitaire[59]. Elle s’empare de nouveaux outils, tel le principe de précaution[60], pour asseoir ses positions face à l’éventualité d’un nouveau risque de contamination iatrogène et préfère désormais systématiquement prendre le risque d’une erreur scientifique en tenant pour possible ce qui n’est qu’incertain, plutôt que d’encourir un risque sanitaire qui néglige une menace sur la population. En 1997, lorsque la possibilité d’une transmission sanguine du prion est scientifiquement posée[61], l’AFH répercute l’information auprès des hémophiles et fait pression sur les pouvoirs publics pour que la menace soit prise au sérieux. Le président de l’AFH de l’époque explique aujourd’hui en entretien :

Par principe, j’ai fait du Creutzfeldt-Jakob une entité aussi redoutable que le VIH. La suite me donnera probablement tort, mais un principe de sécurité doit s’appliquer de la même façon, quel que soit le risque [...] Avant tout, il faut être réactif. Dès qu’on a un soupçon, quel que soit le motif de ce soupçon, il faut interroger les pouvoirs publics. On s’aperçoit presque toujours après que ce soupçon avait des raisons d’être interrogé.

L’AFH exige (et obtiendra en 2005) que les patients hémophiles ayant reçu des lots de sang issus d’un donneur MCJ soient informés de leur situation, alors même que le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) s’y oppose et que tous les autres receveurs de produits sanguins sont laissés dans l’ignorance[62]. Face à ceux qui lui reprochent d’affoler inutilement les malades, l’AFH soutient désormais publiquement que « les hémophiles préfèrent être inquiets que contaminés[63] ». L’association inscrit sa politique de précaution à l’égard des patients hémophiles dans une forme d’engagement civique vis-à-vis de la population générale à l’égard de laquelle elle se définit comme sentinelle. Cette position est soutenue par un triple constat : la population hémophile a été depuis 30 ans la première victime des trois grandes épidémies qui ont touché ensuite massivement les populations (hépatite B, hépatite C, VIH), elle a été parmi les premières à être traitées avec des médicaments issus du génie génétique aux effets inconnus à long terme. Elle sera sans doute parmi les premières également à bénéficier d’éventuelles thérapies géniques. Ainsi, pour l’AFH, cette population agit comme révélateur de risques sanitaires collectifs. Et des mesures conservatoires doivent être adoptées dès lors que des faits alarmants touchent les patients hémophiles. La notion de population sentinelle permet ainsi à l’AFH de revendiquer une forme d’engagement civique touchant à la sécurité sanitaire des populations et de lever le reproche communément fait aux mobilisations de victimes de procéder d’une revendication égocentrée, à distance — voire en tension — avec le bien commun. Il s’agit bien pour l’AFH de constituer une cause d’intérêt général à partir d’une forme particulière d’exposition au risque liée à la nature des thérapeutiques.

Contrairement à l’AFH, l’expérience des contaminations et de l’affaire ne constituera pas le moteur d’une réévaluation profonde du rapport de GRANDIR au risque iatrogène et au rôle des malades et de leurs familles dans les choix médico-scientifiques. Et, ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, en 1992, au moment où l’affaire éclate, l’hormone de croissance extractive n’est déjà plus utilisée depuis plusieurs années. Elle a été remplacée par une hormone issue du génie génétique. Contrairement au sang — où, malgré la présence de produits recombinants, les fractions plasmatiques d’origine humaine font toujours partie de l’arsenal thérapeutique[64] — dans le cas de l’hormone, le risque iatrogène spécifique à l’usage des produits issus du corps humain n’est plus d’actualité. Par ailleurs, le traitement s’adressant à des enfants, souvent pour une durée limitée, GRANDIR, plus encore que l’AFH, verra à la fois ses membres actifs et la population des personnes traitées se renouveler massivement en l’espace de quelques années. Les parents d’enfants ayant reçu des hormones de croissance extractives se retirant, pour ainsi dire naturellement, au terme du traitement ou se désinvestissant progressivement d’une association pour laquelle le problème des contaminations iatrogènes allait bientôt faire partie du passé[65]. Dans ce contexte, si GRANDIR reste engagée dans la procédure judiciaire, c’est aujourd’hui en affichant un devoir de mémoire vis-à-vis d’une partie de ses adhérents, ou anciens adhérents. Et l’association envisage toujours la médiatisation de l’affaire dans ces aspects négatifs. La mauvaise publicité donnée à l’hormone de croissance risque, selon elle, de relancer la stigmatisation des jeunes malades en cours de traitement, et de semer la confusion entre ce qu’était l’hormone extractive et ce qu’est aujourd’hui un traitement entièrement réformé. Enfin, GRANDIR s’est repositionnée dans un contexte où existent désormais deux associations de familles de victimes — la MCJ-APEV (récemment rebaptisée MCJ-HCC[66]) et l’AVHC — particulièrement actives sur le front de l’action judiciaire et des médias, et avec lesquelles ses rapports sont restés très tendus. GRANDIR restera toujours pour la plupart de ces familles, l’association du professeur Job, celle qui a géré la survenue des contaminations sur un mode inadéquat, voire suspect. Dans le cas du sang, au contraire, les associations de victimes se sont peu à peu effacées[67], laissant l’AFH s’imposer sur la scène publique au cours des différents rebonds de l’affaire. Même si, pour certains, l’AFH est toujours suspecte d’allégeances trop rapides à l’égard des institutions, d’un point de vue judiciaire, elle a été lavée — lors de la première série de procès en 1992-1993 — du chef d’accusation de non-assistance à personne en danger soulevé par l’ADP et de toute responsabilité dans la contamination transfusionnelle. La réputation de GRANDIR, en revanche, reste encore suspendue à un procès qui, 16 ans après le début de l’instruction et plus de 20 ans après les faits incriminés, est annoncé pour février 2008.

Conclusion

Cet article part d’une interrogation générale concernant les dynamiques de transformation des formes d’engagement des associations dans le domaine de la santé. Une dynamique de transformation renvoie, pour une association, à une manière particulièrement aiguë de s’interroger, à un moment donné de son histoire, sur le mode de distribution des pouvoirs et des compétences entre les différents acteurs engagés autour d’une pathologie. Nous n’abordons pas ces dynamiques dans une vision linéaire et évolutionniste des changements généraux qui affecteraient le monde associatif dans son ensemble et que l’on retrouverait, de façon plus ou moins rapide, plus ou moins forte, au sein de chaque mobilisation associative. Parler de dynamiques, au sens où nous l’entendons, suppose de s’intéresser également à l’identification des configurations locales dans lesquelles émergent et se transforment les formes d’engagement des associations, se crée et se déplace chaque expérience associative.

Les travaux existants de sciences sociales nous ont permis d’identifier les deux premières dynamiques que nous avons appelées : dynamique des exclus et dynamique des minorités. La dynamique des minorités repose sur une critique de la partialité du monde médical et peut passer par un processus de contre-expertise concernant les dimensions médicales et scientifiques de la maladie, afin de lutter contre les tendances à la stigmatisation des malades, considérées comme propres au monde médical et à la société dans son ensemble. Cette dynamique a été particulièrement à l’oeuvre dans le cas du sida. La dynamique des exclus repose, quant à elle, sur une critique de l’abandon des malades et de leurs familles et suppose la mise en oeuvre d’un processus d’intéressement face à un monde médical considéré comme salvateur, mais difficile à mobiliser. Cette dynamique a été mise en évidence par de nombreux travaux portant sur les maladies rares. Elle est pertinente, concernant les exemples étudiés dans cet article, pour rendre compte de la manière dont GRANDIR et l’AFH ont été créées. La création de ces associations par un petit nombre de médecins innovateurs, introducteurs des nouvelles thérapeutiques en France et en lien étroit avec eux, a donné lieu à la construction d’un rapport de coopération bien particulier : les malades et leurs familles s’engageaient dans le soutien des thérapeutiques aux côtés de ces médecins innovateurs, considérés comme particulièrement dévoués à leur cause. Concernant un segment médical étroit, les associations avaient notamment un rôle de lobbying auprès des autorités sanitaires afin d’assurer la pérennité et l’essor des dispositifs de production et de distribution de ces traitements issus du corps humain. Dispositifs dans lesquels les médecins innovateurs étaient à la fois ceux qui géraient, ceux qui traitaient les patients, ceux qui décidaient de l’affectation des produits, ceux qui évaluaient les risques. C’est ce rapport de coopération qui va être réinterrogé lors de la survenue des contaminations iatrogènes, avec l’enclenchement d’une dynamique des victimes.

Cette troisième dynamique repose sur une critique de l’irresponsabilité. Qu’elle soit l’oeuvre de victimes accusatrices ou non, elle passe par une demande en réparation face à un monde médical considéré comme faillible. Cette réparation peut prendre différentes directions, notamment l’appel à la solidarité, à la sanction de fautes, ou au soutien psychologique et social des victimes. À travers l’examen des deux cas de contaminations iatrogènes, l’article montre que ces directions peuvent coexister, se combiner ou s’affronter, qu’elles sont au coeur d’un travail complexe mené par les acteurs pour définir la nature de l’épreuve à laquelle ils sont confrontés et trouver les moyens d’y faire face, y compris au prix de tensions majeures. La mise en évidence des différences que prennent, au cours de cette dynamique, les reconfigurations de l’AFH et de GRANDIR, nous amène à mettre en question ce qui fonde la singularité de chacune de ces expériences. La nouvelle forme d’engagement de l’AFH dans un militantisme scientifique, son passage d’une position de victime à la requalification des patients hémophiles comme population sentinelle, est sans nul doute congruente avec les transformations plus générales du monde médical (et notamment le passage de la tradition clinique à la modernité thérapeutique offrant de nouvelles perspectives participatives aux associations de malades[68]). Elle est également congruente avec la redéfinition des rapports entretenus par nos sociétés à l’égard du risque (Beck, 2001). Cette nouvelle forme d’engagement n’en a pas pour le moins émergé à la faveur de deux spécificités forte du monde de l’hémophilie : d’une part, le maintien de produits dérivés du sang pour lequel le risque infectieux n’a jamais cessé d’être d’actualité et, d’autre part, le caractère génétique de la pathologie et son traitement à vie qui ont contribué à inscrire de façon durable l’expérience des contaminations iatrogènes dans le vécu des hémophiles actuellement traités et de leurs familles. Du côté de GRANDIR, au contraire, la reconfiguration n’empruntera pas les mêmes voies, elle est discontinue et sans doute plus fortement liée aux transformations contemporaines des modes de relation médecin/malade. Le passage de l’hormone de croissance extractive à l’hormone de croissance synthétique, dénuée de tout risque infectieux, le renouvellement quasi total de la population des personnes traitées et de leurs familles, tendent à renvoyer l’expérience des contaminations iatrogènes à un passé vis-à-vis duquel GRANDIR se sent avant tout redevable d’un travail de mémoire, toujours entendu à travers un soutien, non accusateur, aux familles de victimes ou de jeunes à risque. Ainsi, les divergences sont latentes entre GRANDIR et les collectifs de parents d’enfants victimes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (la MCJ-HCC et l’AVHC), d’autant plus actifs sur le front judiciaire qu’ils restent les seuls tenants d’une position accusatrice.

Au-delà des cas étudiés, le cadre d’analyse des dynamiques de transformations du monde associatif pourrait être utile pour aborder d’autres mobilisations. Dans le domaine de la santé mentale, par exemple, l’histoire de la mobilisation associative a été marquée par l’émergence de collectifs, qui relèvent à la fois d’une dynamique des minorités et d’une dynamique des victimes. Comme en témoignent, par exemple, l’apparition des associations de rescapés des traitements psychiatriques et le rôle qu’elles jouent (Crossley, 2006). Si certaines dynamiques conduisent les associations à travailler les rapports de pouvoirs et de compétences à l’intérieur du monde médical, d’autres peuvent les conduire, au contraire, à sortir de cet univers. C’est le cas, par exemple, de la dynamique des minorités, lorsque les associations en viennent à critiquer le fondement même de l’intervention médicale et à revendiquer une identité spécifique en s’appuyant sur d’autres disciplines que la médecine. En témoigne la mobilisation, dans différents pays, d’associations de sourds qui s’appuient aujourd’hui sur la linguistique pour contrer les effets jugés stigmatisant du développement des innovations relatives aux implants cochléaires (Blume, 1999). Ainsi, étudier les dynamiques de transformation des formes d’engagement des associations dans le domaine de la santé suppose à la fois d’être attentif aux singularités de chaque cas et d’être en mesure d’identifier les grands ressorts d’une expérience collective qui conduit les acteurs à redéfinir, dans différents domaines, les cadres cognitifs et moraux de leur action.