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Traduction : Marianne Champagne

Les transformations sociales et culturelles survenues au cours des dernières décennies ont fortement ébranlé l’idée de modernité. C’est dans ce contexte que le concept de modernités multiples a été développé pour rendre compte de la situation contemporaine (Eisenstadt, 2000a). Cette idée doit-elle aussi, à l’épreuve de la mondialisation, être remise en question ? Afin de réévaluer le concept de modernités multiples, cet article emprunte à des thèmes avancés par l’auteur au cours des dernières années : au premier plan, la place qu’occupent les États-nations et les États révolutionnaires dans le monde contemporain et les mouvements sociaux, classiques et nouveaux (associés aux fondamentalismes religieux, mais aussi aux mouvements postmodernes, postmatérialistes et multiculturels), tout en portant un regard attentif aux paradoxes liés à leurs interactions, plus particulièrement dans la deuxième moitié du xxe siècle. À la lumière de l’analyse, une conclusion s’impose : aussi différents soient-ils, les mouvements qui caractérisent le monde contemporain reprennent à leur compte, au-delà de leur critique de la modernité classique — et de l’Occident —, les thèmes mêmes de cette modernité. Dans des termes qui leur sont propres, ils empruntent à des prémices et à des thèmes fondamentaux du discours de la modernité et participent à l’émergence de nouvelles manifestions de ce discours.

I

Dans son élaboration, le concept de modernités multiples renvoie essentiellement à la réalité des États-nations et des États révolutionnaires. Contrairement aux théories « classiques » sur la modernisation mises en avant dans les années 1940 et 1950, ce concept souligne l’apparition de modèles multiples et distincts de modernités — d’abord aux États-Unis, en Amérique latine, en Europe, puis en Asie (au Japon, en Inde ou en Thaïlande, par exemple).

L’idée de modernités multiples renferme certaines hypothèses sur la nature de la modernité. Selon une première hypothèse, elle est conçue comme une civilisation distincte, dotée de caractéristiques culturelles et institutionnelles spécifiques. Cette vision s’oppose à celle des sociétés modernes comme étant l’aboutissement naturel, à ce jour, des sociétés humaines dans leur évolution. La civilisation distincte que constitue la modernité apparaît d’abord en Occident avant de s’étendre au monde entier, son évolution rappelant la cristallisation et l’expansion des grandes religions, le christianisme, l’islam, le bouddhisme et même le confucianisme. Une seconde hypothèse rattachée à l’idée de modernités multiples veut que cette civilisation, le programme culturel distinct et l’organisation institutionnelle qui en résultent, se cristallise d’abord en Europe de l’Ouest, puis dans les autres régions d’Europe, d’Amérique et par la suite du monde entier. Elle donnerait naissance à des modèles culturels et institutionnels en constante transformation, qui sont autant de réponses aux possibilités et défis inhérents aux fondements civilisationnels de la modernité. Autrement dit, la diffusion de la modernité donne naissance non pas à une civilisation relativement uniforme et homogène, mais bien à de multiples modernités.

De ce point de vue, l’essence de la modernité n’est autre que la cristallisation et la construction d’un ou de plusieurs modes d’interprétation du monde ou, pour reprendre Cornelius Castoriadis (1975), d’un certain « imaginaire » social composé, d’une part, d’une vision ontologique et d’un programme culturel distincts et, d’autre part, d’une série d’institutions nouvelles. Ces deux éléments traduisent une ouverture et une incertitude sans précédent dans l’histoire.

C’est sans conteste Max Weber qui a le mieux formulé l’essence du programme culturel de la modernité. James D. Faubian (1993) décrit ainsi la conception du classique de la sociologie : « Weber voit le seuil existentiel de la modernité dans une certaine déconstruction de ce qu’il nomme le “postulat éthique d’un monde ordonné par un dieu, cosmos de fait porté par un sens et une éthique” » [traduction]. L’entrée dans la modernité correspond, selon Faubian, au moment même où chancelle la légitimité du postulat d’un cosmos préordonné et prédestiné par un dieu. La modernité, ou un type de modernité, émerge si et seulement si la légitimité du cosmos tel qu’il est postulé cesse d’être incontestée et incontestable. Les ennemis de la modernité (Countermoderns) refusent cette contestation, continuant coûte que coûte de croire... Toujours selon Faubian, « deux conclusions s’imposent alors : peu importe ce qu’elles constituent par ailleurs, les modernités dans toute leur diversité sont autant de réponses à une même problématique existentielle ; en outre, peu importe ce qu’elles constituent par ailleurs, les modernités dans toute leur diversité correspondent précisément aux réponses qui préservent l’actualité de cette problématique, recélant des visions de la vie et du monde qui, loin d’ignorer ou de dénier cette problématique, s’intègrent plutôt à elle, voire même s’y subordonnent » [traduction] (1993 : 114).

Dans ce programme, les prémices ontologiques des civilisations, tout comme les fondements de l’autorité sociale et politique en fonction dans ces sociétés, font l’objet d’une très intense réflexivité — y compris de la part des critiques les plus radicaux, niant en principe la légitimité même d’une telle réflexivité. De fait, les prémices et la légitimation de l’ordre social, ontologique et politique ne vont plus de soi.

Pour reprendre l’heureuse expression de Claude Lefort, le programme culturel et politique moderne mène à une dissolution des « repères de certitude » (1988) dans la conception du monde et dans les prémices institutionnelles qui s’y rattachent, ceci donnant lieu, si l’on poursuit la réflexion de Lefort, à des efforts incessants pour rétablir de tels repères. Ces efforts s’accompagnent d’une prise de conscience de la multitude de visions et de modèles existants et de la possibilité réelle de contester ou de reformuler à l’infini ces visions et ces modèles.

Une telle conscience est indissociable de deux éléments centraux du projet moderne, mis en évidence dans les premières études de Dan Lerner (1958) puis d’Alex Inkeles (1974) sur la modernisation. Premièrement, la possibilité entrevue par les modernes ou ceux en voie de l’être d’endosser de nombreux rôles, pas forcément fixes ou attribués d’avance, et leur réceptivité concomitante à divers messages promulguant cette multiplicité des visions et des possibles. Deuxièmement, la possibilité d’appartenir à des communautés plus larges, translocales, sujettes elles-mêmes au changement. En outre, cette réflexivité nourrit la conception d’un avenir qui recèle une gamme de possibles découlant d’une agentivité (agency) humaine — ou de la marche de l’histoire —, avenir dans lequel l’ordre politique et social peut être soumis à une constante transformation. De par son caractère novateur, cette réflexivité n’en est que plus forte, du moins aux yeux de ses plus grands défenseurs, qui ne cessent d’insister sur la rupture qu’elle provoque avec le passé.

La perte des repères de certitude et les tentatives pour en reconstituer ne sont pas sans lien avec un élément essentiel de ce programme culturel, que l’on retrouve à dire vrai dans tout programme culturel d’envergure, c’est-à-dire l’existence en son sein de tensions, de contradictions et d’antinomies. Les antinomies fondamentales de la modernité sont tout autres que celles des civilisations axiales, relevant, premièrement, de l’existence reconnue d’un large éventail de visions transcendantales possibles et de façons de les mettre en oeuvre ; deuxièmement, d’une tension entre raison et révélation ou foi (ou leurs équivalents dans les civilisations axiales non monothéistes) ; troisièmement, d’une réflexion sur le bien-fondé des démarches visant une complète institutionnalisation de ces visions dans leur forme pure. Ces antinomies se transforment radicalement dans le programme culturel de la modernité.

Les antinomies résultent en tensions et frictions entre divers éléments au sein du programme, renforcées par le processus d’institutionnalisation de ces éléments et les différents méta-discours de la modernité — nommément, pour reprendre Edward Tiryakian (1996), le méta-discours chrétien, le méta-discours gnostique et le méta-discours chthonien —, ce qui aboutit à la remise en cause de certaines prémices fondamentales du programme. Ces tensions portent sur l’évaluation des grands aspects de l’expérience humaine, notamment la part de la raison dans la construction de la nature, de la société et de l’histoire de l’humanité, et l’éventuelle question adjacente de la nature des fondements de la moralité et de l’autonomie véritables ; sur la réflexivité ou la construction active de la nature et de la société ; sur la conception pluraliste ou totalisante de la vie humaine et de la constitution de la société ; enfin, sur le contrôle ou l’autonomie, la discipline ou la liberté.

La tension la plus critique, tant sur le plan idéologique que politique, est certainement celle opposant vision pluraliste et vision totalisante — la première reconnaissant l’existence de différentes valeurs et rationalités, la seconde assemblant ces différentes valeurs et, surtout, ces différentes rationalités de façon « totalistique » (totalistic). L’un des points essentiels de cette tension porte sur la conception même de la raison et de son rôle dans la constitution de la société humaine, ce qu’illustre bien, comme l’a montré Stephen Toulmin (1990), de façon certes quelque peu schématique, la différence entre les conceptions pluralistes de Montaigne et d’Érasme, lesquelles impliquent également la reconnaissance et la légitimation d’autres caractéristiques culturelles de l’expérience humaine, et la vision totalisante de la raison présentée par Descartes. L’un des plus importants assemblages de rationalités différentes correspond à l’interprétation de la souveraineté de la raison promue par les Lumières et souvent considérée comme son message principal, interprétation subsumant la rationalité en valeur (Wertrationalität) ou rationalité substantive à la rationalité en finalité ou rationalité instrumentale (Zweckrationalität), selon une vision technocratique, ou encore selon une vision totalisante moraliste et utopique. Dans certains cas, comme celui de l’idéologie communiste, la vision technocratique et la vision moraliste utopique s’unissent pour former un tout. Il se crée d’autres tensions corrélatives entre totalisation, absolutisme et pluralisme autour de la définition d’autres dimensions propres à l’expérience humaine — tout particulièrement celles reliées aux émotions.

Cette tension — entre, d’une part, une perspective qui reconnaît les différences de valeurs, d’engagement et de rationalités, relevant de visions et de pratiques pluralistes à multiples facettes et, d’autre part, une perspective qui assemble ces différences de valeurs et de rationalités de façon totalistique, tendant fortement à les absolutiser — joue assurément un rôle des plus critiques, et ce d’autant plus lorsqu’elle s’accompagne d’autres tensions, dans le développement des différents modèles culturels et institutionnels de la modernité et, par conséquent, de leur éventuelle destruction.

II

Outre les tensions opposant différentes prémices du programme culturel et politique de la modernité, d’autres tensions naissent de la contradiction entre, d’un côté, les prémices et antinomies inhérentes au programme culturel et politique de la modernité et, de l’autre, l’évolution institutionnelle des sociétés modernes. L’apport de Max Weber à l’analyse de ces tensions est sans conteste des plus précieux, notamment par son étude sur le désenchantement du monde (Entzauberung der Welt) et la « chape dure comme l’acier » (en anglais Iron Cage, traduction de stallhartes Gehäuse) (voir Mitzman, 1969 ; Bendix et Roth, 1971). Ces contradictions relèvent principalement des fortes tendances exclusivistes issues à la fois des prémices ontologiques du programme et de son institutionnalisation, indissociables des affrontements incessants entre les prétentions du programme à favoriser liberté et autonomie, à élever en principe la vision émancipatrice universelle pour l’humanité tout entière, et la réalité de leur concrétisation, de leur institutionnalisation, entraînant une continuelle dislocation de diverses collectivités sociales, de divers pans de la société, et l’exclusion de leur participation active à cette fin. Certaines de ces contradictions jouent un rôle décisif. Ainsi, celle opposant la créativité inhérente aux visions ayant mené à la cristallisation de la modernité (promulguées à l’époque de la Renaissance, de la Réforme, des Lumières et des Révolutions), à l’appauvrissement de ces visions, induit par leur routinisation progressive et surtout par la bureaucratisation de plus en plus poussée du monde moderne, menant au « désenchantement du monde ». Importance aussi de la contradiction entre une vision supérieure qui donne sens au monde moderne et la fragmentation de ce sens générée par le développement de plus en plus autonome des différentes institutions, qu’elles relèvent de l’économique, du politique ou du « culturel ».

Ces tensions — notamment entre une conception totalisante et une conception pluraliste de la constitution de la société humaine, de l’histoire, de la nature et du rôle de l’agentivité humaine dans ces constructions, entre une conception que nous pourrions dire unique, « logocentrique », constituant habituellement un « grand discours » et une conception pluraliste du sens de la vie, de la bonne société, de la constitution même de la société — émergent toutes dès les premières promulgations du programme culturel de la modernité, et perdurent aux changements majeurs de ce programme à travers l’histoire moderne.

C’est sur ces tensions que portent les critiques de la modernité, dont les plus radicales refusent l’idée que l’ordre social ou la moralité puissent reposer sur les prémices fondamentales du programme culturel moderne, notamment l’autonomie des individus et la suprématie de la raison. Elles refusent l’idée que ces prémices puissent se fonder sur quelque vision transcendantale que ce soit, et l’idée intimement liée que ces prémices et le développement institutionnel de la modernité puissent constituer la quintessence de la créativité humaine. Selon ces critiques, les prémices et leurs applications institutionnelles empêchent la créativité humaine de s’exprimer, ce qui entraîne l’appauvrissement de l’expérience humaine, l’érosion de l’ordre social, des bases morales — et transcendantales — de la société, et l’aliénation de l’homme vis-à-vis de la nature et de la société.

III

Les grands thèmes du discours critique de la modernité trouvent bien sûr à s’exprimer dans l’importante sphère de la créativité culturelle moderne : dans les arts, dans le discours philosophique et littéraire et dans la culture « populaire ». Mais les tensions et contradictions ne sont pas purement intellectuelles, idéologiques ou académiques. Elles sont en partie liées à l’évolution des grandes sphères institutionnelles — le politique, l’économique, la formation des classes et des États, l’éducation, le système de communication, la constitution de nouvelles collectivités. Dans tous ces domaines, d’incessants affrontements ont lieu entre les déclarations du programme culturel de la modernité (en faveur de la liberté et de l’autonomie) et une forte tendance à vouloir les contrôler ; entre une expansion sociale et économique constante et la dislocation de nombreux secteurs de la société lors de la cristallisation des formations institutionnelles modernes, sans oublier les tentatives et luttes de ces secteurs pour se voir incorporés aux nouveaux cadres, aux nouveaux centres d’envergure ; affrontements, enfin, entre une vision supérieure qui donne sens au monde moderne et une fragmentation de ce sens, un appauvrissement de ces visions qui induit un « désenchantement du monde ». Ces tensions et contradictions sont au coeur des contestations portant sur l’interprétation du programme de la modernité.

Étant donné la centralité du politique dans le programme culturel de la modernité, c’est dans cette sphère que les contestations trouvent le plus à s’exprimer, et la manière dont elles sont menées découle des caractéristiques fondamentales des sphères politiques et de leur évolution en lien avec le programme culturel et politique de la modernité et ses paramètres institutionnels. Évoquons la tendance à restructurer, à reconstituer les relations centre-périphérie, devenues centrales dans l’évolution et la dynamique politique des sociétés modernes ; la franchise dans la contestation politique ; la forte tendance à la politisation des demandes formulées par divers secteurs de la société, et des conflits entre eux ; et, enfin, la lutte permanente pour définir les limites du politique et par extension celles du public et du privé. C’est autour de ces points que se cristallisent la propension au changement de l’ordre social et de l’ordre politique modernes et les défis des régimes politiques modernes (Eisenstadt, 1999a, 1999b).

Ces caractéristiques essentielles du programme moderne se retrouvent dans toutes les sociétés modernes, mais la manière dont se cristallisent les modèles institutionnels et culturels diffère selon les environnements sociaux, ce qui donne naissance à des modernités multiples et distinctes (Eisenstadt, 2000a, 2000b, 2002).

IV

C’est sur le nouveau terrain hérité des grandes révolutions, de l’institutionnalisation de l’ordre politique et culturel de la modernité, que se cristallisent les premières modernités multiples « classiques » et leurs mutuelles contestations.

Ce nouveau terrain politique se caractérise tout particulièrement par l’émergence d’une distinction entre régimes selon leur position idéologique, en rapport avec les tensions et problèmes fondamentaux du programme politique moderne, comme le montre si bien la distinction apparue entre la droite et la gauche.

Les différences idéologiques et institutionnelles entre régimes modernes entraînent des différences, souvent conflictuelles, dans l’interprétation des prémices fondamentales de la modernité, des tensions et antinomies en résultant, tout particulièrement entre l’interprétation totalisante et l’interprétation pluraliste, interprétations elles-mêmes plurielles. Ces régimes modernes instaurent différents modes d’intégration des symboles de contestation révolutionnaire à un répertoire institutionnel de symboles et de mouvements. Tous ces modes sont constitutifs des caractéristiques essentielles des modernités multiples, mais aussi des relations entre États sur la scène internationale. Les contestations entre camps idéologiques, promulguées et portées par les divers mouvements sociaux, souvent révolutionnaires, et par les divers régimes constitués, représentent un élément permanent dans la dynamique politique de ces régimes, et ce d’autant plus qu’elles s’accompagnent d’une constante démocratisation.

Ces différents modes d’incorporation, de constitution même, des symboles de protestation se bâtissent dans le cadre du programme original occidental de la modernité, en lien avec les tentatives des élites des différentes sociétés pour se voir incorporées aux cadres institutionnels et idéologiques du programme « occidental », même si elles n’en acceptent pas toujours les formalités pratiques.

La possibilité d’une telle diversité idéologique et d’un incessant affrontement entre ces régimes et leurs idéologies respectives représente un phénomène relativement nouveau dans l’histoire de l’humanité, constitutif du cadre culturel et institutionnel créé par les grandes révolutions (Eisenstadt, 1978, 1988, 1992). L’un des principaux points de litige entre ces idéologies et régimes, continuellement soulevé par les différents mouvements sociaux et les activistes politiques ou idéologiques qui apparaissent dans les sociétés européennes, oppose les tenants du pluralisme aux autocrates « traditionnels », puis par la suite aux radicaux totalitaires. À la fin du xviiie et au xixe siècles, les grands acteurs de cette contestation sont, d’un côté, les régimes autocratiques, bien souvent impérialistes et issus pour la plupart de l’Ancien Régime, qui promulguent fréquemment un mode de légitimation semi-traditionnel et, de l’autre, les forces comparativement plus révolutionnaires, héritières de la Révolution française. Dans l’entre-deux-guerres, cette lutte est exacerbée par l’opposition entre le régime soviétique et le régime libéral constitutionnel, de même qu’entre celui-ci et les régimes fasciste et national socialiste. Pendant l’entre-deux-guerres, la guerre d’Espagne illustre à quel point s’entremêlent les dimensions nationales et internationales de cette lutte. Après la Seconde Guerre mondiale, c’est par la guerre froide entre le régime soviétique et le régime libéral démocratique que s’expriment les luttes nationales et internationales.

V

On peut situer l’apogée des grandes modernités multiples qui se cristallisent sous forme d’États-nations ou d’États révolutionnaires après la Seconde Guerre mondiale. Durant cette période, ces États, ainsi que leurs constitutions, sont à l’avant-plan des systèmes et cadres internationaux, principales sphères institutionnelles au sein desquelles s’expriment alors les tensions et antinomies de la modernité — tendance constructive ou destructive et surtout tendance pluraliste ou totalisante — et où symboles et mouvements révolutionnaires jouent un rôle prépondérant.

La période qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 1960 environ, c’est-à-dire jusqu’à l’éclatement de la guerre du Vietnam et l’avènement du mouvement pacifiste, marque une apogée de la vision de la modernité propre aux États-nations et aux États révolutionnaires. Ces modèles illustrent le programme original de modernité dans sa pleine maturité. Dans les États-nations occidentaux, la participation politique de tous les citoyens est progressivement atteinte — y compris celle des femmes. On assiste aussi à la mise en place d’un nouveau programme social et économique, parachevé par l’établissement de nouvelles formes de capitalisme régulé, d’« économies sociales de marché » et de différents types d’États-providence.

À la même époque, les grands États révolutionnaires — l’Union soviétique puis la Chine — arrivent à maturité, se stabilisant, s’industrialisant progressivement, construisant apparemment des modèles parallèles à ceux des pays capitalistes. Leurs dirigeants présentent ces États révolutionnaires comme la contre-proposition majeure au modèle capitaliste pluraliste. Cependant, quelles que soient leurs différences, les paramètres idéologiques des sociétés et le système international s’établissent pour beaucoup dans le cadre du programme culturel et politique « occidental », en fonction des tensions et des contestations qui émergent en son sein, tout particulièrement en Europe.

La période de décolonisation à l’échelle mondiale donne lieu à la création de nombreux États en Asie et en Afrique. Ils sont formés soit sur le modèle « occidental » soit sur le modèle révolutionnaire, qui se diffusent à travers le monde. Pendant cette période, la contestation entre ces modèles et leurs interprètes — imbriquée bien sûr à diverses rivalités géopolitiques souvent plus anciennes — constitue un élément central, voire l’élément principal de la scène internationale, et certainement le plus distinctif. Les anciennes contestations impériales ou territoriales se transforment en nouvelles contestations mondiales d’ordre idéologique ou politique, qui ne sont apparemment plus liées à une expansion territoriale coloniale ou impériale plus ancienne, comme c’était le cas au xixe siècle et en fait jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, ces différences et affrontements idéologiques constituent l’essence même de la lutte entre les deux camps. Les États-Unis incarnent le modèle pluraliste capitaliste, l’Europe aussi, sur un mode différent mais tout aussi vigoureusement ; l’Union soviétique, la Chine et le Vietnam, sur un autre mode également, incarnent le modèle totalistique collectiviste. Cette rivalité s’étend à la planète entière, les deux superpuissances cherchant à contrôler diverses parties du monde, à établir des régimes affiliés à leur camp, à saper les régimes proches de leur « ennemi ». Les États s’allient intimement aux puissances hégémoniques, les États-Unis et l’Union soviétique, qui cherchent en permanence à encadrer et à subordonner leurs propres satellites, même lorsque ces derniers s’opposent, à l’instar de nombreux régimes autoritaires soutenus par les États-Unis, aux fondements idéologiques de leur État parrain. Ainsi après la Seconde Guerre mondiale se met en place le système international bipolaire de la guerre froide, caractérisé par une rivalité très forte entre les deux superpuissances, lesquelles se disputent inlassablement l’hégémonie géopolitique et idéologique.

VI

Cette conjoncture, marquant l’apogée de la période classique de la modernité et de la cristallisation des modernités multiples, commence à changer dans les années 1970-1980, lentement puis bien plus rapidement, en lien direct avec l’amorce de différents processus dans diverses régions du monde, en Occident d’abord, puis ailleurs.

Ces processus apparaissent dès la fin des années 1950 ou le début des années 1960, évoluant à divers rythmes et sous divers modes avant de s’unifier dans les années 1990. Ce nouveau contexte se caractérise, premièrement, par des changements dans les systèmes internationaux et un déplacement des hégémonies en leur sein, surtout l’affaiblissement des anciennes hégémonies occidentale et soviétique, marquant selon Fritz Stern « la fin de l’après-guerre » (1974) ; deuxièmement, par l’épuisement des affrontements idéologiques et politiques propres à la guerre froide, jusqu’à la désintégration du régime soviétique ; troisièmement, par l’accélération à l’échelle de la planète de multiples processus de mondialisation économique et culturelle et d’autres processus corrélatifs fortement déstabilisateurs, tout particulièrement dans les sociétés non occidentales. À partir des années 1980, sous l’influence de « nouveaux mouvements sociaux », de nouveaux processus intensifs de mondialisation, de l’affaiblissement des États-providence en Occident et de la désintégration de l’Union soviétique, on observe l’apparition et la cristallisation d’un nombre toujours plus grand de sphères transétatiques ou transnationales, d’organisations ou de réseaux, en lien bien souvent avec l’apparition d’équivalents subnationaux ou régionaux. Ces transformations occasionnent de profonds changements dans les rapports entre le mondial et le local, ainsi que la formation d’autres sphères institutionnelles, d’autres collectivités et réseaux.

D’importantes transformations structurelles s’accomplissent, intimement liées au développement de nouvelles technologies et de nouveaux modèles d’économie politique, menant à l’avènement d’une société du savoir et de l’information, à l’intensification de la mondialisation, à la prédominance de plus en plus forte du capitalisme financier, lequel apparaît détaché des économies nationales et des économies « réelles » de production. Surviennent également des changements et des glissements corrélatifs dans la cristallisation des grandes formations sociales, des relations de classe et de statut, alors qu’à travers le monde se manifestent des forces contribuant à une constante démocratisation, tels les efforts de plus en plus soutenus de la part de nombreux secteurs pour accroître leur participation à la sphère politique nationale et internationale.

VII

Ces processus ont pour caractéristique essentielle commune la dissociation toujours plus marquée des rôles majeurs — social, économique, politique, familial et de genre — vis-à-vis des organisations et cadres plus larges, des macro-formations jusqu’alors incontournables, notamment les formations hégémoniques que sont les États-nations ou les États révolutionnaires et les rapports de classe, déterminants. Il se produit une diversification incessante des rôles sociaux majeurs, des formations sociales et des « mondes vécus », dont les frontières perdent de leur étanchéité et deviennent de plus en plus perméables, ceci renforçant leur diversification. Apparaissent également de multiples réseaux et regroupements qui traversent nombre d’organisations et de « macro-sociétés », ainsi qu’une dissociation de plus en plus marquée entre les centres politiques et les grandes collectivités sociales et culturelles, la constitution de nouveaux noyaux d’identité culturelle et sociale transcendant les frontières politiques et culturelles existantes et, enfin, un affaiblissement concomitant des orientations culturelles, lesquelles étaient souvent perçues comme les sources de légitimité de ces formations.

Ces changements conduisent à amoindrir la centralité du modèle jusqu’alors prédominant de l’État-nation ou de l’État révolutionnaire et des rapports de classe, marqués par une forte propension à l’homogénéisation et une certitude idéologique et institutionnelle, une centralité idéologique et symbolique exprimant le « charisme » du programme culturel de la modernité et de l’identité collective. Parallèlement naissent de nouveaux types d’identité collective définis soit par des environnements « locaux », toujours plus petits et continuellement reconstitués, soit par des cadres translocaux : on voit apparaître de nouveaux cadres et organisations politiques transnationaux et transétatiques, dont l’Union européenne est l’exemple le plus achevé, se redéfinir la part du primordial ou du sacré (du religieux) et celle des éléments civils dans la constitution des identités collectives, entraînant l’apparition de nouveaux modes d’exclusion et d’inclusion.

Les transformations s’accompagnent d’une décomposition progressive de l’image unifiée de « l’homme civilisé », des styles de vie, des univers de vie directement fondés sur les programmes solides de la modernité, de nouvelles définitions des divers domaines de l’existence. On assiste à une cristallisation de la multiplicité dans les liens sémantiques ou idéologiques entre la sphère publique et la sphère privée, le travail et la culture, l’emploi et l’habitat. En se réorganisant, ces sphères deviennent plus floues, donnant lieu à une pluralité et à une hétérogénéité accrues des images et représentations, à l’apparition de nouveaux modèles de différenciation et de syncrétisme des différentes traditions culturelles — ce qu’Ulf Hannerz a si bien analysé (1992, 1996) — et aussi à l’apparition incessante de modernités « alternatives » fluctuantes.

L’un des changements institutionnels les plus importants de ces dernières décennies consiste en l’apparition d’enclaves structurelles, semi-liminales, dans lesquelles s’élaborent et s’affirment de nouvelles orientations culturelles, de nouvelles quêtes de sens — souvent formulées en des termes transcendantaux —, relevant à la fois de contre-cultures et de nouvelles cultures alternatives. Ces enclaves, dans lesquelles une minorité de personnes s’investissent pleinement mais une majorité de personnes de façon transitoire, servent parfois de terreau à des activités et à des groupes révolutionnaires. Elles sont généralement à l’origine de profonds changements dans les orientations et les rôles culturels. L’apparition de telles enclaves est indissociable de l’émergence de nouvelles diasporas, comme la diaspora musulmane en Europe et aux États-Unis, et de l’expansion de diasporas plus anciennes, plus conscientes de leur existence, comme la diaspora chinoise.

VIII

Ces changements s’entrecroisent de plus en plus dans un continuel mouvement de va-et-vient, entraînant dès les années 1960 d’importantes transformations culturelles, d’abord dans les sociétés occidentales, puis ailleurs. Les transformations mènent à une remise en question de la définition d’une réalité ontologique promulguée au temps des Lumières et hégémonique à l’âge classique de la modernité. Cette définition se fonde sur l’idée que l’exploration et la maîtrise de l’environnement humain et naturel, présent et futur, est possible par un effort conscient de l’homme et de la société, effort dirigé vers ou guidé par une vision transcendantale très ancrée « dans le monde ». La croyance en une telle exploration infinie, mais aussi en une éventuelle maîtrise des environnements internes et externes, suppose la fusion de la Zweckrationalität (rationalité en finalité ou instrumentale) et de la Wertrationalität (rationalité en valeur), du logos et du mythos, de la théorie et de la pratique, fusion que l’on retrouve bien dans l’ethos de la rationalité cognitive. Cette pensée s’exprime pleinement dans l’intégration et la relative prédominance de la science et de l’approche scientifique aux prémices et paramètres essentiels de l’ordre culturel. Autrement dit, elle s’exprime dans l’idée que l’exploration de la nature par l’homme, l’expansion continue du savoir scientifique et technologique, sont à même de transformer tant l’ordre culturel que l’ordre social.

Les nouvelles tendances culturelles apparues à la fin des années 1980 et dans les années 1990 conduisent à une importante critique de ce pan du programme culturel des Lumières, promulgué et institutionnalisé comme discours hégémonique à la période classique de la modernité. Il se dessine graduellement une tendance de plus en plus marquée à distinguer et à dissocier rationalité en finalité (Zweckrationalität) et rationalité en valeur (Wertrationalität), à reconnaître l’existence d’une multiplicité de rationalités en valeur, en lien avec une avancée de la pensée postmatérialiste, puis de la pensée multiculturelle. Cette critique souligne l’éventuelle pluralité des visions cosmologiques et produit de nouvelles façons de combiner une rationalité en finalité « suspendue » à différents modes de rationalité en valeur — d’ordre esthétique, social ou moral. La rationalité cognitive, surtout dans les formes extrêmes de scientisme, se voit détrônée de sa position relativement hégémonique et l’idée de « conquête » ou de maîtrise de l’environnement, social ou naturel, réfutée. On s’interroge sur la prédominance accordée à la vision scientifique du futur comme une marche vers le progrès de l’humanité tout entière.

Il y a également perte d’influence des grands discours de la modernité, jusqu’alors prédominants, qui soulignaient fortement l’évolution historique du progrès. On interroge, on rejette la croyance en l’existence de critères communs — la liberté, l’indépendance et le progrès en tête de liste — permettant d’évaluer et de comparer différentes sociétés, notamment les sociétés contemporaines. Ces changements modifient, dans sa dimension spatiale et temporelle, la vision de la modernité véhiculée par le modèle et l’image des États-nations et des États révolutionnaires, caractérisés par leur forte propension à homogénéiser et par leurs relations mutuelles. Les changements favorisent l’apparition de courants de pensée postmodernes pluralistes, « multiculturels », à tendance fortement relativiste. Ainsi, la vision des rapports entre le « local » et le « mondial » et des rapports entre grands discours uniques et discours plus localisés — dans l’espace ou dans le temps — se renouvelle continuellement (Gupta et Ferguson, 1997).

Tous ces changements, toutes ces tendances, ont une très grande influence sur la place de la religion à l’ère contemporaine. Les éléments clés de l’expérience religieuse et de ses organisations forment une toute nouvelle agrégation, caractérisée par deux tendances paradoxales : d’une part, la privatisation grandissante des orientations et sensibilités religieuses, l’affaiblissement des institutions religieuses officielles et de la religion institutionnalisée et, d’autre part, la « résurgence » d’éléments religieux (orientations et sensibilités), leur déplacement, leur transformation et leur transposition au centre de l’activité politique nationale et internationale, leur rôle dans la constitution d’identités collectives dont ils forment un élément à la fois central et autonome. L’identité religieuse, reléguée dans le modèle classique de l’État-nation à la sphère privée ou à des sphères secondaires, se voit transposée dans les sphères publiques politique et culturelle. Une telle transposition ne constitue toutefois pas un simple retour à des formes traditionnelles de religion, mais plutôt une réorganisation d’envergure de l’élément religieux (Eisenstadt, 2005).

Ces changements dans la sphère du religieux sont indissociables d’importants faits nouveaux survenus au sein même de toutes les grandes religions, qui consistent non seulement en une reformulation du rapport entre leurs différentes composantes — transcendantale, cosmologique, institutionnelle et organisationnelle, cadre autoritaire, sensibilité et orientation religieuses des individus —, mais aussi du rapport aux grandes formations politiques et du rôle joué dans la constitution des collectivités et de l’identité collective. De fait, les grandes religions affirment de plus en plus la spécificité et l’authenticité de leurs propres universalismes, dont elles soulignent l’indépendance, le caractère distinctif ou encore l’hostilité vis-à-vis des universalismes de la modernité promulgués dans le programme des Lumières et incarnés par l’État-nation ou l’État révolutionnaire. Il se produit parallèlement une résurgence des organisations religieuses transétatiques, lesquelles connaissent, tout comme les groupes religieux eux-mêmes et les diverses institutions politiques et « séculières », d’importantes transformations dans leurs relations mutuelles et leurs façons de s’affronter.

IX

Les phénomènes analysés ci-dessus se manifestent à l’échelle mondiale à partir des années 1990. Ils transforment profondément le cadre général de la modernité, ou des modernités. Quel est leur impact sur le modèle de l’État-nation et de l’État révolutionnaire ?

On assiste à une profonde « décharismatisation » des grandes formations sociales comme la nation et l’État, des centres de la société, des camps idéologiques et de certains champs culturels comme la science. En lieu et place s’affirme une tendance très forte à voir les manifestations du charismatique, tout comme celles de la dimension utopique de l’existence humaine et de la vie sociale, dans diverses sphères moins centrales, et à reconnaître qu’il existe maintes formes avérées de vie et d’interactions sociales.

Le centre politique des États-nations demeure le principal lieu de distribution des ressources, assurément encore très puissant et assurément encore l’acteur le plus important sur la scène internationale. Cela dit, malgré le renforcement de politiques « technocratiques », rationnelles, séculières, dans différents domaines comme l’éducation ou la planification familiale, le contrôle des États-nations sur l’activité économique et politique nationale s’amoindrit. Ils perdent le monopole — depuis toujours relatif — de la violence, tant sur le territoire intérieur qu’à l’international, au profit de nombreux groupes locaux ou internationaux, séparatistes ou terroristes, échouant dans leurs tentatives isolées et communes à juguler cette violence récurrente. Surtout, les États-nations perdent leur centralité et leur semi-monopole sur la constitution et la réglementation du terrain international. De nouveaux acteurs — institutions et associations internationales, compagnies financières, ONG, mouvements transétatiques — commencent à jouer un rôle important dans l’édiction de ces règlements, tandis que les États-nations et les États révolutionnaires perdent leur centralité idéologique et symbolique, eux qui étaient auparavant perçus comme les principaux porteurs du programme culturel de la modernité, de l’identité collective, et comme les principaux régulateurs des diverses identités secondaires. On conteste aussi la légitimité des États-nations et des États révolutionnaires au regard du programme initial de la modernité et, en outre, on ne les associe certainement plus à un processus culturel et civilisateur distinct.

Tous ces faits provoquent une dissociation des éléments essentiels de l’État-nation ou de l’État révolutionnaire classique : la citoyenneté, les identités collectives, les espaces publics, les modes de participation politique. Cette tendance à la dissociation est renforcée par l’apparition dans nombre de sociétés de nouvelles enclaves structurelles et de nouveaux secteurs sociaux, de nouveaux types de diasporas et de minorités. Retenons l’importance de la diaspora musulmane, ou plutôt des diasporas musulmanes, présentes principalement en Europe, mais aussi aux États-Unis dans une moindre mesure ; des diasporas chinoise et coréenne, dont l’expansion diffère cependant sensiblement de celle des musulmans, en Asie de l’Est, aux États-Unis, en Europe ; enfin, de certaines communautés juives, principalement en Europe. Pour ce qui est des nouveaux types de minorités, retenons l’importance des minorités russes d’anciennes républiques soviétiques, notamment des républiques baltes ou encore asiatiques et des minorités hongroises dans les anciens États communistes d’Europe de l’Est.

L’affaiblissement des États-nations et des États révolutionnaires s’accompagne d’un phénomène jouant de façon majeure sur la constitution des sphères politiques et des identités collectives à l’ère contemporaine : il s’agit, comme nous l’avons déjà mentionné, de la résurgence du religieux sous de nouvelles formes. Il est désormais au centre de l’activité politique nationale et internationale et de la constitution des identités collectives. La religion est à présent véritablement à l’avant-plan, voire au centre dans certains cas, de la scène publique, et ce, tant à l’échelle nationale qu’internationale.

X

La redéfinition des grands mouvements sociaux — mouvements de protestation constitutifs, nous l’avons vu, de la cristallisation des programmes classiques de la modernité — participe de manière essentielle à la transformation des sphères culturelle et institutionnelle, marquant peut-être même la fin du programme de la modernité.

Dans les nouveaux contextes, les mouvements et symboles de protestation continuent de jouer un rôle capital. Néanmoins, ils font l’objet d’une profonde redéfinition à l’échelle nationale et internationale — portant notamment sur la place de l’imagerie des révolutions dans le répertoire de protestation. Les courants protestataires n’ont plus pour principal point de mire le centre de la collectivité, l’État, l’État-nation ou révolutionnaire, porteur charismatique de la vision de la modernité. Leurs priorités sont dorénavant multiples et relèvent de différentes sphères, l’État-nation à présent renouvelé ne constituant plus dès lors qu’un des multiples objets de protestation ; aussi, l’imagerie révolutionnaire se voit accorder une importance moindre, élément autrefois majeur de la protestation devenu lui aussi simple élément parmi tant d’autres ; la protestation s’inscrit désormais dans de nouveaux cadres internationaux, ou plutôt intercivilisationnels ; enfin, les courants protestataires fondent leur orientation sur de nouvelles visions civilisationnelles de l’identité collective. Ces changements s’accompagnent d’une transformation des orientations utopiques — et de leurs lieux —, qu’il s’agisse des courants utopiques totalistiques « jacobins » caractérisant nombre de mouvements révolutionnaires passés ou des visions utopiques plus statiques rejetant certaines contraintes propres à la société moderne. Ainsi, les principaux courants transcendantaux et utopiques auparavant axés sur le centre des États-nations et des grandes collectivités politiques et nationales portent désormais leur attention sur différents points et domaines hétérogènes, relevant de diverses orientations « multiculturelles » ou « postmodernes ».

Ce sont les fameux mouvements estudiantins de 1968 — ainsi que les nouveaux mouvements « anti » (comme le mouvement anti-Vietnam) apparus à la fin des années 1960 — qui initient la redéfinition des orientations de la protestation et de l’imaginaire révolutionnaire. À leur suite apparaissent une myriade de mouvements : « postmodernes » ou « postmatérialistes » d’un côté — les mouvements féministes, écologistes, altermondialistes et les nombreux mouvements d’autonomie locale, régionale ou ethnique —, mouvements religieux de l’autre — fondamentalistes ou communautaires. Ils diffèrent fortement des mouvements « classiques », notamment des mouvements nationalistes et socialistes qui participaient de la cristallisation des États-nations et des États révolutionnaires.

Les nouveaux mouvements s’opposent dans leurs orientations aux mouvements classiques principalement axés sur la construction du ou des centres sociopolitiques, sur la constitution de macro-collectivités ou macro-communautés, sur l’intégration et la participation à ces entités, tandis qu’ils étaient influencés par la vision des programmes « classiques » et l’idée même de progrès. Les nouveaux mouvements protestataires visent plutôt à étendre ce qu’en langage académique on pourrait appeler la gamme systémique de la vie et de la participation sociales : revendications pour une participation accrue au travail, courants communautaires, mouvements de citoyens, etc. On est porté à voir comme signe distinctif de ce changement le passage d’une revendication d’amélioration du niveau de vie — si caractéristique des années 1950, symbole d’un progrès technologique et économique continu — à une revendication de « qualité de vie », ce passage marquant le remplacement des valeurs matérialistes par des valeurs postmatérialistes, selon la formulation des années 1970. Pour reprendre les mots de Jürgen Habermas (1981), ces mouvements ne se penchent plus sur les problèmes de distribution, mais sur la « grammaire des formes de vie », dont la politique identitaire constitue un aspect de plus en plus central. De nouveaux mouvements religieux, mais aussi nombre de mouvements ethniques et locaux, cherchent à constituer de nouvelles collectivités et de nouvelles identités sur des critères radicalement différents (soit plus stricts soit bien plus souples) que ceux des mouvements « classiques » nationaux ou révolutionnaires.

XI

Les mouvements contribuent à redéfinir les frontières des collectivités, les identités collectives, et à faire la synthèse des courants à l’oeuvre à l’échelle locale, mondiale, transnationale ou transétatique. L’un des changements contemporains les plus importants correspond à la nouvelle centralité, pour ainsi dire, de la plupart des identités jusqu’alors « assujetties » — ethniques, locales, régionales, transnationales ou transétatiques —, tant dans des sociétés spécifiques qu’à l’international. Ces identités, qui font alors forcément l’objet d’une importante reconstruction, contestent l’hégémonie des anciens programmes homogénéisateurs des États-nations et des États révolutionnaires, revendiquant pour elles-mêmes une place au sein des espaces symboliques et institutionnels centraux — que ce soit dans les programmes d’éducation, dans les discours publics ou encore dans les médias. Nombre de ces nouveaux mouvements et projets ont pour point commun de ne pas se restreindre aux prémices culturelles fortement homogénéisatrices du modèle classique de l’État-nation, notamment pour ce qui est de l’espace qui leur est alloué dans la sphère publique. Ils regroupent souvent des préoccupations et des intérêts locaux de manière nouvelle, délaissant le modèle classique de l’État-nation par leur rattachement à des éléments transnationaux, comme l’Union européenne ou encore les grandes identités religieuses issues de l’islam, de l’hindouisme, du bouddhisme ou de diverses branches du christianisme.

Il ne s’agit pas d’un refus par ces mouvements ou groupes d’être « domiciliés » dans un pays particulier. Au contraire, ils recherchent une telle domiciliation, mais selon des modalités qui renouvellent les modèles classiques d’assimilation. Leurs membres veulent être reconnus dans la sphère publique, dans la constitution de la société civile, dans leur rapport à l’État, en tant que groupes culturels distincts n’exprimant plus seulement dans la sphère privée leur identité collective propre. Ils revendiquent haut et fort la reconstruction des symboles d’identité collective promulgués dans leurs États respectifs, comme l’illustre notamment le récent débat français sur la laïcité. Ce sont avant tout les nombreux mouvements sociaux qui affirment de nouvelles identités collectives, souvent très locales et particularistes — accordant de l’importance à de nouvelles identités et de nouveaux thèmes culturels locaux ou régionaux —, mais aussi fortement transnationales ou transétatiques, fréquemment formulées en termes universalistes — qui transcendent les identités des États-nations. Se distinguent à ce titre les nouvelles identités européennes ou celles relatives aux grandes religions, reconstruites de façon moderne. Aussi, nombre de mouvements sont actifs sur la scène internationale : bien des groupes séparatistes, locaux ou régionaux, établissent des liens serrés avec des organisations et des cadres internationaux, comme l’Union européenne ; les divers mouvements religieux, surtout les mouvements fondamentalistes — musulman, protestant, juif — y sont eux aussi devenus très actifs, influençant la participation et les relations mutuelles des différents États, surtout le leur. À l’image de tous ces mouvements, nombre de diasporas et de minorités « nouvelles » innovent dans leurs façons de concilier tendances locales et transnationales en les exprimant bien souvent par des thèmes universalistes.

XII

Ces mouvements apparemment différents, voire opposés — les mouvements postmodernes, postmatérialistes, les nouvelles religions, y compris celles de tendance fondamentaliste —, partagent en vérité nombre de thèmes, de raisonnements et de modèles culturels, tous attestant d’une profonde transformation des visions fondamentales de la modernité, tous critiquant les modèles « classiques » et les grands discours de la modernité, supposées recéler l’absolue vérité. Cela dit, un regard plus acéré montre qu’ils partagent certains des prémices et thèmes fondamentaux de la modernité.

Analysons en premier lieu les mouvements en apparence les plus clairement « antimodernes » — les mouvements religieux fondamentalistes et, dans une moindre mesure, les mouvements religieux communautaires. Tout comme le discours de la modernité, ils se soucient de la perte des repères de certitude, devenus incertains malgré leur apparente solidité. Ils cherchent tout autant à reconstituer dans le contexte contemporain de tels repères de certitude, se disputant en quelque sorte la meilleure façon de les rétablir et de les légitimer d’un point de vue non seulement « objectif », culturel et social, mais aussi « subjectif », psychologique. Toujours comme le discours de la modernité, ils s’intéressent à l’articulation des différentes identités collectives avec les thèmes « rationnels » universalistes diffusés par les programmes hégémoniques des divers centres de la modernité. Cette préoccupation, pour le moins majeure dans le discours de la modernité, déjà sous sa forme première en Europe, porte principalement à l’ère contemporaine sur l’articulation d’identités « authentiques » face à l’hégémonie reconnue des États-Unis sur les plans culturel, politique et idéologique. Dans la plupart de ces mouvements — tant religieux que postmodernes — la crainte de l’érosion des cultures locales, de l’impact de la mondialisation et de ses centres, s’accompagne d’une ambivalence constante vis-à-vis de ces derniers, créant un constant va-et-vient entre cosmopolitisme et particularismes identitaires, ethniques ou locaux, programmes culturels sans cesse reconstruits sous l’influence importante des changements à l’oeuvre dans les rapports internationaux et « intercivilisationnels ». Enfin, tous ces mouvements sont de fait profondément réflexifs, conscients qu’il n’y a pas de solution définitive aux tensions inhérentes à la modernité, même si chacun cherche à sa manière à apporter des réponses incontestables aux dilemmes irréductibles de la modernité. Ainsi, les mouvements affrontent de manière inédite dans ce nouveau contexte historique le problème même de la modernité.

XIII

Parce qu’ils élaborent une réflexion anti-moderne ou plutôt anti-Lumières très poussée, il est intéressant de constater que les mouvements religieux fondamentalistes et communautaires, lesquels ont assurément acquis une place prépondérante sur la scène nationale et internationale contemporaine, combinent paradoxalement nombre d’éléments modernes tirés du jacobinisme révolutionnaire à des éléments tirés du communisme, le plus achevé des contre-modèles aux formes classiques de la modernité. Tout comme les mouvements communistes, ils cherchent à établir par l’action politique un nouvel ordre social, fondé sur les principes idéologiques universalistes, supposé transcender toute unité clanique, nationale ou ethnique, toute nouvelle collectivité sociopolitique. Les partisans des mouvements fondamentalistes pensent également que les grandes transformations de la société relèvent de la politique (Eisenstadt, 1999b). Nombre d’entre eux croient en effet, comme les défenseurs des grandes révolutions, à la primauté de la politique. Notons cependant qu’il s’agit de politique religieuse — ou du moins d’une action politique organisée —, portée par une vision religieuse totalistique, visant à reconstruire la société ou certains de ses secteurs. Ainsi ces mouvements sont politiques non seulement au sens instrumental ou technique, mais aussi dans leur démarche pour mettre en oeuvre une grande vision morale, pour construire une nouvelle identité collective et pour s’approprier la modernité à leur manière, utilisant certes pour cela des moyens politiques modernes. C’est bien le legs idéologique et politique des révolutions, marquant la victoire des tendances gnostiques hétérodoxes pour établir le Royaume de Dieu sur terre dans un effort de compréhension du monde, qui constitue le lien crucial entre le programme culturel et politique de la modernité et les mouvements fondamentalistes.

Ces visions incluent la transformation et de l’homme et de la société, de même que la construction de nouvelles identités personnelles et collectives. C’est au nom d’un tel salut que des mouvements et des régimes exigent l’entière immersion de l’individu dans la communauté, la complète reconstruction de la personnalité et de l’identité individuelle et collective. Les régimes fondamentalistes favorisent la construction, par l’action politique, d’un nouvel ordre social et culturel, la participation active de la plupart des pans de la société et leur dévouement extrême à cet ordre social (Eisenstadt, 1999b).

Il est vrai que, contrairement aux idéologies communistes, les idéologies premières des mouvements fondamentalistes sous-entendent la négation de certains principes essentiels de la civilisation moderne, ou plutôt de la version des Lumières de la modernité, concernant notamment le rôle attribué à Dieu (ou à des principes métaphysiques) dans la construction du cosmos, la place accordée à l’homme, les prémices d’autonomie et de liberté individuelles, de perfectibilité de l’homme, l’importance accordée à la souveraineté de la raison et à la légitimation en ces termes de l’ordre social et politique et, enfin, l’importance accordée au changement, au progrès.

La critique sectaire utopique de la modernité et la position anti-moderne — ou plutôt anti-Lumières — des mouvements fondamentalistes et des divers mouvements religieux communautaires s’accompagne d’une appropriation extrêmement sélective, d’une transformation et d’une réinterprétation de divers aspects du programme culturel de la modernité et de ses implications institutionnelles, qu’ils traitent de façon toute particulière, selon des modes qui diffèrent fortement de ceux adoptés par les autres grands types de mouvements sociaux modernes. Dans cette sélection, ils se concentrent sur l’appropriation des dimensions mobilisatrices et participatives du programme politique moderne et de certaines de ses formations institutionnelles fondamentales, comme les parlements, les élections et les constitutions, tout en niant leur légitimation en termes « séculiers », surtout en termes de souveraineté de la « froide » raison et de l’autonomie individuelle. Qui plus est, l’importance même accordée à ces dimensions participatives induit aussi l’acceptation paradoxale, peut-être inconsciente, de l’autonomie de l’homme dans sa volonté et ses choix. De fait, cette participation marque aussi la « perte des repères de certitude », y compris des certitudes jusqu’alors affirmées dans les grands discours des modèles propres aux États-nations et aux États révolutionnaires. Comme l’a souligné Nilüfer Göle (2003), le cadre de référence commun à ces mouvements correspond bien à une réflexion sur la modernité.

XIV

C’est la combinaison des différents éléments des visions fondamentalistes qui explique également l’attitude très paradoxale de ces mouvements vis-à-vis de la tradition.

Le traditionalisme fondamentaliste ne doit pas être confondu avec le maintien pur et simple ou la défense d’une tradition existante. Plus exactement, il relève d’un mode et d’une position idéologiques opposés non seulement au changement, à la vie moderne dans ses différentes manifestations, mais aussi à la tradition constamment diversifiée et renouvelée. C’est bien ce que montre le comportement de ces mouvements à l’égard des dirigeants très conservateurs de leurs propres traditions et des manifestations populaires auxquelles celles-ci donnent lieu.

En apparence traditionnels, ces mouvements sont en fait, paradoxalement, anti-traditionnels : niant les traditions existantes, complexes et hétérogènes, de leurs sociétés ou religions respectives, ils valorisent plutôt une conception hautement idéologique et essentialiste de la tradition, vue comme un principe structurant l’organisation cognitive et sociale. La plupart des groupes fondamentalistes se font une règle de refuser l’évolution continue de la tradition et de son interprétation, cette position constituant bien sûr en soi un mode d’interprétation très particulier et novateur.

Deux faits intimement liés illustrent cette attitude vis-à-vis de la tradition : premièrement, c’est beaucoup sur l’instance religieuse existante, souvent conservatrice, de leurs sociétés respectives que ces mouvements portent leurs critiques, allant jusqu’à la percevoir comme un de leurs pires ennemis. Deuxièmement, les jeunes attirés par le fondamentalisme se distancient de leurs parents traditionalistes, tout particulièrement en milieu urbain, en Turquie ou au sein des diasporas musulmanes en Occident. Ils considèrent le mode de vie traditionaliste de leurs parents ou grands-parents comme insuffisamment pur, comme un compromis simpliste avec la société séculière.

On retrouve une combinaison différente d’orientations et de thèmes à la fois modernes et anti-occidentaux dans les mouvements religieux communautaires apparus entre autres en Inde et dans de nombreux pays bouddhistes. Ils partagent avec les mouvements fondamentalistes certaines caractéristiques essentielles, notamment la volonté de construire une nouvelle identité religieuse communautaire, des frontières communautaires, une tendance à la ritualisation de la violence et une position fortement anti-séculière. Ils contribuent, avec les mouvements fondamentalistes et nombre de mouvements occidentaux, à amoindrir l’hégémonie de certains idéaux des Lumières sur la construction des États-nations modernes, de leurs institutions et sur l’identité ou la conscience collective des sociétés modernes. Cependant, la plupart de ces mouvements diffèrent sur certains points décisifs des mouvements fondamentalistes « purs » analysés ci-dessus, tout comme ils diffèrent des mouvements européens fasciste et national-socialiste. Leurs orientations principales sont particularistes, claniques et non universalistes. En outre, ils ne se centrent pas sur la reconstruction de l’ordre social selon une vision issue d’une conception ontologique et cosmologique distincte. Dans le cas des mouvements religieux communautaires ou nationaux, la constitution de frontières communautaires très marquées et la diffusion de nombreux symboles, rituels et tendances sectaires — qui soulignent surtout le caractère distinctif et la pureté de leur propre collectivité par opposition à la pollution des autres — n’impliquent pas nécessairement une reconstruction totalitaire de la société. La plupart de ces mouvements ont une vision fortement particulariste lorsqu’il s’agit d’exclusion, mais rares sont ceux qui adoptent une position jacobine totalistique. En effet, ils n’adhèrent pas outre mesure à l’idée jacobine de reconstruction de la société par un centre politique actif. En revanche, l’idéologie est essentielle à ces mouvements, qui sont aussi très similaires au fascisme du point de vue des institutions, si ce n’est bien sûr qu’ils valorisent énormément l’élément religieux dans la construction de leur identité collective nationale. En effet, ces mouvements et leurs programmes font partie intégrante de la vie politique moderne.

Les mouvements modernes fondamentalistes, s’illustrant tout particulièrement dans la révolution iranienne, modifient nettement, radicalement même, le discours d’opposition à la modernité et la conceptualisation du rapport entre civilisations, religions, sociétés occidentales et non occidentales. Ainsi partagent-ils paradoxalement nombre de caractéristiques avec les divers mouvements postmodernes, annonçant une orientation civilisationnelle foncièrement nouvelle, une combinaison nouvelle de thèmes cosmologiques et de programmes culturels. Contrairement aux mouvements plus anciens qui acceptaient en apparence les prémices modernes — qui affichaient à tout le moins une forte ambivalence à l’égard de ces prémices en les réinterprétant constamment —, les mouvements fondamentalistes contemporains et la plupart des mouvements religieux communautaires semblent rejeter pour le moins certaines de ces prémices. Surtout, ils arborent une attitude conflictuelle marquée à l’égard de l’Occident, en reflétant ainsi de nombreux thèmes chers aux mouvements postmodernes.

XV

Ce qui différencie nettement les nouveaux mouvements religieux, fondamentalistes ou communautaires, des divers mouvements socialistes, communistes ou encore des grands mouvements nationaux, c’est leur attitude à l’égard de l’Occident et des prémices du programme culturel et politique de la modernité.

Pour les partisans de ces mouvements, l’affrontement avec l’Occident n’a pas pour enjeu l’incorporation à leurs conditions dans la civilisation moderne hégémonique, mais plutôt leur appropriation de la nouvelle scène internationale dans son ensemble, de la modernité, l’intégrant en leur sein, dans leurs traditions ou « civilisations », continuellement reformulées et reconstruites sous l’influence du contact permanent avec l’Ouest. En effet, les mouvements contemporains s’opposent foncièrement à l’Occident, à ce qu’ils voient comme occidental, tentant de s’approprier la modernité et le système mondial à leurs conditions non occidentales, souvent anti-occidentales, mais qu’ils formulent dans une large mesure en des termes propres au discours de la modernité. Ces mouvements cherchent à dissocier complètement l’occidentalisation de la modernité ; ils nient le monopole ou l’hégémonie de la modernité occidentale et rejettent l’idée que le programme culturel occidental incarne la modernité.

Tous les mouvements, postmodernes compris, entraînent par leur action une modification de la contestation telle qu’elle s’exprimait dans les États-nations et les États révolutionnaires. Elle prend de nouveaux tours, dans de nouveaux cadres à l’intérieur desquels les divers mouvements et sociétés s’entrecroisent continuellement, interagissent et diffusent leurs programmes de manière nouvelle.

Parmi ces modifications, mentionnons la portée et la diffusion mondiale (notamment par les médias) dont jouissent ces mouvements et les affrontements que cela provoque ; il y a aussi la politisation de ces mouvements, qui émettent continuellement de féroces contestations très chargées idéologiquement et politiquement ; enfin, mentionnons l’élément essentiel de ces réinterprétations et appropriations de la modernité que constituent l’incessante reconstruction des identités collectives en fonction du nouveau contexte mondial et les affrontements mutuels entre ces identités. Ce changement n’est pas étranger à un renforcement dans nombre de sociétés de l’opposition entre, d’une part, les conceptions originales occidentales de la modernité portées par les États-nations et les États révolutionnaires et, d’autre part, les nouvelles conceptions de l’identité collective émergeant à l’échelle locale, régionale ou transnationale. De telles contestations trouvent bien à s’exprimer dans des termes « civilisationnels » — mais ces termes mêmes sont issus du discours de la modernité, termes totalistiques et absolutistes dérivés des prémices essentielles de ce discours — et induisent une transformation continue des identités. La pluralisation même des espaces de vie dans le cadre mondial colore ces identités d’orientations idéologiques fortement absolutistes, tout en les déplaçant au centre de la sphère politique. Heurts ou contestations peuvent se combiner à des luttes et conflits politiques, militaires ou économiques, donnant alors lieu à une exacerbation de la violence.

De tels efforts pour s’approprier et interpréter la modernité à leur manière n’est pas l’apanage des mouvements fondamentalistes ou communautaires nationaux. Ils s’inscrivent dans un ensemble plus vaste d’événements survenus à travers le monde, dans des sociétés musulmanes, indiennes ou bouddhistes, qui prolongent tout en les transformant radicalement les affrontements antérieurs entre mouvements réformistes et mouvements traditionnels apparus dans le monde non occidental. On retrouve dans ces mouvements les principales tensions inhérentes au programme moderne, notamment entre tendances pluralistes et totalistiques, entre attitudes utopiques et attitudes ouvertes ou pragmatiques, entre identités plurielles et identités fermées, entre certaines identités collectives particulières et la raison universelle.

XVI

Phénomène décisif pour notre analyse, l’attitude fortement conflictuelle de ces mouvements face à l’Occident, à ce qui est perçu comme occidental, est indissociable des efforts qu’ils déploient pour s’approprier la modernité et le système mondial selon leurs propres termes modernes non occidentaux, souvent anti-occidentaux, dans une double tentative pour dissocier la modernité de l’occidentalisation et mettre fin au monopole de l’Occident sur la modernité.

Ces mouvements renouvellent continuellement la façon d’aborder les tensions fondamentales inhérentes au programme moderne, notamment celles entre mouvements pluralistes et totalistiques, entre attitudes utopiques et attitudes ouvertes ou pragmatiques, entre identités plurielles et identités fermées, de même qu’ils renouvellent le rapport à l’Occident, la perception du rapport entre Occident et modernité. Ces nouvelles manières de faire révèlent l’objectif central commun à ces mouvements de s’approprier la modernité et de la définir en leurs propres termes, de dissocier radicalement la modernité de l’occidentalisation et de mettre fin au monopole de l’Occident sur la modernité. Autrement dit, ils renouvellent ainsi la problématique fondamentale de la modernité.

Les différences entre ces mouvements touchent au caractère soit universaliste soit communautaire ou particulariste de leur programme, aux prémices de l’autonomie de l’homme, de la volonté humaine et de la raison, en lien avec une conception des sources d’autorité. Toutes ces différences se traduisent dans leur façon d’aborder les antinomies essentielles du programme moderne et dans leur critique de la modernité. Cependant, ils s’entendent sur l’importance accordée à la participation, à l’égalité et, paradoxalement, au libre arbitre et au libre choix selon une conception de l’être humain comme être autonome.

Les affrontements entre ces mouvements et leurs dissensions internes provoquent des heurts entre différents programmes de la modernité, différentes tentatives continuellement renouvelées pour s’approprier ou réinterpréter la modernité. Tous ces mouvements recèlent un potentiel d’agressivité et de destruction, manifeste dans la formation de tendances ou de courants très durs et exclusifs, dans l’adoption d’orientations et de symboles fortement anti-rationnels, dans une désignation de groupes comme « ennemis », souvent à exclure de la collectivité ou même à « déshumaniser » et, enfin, dans une certaine sanctification de la violence. Ce potentiel d’agressivité et de destruction est indissociable des processus de dislocation ou de contestation entre interprétations de la modernité, tout comme il est indissociable des luttes géopolitiques. Ce qui rend les mouvements d’autant plus dangereux.

Ainsi ces événements correspondent à différentes facettes de la réinterprétation et de la reconstruction continue du programme culturel de la modernité, à de multiples interprétations de la modernité, à la constitution permanente de modernités multiples, à des tentatives de divers groupes et mouvements pour se réapproprier la modernité et en redéfinir le discours en leurs propres termes. Tous ces événements attestent bien d’un développement continu des multiples modernités, ou de multiples interprétations de la modernité et, surtout, d’une désoccidentalisation, d’une dissociation entre la modernité et ses schémas « occidentaux », privant en quelque sorte l’Occident de son monopole sur la modernité.

Les réinterprétations continues de la modernité et les contestations qui en découlent ne sont pas immuables. Tous ces mouvements évoluent, tant en leur sein que dans leurs rapports mutuels, s’appliquant continuellement à retravailler différents thèmes et raisonnements. Cette tendance indique que le programme culturel de la modernité constitue une référence pour tous, positive ou négative. Dans toutes les sociétés, ces tentatives d’interprétation de la modernité se voient constamment modifiées sous l’influence de forces historiques émergentes. Elles ne sont plus le fait des grands mouvements sociaux, qui tenaient un rôle central pendant la longue période de prédominance des modèles propres aux États occidentaux et révolutionnaires, mais des mouvements postmodernes contemporains. À chacune de ces périodes se constitue non pas un modèle de modernité, mais de multiples modèles, dans la formation desquels les faits historiques et l’héritage culturel civilisationnel des différentes sociétés jouent un rôle essentiel, à l’image de l’évolution européenne.

XVII

Cette reprise de la problématique fondamentale du programme moderne, transformée et transposée à de nouvelles sphères, est non seulement le fait de nouveaux mouvements, mais aussi de nouvelles formations institutionnelles, de nouvelles identités collectives — comme l’Union européenne ou différentes identités collectives locales ou régionales —, des rapports entre les nouvelles hégémonies, notamment entre l’hégémonie en apparence incontestée des États-Unis et les différentes « périphéries » — celles d’Europe ou des sociétés musulmanes ou confucianistes —, de différentes sociétés qui, comme l’Inde, cherchent à se forger leurs propres modernités constitutives.

Tous ces événements participent d’une radicale transformation des manifestations concrètes du programme et des problèmes de la modernité. La problématique centrale de la modernité, des modernités multiples, reste d’actualité, mais elle s’exprime dorénavant dans de tout autres sphères.