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À P.B.

La société est-elle possible ? Marcel Mauss et Georg Simmel livrent des éléments théoriques décisifs permettant d’approfondir cette question, au point qu’ils peuvent être tenus pour les précurseurs d’une approche sociologique inédite de la relation humaine que nous décrivons comme un interactionnisme critique. Les deux auteurs se sont à peine connus ; néanmoins, ils ont cultivé en parallèle une interrogation convergente sur les conditions nécessaires à la matérialisation et au développement des rapports sociaux. Ils se sont efforcés de donner à cette problématique d’apparence philosophique ses lettres de noblesse sociologiques.

Notre propos renoue d’abord avec quelques lignes directrices nécessaires à la mise en contexte des contributions de Simmel et Mauss dans le développement de la sociologie et notamment par rapport à la circulation des idées entre la France et l’Allemagne à leur époque. Ensuite, nous explicitons leur message. Il peut se résumer ainsi : ne tenons pas la relation pour acquise, ouvrons la boîte noire. On se libère alors de ce sociologisme selon lequel tout serait d’emblée lié à tout, sans pour autant tomber dans l’affirmation contraire où rien ne (se) relie vraiment. On se ménage ainsi un accès au problème fondamental de la sociologie, où il s’agit de se demander : Comment naissent les pratiques sociales ? comment s’intègrent-elles les unes aux autres ? Comment se transforment-elles ? Et, finalement, comment disparaissent-elles ? Simmel et Mauss introduisent cette problématique sur la base de trois idées dont ils proposent l’analyse extensive : le sacrifice, la réciprocité et la durée. Nous y prenons appui après être brièvement revenu sur les origines de l’interactionnisme critique.

Aux origines de l’interactionnisme critique

Si Georg Simmel est si fascinant pour le sociologue, c’est qu’il n’a pas moins tenté à lui seul d’opérer l’intégration des hypothèses fondamentales de la jeune science au sein d’un programme unique et internationalement partagé. L’idée dont part Simmel est élémentaire. Si la sociologie étudie les faits de relation, le sociologue doit donc interroger de manière critique les significations possibles de ces relations sur la base des pratiques sociales quotidiennes. Il doit se demander a) comment ce qui nous relie devient possible et b) quelles sont les propriétés de cette reliance qui permettraient de différencier nos pratiques relationnelles, de distinguer l’interaction de la réciprocité, la rencontre de la solidarité, l’action de l’activité, etc. Simmel suit un double objectif où prend forme ce que nous nommons l’interactionnisme critique. Il s’agit de mettre la relation au centre du questionnement sociologique sans pour autant donner dans le relationnisme, sans en faire cette essence dont découlerait toute la vie sociale, à laquelle s’agrégeraient l’ensemble des manifestations collectives du sens pratique. La relation n’est pas ce principe explicatif unique chargé de donner son sens et sa cohérence à la réalité sociale. Croire cela, c’est passer à côté de ces phénomènes qui intéressent directement le sociologue et qui ont à voir avec la transformation de la vie en société par déformation ou destruction de pratiques relationnelles. Dire relation, c’est donc bien plutôt appeler par son nom le dernier mythe philosophique auquel la sociologie s’accroche encore et qu’elle doit pourtant faire descendre dans l’arène des pratiques sociales si elle veut gagner en légitimité scientifique. L’interactionnisme critique est donc d’abord critique de l’« interaction », terme si célèbre dans le vocabulaire sociologique qu’on oublierait presque qu’il ne veut à peu près rien dire de précis. Si Simmel aura un impact sur les premiers sociologues en raison du caractère incontournable de sa thèse qui touche au coeur du raisonnement sur la société et le changement social, rares seront ceux qui comprendront l’enjeu de son programme.

En Allemagne, Weber qui ne vient à la sociologie que dans les années 1904-1905, à savoir quinze ans après que Simmel a publié ses lignes programmatrices, se dit du même questionnement que celui dont il revendique l’amitié[1]. Mais une différence de méthode apparaît entre les deux auteurs qui devait les séparer. Chez Weber, la théorie du sens décrit le coeur du programme sociologique. Il s’agit d’en étudier les formes rationnelles qui apparaissent dans les actions que les individus mènent pour atteindre certaines fins en vue desquelles ils utilisent différents moyens. Weber fait du sens la condition de possibilité de tous les processus sociaux. Simmel procède à l’inverse : les processus sociaux renferment les conditions de possibilité du sens. Les deux auteurs ne s’accorderont jamais. Weber pensera toujours qu’en ne partant pas du sens, Simmel ne parvient pas à décrire correctement les processus d’attribution du sens, la base à partir de laquelle nous entrons en relation les uns avec les autres. Pour ce faire, il s’agirait de distinguer clairement entre sens subjectif et sens objectif. Mais cette distinction échappe à Simmel. Ce dernier répondra que suivre Weber revient à miser sur une idée de sens a priori. Si chaque chose a d’emblée un sens, il est alors certes possible de définir ce qui est de l’ordre d’un sens subjectif et ce qui ressort du sens objectif. Or, les phénomènes de recherche du sens liés aussi bien à l’hésitation, au doute, à la remise en question qu’au processus de la recherche scientifique ou à la croyance religieuse tendent à indiquer qu’il n’y a pas de sens a priori. Autrement dit, le sens émerge au croisement des pratiques relationnelles que nous mettons en place pour affronter le monde qui nous entoure. Ces relations permettent une projection du sens dans l’espace et le temps, une attribution. Dès lors, la distinction entre sens subjectif et sens objectif n’a rien de rigide ni d’absolu. Elle est affaire de points de vue qui se déterminent et se modifient sur la base de notre vie pratique. Voilà pourquoi ce qui est subjectif pour moi aujourd’hui peut tout à fait apparaître objectif à autrui, ou m’apparaître objectif demain, et inversement.

Les raisonnements de Simmel auront eu plus de succès auprès des premiers (psycho-)sociologues américains tels que Lester Ward, Albion Small, William I. Thomas, Edward A. Ross, Charles Ellwood, Arthur Bentley, Robert Park et Ernest Burgess. En effet, ils revendiquent dès le départ leur affinité, si ce n’est leur affiliation au programme du sociologue allemand. Toutefois, force est de constater qu’ils laissent tous de côté son caractère critique. L’interaction ne fait pas question. Elle sert au plus de point de départ aux études empiriques des chercheurs américains, et rares sont ceux qui s’interrogent comme Simmel sur la naissance et la mort des pratiques relationnelles. Georges H. Mead aura fait figure d’exception (voir Papilloud, 2003a, p. 77-107) ; mais ses brèves relations à Simmel (vers 1900) auront été sans suite.

S’il fallait maintenant désigner le cas le plus exemplaire de l’attraction/répulsion, de la convoitise et du rejet suscités par le programme de Simmel, nous montrerions du doigt sans hésiter du côté des sociologues français, en particulier vers l’école durkheimienne. Dans d’autres travaux, nous avons dit que les relations entre Simmel et les sociologues français passent par Célestin Bouglé (voir Papilloud, 2003b, p. 49-66). Poussons le raisonnement plus loin. Comment Bouglé apprend-il l’existence de Simmel et pourquoi s’attache-t-il à lui ?

Bouglé part étudier en Allemagne sur une bourse du gouvernement français, encouragé par ses amis Elie Halévy, Xavier Léon et Léon Brunschvicg qui fondent à ce moment-là la Revue de métaphysique et de morale (1883 ; désormais abrégé rmm). Bouglé sera chargé d’aller en émissaire de la revue recueillir des contributions de ces Allemands dont on apprécie les travaux (voir Simmel, 2002, gsg 19, p. 384 et ssq.)[2]. Simmel apparaît en tête de sa liste pour plusieurs raisons. D’une part, il envoie le 24 septembre 1893 ses deux volumes de l’Einleitung in die Moralwissenschaft (Introduction à la science morale ; 1892/1893) pour recension à la toute jeune rmm. D’autre part, Simmel répond spontanément aux demandes d’articles provenant de la rmm et de Bouglé car il cherche lui-même un contact avec la France depuis la fin de sa thèse de doctorat, c’est-à-dire depuis 1888-1889. Il trouve ce contact en la personne de Gabriel (de) Tarde, dont il recense Les Lois de l’imitation à leur parution (voir Simmel, 1890, gsg 1, p. 248-250). De son côté, Tarde salue avec enthousiasme le projet de fondation de la rmm où il envoie pour recension un exemplaire de son ouvrage Les Transformations du droit (1891)[3]. Mais il repoussera constamment les demandes de Léon qui l’invite à y participer plus activement[4]. Tarde est un solitaire. Il peine à voir l’enjeu institutionnel d’une collaboration à la rmm, à savoir la mise en place d’un forum international portant sur les problèmes de philosophie pratique et de philosophie sociale du moment, sorte de position avancée pour une future sociologie internationale qui commence à croître dans le berceau des liens franco-allemands et dans les têtes des intermédiaires actifs au sein de ses relations.

Preuve en est la correspondance Simmel-Tarde aujourd’hui presque complètement perdue/dispersée. En 1894 (la date précise nous est inconnue), soit une fois le projet de la rmm lancé et la collaboration Halévy/Bouglé/Simmel en place, Tarde envoie un exemplaire de sa Logique sociale (1893) à Simmel. Simmel lui répond le 8 novembre de la même année[5]. Il remercie Tarde, mais il lui dit qu’il ne pourra pas recenser son livre pour l’instant, car il a beaucoup de travail. Le lendemain, Simmel mentionne à Bouglé l’envoi de Tarde. Il lui dit aussi son étonnement : Tarde a mis du temps à lui répondre, puisque la lettre fait suite à celle que Simmel lui envoie presque un an auparavant pour lui faire part d’une recension détaillée de ses ouvrages par Ferdinand Tönnies[6]. De son côté, Tönnies écrit à Bouglé qu’il est en train de recenser ce même mois de novembre « le nouvel ouvrage », de Tarde La Logique sociale. On voit bien ici l’indépendance de Tarde qui ne se soucie pas de cultiver un esprit de groupe pour mettre en évidence son discours[7]. Si bien que sans vraiment le vouloir, Tarde va favoriser une redéfinition de la stratégie de coopération entre Simmel et ses amis de la rmm. Ils s’éloignent de Tarde pour se rapprocher les uns des autres. Bouglé, qui devient l’homme de confiance de Simmel en matière de traductions[8], est si enthousiaste de la tournure que prennent les événements qu’il lance l’idée de fonder une revue internationale pour la promotion de la sociologie. Elle s’inspirerait d’une rubrique de la rmm et de L’Année psychologique d’Alfred Binet. Cette revue, c’est L’Année sociologique que patronne bientôt un jeune sociologue, Émile Durkheim (voir Bouglé, 1930, p. 281-284 ; Besnard, 1983, p. 12 ; Fournier, 1994, p. 134-135). Durkheim ne vole pas l’idée de Bouglé, Bouglé la lui apporte. Pourquoi ?

Il y a d’abord une importante différence de statut entre Bouglé et Durkheim. Bouglé n’a pas sa thèse de doctorat et il a peu publié, à la différence de Durkheim qui a présenté sa thèse, qui a publié quelques articles sur la philosophie psychologique et sociale allemande et qui rédige son manifeste à scandale Les règles de la méthode sociologique (1895). Durkheim a donc plus de crédibilité institutionnelle que Bouglé et l’affaire de L’Année Sociologique, tout le monde le comprend bien, est une affaire institutionnelle.

Ensuite, si Durkheim connaît bien Xavier Léon, Elie Halévy et Léon Brunschvicg, il connaît également très bien Gabriel Tarde dont il sollicitera l’aide dès 1895 pour son livre Le suicide (1897 ; voir Durkheim, 1998, p. 61 ; p. 80 et ssq.)[9]. Durkheim, qui s’insère progressivement dans les débats, comprend vite et bien l’enjeu de la fondation internationale de la sociologie et, à la différence de Tarde, il y est acquis. En effet, il y voit déjà la possibilité de profiler sa propre oeuvre intellectuelle qu’il conçoit comme un ouvrage groupal devant déboucher sur l’institutionnalisation de la discipline à l’université. Bouglé présente donc Durkheim à Simmel (et non l’inverse) par le biais du chapitre qu’il écrit sur Simmel et qu’il destine à son livre Les sciences sociales en Allemagne. Le conflit des méthodes (1896)[10]. Durkheim est enthousiaste et engage la collaboration avec Simmel en lui demandant un texte pour L’Année en projet, à savoir « Comment les formes sociales se maintiennent » (Simmel, 1898, p. 71-107). Tout le monde croit alors à la réalisation d’un projet qui vient enfin à maturité après 6 à 7 ans de tractations de part et d’autre du Rhin. Bouglé est si heureux qu’il confiera plus tard avoir réuni à ce moment-là en un même volume et à titre privé Über sociale Differenzierung de Simmel et De la division du travail social de Durkheim (Bouglé, 1930, p. 283 ; Papilloud, 2003, p. 52). Malheureusement, l’échec de l’échange entre Simmel et Durkheim met brutalement fin à l’entreprise.

Mauss ou le renouvellement de la sociologie durkheimienne

En 1900, Durkheim signe un article « contre “la sociologie formelle” », comme il le dit à Bouglé (voir Durkheim, 1976, p. 170), c’est-à-dire contre Simmel et sa conception de la sociologie : « La sociologie et son domaine scientifique » (Durkheim, 1975, p. 13-36). La sociologie de Simmel appartient à ces « constructions imaginaires », ces « vaines mythologies » (ibid., p. 16), ces « variations philosophiques sur certains aspects de la vie sociale, choisis plus ou moins au hasard » (ibid., p. 19). Mieux vaut renoncer à cette internationalité qui ne sert à rien, « d’où il suit que nous ne serons satisfaits des Mémoires que dans la mesure où nous en serons les auteurs. C’est à quoi il faut tendre » (Durkheim, 1976, p. 173). Autrement dit, il n’est plus question de collaborer avec Simmel ni de le publier. Agissons seuls et en France.

Simmel ne cherche pas à entrer dans la polémique avec Durkheim. Mais il ne pourra pas s’empêcher de lui adresser une réponse dans un article qu’il destine au Premier Congrès international de philosophie de Paris (01.08.1900-05.08.1900). Le congrès est animé par ses amis, Halévy et Léon. Ils l’invitent à y présenter une contribution. Simmel accepte volontiers et il propose un texte intitulé « De la religion au point de vue de la théorie de la connaissance », publié plus tard dans la rmm (Simmel, 1903, gsg 19, p. 117-128). Si Durkheim a été attentif aux différences qui l’opposent à Simmel, Simmel n’a pas moins lu le numéro 2 de L’Année. Lui aussi a été attentif à l’article de Durkheim « De la définition des phénomènes religieux » (Durkheim, 1899, p. 1-28) et il n’est pas d’accord avec lui sur sa conception de la religion. Une fois de plus, il tente de montrer à Durkheim que s’il discute ses thèses, c’est moins pour polémiquer que pour faire avancer le débat scientifique[11]. Pour convaincre Durkheim de sa bonne foi, Simmel renoncera même à son voyage de 1904 à Saint-Louis (États-Unis), où il aurait dû retrouver ses amis Lester Ward et Albion Small, pour partir à Paris le rencontrer. On perd ensuite la trace de leurs relations, mais on en retrouve l’écho chez cet autre intermédiaire des rapports entre Simmel et les durkheimiens : Marcel Mauss. Avant d’y venir, une dernière question : que devient Bouglé ?

Certes, il ne perd pas le contact ni avec Simmel ni avec Durkheim. Mais la polémique entre les deux auteurs le prend entre deux feux, une position fort désagréable pour le jeune homme en quête d’une place au sein du réseau scientifique français. Pour ne se mettre personne à dos, Bouglé prend de la distance avec l’un et l’autre camp. Mauss, le neveu et l’ouvrier le plus spécialisé de Durkheim, entre désormais en scène de plain-pied. Mauss, « l’élément essentiel » du projet de Durkheim (Durkheim, 1998, p. 71), se consacre dès 1895 à l’étude des religions pour son oncle, qui veut montrer qu’elle est la matrice des faits sociaux (ibid.). Il épouse le jugement de Durkheim sur Simmel qu’il connaît peu, si ce n’est par le livre de Bouglé, dont il est très peu satisfait : « Pourquoi Simmel et non pas Wundt ? Le premier “n’en est encore qu’à l’introduction”, alors que le second a eu une grande influence sur toute la sociologie » (Fournier, 1994, p. 77). Pourtant, des parallèles inattendus entre Mauss et Simmel apparaissent à ce moment précis. Le premier concerne le thème de la religion.

Entre 1898 et 1907-1909 environ, Mauss produit la plupart de son oeuvre préparatoire à ce qui deviendra sa contribution majeure à la sociologie durkheimienne, l’« Essai sur le don » (1923/1924 ; cité selon l’édition de 1999). Fidèle à l’exigence de Durkheim, il se concentre essentiellement sur la religion, la magie et la mythologie des tribus australiennes, des Indiens et des Eskimos, dans un constant dialogue avec les théories européennes[12]. À ce même moment, Simmel développe la totalité de son oeuvre portant sur la religion[13]. Une telle proximité est presque unique pour cette époque de la sociologie, comme si Simmel et les durkheimiens se répondaient mutuellement par oeuvres interposées. Autre détail curieux : en 1906, Bouglé vient à la rescousse de Mauss pour lui donner des conseils de lecture sur le problème des castes indiennes, et pour partager avec lui ses soucis d’organisation concernant la rubrique de sociologie religieuse de L’Année[14]. Relevons que la date de 1906 est doublement intéressante dans la biographie de Mauss. En effet, le neveu de Durkheim doute alors profondément de son engagement pour son oncle et pour L’Année. Il s’en va à Berlin sans en informer ses proches[15]. Simmel s’y trouve, mais impossible de dire si Mauss a été ou non en contact avec lui.

Enfin, Mauss renoue avec la pensée de Simmel en prenant ses distances avec Durkheim. C’est déjà visible à l’occasion de l’article « Sociologie » qu’il écrit avec Paul Fauconnet pour la Grande Encyclopédie. Durkheim supervise le travail sans brider la plume de ses deux collaborateurs lorsque, peinant à définir lui-même ce qui fait le caractère social des faits, il observe sans broncher Mauss et Fauconnet dire que le social se reconnaît « à la présence de ces actions et réactions, de ces interactions » (Mauss, 1901, tiii, p. 142)[16]. C’est presque au mot près ce que Simmel exprime à l’aide du concept de Wechselwirkung en disant que le social émerge de nos relations dont la somme est ce que nous appelons « société [17] ». Mauss explicite sa pensée de 1901 à l’aide du concept de Wechselwirkung à l’occasion de sa recension d’un article d’Alfred Vierkandt (Mauss, 1905, p. 319). Enfin, il partage avec Simmel la même critique du schéma durkheimien de la solidarité, et au-delà, la même critique de la différenciation sociale qui trouvera son expression achevée dans son « Essai sur le don ». Pour Mauss comme pour Simmel, l’origine de la différenciation sociale doit bien plus à la difficulté d’établir des rapports de réciprocité qu’à la division du travail. Par conséquent, la différenciation sociale n’est pas le point de départ de l’enquête sociologique, mais elle découle des pratiques relationnelles (Simmel, gsg 6, 1900, p. 469 ; Mauss, 1999, p. 148, 164, 268 ; 1969, tiii, p. 319). À ce moment-là pourtant, Simmel a déjà abandonné cet interactionnisme critique qui échoue à relier les sociologues et à leur donner une direction commune de recherche. Il meurt alors que Mauss retrouve ce projet en revenant sur les trois concepts qui n’ont pas cessé de l’occuper avant la guerre : le sacrifice, la réciprocité et la durée.

Le sacrifice. L’ambivalence du lien

Le don, le concept de Mauss, fait ressortir ce que nous pourrions appeler le double sacrifice du donner et du recevoir. En donnant, on espère que le message sera compris, mais ce n’est pas certain. Pourtant, il faut bien sortir de soi si l’on veut connaître la réponse de l’autre. Lorsque nous recevons quelqu’un chez nous, nous espérons que ce don ne nous reviendra pas à la face, que l’étranger ne brisera pas nos biens, voire notre propre personne. Simmel, de façon analogue à Mauss, charge son concept de Wechselwirkung[18] de cette même propriété : pour devenir en relation, il faut céder de soi au risque de se perdre. La Wechselwirkung concentre cette étrange alchimie faite d’attractions et de répulsions, de proximités et de distances[19] où notre destin se profile, qui « produit chaque jour une continuité du gain et de la perte, de flux et de reflux des contenus de la vie » (Simmel, 1900, gsg 6, p. 60 ; traduction). Mauss fait un constat analogue dans son « Essai sur le don », à propos de l’intérêt à recevoir un objet dans les échanges Kula (Mauss, 1999, p. 177). Il s’y exprime un souci de l’autre, du groupe et de la société au détriment du seul objet reçu, qui n’est pas gardé, mais (re)donné par le donataire. Aussi, l’ambivalence que nous trouvons dans le sacrifice possède des racines profondes : elle se repère déjà sur le plan de la mise en forme d’un rapport social. Celui-ci émerge d’une indétermination fondamentale, d’une distance[20] et n’aurait pas lieu d’être s’il n’y avait pas eu le travail du sacrifice. En 1899, Mauss et Hubert accentuent de la même manière l’importance du sacrifice dans les cérémonies religieuses. Il permet l’alliance aux dieux, et dévoile, en contraste, la distance entre les hommes et les dieux dont est issue cette relation[21].

À l’époque, Mauss n’insiste pas encore sur cette substitution propre à l’ambivalence du sacrifice[22], où engager une relation humaine suppose renoncer partiellement à soi. Seul l’« Essai sur le don » rend attentif aux allers et retours des objets d’échange comme façons de se débarrasser de quelque chose de soi (objet ou qualité humaine), pour donner, pour recevoir, ou pour rendre[23]. Simmel procède de manière analogue, soulignant seulement indirectement l’importance du sacrifice[24] pour l’établissement d’un rapport social, notamment à travers le concept d’échange[25]. Central dans Philosophie de l’argent, l’échange représente le fait « qu’un sujet possède actuellement quelque chose qu’il ne possédait pas avant, et a perdu pour cela quelque chose qu’il possédait précédemment » (Simmel, 1900, gsg 6, p. 61 ; traduction). Mais la ligne argumentative n’en reste pas moins précise chez les deux auteurs : n’importe quel processus socioculturel suppose toujours, dans sa phase de concrétisation, une substitution. Mauss y revient abondamment à propos du Kula trobriandais[26]. Simmel le perce à jour jusque dans les échanges économiques de nos sociétés contemporaines[27], qui, s’ils ne s’articulaient pas sur le sacrifice, n’auraient alors aucune valeur.

Mauss et Hubert avaient souligné que le sacrifice ne débouche pas sur un échange où chacun trouve son compte[28]. Il exprime avant tout un état de « perpétuelle effervescence » des sociétés[29] qui traduit leur concrétisation incessante en tant que relation humaine. Simmel fait le même constat dans Philosophie de l’argent. La valeur, indique-t-il, se lie à un sacrifice initial[30] qui libère des effets réciproques, des Wechselwirkungen[31]. Elle n’a de sens que remise à ce lien[32]. Par conséquent, toute valeur est d’abord une valeur de relation, une valeur-lien : « La valeur se présente à nous comme le résultat d’un processus de sacrifices, où se dévoile la richesse infinie de notre vie » (Simmel, 1900, gsg 6, p. 64 ; traduction). Mauss contribue au même argumentaire, en donnant des preuves décisives du caractère fondamental de la valeur-lien. Il montre comment des phénomènes de « dépense ostentatoire » assurent aux chefs des tribus eskimos la bienveillance de leur groupe, leur rang social[33], en même temps qu’ils donnent à la société entière la possibilité de se comprendre elle-même et de comprendre son environnement. L’art de la « dépense noble[34] », de la dépense « artistique généreuse[35] », comporte, au-delà de la multiplicité de ses manifestations, cette finalité spécifique de rappeler la valeur du lien social et de la régénérer sans cesse. Dans un sens donc, le sacrifice exprime toujours un religio. Toutefois, saisi du point de vue de la logique substitutive que Mauss met en évidence dans son « Essai sur le don », le religio renvoie moins à la religion qu’au verbe relier. Cette reliance représente la valeur de toutes les valeurs possibles.

Le sacrifice seul ne suffit toutefois pas à faire exister une relation. Car si l’ambivalence propre à sa logique substitutive indique que la relation est possible, elle n’est pas encore advenue dans le quotidien. Simmel l’exprime dans son concept de Wechselwirkung. Sa structure, complexe mais stable, renvoie à l’ensemble des pratiques relationnelles possibles d’une société, comme si l’homme en tant que pour-autrui[36] sacrifiait naturellement une part de son individualité pour réussir une relation. Or, en usant de cet artifice méthodologique, Simmel prévient une chute possible dans le relationnisme, cette forme de sociologisme où tout est lié à tout. Car si la Wechselwirkung indique que la théorie peut supposer l’existence d’une totalité relationnelle, cette hypothèse n’a rien d’autre qu’un but pédagogique : suggérer le lieu du problème, la relation elle-même. Dans le concret en revanche, rien n’est relationnel tant que la relation n’est pas familière à l’homme, tant qu’elle lui reste pour ainsi dire extérieure ou imposée du dehors. C’est pourquoi une Wechselwirkung peut faire contact, mais elle ne fera société (Vergesellschaftung) qu’une fois certaines conditions remplies. Le sacrifice n’en dévoile qu’une seule. Mauss, plongé dans les faits ethnographiques, prend également appui sur une conception théorique du tout-relationnel exprimé par l’idée de fait social total. Mais à la manière de Simmel, il ne conçoit cette idée que comme la possibilité théorique de la société complètement réalisée dans n’importe quel fait, comme la ligne méthodologique à suivre pour tenir compte du problème sociologique dans toutes ses dimensions. À se pencher sur le concret de la vie sociale, l’ethnologue repère les objets donnés, animés par le hau[37], chargés de mana[38], qui personnalisent et sont personnalisés[39] par des groupes et des individus, sans qu’une quelconque totalité ne se constitue. La vie de tous les jours apparaît au contraire comme un ensemble de mouvements, d’allers et de retours incessants d’hommes, de choses et de messages, qui véhiculent les intentions des protagonistes de la relation humaine tout en témoignant de sa présence. Le sacrifice est donc nécessaire à l’existence de la relation humaine, mais il n’est pas suffisant. Encore faut-il que la relation puisse être prise en charge par des hommes, pratiquée. En prenant forme, elle doit donc engager, faire effet sur les parties en présence pour que l’individu/le groupe puisse la porter vers d’autres individus ou d’autres groupes. Elle doit pouvoir être reçue pour être donnée, elle suppose une idée de réciprocité.

La réciprocité. L’engagement pour le lien

Dans l’« Essai sur le don », Mauss développe amplement la problématique de la réciprocité à l’occasion de son examen du « rendre ». Elle est si importante dans les donations[40] qu’il est impossible d’envisager qu’elle n’ait pas lieu, sauf idéalement[41]. Le jeu de va-et-vient des Wechselwirkungen décrit, par Simmel, porte également une charge de réciprocité pensée en termes d’énergie spontanée et contraignante, une « pulsion[42] » à « faire relation[43] ». D’un point de vue général donc, Simmel et Mauss conçoivent la réciprocité dans des termes très proches : il s’agit d’une dynamique, d’un va-et-vient de choses et d’hommes entre les individus, les groupes, les sociétés ou les cultures. Simmel va toutefois un peu plus loin que cette conception générale, et rapproche la réciprocité d’un lieu : l’« entre » les hommes et les entités sociales. Cet « entre » prend la signification d’une « relation entre deux éléments, qui bien qu’unique, n’est pourtant qu’un mouvement se produisant de manière immanente en l’un et en l’autre, (et) entre eux, au sens de l’interposition dans l’espace » (Simmel, 1908, gsg 11, p. 689 ; traduction). Autrement dit, l’« entre » est identique à la réciprocité : « L’entre comme réciprocité simplement fonctionnelle, dont les contenus persistent en chaque porteur personnel, se réalise ici effectivement comme exigence de cet entre-espace ; il se concrétise toujours entre ces deux positions spatiales, où l’un et l’autre se désignent leur place respective qu’ils sont les seuls à pouvoir occuper » (Simmel, 1908, gsg 11, p. 689 ; traduction). Un élément supplémentaire est gagné de cette spécification de la réciprocité comme « entre », à savoir sa « fonctionnalité[44] ». Elle traduit une dynamique, un mouvement interne des sociations (Vergesellschaftung). Mauss se limitera pour sa part à suggérer cette idée de la réciprocité comme ce qui est « entre » les hommes et les groupes sociaux, en parlant de « va-et-vient[45] » S’il ne travaille pas aussi extensivement cette idée, il en soulèvera néanmoins le caractère fonctionnel[46] dans le même sens que Simmel : dire « réciprocité », c’est pointer la circulatoire interne au lien social[47] exprimée dans la formule du donner, recevoir, rendre[48].

La réciprocité est donc profondément marquée du sceau du relativisme dont Simmel et Mauss font le présupposé clé de leur approche sociologique. Le relativisme traverse la conception maussienne du don et en fonde le caractère graduel : « Les codes et l’épopée s’étendent, comme savent s’étendre les littérateurs hindous, sur ce thème que dons, donateurs, choses données, sont termes à considérer relativement, avec précisions et scrupules, de façon qu’il n’y ait aucune faute dans la façon de donner et de recevoir » (Mauss, 1999, p. 250). Simmel identifie quant à lui réciprocité et relativité : « Je n’ajouterai plus que deux exemples, le premier très particulier, le second très général, où la relativité, c’est-à-dire la réciprocité, partage la signification des normes de la connaissance de façon décisive dans la forme de la succession et de l’alternance » (Simmel, 1900, gsg 6, p. 111 ; traduction). La réciprocité représente donc un caractère spécifique supplémentaire inhérent à toute relation humaine. Elle en détermine la manifestation concrète : « (Les phénomènes) ne seraient sociologiques que si nous pouvions les considérer comme des rapports de réciprocité des sujets » (Simmel, 1908, gsg 11, p. 631 ; traduction). Anticipant sur la sociologie du don de Mauss — qui, sans avoir eu vent de l’intuition simmélienne, développe la même idée dans son « Essai sur le don » , la sociologie la plus à même d’étudier ces divers degrés de réciprocité serait, selon Simmel, la sociologie du cadeau (Simmel, 1906, gsg 7, p. 52 ; traduction). Il ne faut pas y voir un quelconque heureux concours de circonstances : les auteurs suivent la même piste, celle de la constitution d’une relation humaine. Dès lors, il n’est pas surprenant qu’ils en viennent tous deux à considérer la réciprocité comme une condition nécessaire à l’existence de pratiques relationnelles.

Quelle est toutefois la particularité de cette nouvelle condition vis-à-vis de la relation humaine ? Elle engage l’homme pour la relation en général et en particulier face à lui-même et face à autrui. Elle donne aux individus et aux groupes la possibilité de s’identifier, de se personnaliser mutuellement au quotidien. Elle débouche sur des processus d’individuation et de socialisation[49]. Elle vaut donc à la fois comme dynamique des relations sociales et comme dynamique de personnalisation mutuelle des entités sociales en présence[50]. En présentant le devenir de la réciprocité comme « symbole de la vie sociale », Mauss emprunte la même piste que Simmel : « En réalité, ce symbole de la vie sociale — la permanence d’influence des choses échangées — ne fait que traduire assez directement la manière dont les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de type archaïque, sont constamment imbriqués les uns dans les autres, et sentent qu’ils se doivent tout » (Mauss, 1999, p. 194).

Le sacrifice supposait perdre un peu de soi pour gagner une relation. Or, la raison de ce sacrifice restait dans l’ombre. En effet, pourquoi se sacrifier lorsque l’on ne sait pas a priori ce qu’un tel acte peut engendrer ? La réciprocité vient répondre à cette question : s’engager pour la relation ce n’est pas s’en remettre au hasard, c’est aller vers soi à travers la rencontre des autres. Cette raison permet de mieux comprendre pourquoi Simmel comme Mauss font de la réciprocité une condition quasiment indispensable à la vie humaine. Que cette idée se perde, suggèrent-ils, et l’espèce se développerait en se détournant de l’humain. Or, si importante que puisse être la réciprocité pour l’homme, elle s’avère néanmoins aussi insuffisante que le sacrifice à concrétiser elle seule la relation humaine. Mauss le remarque dans le don : il faut donner, recevoir ou rendre à temps, sous peine de se voir plus fortement obligé à l’échange lors de la prochaine rencontre ou au risque d’en être exclu. Une nouvelle exigence du rapport social se dessine : il doit durer plus longtemps que le simple contact[51].

La durée. La permanence de la relation

Chaque individu ou groupe social cherche à ménager la durée de la relation humaine. Mauss, dans son Manuel d’ethnographie, retrouve ce problème au niveau de l’institution juridique, dans les réglementations sévères pesant sur la date et l’exécution des contrats[52]. Il y décèle un motif assuranciel qui en deçà du rapport de droit grève toute relation humaine, comme si l’engagement à « faire relation » ne pouvait être tenu que sur la base d’une sorte de réassurance réciproque des échangistes dans la continuité de leurs rencontres[53]. Le Manuel d’ethnographie fait part de ce même motif assuranciel dans les exemples de cession de bétail[54]. L’acheteur de bétail reste en relation avec le vendeur pendant un certain temps, pour s’assurer que le vendeur ne l’a pas berné, que la vente a été honnête.

Dans les échanges-dons, ces pratiques, ces rites, ces cérémonies qui favorisent la durée des rapports sociaux sont en relation avec les groupes sociaux, comme en rend compte le Kula trobriandais[55]. Le groupe est chaque fois présent, en avant- ou en arrière-plan des dons, pour (s’)assurer la permanence des rapports sociaux établis[56]. Ce travail des groupes s’effectue au cours des « assemblées », « foires » ou « marchés », des institutions qu’ils ont mis en place à cette fin[57]. Il est si intense que la circulation des objets est en principe « incessante » et « infaillible[58]  ». « Par la chose transmise, même si elle est fongible, l’alliance qui a été contractée n’est pas momentanée, et les contractants sont censés en perpétuelle dépendance » (Mauss, 1999, p. 256) rappelle Mauss. Il découvrira aussi un droit de suite sur les choses[59], preuve supplémentaire du ressort institutionnel qui sous-tend la pérennité des relations d’échange dans les sociétés du don[60]. Enfin, le groupe construit différents systèmes de sanction ou de compensation des dons, de sorte à s’assurer du retour des choses données[61], et au-delà, de la poursuite des relations avec le ou les partenaires des échanges. Dans les cas les plus simples, la chose donnée elle-même représente la « sûreté » de la permanence du rapport d’échange[62]. Ailleurs, ce peut être la tradition, comme dans le cas des choses mancipi[63], ou de véritables systèmes de répression par lesquels celui qui ne rend pas la chose donnée perd au mieux son honneur, au pire la vie[64].

L’explication de Simmel a l’avantage de rejoindre l’idée de Mauss selon laquelle le groupe joue un rôle principal dans la durée des relations humaines. Mais l’auteur sera plus attentif à l’influence du groupe en tant que « cercle » de personnes sur la durée des rapports sociaux[65]. Plus le groupe est grand, plus les relations entre individus appartenant à ce genre de groupe sont de courte durée. Inversement, plus le groupe est restreint, plus ces relations durent. L’exemple illustrant au mieux la durée de la relation est celui de la mode : « Si les modes d’aujourd’hui ne sont plus aussi extravagantes et onéreuses que celles des siècles passés, et si elles ont une durée de vie beaucoup plus courte, cela tient au fait que de larges groupes sociaux se les sont appropriées » (Simmel, 1900, gsg 6, p. 640 ; traduction). Inversement, si la mode dure relativement longtemps, c’est qu’en principe elle se cantonne à des groupes sociaux plus restreints[66]. Cette brève considération des rapports entre mode et durée renoue avec le schème plus fondamental de l’élargissement et de la régulation[67] des Wechselwirkungen que Simmel avait amplement développé dans De la différenciation sociale (1890). Plus le groupe s’élargit, plus les individus se délient les uns des autres, et plus la durée des relations qu’ils entretiennent s’amoindrit. Et vice-versa.

En dépit de ces différences, les conclusions des deux auteurs convergent. Attaché à comprendre la durée des relations humaines à partir des groupes et de leurs institutions, Mauss considère indirectement des éléments plus morphologiques de densité de population, de taille de groupes et, finalement, de différences entre les sociétés du don et nos sociétés européennes. Simmel suit le chemin inverse. Partant du schéma de la différenciation sociale pour étudier la durée des rapports humains, il remonte progressivement vers les crans de sûreté que les groupes mettent en place pour s’assurer la continuité des rapports sociaux. La durée de la relation humaine fait partie intégrante du triptyque développé par Mauss et Simmel, bien que de ces trois aspects constitutifs elle soit celui qu’ils développent le plus marginalement. Ils privilégient plutôt l’analyse des formes sociales constituées qui s’inscrivent par conséquent déjà dans une certaine durée. Il n’en demeure pas moins qu’ils ont tous deux circonscrit ce problème, et donné quelques pistes pour en favoriser l’étude. Comprendre la durée des rapports humains revient donc à se concentrer en premier lieu sur la morphologie sociale, et sur les institutions médiatrices des rapports sociaux, qu’il s’agisse des objets d’échange les plus communs ou des systèmes institutionnels plus complexes[68].

Conclusion. Interactionnisme critique et sociologie contemporaine

Les trois conditions nécessaires à la concrétisation de la relation humaine renvoient aux trois enjeux ouvrant sur l’interactionnisme critique contemporain. Ces conditions ne forment pas une structure au sens strict du terme[69], même si chacune d’elles n’existe pas indépendamment des deux autres. L’ambivalence de la relation humaine est illogique sans l’engagement pour cette relation et pour sa durée, et ainsi de suite. Toutefois, aucune de ces conditions n’est à elle seule suffisante à l’existence concrète de la relation, tout comme les liens qu’elles entretiennent l’une à l’autre restent profondément fragiles. Cette fragilité que l’on retrouve sur le plan des pratiques relationnelles comme une impuissance à faire d’emblée, en soi et pour soi, relation, favorise les croisements et les découplages de l’ambivalence, l’engagement et de la durée. Voilà pourquoi la relation humaine ne peut recevoir de réponse ni complète ni définitive quant à sa constitution et à ses modes immanents de développement. Ce constat, nous disent Simmel et Mauss, n’est pas un constat d’échec. Il parle aussi bien en faveur de la complexité des pratiques sociales que de celle de la connaissance du social. Plus le sociologue se rend compte de la richesse de ses objets d’études, plus il comprend qu’il n’en obtiendra pas la connaissance ni synthétique ni complète. De plus, cette double complexité de la réalité et du regard que le sociologue est amené à porter sur le réel empêche la généralisation. Ce qui valait hier ne vaut pas forcément aujourd’hui, ce qui était constaté ici, ne le sera pas là. Ce que l’on croyait acquis, la relation, ce soi-disant principe superstructurant de nos pratiques, est par conséquent ce dont on ne peut postuler le caractère agrégatif. Tel est la perspective à méditer si l’on désire sortir la sociologie de ses archaïsmes (la plupart du temps énoncés en termes d’oppositions binaires ou d’oxymorons de type individu/société ou individualité sociale, etc.) pour en faire une science légitime. Dès lors, il est possible d’approcher les pratiques sociales non seulement sous l’angle des changements de surface qui en affectent les formes, mais également pour sonder en profondeur les modifications de leur développement. Autrement dit : il devient possible de penser ensemble fabrication/destruction des liens sociaux et modes de régulation de ces liens sociaux. Ce n’est autre que le coeur de cet interactionnisme critique inauguré par Simmel et Mauss à partir duquel ils pensaient pouvoir ressourcer la sociologie moderne et qui reste aujourd’hui à découvrir.