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L’analyse qui suit adopte une perspective de sociologie clinique pour rendre compte d’une expérience personnelle de la schizophrénie dans une Chine en pleine transformation. Plus précisément, c’est l’expérience de la réhabilitation qui est au centre de cette analyse. L’approche clinique implique une hypothèse de base psychosociologique et épistémologique : l’expérience personnelle et l’expérience de la vie en société ne font qu’une. Tant pour les personnes qu’on appelait autrefois « aliénées » que pour l’ensemble des personnes dites « normales », on ne peut donner du sens à une expérience sans faire référence, explicitement ou non, à son univers social. Cette approche se fonde également sur l’analyse du couple « expérience-représentation » : l’expérience personnelle, et la représentation que s’en fait la personne. L’analyse présentée ici porte sur l’expérience d’une patiente qui a été l’objet-sujet d’une intervention psychiatrique dans les années 1990, soit au moment où la réforme post-maoïste prenait place dans la Chine urbaine. Enfin, cette analyse s’appuie aussi sur le couple « recherche-action » ou « analyse-intervention[1] ». L’objectif de ce texte est donc triple : éclairer l’expérience de la schizophrénie laissant entrevoir des pistes différentes d’interventions dans le rétablissement ou la reconstruction de soi ; illustrer un des nombreux modèles d’opérationnalisation de la sociologie clinique ; enfin, s’adresser à ceux qu’intéresse l’évolution récente de la société chinoise[2].

Comme tous les secteurs de la société chinoise, la psychiatrie connaît actuellement des changements rapides et importants. Ces changements sont apparus à l’ère de la Réforme marquée par l’arrivée de Deng Xiaoping à la tête du pays, en 1978. Dans les années qui ont suivi, la psychiatrie s’est détournée de l’influence de l’Union soviétique et d’une pratique fortement marquée par la « rééducation ». Tout en suivant le courant mondial de la pratique biomédicale — en particulier de la pharmacologie qui en est un élément central —, elle s’oriente peu à peu vers une pratique axée sur la qualité de vie et la réinsertion sociale des personnes. Ce changement amorce un véritable mouvement social et conduit à une préoccupation croissante de la relation entre le patient et sa société, et à une meilleure compréhension des dimensions subjectives et expérientielles de la maladie[3]. En même temps, le champ de la psychiatrie demeure inévitablement tributaire des transformations politiques, économiques et culturelles : le patient, comme le reste de la société, ne peut faire abstraction de l’économie de marché et de la mondialisation, des mouvements de migration interne, de l’écart entre riches et pauvres. La psychiatrie, particulièrement le domaine de la réhabilitation sociale, devient alors un vaste laboratoire de changement social. De nombreux projets de recherche et d’intervention développés depuis vingt ans témoignent de cette transformation du champ de la psychiatrie (Pearson ; 1993 ; 1995 ; Phillips et Pearson, 1994 ; Phillips, 1993 ; 2001 ; Phillips, Yonyun, Stroup et Xin, 2000 ; Weng, 1998 ; 2008). C’est dans ce contexte qu’a été initié, au début des années 1990, un projet de sociologie clinique dans l’un des grands hôpitaux psychiatriques de Beijing. L’exploration de l’expérience de Lu Lu se situe dans le cadre de cette recherche.

Quelques précisions préalables

La notion de réhabilitation. Dans ce texte, je fais souvent référence à la notion de « réhabilitation » selon l’usage que la plupart des auteurs chinois font des termes « handicap » et « réhabilitation », ce qu’ailleurs on nomme plutôt « réinsertion sociale » ou « rétablissement » (« recovery »). La formulation chinoise s’explique du fait que la psychiatrie s’est directement appuyée sur le mouvement de réhabilitation des personnes devenues handicapées physiques durant la Révolution culturelle (Sévigny, 1993 ; 2004). La différence de terminologie ne doit pas masquer la similarité entre les projets chinois ou occidentaux d’apporter de l’aide psychosociale aux personnes souffrant de troubles graves de santé mentale. Chez certains psychiatres chinois qui développent ce courant, la « réhabilitation » implique également la prise en compte des dimensions subjectives et expérientielles de la maladie mentale (Weng, 1997 ; 2009).

Personne, expérience et représentation. La sociologie clinique se fonde sur une définition et une théorie de ce qu’est la personne. Plusieurs travaux, particulièrement en France, ont recours à la psychanalyse pour effectuer ce type d’analyse. Cette monographie se situe plutôt dans le cadre de l’approche rogérienne de la personnalité et de l’expérience[4]. L’experiencing, pour prendre le terme technique usuel, implique une réaction holistique ou organismique : c’est tout l’organisme qui agit et réagit, et il n’y a pas de coupure radicale entre la représentation de soi et la représentation de son milieu.

L’expérience de la schizophrénie ou autres formes de psychose. Appliquée à l’expérience de la maladie mentale sévère et particulièrement celle de la schizophrénie, l’hypothèse de travail est que la personne, à sa façon, tente toujours de reconstruire l’image d’elle-même et de sa relation au monde. En d’autres mots, tout en tenant compte de son expérience et de sa situation, elle essaie de rétablir son rapport à sa société[5].

La définition de la société : un schéma heuristique. L’approche clinique en sociologie implique, d’autre part, une définition opératoire de ce qu’est la société. Il ne s’agit pas, au point de départ, de définir de façon ad hoc telle ou telle société, mais de recourir à un schéma heuristique qui recouvre les principales dimensions de toute société : les relations interpersonnelles, les groupes restreints, les organisations et les grands ensembles socioculturels[6].

La sociologie clinique et la notion d’incident critique ou d’expérience centrale. Cette notion, que j’emprunte à Cohen-Émérique (2000), renvoie à tout ce qui est déterminant dans la représentation qu’une personne se fait de son expérience. Ici, cette notion s’applique à la fois aux patients et aux personnes qui constituent son entourage immédiat. Ces expériences centrales impliquent divers contenus et diverses formes. Ce peut être un événement ou un problème vécu autour duquel s’organise une représentation et qui donne son sens à l’expérience de la maladie mentale ; ce peut être la relation avec une personne qui a pris une place significative dans la vie d’un patient ; ou ce peut être un événement (ou un ensemble d’événements) auquel se réfèrent, tour à tour, toutes les personnes de son entourage immédiat ; ce peut être aussi un sentiment qui empreint un moment signifiant pour le patient ou quelqu’un de son entourage immédiat[7]. Chacune des expériences centrales renvoie, finalement, à deux hypothèses de travail de la sociologie clinique : toute expérience centrale implique la relation personne-société et chacune met en relief les « noeuds » où se croisent, dans chaque cas particulier, ces dimensions individuelles, sociales et culturelles.

L’enquête de Beijing et l’objectif de la monographie de Lu Lu. Celle-ci a été réalisée auprès de vingt patients ayant déjà été hospitalisés dans une des principales institutions psychiatriques de Beijing et ayant été diagnostiqués, d’un point de vue médical, comme « schizophrènes »[8]. Pour chaque cas, des entrevues semi-structurées ont été menées auprès du patient lui-même et auprès d’environ dix personnes de son entourage immédiat : des membres de sa famille et du voisinage, des membres du personnel hospitalier et des membres (responsables et collègues) de l’unité de travail[9]. L’échantillon de vingt patients reflète leur diversité selon le sexe, l’âge, le type d’emploi, la scolarité. Par ailleurs, cette monographie se situe d’emblée dans le contexte d’une recherche portant sur l’expérience de la réinsertion sociale ou de la réhabilitation sociale, pour prendre le terme utilisé en Chine. Avec cet objectif en tête, les patients ont été interviewés entre six mois et un an après leur hospitalisation : le lecteur ne doit pas s’attendre à une analyse centrée sur l’expérience de la crise, mais plutôt sur l’ensemble de ce que Lu Lu a vécu à partir du moment de sa crise. Il ne peut s’attendre non plus à un compte-rendu de la façon dont l’expérience s’est terminée pour elle : en ce sens, l’analyse demeure, par définition, un processus qui n’est pas — et ne sera probablement jamais — terminé.

Le choix de Lu Lu. Parce que l’analyse clinique accorde une place importante aux grands ensembles sociaux dans l’expérience personnelle, j’ai évité les nombreux cas où les références aux institutions socioculturelles, politiques et économiques sont explicitement centrales (dans plusieurs autres cas de l’échantillon, par exemple, les instances politiques étaient considérées comme un facteur déterminant de maladie mentale). Lu Lu y fait également référence, mais de façon beaucoup plus implicite et nuancée. Le choix de Lu Lu semblait donc plus propice à illustrer le processus d’analyse clinique. Au moment de l’entrevue, Lu Lu avait reçu son congé de l’hôpital depuis un an. Depuis ce temps, elle demeurait dans sa famille et venait tout juste, quelques semaines auparavant, de se trouver un nouvel emploi. Elle a vingt-quatre ans et a complété des études collégiales. Depuis la fin de ses études, après avoir refusé l’emploi que les autorités lui avaient assigné, elle a toujours travaillé dans le secteur privé[10]. Au début de sa crise, elle vivait depuis trois ans avec son ami Cheng, qu’elle connaît depuis l’école secondaire.

La présentation qui suit : 1. accorde priorité à l’expérience de Lu Lu ; 2. rend donc compte des points de vue de son entourage immédiat ; 3. suggère quelques réflexions sur la dynamique de la relation entre personne et société, et sur l’apport de la sociologie clinique.

1. Le point de vue de Lu Lu

L’expérience de Lu Lu sera articulée autour des thèmes suivants[11] : 1.1 La crise psychotique qui survient subitement ; 1.2 Son sentiment d’aliénation au monde ; 1. 3 Pourquoi et comment ? Sa recherche du sens de son expérience ; 1. 4 La reconstruction de l’image d’elle-même et de sa société : soumission ou rétablissement ; 1.5 Les grands ensembles sociaux et le sens de son expérience.

1.1 La crise psychotique qui survient subitement

Sa « maladie », pour reprendre le terme auquel Lu Lu revient sans cesse, a été toute une suite d’« hallucinations » qu’elle n’a pas vu venir et qui l’ébranlent encore un an plus tard au moment de l’entrevue. D’un autre côté, une partie significative de son expérience lui apparaît aussi comme une histoire qui, à ses yeux, implique des sentiments, des situations et des personnes relevant de l’ordre d’une certaine « réalité ». En un sens, comprendre l’expérience de Lu Lu, c’est la suivre dans son récit où s’entremêlent des moments d’ « irréalité » et des événements qui se sont « vraiment » produits. Elle concentre son récit autour de deux expériences qui lui apparaissent comme centrales : les derniers jours à son travail et sa rencontre avec un chauffeur de taxi[12].

« J’avais très chaud… Je me voyais comme la gérante générale… »

Quelques mois avant sa « maladie », elle avait fait une demande d’emploi pour travailler dans un grand magasin qui allait bientôt ouvrir ses portes. Elle passe les premiers examens avec succès et on l’embauche comme caissière. Avant même que sa période de probation ne soit terminée, elle entre en conflit avec ses patrons et vit sous une grande tension dès l’ouverture du magasin. En particulier, elle se rappelle ses disputes avec la « capitaine », responsable de son travail[13]. Dans ce contexte débutent ses expériences d’hallucinations. Quand elle outrepasse son rôle de caissière, elle se sent toute-puissante :

Je me voyais comme la gérante générale du magasin. Je pouvais réaliser tout ce que j’imaginais. Hé !… il y avait toujours des gens qui agissaient selon mes ordres.

Ce sentiment de toute-puissance ne se limitait pas au monde de la gérance du magasin :

J’allais devenir une impératrice. Je sentais que partout les gens répondaient à mon appel (…) tout le monde me vénérait. Je sentais qu’il y avait un échange entre Dieu et les esprits (…) Il semblait que j’étais Dieu…

En même temps, ce sentiment d’omnipotence n’était pas pour elle une source de sécurité. Au contraire, les « mauvaises personnes » continuaient à la pourchasser, à lui faire peur. Cette peur la suit partout et tout son corps est traversé par des énergies incontrôlées et incontrôlables :

« Le jour précédent, à la fin de mon travail, j’étais suivie par un téléphone cellulaire (un portable)[14] (da ge da). »

C’est donc dans ses derniers jours de travail au magasin qu’elle a le sentiment de pouvoir tout faire dans son service. On lui reproche d’outrepasser ses fonctions de commis et de prendre des initiatives qui ne relèvent pas de son poste. La gérante générale du magasin intervient. « Elle m’a fortement critiquée », dit Lu Lu. C’est alors qu’elle fait l’expérience d’être en proie à des énergies incontrôlées et incontrôlables.

J’ai senti aussi qu’on exerçait du Qi Gong à mon égard : des bonnes personnes m’envoyaient leur énergie (« dui wo fa gong »), d’autres, de mauvaises personnes, m’envoyaient aussi de l’énergie… Des flammes traversaient mon corps…

Son corps même ne lui appartenait plus. Elle commence à se déshabiller.

Je ressentais une grande chaleur (…). J’avais très chaud, alors j’ai commencé à enlever mes vêtements (…). La gérante de mon unité me renvoya à la maison en voiture. Je sortis du magasin, j’aperçus une voiture qui était là et j’y suis montée. Je croyais que c’était la voiture que Madame G. avait commandée pour me reconduire chez moi…

Plusieurs des expériences d’hallucinations que Lu Lu se remémore et une partie importante de ce qu’elle vit dans les jours suivants reflètent sa relation avec le chauffeur qu’elle croyait, dit-elle, être le chauffeur de la voiture commandée par sa gérante. « Mais ce n’était pas vrai : c’était un chauffeur de taxi… »

« C’était pas vrai, c’était un chauffeur de taxi… »

Lu Lu allait passer quelques jours en compagnie de ce chauffeur de taxi. Elle raconte ce qu’ils ont fait ensemble, comment elle a ressenti sa présence, comment, aussi, il est devenu présent dans ce qu’elle appelle ses « hallucinations ». Elle ne ramène cependant pas ces quelques jours passés ensemble à ces expériences hallucinatoires. Elle les associe également à toute une gamme d’émotions dont elle a des souvenirs très prégnants. Ces émotions, longtemps plus tard, elle ne tente pas de les oublier ou de les occulter : au contraire, certaines d’entre elles ne sont pas loin de la rendre heureuse. Même si elles lui posent de grands problèmes quant à l’orientation de sa vie actuelle, elle ne rejette pas en bloc cet épisode de sa rencontre avec le chauffeur de taxi : il a fait partie de sa vie pendant ces journées, elle a eu une relation intense avec lui. Douze mois plus tard, alors que sa mère et sa soeur Lu Wei[15], par exemple, se réfèrent à lui en parlant exclusivement du « chauffeur de taxi », elle est la seule à utiliser son nom, Fang.

La première chose qu’elle souhaite faire, en montant dans le taxi, est d’utiliser un fort montant d’argent — sept cents yuans — qu’elle avait avec elle pour aller acheter des vêtements. Des « vêtements à la mode et de grande qualité » (« gao dang shi zhuang »), dit-elle. Elle indique au chauffeur où se diriger. Mais pour éviter des problèmes de circulation, dit-elle, il l’amène plutôt dans un quartier commercial de Beijing très achalandé et renommé pour ses oeuvres d’art traditionnel. À ce moment commence vraiment une expérience complexe où s’entremêlent colère, plaisir, jouissance et reconnaissance. À la sortie du magasin :

En sortant du magasin, j’ai mis ma main sur son bras. Je sentais qu’il m’aimait vraiment. Il me semblait que je l’avais déjà connu quelque part. Et lui aussi me dit : « Tu ne m’apparais pas comme une étrangère non plus. »

Il l’amène ensuite dans une maison qu’elle ne connaît pas. Il va acheter des aliments en conserve et du vin. Voici comment, en quelques phrases, elle raconte la suite.

J’ai seulement bu du vin et mangé des fruits en conserve. Après cela, il y avait deux lits simples dans la chambre. J’ai dormi dans l’un d’eux et cet homme, dans l’autre. Il me demanda : « Est-ce que tu ne regrettes pas cette nuit ? » Alors il me tira vers son lit simple. Cet homme-là était vraiment… Il me viola (me prit de force). Il me rendit très à l’aise. Je lui ai dit que j’avais un ami, un mari. Le lendemain, il m’acheta du Ginseng royal liquide (renshen fengwang jiang). Il m’en donna quatre paquets en me disant : « Tu es malade. » Il me dit que je devais en prendre deux paquets à chaque soir. Je ne savais pas quel genre de maladie j’avais. Je soupçonnais que j’avais une maladie de coeur. Je ne savais pas que j’avais cette maladie.

Lu Lu se souvient qu’au cours de ses journées avec le chauffeur de taxi, celui-ci l’a une fois ramenée chez elle et qu’il y a rencontré Chen Ceng. C’est même, dit-elle, Chen Ceng qui a, le premier, invité le chauffeur à entrer dans la maison.

J’avais des hallucinations à ce moment-là : je croyais que des gens du Bureau de la sécurité venaient m’arrêter. Cheng Ceng me dit : « Je serai toujours ton refuge. »

Chen Ceng retourne chez lui... Lu Lu et le chauffeur de taxi repartent faire un tour de voiture et il l’emmène dans l’appartement d’un de ses amis. Ils vivent ensemble pendant quelques autres journées, soit chez Lu Lu, soit chez cet ami de Fang. Il s’occupe d’elle et lui prépare des repas. Quand l’intervieweur lui demande comment réagissaient alors son ami et sa famille, elle explique :

Personne ne savait. Je me sauvais souvent de la maison, mais personne ne le savait (parce que) c’était toujours la nuit. Nous avons passé la nuit là. Il s’amusait à me promener sur son dos. J’avais vraiment beaucoup de plaisir avec lui. J’étais vraiment à l’aise avec lui. Ses lèvres étaient vraiment épaisses. J’étais extrêmement heureuse quand il m’embrassait (rire)… Je ne voulais pas me séparer de lui. Il m’envoya à l’hôpital[16].

Ses « hallucinations » continuent pendant qu’elle se trouve avec lui.

Deux jours passent. Je dis : « il y a quelqu’un qui s’en vient me prendre. » Fang dit : « Qui va venir t’attraper ? » Je dis : « Des gens du Bureau de la sécurité s’en viennent me chercher. J’ai été choisie. Ce n’est pas juste, ce n’est pas équitable pour toi. Je pensais que Fang était le fils du premier ministre. J’avais des hallucinations à ce moment-là (…). Je me souviens m’être battue avec Deng Xiaoping. Je sentais que Deng Xiaoping était venu dans notre maison.

À ce moment-là, elle a toujours les sept cents yuans qu’elle avait en quittant son emploi. Elle lui remet cet argent :

J’ai donné les sept cents yuans à Fang. Il n’avait pas travaillé depuis une couple de jours, n’est-ce pas. Il devait payer son loyer et me disait qu’il n’avait pas l’argent. Je me souviens que je lui ai donné.

Un an plus tard, elle jugera sévèrement ce moment de sa relation avec lui : « C’était vraiment mesquin de sa part… »

Depuis son hospitalisation, elle n’a jamais revu Fang : sa famille s’y est opposée (« ma famille ne lui a pas permis de venir me voir ») et le personnel de l’hôpital a respecté cette décision. En même temps, Fang continuait d’habiter ses hallucinations. Elle se souvient d’une fois où elle regardait la télévision, elle-même et Fang étaient des participants à l’émission :

« On descendait de la montagne (…). Quelqu’un dit : « Va à la rescousse de ta soeur[17] « Fang est mon « frère apprenti[18] ». »

Ces courts passages expriment bien sa confusion et la complexité de son expérience avec Fang. Celui-ci l’a « violée », mais en même temps l’a rendue très heureuse, sexuellement « très à l’aise ». Il est étranger, chauffeur de taxi rencontré par erreur, mais elle le voit aussi comme un « frère apprenti » qui partage ses préoccupations... Il a été le premier à lui dire qu’elle était malade et à lui apporter des médicaments. Il a été, selon ses souvenirs, celui qui l’a conduite à l’hôpital. D’un autre côté, elle n’est pas loin de lui reprocher d’avoir pris ses sept cents yuans (« c’était vraiment mesquin… »).

2.2 Son sentiment d’aliénation au monde : « ces séquelles, je les ai toutes… »

À propos de ses hallucinations, de tous ses « symptômes » (le mot utilisé par l’intervieweur), elle dit : « Ils sont disparus pendant que j’étais à l’hôpital. » Ce qu’elle vit maintenant, c’est l’ampleur des conséquences de cette « maladie » sur sa relation avec le monde qui l’entoure. Dès le tout début de l’interview, elle rappelle ce qu’elle a lu récemment, dans un journal, les effets que produit souvent le genre de maladie qu’elle a eue.

Avec cette maladie, les gens ne ressentent plus rien, ne sont pas intéressés à grand-chose, sont toujours bouleversés. Ces séquelles (you yi zheng), je les ai toutes.

 

« Je voudrais beaucoup mourir. »

Une de ces conséquences, une des « séquelles » de sa « maladie », est de ramener la possibilité de suicide au centre de sa vie.

Depuis que j’ai eu cette psychose, il n’y a plus de règles dans ma vie. Je ressens de l’apathie dans tout mon corps. Je ne veux rien faire, juste rester étendue tout le temps (…). À la maison, je dors… et je n’ai aucune règle à suivre dans ma vie quotidienne. (…). Je m’ennuie maintenant. Je voudrais beaucoup mourir. Je me dis toujours que je devrais mettre fin à tout ça (…). Je ne trouve rien d’intéressant. Je n’ai rien à attendre de quoi que ce soit (mei you ben tou le) Je n’ai plus d’espoir.

Encore aujourd’hui, dit-elle, elle pense constamment à la façon la plus rapide de mettre fin à ses jours : « il y a une voie ferrée juste à côté de la maison. »

Et même si elle en parle peu au cours de l’interview, elle n’oublie jamais que son père s’est lui-même suicidé. Entrevoir la mort, le suicide, n’est pas nouveau pour elle, mais sa « maladie » a exacerbé son sentiment de désespoir et ravivé son désir de mourir.

Deux autres « séquelles » sont au coeur de son expérience : « Je ne peux pas me marier… Je n’ai pas d’emploi. »

Sa relation au monde, ou plutôt son sentiment d’aliénation, passe par ces deux dimensions centrales de sa vie, l’univers du travail et celui des relations amoureuses :

Les autres peuvent vraiment espérer. Ils peuvent se marier. Mais quel espoir pensez-vous que je peux avoir ? Je ne peux pas me marier. Je n’ai pas d’emploi…

« Le Magasin Central s’est débarrassé de moi… ma vie est ruinée… J’ai tout perdu. »

Quand elle s’écrie : « J’ai tout perdu », elle fait évidemment référence à ses dernières semaines à son précédent travail qui se sont terminées par sa crise, son épisode avec le chauffeur de taxi et, finalement, à son hospitalisation. Elle y revient souvent dans l’entrevue. Pour obtenir cet emploi, elle avait suivi un stage et avait réussi l’examen. Elle avait obtenu l’emploi comme caissière. Mais :

Je l’ai tout simplement perdu. Une vraie pitié. Je le regrette, je l’ai perdu juste parce que j’étais malade. Je sens que ma vie est ruinée… Il n’y a pas d’emploi qui me convienne, qui fasse mon affaire…

« Un emploi qui me convient » : cette expression de Lu Lu est très significative et très chargée d’émotion, car elle fait référence à une décision importante qu’elle a prise à la fin de ses études. Après avoir terminé ses études supérieures (gao kao) en statistique dans un collège (da zhuan), elle avait refusé l’emploi à l’unité de travail à laquelle elle avait été assignée[19]. Elle n’explique pas pourquoi, mais nous pouvons présumer que l’emploi qui lui était offert ne correspondait pas à ses ambitions[20]. « J’en ai trouvé un par moi-même », dit-elle. Une première compagnie oeuvrant dans le secteur des technologies l’a embauchée, mais a fait banqueroute peu après. Ensuite, elle a ouvert un magasin avec Chen Ceng, mais l’édifice a été démoli pour faire place à une nouvelle rue. C’est à ce moment-là qu’elle s’est présentée comme apprentie au Magasin Central. Tout ce passage de l’entrevue montre bien comment elle était toujours désireuse de travailler, et comment le travail prenait une place importante dans sa vie. Tout cela explique son découragement ou son désarroi face à sa situation actuelle. C’est à propos de ses expériences de travail qu’elle s’exclame : « J’ai été chanceuse toute ma vie. C’est la première fois que je subis un tel échec… »

Bien des aspects de son expérience rendent cet échec difficile à supporter. D’abord, après sa réussite de l’examen, elle croyait son poste assuré. De plus, même aujourd’hui, elle garde le souvenir d’un milieu de travail agréable. Les leaders de l’unité « étaient tous gentils avec moi ». Elle était en bons termes aussi avec ses collègues de travail. (Je trouvais que le temps passait très vite au Magasin Central. Et j’étais très heureuse.) Enfin, sans se plaindre explicitement de la situation, elle ne se rappelle pas moins que le fait de perdre son emploi avant la fin des trois mois de probation l’empêchait de profiter du soutien financier de son employeur.

À l’issue de cette période de crise et de son hospitalisation, elle a espéré pouvoir retourner à son emploi au Magasin Central, mais elle s’est subitement retrouvée dans une situation à laquelle elle ne s’attendait pas. Quand elle reprend contact avec sa patronne immédiate, celle-ci lui fait comprendre que tout est fini pour elle. Voici comment elle relate cette expérience :

J’ai contacté la gérante au Magasin Central. Elle m’a dit tant qu’il y avait des montagnes vertes, on n’a pas à s’inquiéter à propos du bois de chauffage (liu de qing shan zai, bu pa mei chai shao). Tu peux répondre à d’autres offres d’emploi. Tout mon dossier était au Magasin Central, mais elle me dit : « Tu pourrais faire transférer ton dossier ailleurs. » Cela ne signifiait-il pas qu’ils ne voulaient plus de moi[21] ?

C’est ce qui lui avait fait s’exclamer, quelques instants plus tôt : « Après ma maladie, le Magasin Central s’est débarrassé de moi… »

À propos du nouveau travail qu’elle a trouvé depuis quelques semaines[22], elle ressent le même sentiment d’apathie qu’elle décrivait plus haut. Travailler n’a plus pour elle l’intérêt qu’il avait avant sa « maladie » : « tout ce que je fais, c’est d’aller travailler tous les jours et, ensuite, de revenir à la maison regarder la télévision… » Tout n’est pas noir ou blanc cependant. Elle est assez satisfaite de son salaire qui est basé sur un salaire quotidien, un subside pour son transport et une commission sur ses ventes. « J’aime vraiment ça », ajoute-elle.

Elle est surtout très soucieuse de son statut de « malade psychiatrique », de ce « genre de maladie » pour reprendre son terme. Si elle finit par dire qu’en fait cela importe peu, elle s’assure tout de même que l’intervieweuse ne mettra pas les nouveaux patrons au courant de sa situation[23]. (« Ils ne savent pas que j’ai ce genre de maladie. ») Elle ne précise pas si elle ressent de la honte ou si elle craint une certaine discrimination, mais il est évident qu’elle est très préoccupée par cette question.

Je ne t’appartiens plus, j’ai appartenu à un autre homme...

Dans la narration qu’elle fait de ce qui lui est arrivé depuis environ un an, son ami[24] Chen Ceng prend une place centrale. En entrevue, elle y revient plusieurs fois. À travers cette narration qui — forcément — ne suit pas une ligne droite, elle exprime bien la complexité de sa relation avec lui à partir du moment où elle est devenue « malade ». Avant de faire l’expérience de sa « maladie », Lu Lu connaissait Chen Ceng depuis fort longtemps, en fait depuis leurs études collégiales. (« Dans le passé, nous ne pouvions nous séparer l’un de l’autre.. ») Elle se souvient du début de leur relation, un début marqué par la découverte de sa sexualité. À l’occasion d’une excursion de classe dans un lieu de villégiature, elle fait un rêve qui scelle leur relation :

J’ai fait un rêve, « ce genre » de rêve... Vraiment étrange... Ce genre de rêve… un rêve sexuel. À ce moment-là, je ne savais rien de cette chose-là. J’étais encore un enfant. J’ai rêvé à lui. Le lendemain, je lui ai dit. J’ai même pleuré (…). À partir de là, nous sommes devenus amis. C’est ce rêve qui nous a unis (…). Dans le passé, nous ne pouvions nous séparer l’un de l’autre…

La sexualité, en un sens, a donc été à l’origine de leur relation. Sa « maladie » et la médication ont remis tout cela en cause :

Ma vie sexuelle n’est plus bonne (…). Je ne suis plus heureuse. Je ne suis pas heureuse et il ne l’est pas non plus. Je sens que le bas de mon corps est relâché, qu’il n’est pas tendu du tout (…). Depuis que je suis malade, que je prends des médicaments, je ne veux plus faire l’amour. Pas d’intérêt… Même si je suis attirée, je n’ai plus l’énergie pour cela. Et Chen Ceng ne se sent pas à l’aise non plus. Alors je ne peux plus le rendre heureux. Avant, nous étions très heureux, cela était très plaisant…

Quand elle pense aux plaisirs de la sexualité, elle compare l’avant et l’après de sa relation avec Chen Ceng. Mais ce qui la bouleverse encore plus, même douze mois plus tard, c’est qu’elle ne peut s’empêcher de revivre les moments chauds vécus avec le chauffeur de taxi, comme si elle avait fait, avec Fang, une seconde découverte de sa sexualité. Au cours de l’entrevue, elle passe d’une relation à l’autre. Après avoir décrit sa vie sexuelle avec Chen Ceng, dans la foulée, elle se rappelle l’« autre » expérience :

Quand j’étais malade, j’étais hyperactive au plan sexuel. Je voulais toujours faire l’amour. Et j’étais extrêmement bien à chaque fois. (…) Quand j’étais malade, il m’embrassait. Ses lèvres étaient épaisses. J’étais extrêmement à l’aise et heureuse.

Elle sait qu’elle était malade alors, mais le plaisir sexuel qu’elle a ressenti reste là, présent, et marque sa relation avec Chen Ceng. Sa vie sexuelle actuelle, elle ne la compare pas seulement à sa relation d’avant avec lui, mais — peut-être surtout — à sa relation avec le chauffeur de taxi. Même si elle se dit que son insatisfaction à l’égard de la sexualité est liée à la médication, cette explication ne calme pas son ambivalence ou, pour reprendre son terme, sa perplexité. C’est ici qu’elle s’exclame : « Qu’est-ce qui peut bien m’arriver ? » La sexualité n’est pas le seul aspect de sa relation avec Chen Ceng qui subit ce qu’elle appelle les « séquelles » de sa maladie. C’est l’ensemble de sa vie amoureuse qui est remise en question et qui la bouleverse. Plus tard, Chen Ceng lui demande : « Comment se fait-il que tu ne sois pas revenue de la nuit ? » Le souvenir de sa réponse est toujours là, comme si c’était hier :

« Je lui ai dit : « disons-nous adieu… Je ne t’appartiens plus, j’ai appartenu à un autre homme. »

La suite la plus pénible de sa maladie est cette rupture avec Chen Ceng. Elle est avec lui depuis longtemps. Elle espérait se marier et avoir des enfants. Pour lui, parce qu’il n’était pas prêt, elle a déjà subi un avortement. « ... C’était même un garçon », rappelle-t-elle pour bien marquer l’importance de son geste et l’amour qu’elle ressentait pour lui... Surtout que la rupture est soudaine :

Précédemment, il était vraiment gentil pour moi. Après ma maladie, tout à fait soudainement, je sens que nous sommes loin de l’autre, il n’y a plus d’affection entre nous.

Le sentiment le plus fort qu’elle ressent est son ambivalence. Elle est encore en amour avec lui et lui trouve plein de qualités (« il est très stable… très nostalgique… très honnête… il ne fume pas et ne boit pas… »), mais en même temps elle pense qu’il devrait se trouver une autre femme. Lui, se rappelle-t-elle, réagit en disant : « laissons-nous un peu de temps (…) je veux juste rester avec toi (…). Chacun souhaite le bonheur de l’autre… » En même temps, elle a le sentiment qu’elle ne peut pas, qu’elle ne doit pas le marier. « Avec cette maladie, comment puis-je le marier ?…Est-ce que cela n’est pas génétique ? » À cause de « ma maladie », « je lui ai causé du tort » dit-elle. Elle se sent coupable de sa « maladie » mais avant tout de sa relation avec Fang. Elle ne peut oublier, comme elle dit, qu’elle a été « la femme d’un autre ». À partir de maintenant, il serait plus heureux avec une autre femme, une autre femme, précise-t-elle, « qui lui donnerait son amour pour la première fois », ce qu’elle ne peut plus faire depuis Fang. Elle se sent tiraillée entre son amour pour Chen Ceng et le souvenir de Fang. Entre son expérience sexuelle avec l’un et avec l’autre, entre la sexualité et l’affection, entre le bonheur tranquille qu’elle vivait avec son ami de toujours et ce qu’elle vit maintenant :

Nous nous rencontrons toutes les trois semaines, mais nous n’avons pas le sentiment que nous nous aimons tendrement ou que nous nous soyons manqués. (…) Nous ne réussissons pas à montrer qu’on s’aime l’un l’autre… Nous nous sentons indifférents l’un à l’autre. (…) Je ne peux pas dire lequel de nous deux est plus affectueux que l’autre.

C’est à travers toutes ces interrogations, ces moments difficiles à vivre qu’elle exprime ce qui semble être au coeur de son expérience : « j’ai juste peur de le perdre… » À cette crainte se superpose le double jeu du sentiment d’être coupable devant lui (« Je lui ai causé du tort ») et celui de ne pas être entièrement responsable. (« À ce moment-là, je ne savais pas quel genre de maladie j’avais. »)

Quand, au tout début de son interview, elle expliquait qu’elle subissait toutes les « séquelles » de sa « maladie », c’est sans doute à ces diverses facettes de son aliénation au monde qu’elle se référait : à ses idées suicidaires, à son travail perdu, à sa relation avec Chen Ceng.

1.3. Pourquoi et comment ? Sa recherche du sens de son expérience : « Diable, qu’est-ce qui peut bien m’arriver ? »

Au cours de l’interview, Lu Lu se remémore un moment incompréhensible et effrayant pour elle : « J’aperçus mon père à la télévision. Il était un navigateur dans l’espace… » C’est à ce moment-là qu’elle dit se souvenir s’être demandé : « Diable, qu’est-ce qui peut bien m’arriver ? » Son père est décédé il y a déjà quelques années, et elle le retrouve à la télévision. Cette question exprime tout autant son désarroi à propos de l’ensemble de la dernière année qu’à cette expérience particulière. De bien des façons, elle cherche à comprendre la cause, le pourquoi ou le comment de ce qui s’est produit au moment de sa crise et à la suite de celle-ci[25].

Les explications biomédicales. En général, Lu Lu n’accorde pas une place prépondérante à des « causes » biomédicales et, de fait, elle fait très peu référence à ce que le personnel médical a pu lui dire au sujet de sa maladie[26]. Il s’agit souvent de simples allusions. Elle fait bien référence aux facteurs génétiques à propos de la schizophrénie de sa soeur cadette : elle croyait que les facteurs génétiques se transmettaient de père en fils, mais pas de père en fille. Elle se dit aussi qu’elle ne pourrait jamais décider d’avoir un enfant avec Chen Ceng à cause de ces mêmes facteurs génétiques. Sa seule référence directe au monde médical concerne sa médication et son effet sur sa sexualité ; …depuis que je prends des médicaments, je ne veux plus faire l’amour. (…) Notre vie sexuelle n’est pas aussi bonne que par le passé… Mais cette constatation faite, elle ne se dit pas, par exemple, « cela irait mieux si je ne prenais pas de médicaments » : c’est sa relation avec Chen Ceng qui la préoccupe et non seulement leur sexualité. Elle a quand même recours au langage médical pour donner du sens à ce qu’elle vit. Il lui arrive d’identifier ses difficultés en termes de « maladie », de « psychose » ou de « schizophrénie », mais elle emploie le plus souvent de simples allusions à « cette maladie » ou à « ce genre de maladie ». Au fond, la maladie n’est pas ce qu’il lui faut comprendre ou expliquer : ce sont plutôt leurs conséquences qu’elle cherche à identifier. Le fait de savoir qu’elle est « malade » lui suffit comme explication. Finalement, à part une courte allusion à la génétique, elle ne cherche donc pas à donner un sens à son expérience en ayant recours à un langage biomédical.

Le champ du paranormal. Quand elle cherche une explication aux hallucinations impliquant son père, elle se tourne plutôt vers la psychologie paranormale. Voici ce qu’elle évoque à ce sujet :

Dans un journal que j’ai lu, on posait la question : L’âme des êtres humains peut-elle sortir de sa coquille ? J’ai lu que des Américains faisaient des expériences sur les êtres humains vivants, des expériences qui permettaient aux âmes de quitter leur coquille… Je pense qu’avec cette maladie, viennent des hallucinations auditives et visuelles. C’est juste que l’âme sort de sa coquille…

Il y a donc chez elle une recherche de causalité au sens de « science expérimentale » : pour expliquer ses hallucinations, elle ne se fonde pas cependant sur une conception magique du paranormal, mais plutôt sur une conception rationnelle de ce phénomène.

Le Qi Gong et l’énergie qu’il transmet. Elle se rapproche aussi du Qi Gong que certains scientifiques nomment le « paranormal », et que d’autres identifient à l’univers de la spiritualité... On l’a vu précédemment, elle fait référence au Qi Gong au moment où elle quitte son travail en état de crise (« …des personnes…m’envoyaient de l’énergie… »). Quand, douze mois plus tard, elle en parle, on sent bien qu’il y a là une dimension de son univers qu’elle ne rejette pas. Hallucinations ou pas, elle considère que le Qi Gong est une forme de pensée et de pratique culturelle qui, à ses yeux, donne un sens à son expérience.

Sa propre personnalité et sa recherche de sens. L’image qu’elle a de sa personnalité prend une certaine place dans sa recherche de sens. Quand l’intervieweuse lui suggère de parler d’elle-même, elle renvoie une image fort positive. Elle se perçoit comme « supérieure à la moyenne des gens, comme intelligente » et ayant toujours bien réussi en classe (…parmi les 10 premiers…), elle est « extravertie » et « (se) lie facilement d’amitié avec les autres », a le « sens de l’humour ». Quand elle parle ainsi d’elle-même, elle ne tente pas d’expliquer sa maladie, mais bien d’en marquer les conséquences : son apathie, l’absence de règles dans sa vie, l’ennui et l’isolement, ses difficultés avec Chen Ceng, ses idées suicidaires, etc.[27]

Son sentiment de responsabilité. Celui-ci tient évidemment à la dynamique de sa personnalité et demeure toujours présent. Elle ne l’exprime jamais longuement, mais à propos des personnes qui sont au coeur de son expérience actuelle, elle glisse toujours une courte allusion à ce sentiment de « culpabilité ». Parfois celui-ci habite ses expériences d’hallucinations : quand, par exemple, au moment où elle était avec le chauffeur de taxi et qu’elle croyait avoir été « choisie » par le Bureau de sécurité, elle lui dit : « Ce n’est pas juste… ce n’est pas équitable pour toi. » Son sentiment de responsabilité s’exprime aussi avec clarté à l’égard de Chen Ceng. « Je lui ai causé du tort », dit-elle, à cause de l’origine génétique de ma maladie, mais surtout à cause de ma relation avec le chauffeur de taxi. » Enfin, par rapport à sa mère, elle exprime aussi ce sentiment de culpabilité — ou du moins de responsabilité. Au tout début de l’interview, à la question : « Comment votre mère vous traite-t-elle ? », elle avait répondu un peu sèchement en trois mots : « Mei de shuo » (« je n’ai pas à me plaindre »), mais n’avait rien dit de plus. Plus tard elle s’exprime avec beaucoup plus d’émotivité :

Je pense que ce n’est pas juste pour ma mère… Ce n’est pas facile pour elle d’avoir à prendre soin d’une fille de mon âge… Si ce n’était de ma mère, je serais morte depuis longtemps… Elle a eu une vie si misérable, elle est tellement malchanceuse… C’est seulement pour ma mère que je fais encore de mon mieux pour vivre…

Elle ne considère donc pas ce sentiment de responsabilité comme une cause (au sens large défini plus haut) de sa « maladie », ou de ses « séquelles », celui-ci n’en demeure pas moins intimement associé au sens que Lu Lu donne à son expérience[28].

1.4 La reconstruction de l’image d’elle-même et de sa société : soumission ou rétablissement ?

À son sentiment d’aliénation se superpose une autre expérience axée sur une tension entre soumission et rétablissement. Qu’en est-il de l’expérience de Lu Lu depuis la crise qui l’a menée à son hospitalisation ? Le souvenir de ses hallucinations, la perte de son emploi, l’expérience ambiguë avec un chauffeur de taxi, la remise en cause de sa relation amoureuse et de sa sexualité, le suicide comme porte de sortie, l’omniprésence de son sentiment de responsabilité : voilà en quelques mots ce qui la conduit à s’écrier : « j’ai tout perdu. » Confrontée à sa situation, comment entrevoit-elle l’avenir ? Vers quoi a-t-elle le sentiment de se diriger ? Se perçoit-elle comme irrémédiablement « soumise » à la nouvelle réalité de sa « maladie » ou comme capable d’entreprendre une démarche de rétablissement ? Douze mois après son hospitalisation, elle continue de revivre l’expérience d’aliénation, mais elle ouvre aussi des pistes vers une certaine forme de « rétablissement », même si celles-ci apparaissent parfois au détour des passages les plus sombres de l’image qu’elle se fait de son expérience[29].

Un recadrage de « ce genre de maladie ». Elle sait bien comment la maladie mentale est souvent objet de discrimination. Elle-même ressent cette maladie comme un échec, une forme de faiblesse. Mais devant une telle définition qui appelle à la honte, elle réagit tout d’un coup et se donne à elle-même une autre définition de ce « genre de maladie » :

Avoir cette maladie, ce n’est pas comme voler des poulets ou des chiens. Ce n’est pas comme si vous aviez fait quelque chose d’immoral…

Cette dernière phrase se continue : « Vous ne pouvez rien y faire… Quand la maladie vient, personne ne peut l’éviter… »

Au-delà de cette dernière allusion à des facteurs médicaux qui seraient inéluctables, Lu Lu tente de trouver un nouveau sens à son sentiment de responsabilité ; ainsi, au lieu d’associer sa mère à la cause de ses propres idées suicidaires, elle la voit plutôt comme un motif de survie (« Si ce n’était pas de ma mère, il y a longtemps que je serais morte… »).

Son orientation vers le futur. « Je veux guérir complètement. » Elle pense aussi au futur de sa relation avec Chen Ceng, mais elle ajoute « si nous devions nous séparer, chacun souhaite le bonheur de l’autre ». Quant à la possibilité de poursuivre un travail, elle ne veut pas non plus l’abandonner. Elle est retournée vérifier auprès de son employeur de l’année précédente. Sa réponse qui se voulait encourageante (« tant qu’il y a des montagnes vertes… ») ne la satisfait pas du tout (« Ils ne voulaient plus de moi… »). Mais cela ne l’a pas découragée d’essayer un nouvel emploi. Elle ressent beaucoup d’ambivalence à l’égard de ce travail : d’une part, elle revient « lasse » de son travail, mais d’autre part, elle l’ « aime beaucoup ». En ce qui regarde ses propres décisions et ses propres choix, elle envisage donc l’avenir plutôt que le passé.

La vie à l’ extérieur ou à l’ intérieur. Comme l’hôpital psychiatrique symbolise, à ses yeux, une vie « à l’intérieur », elle opte, finalement, pour la vie « à l’extérieur ». Une personne qu’elle a connue à l’hôpital comme patiente lui téléphone et, au cours de la conversation, lui demande : « Y a-t-il encore une vie pour les gens qui ont été hospitalisés ? Peuvent-ils connaître encore du succès ou seulement des échecs ? » Elle répond : « C’est une bonne question. Je pense qu’il vaut mieux « être à l’extérieur que de demeurer à l’hôpital… » Tout de suite après cette réponse, elle remarque que tout n’est pas facile pour elle à l’extérieur : » à l’hôpital, au moins, il y a des gens qui prennent soin de toi… et il y a des règles à suivre... » Mais, finalement, surmonter ses difficultés, faire face à la vie, ne pas se soumettre aux séquelles de sa « maladie » lui apparaissent comme la voie à envisager.

Sa comparaison avec d’autres. À un certain moment de l’interview, elle se compare à d’autres qui vivent des conditions encore plus précaires : « Moi je suis o.k., je peux encore aller travailler. Je peux encore gagner ma vie... ». Une telle comparaison l’incite à l’action plutôt qu’au retrait, au rétablissement plutôt qu’à la soumission à des forces extérieures à elle. Précédemment, on l’a vu, Lu Lu rejetait la définition pessimiste et honteuse de la maladie mentale et modifiait ainsi la définition qu’elle avait d’elle-même comme personne « malade ». Sa comparaison avec d’autres l’amène ici aussi à modifier cette image et à entrevoir la possibilité de reprendre une place dans la société.

L’image d’elle-même et les changements socioéconomiques. Quand son ancienne unité de travail lui annonce qu’elle n’a droit à aucun soutien, financier ou autre, elle n’en est pas heureuse, mais, on l’a vu, elle tient pour acquis que cette politique va de pair avec l’établissement de l’économie de marché. L’image qu’elle a d’elle-même est celle d’une personne dont l’avenir ne dépend plus de l’État. Sa réaction laisse entrevoir une certaine aptitude à composer avec un contexte qui dépasse le cadre de sa vie personnelle. Ce dernier point nous amène à un autre thème associé à la sociologie clinique, celui des grands ensembles sociaux, politiques et culturels.

1.5 Les grands ensembles sociaux et le sens de son expérience

Une des hypothèses de travail de l’analyse clinique est que les acteurs sociaux pour donner du sens à leurs expériences — et aussi à certaines situations concrètes qui leur sont associées —tiennent compte du contexte socioéconomique, politique ou culturel. Cette posture méthodologique ne suppose pas que chaque personne — atteinte ou non d’un trouble grave de santé mentale — doive explicitement faire référence aux contextes sociaux et aux grands ensembles sociaux pour donner du sens à ses expériences personnelles. Dans l’ensemble de notre échantillon, certains patients ou des personnes de leur entourage s’y réfèrent de façon plus fréquente ou explicite que ne le fait Lu Lu. Mais celle-ci n’en fait pas totalement abstraction, au contraire[30]. Voici, sans ordre préétabli, les principales références aux grands ensembles sociaux ou culturels qui traversent le champ des représentations de Lu Lu.

L’unité de travail (dan wei), Une partie importante de ses angoisses ou de sa colère est associée au secteur du travail et au rôle joué par son unité de travail dans la perte de son emploi (« On s’est débarrassé de moi… »). Mais elle ne regrette pas pour autant ce passé encore récent où, avant le mouvement de Réforme, son unité de travail l’aurait toujours considérée comme un de ses membres, et aurait pris en charge son hospitalisation et sa réhabilitation. L’unité de travail en milieu urbain n’était pas alors uniquement l’employeur, au sens occidental du terme, mais était également, l’instance locale du pouvoir politique. L’unité de travail, tout en demeurant une institution centrale en Chine, se trouve dans les années 1990 en pleine transformation. Une des conséquences de celle-ci est la plus grande autonomie des travailleurs, mais signifie aussi pour Lu Lu une plus grande responsabilité individuelle face aux divers aspects de sa vie : particulièrement le travail et la santé. Elle ne remet jamais en question le fait que l’unité de travail n’ait plus le contrôle sur sa vie privée, sur sa relation avec sa famille ou son ami Cheng Ceng. Son attitude à l’égard de l’unité de travail est en lien avec l’image qu’elle établit avec l’ensemble du système politique et économique.

L’économie de marché et la privatisation. Elle accepte l’absence de soutien de la part de son unité de travail parce qu’elle sait bien qu’elle appartient maintenant au secteur de l’économie de marché et que les règles concernant les soins de santé sont désormais celles du secteur de l’ « industrie privée ». Tout comme elle avait déjà profité de la même politique pour refuser l’unité de travail à laquelle on l’avait assignée à la fin de ses études. En ce sens, elle demeure relativement bien intégrée aux changements globaux qui marquent la société chinoise de son époque, même si elle en comprend sans doute les possibilités d’impact négatif sur sa propre situation (augmentation du chômage, compétition féroce entre les employés potentiels, etc.).

Dans ce contexte, elle n’a droit à aucune aide financière puisqu’elle a été congédiée avant la fin de ses trois mois de probation : elle n’appartient plus à cette unité de travail. C’est ce à quoi Lu Lu fait ici référence quand on lui annonce qu’elle peut toujours « transférer » son dossier : c’était lui annoncer qu’elle ne reviendrait pas à cette unité de travail. D’où sa colère. En même temps, elle comprend bien que les règles du jeu ont été modifiées dans le mouvement de Réforme. Elle le sait, dix ou quinze ans plus tôt, elle aurait été intégrée à une unité de travail de façon quasi définitive et le dossier serait demeuré à cet endroit[31]. Mais ces nouvelles politiques concernant le rôle de l’unité de travail, elle les connaît et en a déjà d’ailleurs profité. Elle raconte comment, dès la fin de ses études, elle a refusé l’unité de travail qui lui était assignée. Elle considérait comme « normal » de se chercher un emploi par ses propres moyens. Elle a d’abord travaillé dans une usine qui a fait « faillite » (une notion qui n’existait pas dans les entreprises d’État). Par la suite, elle ouvre un magasin avec son ami Chen Ceng. À propos d’un autre récent projet de Chen Ceng, elle explique qu’il a besoin d’investissements (autre réalité nouvelle). En discutant le mode de rémunération de son nouvel emploi, c’est d’elle-même qu’elle rappelle qu’il s’agit, encore ici, d’une entreprise privée. Elle tient donc pour acquis les principaux changements liés à l’économie de marché et, par conséquent, liés au fonctionnement des unités de travail et, finalement, à sa propre expérience. Quand elle s’exclame : « J’ai tout perdu…je n’ai plus d’emploi », elle exprime son désespoir et sa colère, mais tout en tenant compte d’un contexte sociopolitique et économique qu’elle comprend, et accepte. Il est significatif, à cet égard, qu’elle tienne les dirigeants du Magasin Central comme responsables de ce qui lui arrive, mais sans remettre en cause le système pour autant. Cette image qu’elle a de sa société en changement, elle l’intègre à l’image qu’elle se fait d’elle-même.

La « société » comme responsable du bien-être des « gens mal pris ». Quand une patiente rencontrée à l’hôpital lui demande s’il y a de l’espoir pour les patients à leur sortie de l’hôpital, Lu Lu ne fait pas que penser à elle-même en lui répondant : « Plusieurs ne peuvent travailler, ne peuvent gagner leur vie. La société devrait (les) aider ». Même si elle n’élabore pas longuement sur ce thème, elle a le sentiment d’appartenance à un vaste ensemble qu’elle appelle « la société », un ensemble qui inclut tout à la fois des individus et des organisations sociales. Sans participer pour autant à un débat politique sur le sujet, elle envisage une « société » dont le rôle dépasse le cadre de la responsabilité individuelle.

Le contenu politique de ses hallucinations. Plusieurs des moments forts dont elle fait état impliquent des hallucinations à contenu politique. Quand Chen Ceng tente de la rassurer (« Je serai toujours ton refuge… »), c’est au moment où, dit-elle, « … je croyais que des gens du Bureau de la sécurité s’en venaient m’arrêter. » Elle a pris Fang un moment pour le fils de Deng Xiaoping. « Je me souviens que je me bataillais avec Deng Xiaoping », ajoute-t-elle. Ces hallucinations sont alors au coeur d’un des sentiments les plus prégnants, celui de sa responsabilité morale à l’égard de Chen Ceng. « Ce n’est pas juste pour toi… », lui dit-elle alors. Elle sait bien, maintenant, que cela n’était que des hallucinations, mais douze mois plus tard, le souvenir de celles-ci fait toujours partie de ce qu’elle appelle les séquelles de sa maladie. Ces hallucinations à contenu politique reflètent-elles son expérience du climat d’autoritarisme politique qu’elle aurait connu dans le passé ? On ne sait pas quelles étaient, avant sa crise, ses perceptions et ses attitudes à l’égard de tout le contexte politique de sa vie. On ne sait pas non plus comment elle ressentait la présence des leaders politiques ou des institutions policières. En présence de l’intervieweuse, en tout cas, elle n’exprime ou ne verbalise aucun lien entre sa « maladie » ou sa réhabilitation et le contenu politique de ses expériences hallucinatoires. Mais la question demeure pertinente.

La place du Qi Gong et du « paranormal ». Nous l’avons décrit plus haut, le Qi Gong et, dans une certaine mesure, les phénomènes « paranormaux » font partie de l’univers de sens qu’elle associe à quelques autres « hallucinations ». Or il est bien évident que le Qi Gong, ce phénomène de « l’âme qui sort de sa coquille », prend aussi un sens par rapport à son univers culturel. La notion d’énergie (le Qi ou l’esprit) est au coeur de la philosophie chinoise traditionnelle et d’un ensemble de pratiques que les changements politiques récents n’ont pas fait disparaître. Devant l’expérience de l’apparition de son père, par exemple, elle cherche bien une explication « scientifique » chez les chercheurs américains, mais y reconnaît sans doute, implicitement, une référence à son univers culturel.

Le savoir et les institutions liées à la médecine. Lu Lu semble parfois s’identifier à l’institution psychiatrique : l’hôpital, le personnel, le système de diagnostic, le traitement et la médication font intimement partie de sa vie depuis le moment de sa crise[32]. Si elle ne s’exprime pas longuement sur ce thème, il est clair qu’elle reconnaît ce monde médical comme le sien et comme intégré à la société chinoise. On sait qu’au moment de l’interview de Lu Lu (et encore aujourd’hui), deux systèmes de soins coexistent en Chine : la médecine « moderne » et la médecine chinoise traditionnelle (MCT). Or la MCT, il est vrai, au moins dans les institutions psychiatriques, est la voie proposée pour les personnes souffrant de névrose et non de psychose ou de schizophrénie. En un sens, elle accepte implicitement cette dichotomie entre ces deux médecines et, pour elle, son « genre de maladie » relève de la médecine moderne. À part ses références au Qi Gong et au paranormal, elle ne mentionne jamais la médecine chinoise traditionnelle en regard de ses propres problèmes de santé mentale. C’est donc par l’absence de référence à la MCT que l’on perçoit comment, pour elle, l’univers psychiatrique fait partie de son univers social et culturel, sans pour autant rejeter le savoir de la médecine traditionnelle dans sa vie quotidienne.

La place de l’enfant dans la société chinoise. Un des moments forts de son expérience est celui du rappel de son avortement. Elle souhaitait garder l’enfant, mais Chen Ceng n’était pas de son avis. Aussi, à la demande de Chen Ceng, a-t-elle sacrifié un profond désir, celui d’avoir un enfant avec lui. « C’était même un garçon » dit-elle : il s’agit ici d’une double allusion à la tradition chinoise valorisant la naissance d’un garçon et à la politique plus récente d’un enfant par famille. Ailleurs elle dira que le fait d’être atteinte de ce « genre de maladie » ne lui permettra jamais d’avoir un enfant (de peur du facteur génétique), mais elle ne met pas en cause la politique d’un enfant par famille.

Spontanément elle décrit ses réactions à l’égard de la direction du Magasin Central, du chauffeur de taxi, de sa mère, de Chen Ceng, etc. Si elle ne réfère pas directement aux grands ensembles sociaux, culturels ou politiques, c’est sans doute parce qu’elle ne sent pas le besoin d’élaborer davantage. Pourtant ces grands ensembles sociaux et culturels sont souvent là en arrière-plan.

2. Le point de vue de l’entourage immédiat de Lu Lu

Au moment de la crise, un grand nombre de personnes ont été mobilisées à divers titres et à divers degrés. Cela est vrai également pour l’avant et l’après crise. Plusieurs d’entre elles ont même été en contact les unes avec les autres. Pour comprendre la situation de Lu Lu, il est important de savoir qui a parlé, à qui et de quoi. Directement ou indirectement, chacun des acteurs intervient avec son propre passé, sa propre sensibilité, son propre point de vue. Lu Lu fait elle-même souvent référence à ces personnes. Pour elle et pour son entourage, la maladie mentale est à la fois une expérience personnelle et une expérience collective. D’où l’intérêt de tenir compte du point de vue des personnes de l’entourage de Lu Lu. Une des visées de la sociologie clinique est justement d’explorer, non pas la vérité, mais la multiplicité de points de vue associés à l’expérience personnelle.

Les paragraphes qui suivent rendent compte de la façon dont l’entourage de Lu Lu donne un sens à l’expérience de cette dernière. Dans cette recherche de sens, les membres de son entourage se réfèrent, tantôt à leur propre experiencing tantôt à la « réalité » ou aux « faits » se rapportant à la « situation » de Lu Lu, tantôt à leurs propres interprétations ou leurs propres évaluations. Ce faisant, ils font appel à une diversité de dimensions ou de « niveaux » d’expérience : le personnel et l’interpersonnel, l’organisationnel, les grands ensembles sociaux et culturels. Les démarches esquissées ici ne se présentent pas dans un ordre linéaire, mais chacune d’entre elles implique une même quête de sens. Ces divers points de vue sont parfois divergents ou contradictoires et parfois se renforcent les uns les autres. Ils n’en influencent pas moins la dynamique sociale de l’expérience de Lu Lu. Notre objectif est de saisir la complexité de cette dynamique et, de là, de comprendre mieux comment Lu Lu est intimement intégrée à tout son réseau, c’est-à-dire à un ensemble de points de vue qui se superposent aux siens. Parfois, elle connaît les événements ou les représentations auxquels son entourage fait référence, parfois, elle les ignore : tout cela fait partie de la complexité à laquelle elle est, directement ou indirectement, confrontée[33].

La « résonance » émotive chez les autres. L’expérience de la maladie mentale, en particulier dans des moments de crise, déclenche une « résonance » très personnelle et émotive chez les gens qui en sont témoins. Chacun est personnellement touché, qu’il s’agisse d’empathie, de sympathie ou même simplement des souvenirs d’expériences personnelles passées qui leur reviennent à l’esprit. Le gérant ne peut oublier sa propre expérience quand quelqu’un de son entourage familial a souffert d’un problème identique : une réaction d’empathie qu’il n’a probablement pas verbalisée devant Lu Lu. Quand une patiente rencontrée durant son hospitalisation lui téléphone et échange avec elle ses propres préoccupations face à la « société », c’est qu’elle avait ressenti une certaine affinité avec Lu Lu. Chez la mère, le souvenir de son mari est toujours présent et elle se rappelle les nombreuses conversations avec Lu Lu autour des possibilités de suicide. Devant l’expérience de Lu Lu, tout le sentiment de culpabilité de sa soeur Lu Wei à l’égard de son père revient à la surface : « Il s’est suicidé pour moi », dit-elle. Ce suicide l’a tellement marquée que c’est seulement plusieurs années après qu’elle a eu le courage de parler de ce suicide à son mari. Les interviews de la mère et de la soeur aînée de Lu Lu montrent bien la charge émotive associée au suicide dans l’univers familial. Les deux rappellent des conversations avec Lu Lu autour du suicide et l’omniprésence du souvenir du père qui souffrait de maladie mentale. Que le suicide soit, depuis longtemps, au coeur de la vie familiale aide à mieux comprendre le sentiment de Lu Lu quand elle dit « je voudrais beaucoup mourir ». D’être ainsi en contact avec des personnes qui réagissent à sa propre situation fait partie de la complexité de l’expérience de Lu Lu. Dans le cas de sa mère et de sa soeur, il s’agit de personnes très proches d’elle qui vont continuer à la côtoyer dans sa vie quotidienne. Dans le cas du personnel du Magasin Central ou de la patiente qui lui a téléphoné, il s’agit de personnes qu’elle a peu de chances de rencontrer dans le futur, mais qui n’en ont pas moins marqué son expérience. L’intérêt d’explorer la « résonance affective » des membres de l’entourage de Lu Lu est de laisser entrevoir le genre de soutien qu’elle a reçu ou pourrait recevoir de cet entourage. Perçoit-elle ces « résonances » affectives, comme un soutien affectif, de l’indifférence ou une opposition à son égard ? Comment pourrait-on aider Lu Lu à profiter de ces « résonances affectives » pour mieux prendre conscience de ce qui lui est arrivé, ou de ce qui lui arrive, ou pour l’aider à orienter sa propre réinsertion sociale ? Et, surtout, qui, dans son entourage, est capable de l’aider à entreprendre cette réinsertion ?

Le jeu des rôles sociaux. Tout en ressentant personnellement des « résonances affectives », les membres de l’entourage ont aussi des rôles sociaux à remplir. Il n’y a pas nécessairement contradiction entre les deux, mais ils ne vont pas nécessairement de pair non plus. Il s’agit, en tout cas, de deux façons de comprendre la réaction de l’entourage. Le fait que la situation de Lu Lu lui rappelle un événement semblable qui s’est produit dans sa famille n’empêche pas le gérant du Magasin Central de prendre les décisions qui s’imposent à lui comme gestionnaire. Quand les membres du personnel du Magasin Central ont décidé de la renvoyer chez elle, ils ont tenté de communiquer avec sa famille par téléphone, mais comme personne de la famille n’était à la maison, ils ont alors annoncé son renvoi à la personne qui s’est identifiée comme « une amie ». Même si le gérant était « malheureux » de cette situation (car la procédure prévue était de s’adresser uniquement à la famille), cela faisait partie de son rôle de gestionnaire et il l’a fait. Lu Wei, de son côté, indépendamment de toutes les réactions très personnelles que la maladie de Lu Lu provoque chez elle, a un rôle à remplir, celle de soeur aînée, rôle qu’elle remplit de bien des façons : c’est elle qui l’avait aidée à trouver son travail au Magasin Central et qui a fait des démarches auprès du gérant pour demander — sans succès — de l’aide financière. C’est elle aussi qui l’a aidée à trouver son emploi actuel, etc. Mais ce rôle de « grande soeur » est aussi marqué par l’ambiguïté et par l’ambivalence : même si elle est toujours « bien prête à l’aider », elle lui reproche néanmoins de ne pas lui reconnaître une certaine autorité, de ne pas lui « obéir ». Son statut et son rôle de « grande soeur » ne sont pas étrangers à la réaction de Lu Wei. Le rôle de gestionnaire du gérant et celui de Lu Wei ne sont que deux cas parmi d’autres. Il serait aussi intéressant de connaître la conception de Chen Ceng à l’égard de son rôle d’ami-mari dans le contexte de l’évolution de la société chinoise d’alors. Le même type de questions s’applique à toutes les personnes de l’entourage de Lu Lu.

Une validation du récit de Lu Lu. Même si l’objectif premier n’est pas de distinguer le « vrai » d’avec le « faux », il importe parfois de valider les perceptions ou les souvenirs de Lu Lu. Pour reprendre le terme même de Lu Lu, il faut savoir s’il s’agit ou non d’une « hallucination ». Ainsi, Lu Lu fonde la remise en cause de sa sexualité et de sa relation amoureuse avec Chen Ceng sur sa perception des journées passées avec le chauffeur de taxi. En un sens, les sentiments que ressent Lu Lu sont bien « réels », que ce récit soit « vrai » ou non. Mais si le chauffeur de taxi n’avait jamais existé, sa remise en cause de sa sexualité prendrait un autre sens pour son entourage qui réagirait d’une autre façon. En même temps, si Fang n’avait jamais existé, le processus de « guérison » qu’entrevoit Lu Lu impliquerait un cheminement différent selon qu’elle maintiendrait l’illusion qu’il est « réel » ou selon qu’elle reconnaîtrait, au contraire, qu’il n’a existé que dans son esprit. Pour son entourage (y compris les membres du personnel médical), comme pour Lu Lu, il importe donc que l’épisode du chauffeur de taxi fasse partie de son passé réel, plutôt que de ses « hallucinations ». Dans ce cas précis, la validation est très simple, parce que tout le monde de l’entourage de Lu Lu a rencontré Fang ou en a entendu parler. Voici quelques autres passages des interviews où quelqu’un de son entourage confirme d’autres aspects du récit de Lu Lu. Les membres du personnel et de la direction du Magasin Central confirment aussi le récit de Lulu : il est « vrai » qu’elle dépassait les cadres de son travail malgré les nombreux avertissements à cet égard, il est vrai aussi qu’ils ont décidé de la renvoyer chez elle parce qu’ils considéraient que son comportement n’était pas normal. La description qu’ils font des normes de travail, du fonctionnement de leur grande organisation, des échanges qu’ils ont eus avec elle, des procédures de fin d’emploi, etc., va dans le sens du récit de Lu Lu. Il en est de même de l’épisode où une des responsables a tenté de l’encourager par le proverbe de la forêt encore pleine de bois : Lu Lu explique que c’est à cela qu’elle a réagi avec colère. À la fois le médecin et l’infirmière ont confirmé le récit de Lu Lu. Pour sa part, l’infirmière Qiu le confirme, dans sa période de crise, Lu Lu s’identifiait entièrement à Fang et le « voyait » en flammes avec elle. Tous les deux confirment aussi que déjà, au moment de son hospitalisation, Lu Lu leur expliquait comment elle vivait un véritable dilemme (sa « perplexité ») et comment elle aimait les deux hommes pour des raisons différentes. Tous ces témoignages valident celui de Lu Lu et permettent d’associer l’univers de la « subjectivité » à celui de l’ « objectivité ».

Des points de vue divergents. Le point de vue des membres de l’entourage apporte également des informations qui ne coïncident pas toujours avec les souvenirs de Lu Lu. Voici un premier exemple qui implique le personnel de son unité de travail. Le gérant du Magasin Central a clairement expliqué que la décision de la renvoyer avait été prise avant son hospitalisation. De fait, la séquence des événements décrits par la responsable Mei ne correspond pas du tout aux souvenirs de Lu Lu (ou à la reconstruction qu’elle en fait au moment de son interview). Quand elle l’a renvoyée chez elle, c’était après une période d’absence non motivée, et c’est durant cette absence que la décision avait été prise de la renvoyer. Cette absence, on le sait par Lu Wei (et par le médecin qui le tenait probablement de celle-ci), coïncide avec la période où elle a vécu avec le chauffeur de taxi. Selon le récit de Lu Lu, c’est seulement au moment du renvoi du Magasin Central qu’elle est montée par erreur dans la voiture de ce dernier. Par ailleurs, la direction du Magasin Central rappelle qu’ils ont rencontré, à des moments différents, sa soeur Lu Wei, son ami-mari Chen Ceng et le chauffeur Fang : ce dernier accompagnait Lu Lu quand elle est revenue après son absence ; Chen Ceng est venu avec Lu Lu quand elle a demandé de revenir au travail ; Lu Wei, pour sa part, est venue demander de l’aide financière pour Lu Lu. À chaque occasion, on peut le présumer, on a également échangé d’autres informations. Pour sa part, Lu Wei ajoute un grand nombre d’informations sur sa relation avec Lu Lu : c’est elle-même et non le chauffeur de taxi qui l’a conduite à l’hôpital, c’est elle qui l’avait aidée à trouver un emploi au Magasin Central et qui l’a aidée ensuite à trouver son emploi actuel.

Les interprétations ou les évaluations de son entourage. On sait, par exemple, que son médecin traitant rappelle ses conversations à propos de sa relation avec son ami-mari et le chauffeur de taxi. Mais le témoignage de ce médecin va plus loin qu’une simple confirmation de ce que ressentait Lulu. Il considérait, nous dit-il, comme normal, pour une jeune femme, d’hésiter entre un homme qui signifiait pour elle « la sécurité » et un autre pour qui elle ressentait « de la passion ». Contrairement à d’autres interprétations des membres de l’entourage de Lu Lu, il ne voyait pas là une expérience marginale par rapport aux normes sociales et n’établissait aucun lien avec ses problèmes psychiatriques[34]. Pour sa part, sa soeur exprime un grand nombre d’opinions à son égard : elle a le sentiment, par exemple, que Lu Lu n’a pas toujours la compétence pour mener à bien ce qu’elle entreprend, qu’elle essaie de trop bien réussir, et que ce désir de constamment se surpasser vient de leur père. Elle est également convaincue que Lu Lu ne pourra jamais « s’en sortir », même si elle va quand même « l’aider de son mieux ».

La communication : le dit et le non-dit. Tout ce qui précède implique une certaine communication entre Lu Lu et son entourage — ou, à la limite, une absence de communication. Chacun à sa façon, directement ou non, lui renvoie — ou lui a renvoyé dans le passé —, des images sur elle-même : sa soeur aînée, qui s’explique les problèmes de Lu Lu par des traits de personnalité qu’elle manifeste depuis sa jeune enfance et qui lui reproche de ne pas lui « obéir », de vouloir toujours « trop en faire » ; la responsable du Magasin Central qui lui rappelle qu’elle n’a plus ce qu’il faut pour travailler dans cet établissement, mais qui lui dit, dans la foulée, qu’elle a certainement les compétences pour se trouver d’autres emplois. Mais il y a aussi le non-dit, ce qu’on ne communique pas, au moins pas directement : Lu Wei, par exemple, qui ne dit pas à Lu Lu qu’elle croit que celle-ci ne pourra jamais se réhabiliter ou Lu Wei, encore, qui n’a probablement (ou peut-être) jamais exprimé à Lu Lu toute l’ampleur de sa propre anxiété face au suicide de leur père. Elle ne lui a jamais dit qu’elle craint être un jour atteinte du même mal. Pas plus qu’elle ne lui a jamais dit qu’elle avait consulté un moine bouddhiste pour l’aider à comprendre les malheurs qui se sont acharnés sur sa famille. Il y a aussi une autre forme de non-dit : celui des membres du personnel hospitalier qui, à cause de la définition de leur rôle, ne gardent pas contact avec les patients une fois ceux-ci sortis de l’hôpital. Ces silences impliquent souvent un écart entre les résonances affectives ressenties par les personnes de son entourage et ce que les rôles sociaux permettent — ou pas — de communiquer ouvertement.

Au non dit de son entourage, se superpose celui de Lu Lu elle-même. Il est aussi lourd de signification que celui de son entourage. Elle ne parle pas de sa soeur Lu Yin, elle-même souffrant de graves troubles de santé mentale et qui était hospitalisée (dans un autre hôpital) en même temps qu’elle. Dans son récit, elle ne fait référence à aucun membre du personnel hospitalier. Que révèlent ces silences ? Que nous apprennent-ils sur Lu Lu et sa façon de se représenter son expérience[35]. Une bonne part de ses silences expriment probablement l’isolement qui est le sien, mais ils renvoient peut-être à son désir de se réserver un univers plus « personnel », privé ou intime. Dans le contexte de sa vie quotidienne, avec qui pourrait-elle explorer ce qu’elle ressent maintenant à propos de sa sexualité, de son sentiment de culpabilité à l’égard Chen Ceng, de sa hantise du suicide, de sa peur de se retrouver sans emploi, de la « société » qui n’aide pas toujours ceux ou celles qui sont dans le besoin ? Ce ne sont là que quelques exemples.

Le rétablissement, une expérience complexe. Tout ce qui précède rend compte de la complexité de l’expérience de Lu Lu : la place du chauffeur de taxi illustre bien cette complexité. Tous les membres de l’entourage de Lu Lu ont, d’une façon ou d’une autre, leur interprétation du rôle de ce chauffeur de taxi dans son expérience. On l’a vu, pour elle, Fang est, à la fois ou tour à tour, un voleur, un violeur, quelqu’un qui l’a aidée et qui a pris soin d’elle, qui a réveillé en elle une sexualité insoupçonnée et qui, enfin, a bouleversé sa relation amoureuse avec Chen Ceng. Même aujourd’hui, elle est la seule à l’appeler par son nom alors qu’il est « le chauffeur de taxi » pour tous les autres. Les gens de son entourage, sa mère et sa soeur surtout, lui renvoient une image beaucoup plus simple, univoque et négative : le chauffeur de taxi est une mauvaise personne qui a profité de la maladie de Lu Lu pour abuser d’elle. En entrevue, Lu Lu rappelle comment sa famille s’oppose à ce que le chauffeur de taxi aille lui rendre visite à l’hôpital ou fait objection à ce qu’il reprenne contact avec elle. L’infirmière et le médecin confirment que l’hôpital a respecté la demande de la famille. Quant à l’attitude de Chen Ceng à l’égard du chauffeur, Lu Lu y voit le désir de la laisser libre d’aller vers le chauffeur ou vers lui. Devant ces multiples points de vue de son entourage, comment donner un sens à sa rencontre avec Fang ? D’une part, il est évident qu’il n’y a personne de son entourage à qui elle peut confier sa « perplexité », pour reprendre un de ses termes. Et réfléchir à Fang, c’est aussi revivre sa relation avec Chen Ceng (« Je ne veux pas le perdre (…) j’appartiens à un autre homme. ») Se rétablir face à elle-même et à sa société implique donner un sens, à la tension entre son passé, son présent et son futur.

3. La dynamique de la relation personne-société et l’apport de la sociologie clinique : essai de généralisation

Quelques hypothèses de travail

L’expérience personnelle de la maladie mentale est intimement associée à l’expérience de sa propre société. C’est là l’hypothèse de travail de base de la sociologie clinique que nous avons formulée au point de départ, et notre analyse la confirme. C’est ce qui explique qu’on puisse comprendre l’expérience de la maladie mentale d’une personne sous l’angle de son histoire de vie et sous l’angle de la dynamique de la société. Certes, chaque cas est particulier : les circonstances, l’histoire personnelle, le contexte social varient d’une personne à une autre, mais le processus général demeure le même, celui de la relation personne-société.

Un corollaire de ce qui précède : la maladie mentale ne touche jamais une seule personne identifiée comme « malade », mais touche également son entourage immédiat. Il devient évident que pour comprendre le point de vue de Lu Lu, par exemple, il faut aussi comprendre les points de vue de ceux qui l’entourent. Cette observation apparaît encore plus valide quand on ne se limite pas à comprendre les seuls moments de crise, mais aussi les problèmes de réhabilitation qui en découlent. La notion de « totalité » est ici incontournable[36].

Une autre hypothèse de travail inhérente à la sociologie clinique est que l’expérience de la maladie mentale n’est qu’un cas, parmi d’autres, d’expériences humaines : on peut appliquer à une personne souffrant de maladie mentale grave la même grille d’analyse qu’à toute autre personne. La manière de penser la distinction entre maladie mentale et santé mentale repose fondamentalement sur cette même posture conceptuelle et épistémologique : quelle que soit la position d’une personne sur un axe de maladie mentale, cette même personne, sur un autre axe, celui de santé mentale, demeure en relation avec sa société comme toute autre personne soi- disant « normale ». Dans un langage qui peut être très différent (et parfois plus difficile à interpréter), Lu Lu est amenée à répondre ou à réagir aux mêmes questions existentielles relatives à sa façon d’être en société. Voici quelques-unes de ces questions.

Donner un sens à l’expérience. Lu Lu cherche à donner un sens aux divers aspects de sa crise. Parfois il s’agit pour elle de donner un sens aux divers moments de son expérience. Parmi ceux-ci, il y a l’apparition des moments de crise, ceux qui sont traversés par ses hallucinations. Parfois elle cherche à en comprendre les « séquelles » : son impact sur sa vie amoureuse, sur sa relation au travail, sur son désir (ou ses fantasmes) d’en finir par le suicide et, de façon plus générale, sur l’image qu’elle a d’elle-même. Mais il n’y a pas que les conséquences de « ce genre de maladie » qu’elle cherche à comprendre. Elle cherche aussi à découvrir une certaine cohérence existentielle entre les divers types d’explication ou de compréhension de sa « maladie ». Comment — et jusqu’à quel point — concilier l’univers biomédical et la médication, la génétique, le Qi Gong, sa propre personnalité, et en particulier, son sentiment de culpabilité ? Et si un jour, si ce n’est déjà fait, Lu Wei lui fait part de ses démarches auprès d’un moine bouddhiste pour trouver un sens au suicide de son père et à sa propre culpabilité, comment réagira-t-elle à ces démarches ? Quel sens donnera-t-elle aux croyances et aux pratiques religieuses de sa soeur ? « Il me semblait que j’étais Dieu… », se rappelle-t-elle de ses derniers moments dans son milieu de travail. L’expérience de sa soeur l’amènerait-elle à découvrir le sens du religieux ou du spirituel dans sa propre expérience ?

Soumission ou rétablissement. Elle est aussi confrontée à un autre dilemme : s’orienter vers certaines formes de rétablissement de l’image d’elle-même et de sa place dans la société (« je veux guérir complètement », « je suis encore capable de trouver un emploi », « cette maladie ce n’est pas comme voler un poulet ! ») ou, au contraire, vers une certaine soumission au destin de « sa maladie » (« personne ne peut éviter la maladie »). Elle-même pense ou espère qu’elle peut reprendre un travail : qu’arrivera-t-il, si elle en discute avec sa soeur qui, elle, est profondément convaincue qu’elle ne pourra jamais s’en sortir ? Lu Wei l’avait déjà aidée à trouver le premier emploi au Magasin Central et a refait des démarches pour l’aider à son emploi actuel : Lu Lu va-t-elle admettre et accepter une certaine dépendance à son égard ? Va-t-elle accepter le ton et l’attitude autoritaires exprimés à son égard au cours de l’entrevue avec Lu Wei ? Son médecin traitant, pour sa part, croit qu’elle peut réussir à la condition de « ne pas trop essayer d’exceller » et de ne pas négliger sa médication : va-t-elle se soumettre à la médication ?

L’entourage immédiat. Elle cherche aussi à identifier sa place dans l’entourage immédiat qui a été au centre de sa vie durant ses moments de crise : ses liens avec sa mère, son ami-mari Chen Ceng, sa soeur Lu Wei. Il y a aussi les liens qu’elle a tissés avec le personnel soignant, mais qui sont inexistants depuis sa sortie de l’hôpital. Le médecin qui a beaucoup parlé avec elle n’est plus là, pas plus que l’infirmière qui, comme le médecin, croit qu’elle « peut s’en sortir ». Son défi alors est le suivant : où trouver le soutien qui compensera son isolement ? Qui lui permettra d’en susciter d’autres ? Pour reprendre les mots même de Lu Lu : aura-t-elle l’occasion de retrouver « à l’extérieur » le soutien qu’elle avait connu « à l’intérieur » du milieu hospitalier ? Comment va-t-elle vivre les « noeuds » qui résultent de tous ces liens ?

Les grands ensembles sociaux, culturels, économiques et politiques. La même question se pose à elle par rapport aux grands ensembles : au-delà ou à travers l’expérience de « sa maladie », comment va-t-elle se situer — au moins intuitivement — à travers les influences de ces grands ensembles dans sa propre expérience ? Que signifie, pour elle, le risque de marginalité sociale ? La question se pose à elle à propos de sa relation amoureuse avec Chen Ceng, mais celle-ci n’est pas seulement une relation interpersonnelle, elle implique son adhésion profonde à des modèles sociaux et culturels issus de la Réforme qu’elle ne peut ignorer[37]. La même question s’applique aussi à son travail : tout en satisfaisant les exigences sociales de son travail, peut-elle rester dans une zone de sécurité qui n’entraînerait pas de débordement émotif ? Comment ces mêmes grands ensembles apparaissent-ils, à ses yeux, des sources d’aide ou des obstacles à sa réhabilitation (sa vie « hors de l’hôpital… ») ? Elle comprend et accepte le mouvement vers une économie de marché, elle comprend les conséquences de la privatisation inhérente à cette économie (l’absence d’aide financière ou de soins médicaux, le vide ou l’isolement social, etc.). Mais, se demande-t-elle également, qu’en est-il du système de soins et d’aide aux personnes souffrant de maladie mentale comme la sienne ? Voilà quelques-uns des thèmes qui se dégagent de l’analyse de l’expérience de Lu Lu et qui illustrent l’apport de la sociologie clinique à la compréhension de la maladie mentale grave.

La place de l’intervention en sociologie clinique.

Je me permets, en terminant, d’aborder de front ce thème du rapport « intervention-analyse ». La sociologie clinique propose une perspective qui s’applique tout autant à l’intervention qu’à l’analyse elle-même. Cette position épistémologique fonde toute mon analyse et m’apparaît avoir une portée fondamentale pour le développement de la sociologie clinique. Même si la demande qui m’était adressée portait exclusivement sur la dimension « recherche », l’intention de cette demande demeurait le développement d’une pratique psychiatrique allant dans le sens de l’approche « sociologie clinique »[38].

En un sens, l’analyse présentée ici semble se situer dans une perspective de recherche assez classique : elle n’implique pas une intervention au sens habituel du terme, ni de ma part ni de la part d’intervenants psychiatriques qui auraient, par exemple, l’objectif de favoriser la réinsertion sociale de Lu Lu. Par ailleurs, sans m’expliquer longuement sur ce point, la dimension « intervention » est apparue à bien des égards dans ma démarche.

  • D’abord, je l’ai indiqué déjà, j’ai analysé l’expérience de Lu Lu comme étant elle-même une expérience d’intervention : comme acteur social, elle intervient sur l’image de soi et de sa société et sur sa société elle-même.

  • De plus, tout le contexte de ma recherche, celui de la psychiatrie institutionnelle, m’a aussi été dicté par la demande qui m’était adressée. Les sociologues cliniciens, étrangement, se sont beaucoup tenus à l’écart de l’expérience des troubles graves de santé mentale, du moins du champ d’une pratique liée aux institutions psychiatriques. La notion même de « santé mentale » est souvent mal perçue ou perçue comme non pertinente par plusieurs praticiens de la sociologie clinique.

  • D’un autre côté, le thème de la « réhabilitation sociale » faisait, dès le départ, partie de la « demande » qui m’était faite par les autorités en place. Sans cette demande explicite, j’aurais pu tout aussi bien centrer la recherche sur la seule expérience de la crise, comme d’autres chercheurs l’ont fait.

  • L’idée d’interviewer les personnes associées à ce que j’ai appelé l’environnement social immédiat des patients tient à ce que le processus de réhabilitation implique, surtout en Chine, ce milieu immédiat.

  • C’est en réponse à la demande qui m’était faite que j’ai ainsi proposé de tenir compte de ce qui était encore au centre de la vie urbaine chinoise. Ce faisant, cette recherche devenait, par exemple, la première à impliquer l’unité de travail (danwei) qui, dans les années 1990 était encore en grande partie associée au pouvoir local du Parti. Dans le contexte de la Chine urbaine, il fallait aussi tenir compte des membres de la famille puisque que, pratiquement, la famille est le premier et le seul lieu de « réinsertion sociale » des patients psychiatriques.

  • La décision d’avoir recours à des intervenants de l’hôpital pour former une équipe qui participerait à toutes les étapes d’une recherche « collaborative », pour reprendre l’expression que je préférais aux notions de « recherche-action » ou de « sociologie clinique », allait aussi dans le sens d’une recherche-intervention. Cette équipe avait comme mission de me faire connaître la société chinoise tout autant que mon rôle était de la former au processus de recherche. Quand, par exemple, je m’opposais à ce qu’ils apportent des cadeaux aux membres de la famille en leur disant que cela pouvait biaiser les données, ce sont eux qui m’ont finalement expliqué qu’apporter un cadeau serait plutôt la façon de bien faire comprendre que les intervieweurs n’étaient pas des représentants des autorités politiques. Le cadeau devenait, à leurs yeux, une façon d’assurer la fiabilité des donnés : nous avions tous les mêmes objectifs, mais cela m’avait pris deux heures de discussion avec cette équipe pour adapter mes schèmes habituels à la réalité chinoise du moment (Sévigny, 2001).

  • Pour comprendre les nombreux événements qui entouraient ma présence dans cet hôpital, il fallait que je les interprète dans les mêmes termes que je l’aurais fait pour une intervention classique : il a fallu, par exemple, que j’apprenne peu à peu la place et le rôle des autorités du Parti à l’égard de la recherche en général et à l’égard de ma propre présence dans l’hôpital. Ces questions, centrales pour la réalisation de la recherche, étaient sensiblement les mêmes que celles que je me posais à l’égard de la centrale syndicale ou de la gérance de la compagnie pour qui j’avais déjà travaillé comme intervenant-formateur au Canada.

  • Voici un dernier exemple : la décision de ne jamais recourir aux dossiers médicaux des patients. Comme chercheur, cette décision me permettait de centrer l’analyse directement sur le rôle de l’environnement social et du contexte sociopolitique, mais, en même temps elle permettait à mes collaborateurs chinois de marquer une certaine distance avec une pratique psychiatrique où dimensions politiques et médicales n’étaient pas toujours clairement distinguées. Mais dans le contexte de l’institution psychiatrique qui me demandait la recherche, cette prise de position constituait de facto une intervention de ma part face à la perspective biomédicale partagée par les autorités et la plupart des membres du personnel.

  • Enfin, introduire une perspective « qualitative » plutôt qu’objectiviste ou expérimentale, et réintroduire des notions comme savoir implicite, subjectivité, expérience personnelle, représentation, multiplicité des points de vue, dans un milieu où elles ne s’enseignaient plus depuis quarante ans, tout cela prenait, en soi, l’allure d’un changement politique. De ce point de vue, ce qui était particulièrement significatif était la demande elle-même plus que ma propre intervention.

Derrière le processus de toute entreprise de sociologie clinique, se profilent donc un grand nombre d’éléments qui relèvent de l’intervention tout autant que de l’analyse. Cette position est probablement ce qui distingue le mieux la sociologie clinique d’autres perspectives de recherche. Tous les sociologues — ou presque — s’entendent pour considérer que toute recherche sur un milieu constitue une forme d’intervention sur celui-ci, mais le propre de la sociologie clinique est de proposer des outils de compréhension et de gestion de cette « intervention », en particulier la relation — directe ou indirecte — entre le chercheur lui-même et tous les acteurs qui en sont partie prenante.

Dans le cas de la Chine post-maoïste, la demande pour une pratique psychiatrique axée sur la réhabilitation sociale plutôt que sur le modèle exclusivement biomédical exprimait une volonté à la fois des autorités politiques et des autorités médicales. La monographie de Lu Lu, je l’espère, laisse entrevoir comment une sociologie clinique pourrait contribuer, en Chine comme ailleurs, à la pratique psychiatrique[39].