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Or, s’il est indécent de vivre pour manger, il convient, tout en mangeant pour vivre de s’acquitter de cette tâche comme de toutes les autres, de son mieux, avec plaisir.

Ali-Bab, Gastronomie pratique

Comment les individus choisissent-ils de satisfaire leur faim ? Depuis l’après- Seconde Guerre mondiale et dans les pays dits développés, l’éventail des choix alimentaires qui sont offerts à tout un chacun s’est infiniment élargi. Dans ce contexte d’abondance, généralisée mais inégalement distribuée, comment procèdent les individus pour se nourrir et pour se constituer un repas ? Comment traduisent-ils cette offre objective en une demande ? Quels critères font-ils intervenir dans leurs choix alimentaires ?

L’acte alimentaire semble se situer le long d’un curseur qui opposerait d’un côté le plaisir, de l’autre la nécessité. Dans quelles circonstances, dès lors, manger relève-t-il du plaisir ? Dans quelles conditions, dans quels sens, de la nécessité ? Entre ce que Pierre Bourdieu a appelé un « goût de luxe » et un « goût de nécessité », où individus et collectivités se placent-ils ? Dans nos sociétés modernes dites d’abondance, quelles sont les contraintes ? Bref, entre le plaisir ancré dans le luxe du choix et la nécessité régie par la contrainte, qu’est-ce que de nos jours que de « bien manger » ?

Plaisir(s) et nécessité(s) semblent a priori opposés : on mange tel ou tel aliment « par nécessité », et non par plaisir et à l’inverse, on met en avant « le plaisir sans contraintes ». De même, la distinction bourdieusienne repose sur une opposition radicale entre un goût de liberté, caractéristique des catégories sociales aisées, et un goût de nécessité, caractéristique des catégories modestes, défini par la détermination de la contrainte budgétaire et de l’habitus de classe.

Mais si l’on remonte à l’Antiquité, au iiie siècle avant notre ère, Épicure avait tissé force liens entre les deux notions[1]. Le philosophe, en effet, a dressé une typologie des plaisirs dans leurs rapports avec la nécessité. Il distinguait trois types de plaisirs, chacun déterminant un usage particulier du sage. Viennent en premier lieu les plaisirs naturels nécessaires (boire, manger) dont le sage doit se contenter : ceux-ci sont faciles à acquérir. Qui plus est, ils sont la source d’autres plaisirs. Viennent ensuite les plaisirs naturels mais non nécessaires (les plaisirs sexuels par exemple) : le sage peut y renoncer. Enfin, l’on trouve les plaisirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires (comme la richesse), poursuivis sans fin et par-là même vains et sources de souffrance. Cette typologie nous invite à nous interroger sur la nature et la fonction des plaisirs alimentaires dans nos sociétés : se situent-ils du côté du naturel et du nécessaire, ou de l’artificiel et de l’inutile ?

Les articles qui suivent, chacun à leur manière, avec la perspective et l’approche qui leur sont propres, proposent un certain nombre de réponses à ces questions fondamentales. Ils montrent, premièrement, comment les individus créent, littéralement, leur monde alimentaire, en articulant le plaisir et la nécessité. En deuxième lieu, ils illustrent comment ces deux dimensions viennent modeler nos représentations de l’alimentation. Enfin, ils mettent en évidence comment s’agencent choix individuels et mondes sociaux. S’il est évident que ces éclairages sont loin d’être définitifs, ils ont le grand mérite de diriger nos regards vers des domaines du comportement humain qui restent, manifestement, incontestablement sous-explorés.

Quelles nécessités dans une société d’abondance ?

Un choix élargi

Plaisir et nécessités n’ont pas suscité le même intérêt en sociologie. Depuis belle lurette, les nécessités préoccupent les sociologues, bien plus que le plaisir. Celui-ci pointe tout juste dans l’horizon sociologique, par l’intermédiaire des économistes lorsqu’ils parlent d’hédonisme (Cochoy, 2008). Et c’est bien le terme d’hédonisme qu’emploie Henri Mendras pour décrire les évolutions de la société française et la place prise par le plaisir, après les années 1960 (Mendras, 1988). Mais cela a été peu étudié en tant que tel. Bourdieu s’est intéressé à la « nécessité », le singulier indiquant ici le caractère impératif lié à la contrainte budgétaire présente dans de nombreuses manifestations du comportement social. Et dans l’ensemble, les sociologues ont abordé les nécessités moins directement, à travers les contraintes, les normes, les règles et les prescriptions qui viennent structurer le domaine alimentaire. Ces multiples nécessités du quotidien déterminent les choix qu’opèrent les individus pour se nourrir, et elles retiennent en priorité l’attention des chercheurs.

Nous en sommes donc à nous concentrer sur les différentes nécessités auxquelles font face les individus et les groupes sociaux. Notre société dite d’abondance les aurait-elle fait disparaître, ou les a-t-elle simplement redéfinies ? Lorsqu’il s’agit d’assouvir la faim ou de satisfaire une envie alimentaire, bien des individus ont désormais un choix qui semble affranchi des nécessités : à l’abondance de l’offre s’ajouterait une plus grande liberté des individus, au point que, pour Claude Fischler, une « gastro-anomie » caractériserait le monde contemporain, avec en particulier une diminution des contrôles sociaux en matière alimentaire (Fischler, 1990). Dans une optique durkheimienne, les individus seraient-ils aujourd’hui plongés dans une situation d’anomie, par défaut de régulation ? Ou, pour le formuler autrement, se trouvent-ils dans une situation de plaisirs désormais illimités ?

Les évolutions du domaine alimentaire — progrès dans les transports, dans la conservation et dans la commercialisation des aliments — ont certes élargi, pour le plus grand nombre, la palette des aliments disponibles (voir par exemple Bruegel, 1997, sur la conserve, Shapiro ; 2004, sur l’introduction des produits industriels).

Mais pour significatives qu’elles soient, ces évolutions sont loin d’avoir libéré les consommateurs des contraintes liées à la disponibilité des aliments. La variabilité de l’offre saisonnière et les différences selon les lieux de production pèsent toujours dans les possibilités de choix du consommateur. Certes, ces dimensions jouent un moins grand rôle qu’autrefois quand il s’agit de l’accès aux aliments. Surtout elles interviennent différemment.

Toutefois, ces évolutions n’ont ni effacé les différences sociales ni gommé le poids des contraintes financières. La première des nécessités — la satisfaction de la faim — semble être un fait acquis. La famine et la disette ont disparu de nos sociétés occidentales, alors qu’elles dominaient l’horizon des conduites alimentaires d’autrefois. Fait remarquable dans l’histoire : la viande, autrefois produit de luxe, est désormais un aliment caractéristique des catégories populaires au point que certaines d’entre elles — voir l’article de Christine Rodier sur la consommation de viande halal — tentent de redonner à la consommation de viande son caractère exceptionnel.

Toujours est-il que la faim reste un fait social bien réel. Tout particulièrement ces dernières années, la disparition de la famine proprement dite n’implique point l’abondance généralisée. Ainsi, les associations caritatives, qui soulignent l’augmentation constante du nombre des bénéficiaires de l’aide alimentaire, sans excepter aucun pays[2], viennent en témoigner.

Revenons-nous pour autant à la nécessité impérative de Bourdieu ? Il est certain que la contrainte financière continue, en milieu populaire, de structurer les choix alimentaires, déterminant en quelque sorte un « choix du nécessaire », un « goût de nécessité » : « Le goût est ce qui fait que l’on a ce que l’on aime parce qu’on aime ce que l’on a » (Bourdieu, 1979 : 195). Tout d’abord, l’alimentation en milieu populaire tient un poids plus important dans le budget que dans les ménages aisés. En second lieu, les membres des catégories désavantagées consomment moins de produits chers, en particulier les légumes frais (Plessz et Gojard, 2012), les fruits, le poisson et les produits de la mer (Caillavet, Lecogne et Nichèle, 2009). Toutefois, et pour contraignantes que soient les restrictions budgétaires, il y aurait toujours un choix, ce qui explique que l’on a pu parler d’une « gastronomie de la faim. […] qui n’est pourtant pas dépourvue de règles, de normes inspirées par le savoir commun et en quelque sorte codifiées par les usages collectifs » (Capatti et Montanari, 2002).

En outre, encore plus que celle de la faim, la peur du manque continue d’orienter certaines pratiques en milieu populaire, par exemple le souci d’opulence alimentaire observé depuis longtemps, et encore aujourd’hui, dans les milieux défavorisés. Se développe également la notion d’« insécurité alimentaire », qui désigne à la fois les conditions objectives du manque alimentaire et ses conditions subjectives, comme la peur de ne pas avoir suffisamment à manger, à court comme à long terme.

En matière d’alimentation, en dépit des réticences à l’égard des concepts de base absolus, l’opposition établie par Bourdieu dans La Distinction entre les « goûts de luxe (ou de liberté) » propres aux catégories aisées et des « goûts de nécessité », caractéristique des catégories modestes (1979 : 198), continue de servir de référence, qu’on la discute ou qu’on y adhère. Dans ce numéro, l’article de Philippe Longchamp analyse les effets contrastés de la diffusion des normes diététiques au sein de l’espace social en s’appuyant sur l’opposition bourdieusienne. L’auteur valide l’analyse de Bourdieu tout en cherchant à la nuancer. Aussi, introduit-il dans ses propos les différentes fractions de classe, distinguées en fonction à la fois de leur capital économique et de leur trajectoire sociale. Dans ce contexte, la diffusion des normes sur l’alimentation familiale vient accentuer l’hétérogénéité des pratiques, non seulement entre groupes sociaux, mais aussi entre hommes et femmes, ou entre générations.

De la même façon, dans son article, Louis Mathiot pose la question des attitudes parentales face aux risques — tant sanitaires que nutritionnels —, en soulignant les différences entre milieux aisés et populaires. Les arbitrages n’y sont pas les mêmes, et l’alimentation des enfants en milieu aisé obéit à un projet de socialisation précoce, alors qu’en milieu populaire se pose, de façon bien plus aigüe, la question de la transmission alimentaire et de l’identité familiale.

On ne saurait pour autant réduire les goûts en milieu populaire au simple effet de la nécessité. Grignon et Passeron, déjà, avaient critiqué l’opposition établie par Bourdieu et souligné que les goûts et les pratiques en milieu populaire ne sont pas le seul reflet des contraintes économiques, mais dépendent bien « d’attitudes, d’habitudes, de rapport aux pratiques, de “stratégies”, de choix — bref de “goûts” » (Grignon et Passeron, 1989 : 47).

C’est ce que vient illustrer dans ce numéro l’exemple des jardins potagers analysés par Arnaud Frauenfelder, Christophe Delay et Laure Scalambrin. Les auteurs examinent l’hétérogénéité des catégories populaires, en particulier en fonction de leur origine (urbaine ou rurale). En milieu modeste, le jardinage répond certes à des contraintes budgétaires (faibles revenus, enfants à charge). Mais le rôle des jardins potagers dépasse cette fonction économique, en particulier chez les fractions les plus aisées des catégories populaires. S’entremêlent, chez les jardiniers, nécessité économique et plaisir — plaisir de produire soi-même, fierté de faire pousser des produits de meilleure qualité que ceux du commerce. Les jardiniers oscillent entre choix obligé et goût, entre le nécessaire et les préférences, les exigences matérielles et les plaisirs, qui entretiennent cet « honneur des jardiniers » décrit par Florence Weber (1998).

« Bien manger » : une nécessité morale

Plus encore que ces contraintes matérielles, ce sont également des contraintes spirituelles qui s’imposent aux individus. Les règles diététiques en sont venues désormais à constituer une forme de morale. Énoncées au nom de la santé, elles se font plus vigoureuses aujourd’hui qu’autrefois. Certes, on n’oubliera pas que la relation entre alimentation et santé est inhérente à l’acte même de manger. Mais la contrainte diététique, très largement diffusée et médiatisée dans nos sociétés contemporaines, touche des groupes sociaux — les catégories populaires — autrefois peu concernés. Elle se mêle aussi à d’autres préoccupations — religieuses par exemple.

Prescriptions et interdits religieux modèlent les pratiques alimentaires moins qu’autrefois. Toutefois, ils persistent tout en évoluant (Kanafani, Mathieu et Nizard, 2007) et en intégrant, parfois, des tendances et des préoccupations séculaires. Christine Rodier montre ainsi que dans les milieux musulmans au sein desquels elle a enquêté, l’obligation religieuse — manger halal — se double d’une contrainte diététique. Les traditions s’inscrivent peu à peu dans la modernité, alternative, du bio et du terroir, en vogue actuellement. Investie d’une charge identitaire forte, exacerbée en situation de migration (Chiva, 1982), la nourriture halal n’est pas seulement symbolique de l’identité des musulmans enquêtés. Elle révèle aussi la sensibilité de cette population à des tendances qui prennent alors un sens nouveau : une critique des dérives de la société de consommation. Dans ce travail de retour aux origines, on observe, comme ailleurs, l’effort de reconstruction et de réinvention des traditions qui permettent de s’inscrire dans une histoire, dans un passé magnifié et idéalisé : l’intérêt pour l’alimentation biologique est perçu comme un retour à l’âge d’or de l’Islam. Paradoxalement, c’est par ce qui est considéré comme un retour aux traditions que les individus affirment la modernité de leur foi.

Des nécessités, encore

D’autres types de contraintes sont évoqués par les articles ici rassemblés. À partir de l’étude de Cuisine et vins de France, Sidonie Naulin met en évidence les différentes contraintes qui viennent modeler le ton, le style et le contenu de la revue au fil du temps. Certaines contraintes internes à la revue renvoient tout à la fois aux changements de direction, aux évolutions du métier de journaliste gastronomique ou à l’apparition de la concurrence dans ce segment de la presse. D’autres sont extérieures à la revue : elles sont liées par exemple au développement du travail salarié des femmes, aux évolutions culinaires ou aux évolutions sociales de manière plus générale. Ces évolutions sont d’autant plus contraignantes qu’elles viennent en contradiction avec les objectifs et positions initiales de la revue. Par ce jeu des contraintes, Sidonie Naulin montre la construction à la fois du style et du contenu de la revue sous l’effet d’interactions dynamiques entre l’obligation d’une adaptation aux évolutions de la société, la recherche à la fois d’une certaine nouveauté par le magazine et le souci d’une conformité à la ligne classique de la revue.

La presse se révèle ainsi une source particulièrement riche pour qui travaille sur l’alimentation. Ainsi, Faustine Régnier, dans ce numéro, compare deux magazines de la presse féminine française et américaine, Modes et Travaux et Good Housekeeping, depuis les années 1930, pour montrer que la nécessité évolue au fil du temps. La nécessité relève d’abord de la satisfaction de besoins alimentaires de base, dans un contexte de gestion de ressources rares. Autrement dit, il s’agit de satisfaire un plaisir naturel et nécessaire. Cette nécessité devient au fil du temps caractéristique d’une société d’abondance, en fonction des exigences de santé et de minceur : de plaisirs naturels et nécessaires, on passe au rang de plaisirs non nécessaires, que les revues féminines veulent hisser au rang de plaisirs nécessaires. Quant au plaisir, spécifiquement français, il est longtemps absent, et s’il s’affirme progressivement dans les années contemporaines. Pour autant, il ne s’énonce jamais sans son articulation à la nécessité, donnant ainsi à l’hédonisme promu un caractère contraint.

D’autres contraintes, enfin, sont liées aux accidents de la vie : elles révèlent ce qui, dans une trajectoire, peut influencer les choix alimentaires et les goûts. Armelle Lorcy montre ainsi quelles modifications peuvent subir les goûts alimentaires dans le cadre d’une maladie, ici le cancer. À travers les récits de femmes traitées en chimiothérapie, l’auteure interroge la notion de goût. Elle analyse la gestion du plaisir et de la nécessité dans des conditions extrêmes, où les malades sont bien souvent obligés de déléguer une partie de l’acte alimentaire. En outre, à la perte du goût de manger — l’appétit — s’ajoute la perte du goût propre des aliments, voire l’apparition de certains dégoûts, qui entraînent une perte du plaisir de manger. Dans ces circonstances, le régime alimentaire est considéré comme partie intégrante du traitement. Mais dans ce contexte particulier, la non-conformité aux normes nutritionnelles en vigueur n’entraîne plus de culpabilité : mal manger (selon les règles nutritionnelles), c’est paradoxalement bien manger, car c’est manger dans une situation de perte d’appétit. La survie en dépend. Retrouver l’appétit et retrouver la saveur, c’est retrouver le goût de la vie.

Entre contraintes et choix : goûts individuels et goûts collectifs

Comment s’articulent, enfin, les goûts personnels des individus et ceux des groupes auxquels ils appartiennent ? Quel rôle jouent les traditions familiales ou encore les relations sociales dans les choix alimentaires ? Dans ses travaux sur les classes sociales et la consommation dans la classe ouvrière, Maurice Halbwachs a souligné la dimension sociale de la consommation : les conditions de travail, le mode de vie ainsi que les représentations qui leur sont associées modèlent les goûts et les styles de vie au sein de chaque classe sociale. Dès lors, les individus peuvent-ils se démarquer, voire s’affranchir, de ces goûts collectifs et des contraintes qui les sous-tendent ? Ces questions sont analysées par Julia Abramson à partir des trajectoires « culinaires » d’un couple aux États-Unis, en montrant la façon dont l’individu peut se situer, en ce qui concerne ses préférences alimentaires, entre son identité propre et celle de son groupe social d’appartenance. La question se pose avec d’autant plus d’intérêt que les États-Unis sont d’une certaine manière la société du libre arbitre et de l’individualisme alors que la société française présente des caractéristiques plus collectives, holistiques en quelque sorte (Tocqueville, 1835/1840, Dumont, 2003).

Julia Abramson montre ainsi comment, en matière d’alimentation, les traditions familiales, qui font intervenir à la fois les goûts transmis d’une génération à l’autre, la place des femmes en ce domaine, mais aussi les rapports entre groupes ethniques — composante essentielle de la structuration sociale aux États-Unis — viennent modeler à long terme les préférences et les pratiques des individus. Une partie des contraintes d’autrefois — en particulier l’important travail nécessaire pour apprêter la nourriture et transformer les aliments - a disparu. Mais les autres obligations, celles qui ont constitué le cadre de la socialisation, demeurent tout au long du cycle de vie, tout en évoluant. Dans un contexte américain, elle en vient enfin à discuter l’individualisme américain, une réalité, certes, mais qui n’a pas fait disparaître la dimension sociale de l’acte alimentaire.

En effet, les goûts et les pratiques alimentaires se définissent également par les interactions entre un individu et son groupe social. Ainsi, Mark C. Pachucki, en adoptant une optique quantitative, explore l’influence des relations sociales et des réseaux sociaux, qui modèlent et orientent les préférences alimentaires. La position statutaire n’est pas le seul déterminant de la consommation alimentaire : le réseau social, et les occasions de sociabilité qu’il engendre, ont un effet spécifique sur les types de consommation et sur la culture alimentaire. Dès lors, ne sommes-nous pas simplement ce que nous consommons, mais d’un point de vue culturel nous devenons également, du moins un peu, ceux avec qui nous mangeons.

Ainsi, les individus ne sont pas laissés au libre choix absolu : les règles et normes, renouvelées, reformulées, continuent de modeler leurs choix et leurs pratiques alimentaires. L’affranchissement des consommateurs à l’égard de certaines contraintes laisse-t-il plus de place au plaisir ?

L’insaisissable plaisir

Le plaisir, cet obscur objet

Comment saisir l’insaisissable ? Comment aborder ce qui s’énonce difficilement, le plaisir ? Certes, il ne peut y avoir de cuisine sans mots (Ferguson, 2004 ; 2014), et les mots, qui accompagnent, précèdent, voire remplacent l’acte de manger, sont partie intégrante du plaisir culinaire. On sait la place prise par le discours gastronomique en France au point même que le discours sur la nourriture peut venir y prendre la place de la nourriture : il en est comme un substitut (Aron, 1973). Mais le plaisir semblait autrefois confiné à la sphère gastronomique et culinaire, et la décence à table prescrivait la modération. Aujourd’hui, il est omniprésent : pratiques culinaires, pratiques de santé, pratiques sexuelles, aucun domaine ne lui échappe.

On trouve des avatars de ce plaisir gastronomique des mots dans la presse culinaire, puisque « plaisir de cuisiner et plaisir de manger sont à la racine de son existence », comme l’indique Sidonie Naulin. Par son objectif même, puisqu’il s’agit de divertir le lecteur. Par son objet, aussi : les recettes sont censées susciter le plaisir de la confection et de la dégustation. Mais ce plaisir en est tellement inhérent qu’il est peu apparent et peu verbalisé, tout en non-dit. Le plaisir, en effet, a du mal à s’énoncer. C’est ce que suggère Priscilla Ferguson, quand elle analyse le Festin de Babette : les convives danois éprouvent du plaisir au repas confectionné par Babette, ils apprennent littéralement le plaisir culinaire, mais ils ne le mettent pas en mots. Les convives danois sont loin des gastronomes français…

Sensation, émotion agréable qui trouve sa source dans les sens et le corps (Rey, 1992), le plaisir constitue un obscur objet pour les sociologues. Ces derniers sont moins familiers des émotions que de l’évaluation des budgets, moins familiers des sens que des catégories sociales. Le plaisir a donc peu été abordé en tant que tel, au singulier. Il a été étudié sous l’angle de ses diverses manifestations, dans ce cas employé au pluriel, « les plaisirs » : plaisirs de la table et plaisirs de la dégustation ; plaisirs du partage et de la commensalité ; plaisirs de la gastronomie et de la bonne chère.

Il existe une étrange absence du plaisir en tout cas, alors que celui-ci est inhérent à l’acte même de manger et qu’il constitue une des premières expériences de l’être humain. Freud a analysé ce plaisir singulier que ressent le nourrisson lors de la tétée, singulier parce qu’il associe le plaisir propre de la succion et le plaisir lié à l’assouvissement de la tension biologique de la faim. Dans le même temps, Freud soulignait les difficultés à cerner « la signification des sensations (…) de plaisir et de déplaisir. (…) Il s’agit là de la région de la vie psychique la plus obscure et la moins accessible (…) » (Freud, 1905).

Ces sensations et ces émotions agréables du plaisir trouvent leur source dans le corps et sont liées aux sens, voire à la sensualité. Dès lors, sans doute, une certaine dévalorisation du plaisir doit faire face au primat de l’intellect. Le plaisir sensuel est volontiers associé à un abandon de la raison, alors que l’ascétisme témoigne d’un effort sur soi et du primat de la raison. Dans la théorie des climats, Montesquieu dans DeL’Esprit des lois (1748) opposait par exemple les hommes des régions chaudes, sensibles au plaisir et paresseux, aux hommes des régions froides, peu sensibles au plaisir et vigoureux.

Lié aux sens, le plaisir est lié à la sensualité et au plaisir sexuel, rappelant ici spécifiquement l’équivalence qui existe entre l’acte sexuel et l’acte de manger (Lévi-Strauss, 1962 : 139). Dès lors s’éveille une méfiance, voire une forme de tabou à l’égard d’un plaisir qui serait trop vigoureusement affirmé et qui irait à l’encontre du refoulement de l’affectivité. L’importance de ce frein sur l’expression des sens est soulignée par Norbert Elias dans Le Processus de civilisation où les fonctions corporelles relèvent d’un contrôle de plus en plus rigoureux des pulsions et sont marquées par une réserve de plus en plus grande. De la même façon, Michel Foucault a mis en évidence la « juste mesure » dans « l’usage des plaisirs » chez les anciens Grecs. Il a souligné, dans le chapitre « Diététique » que le régime, pris dans le sens large d’art de vivre, vise à régler les activités qui relèvent du plaisir et qui en même temps sont reconnues comme importantes à la santé (exercice physique, alimentation, sexualité). Elles doivent être l’objet d’une mesure, une juste mesure relevant à la fois de l’ordre corporel et de l’ordre moral.

Cette mesure du plaisir est-elle encore valable aujourd’hui, tant semblent fortes les injonctions à la jouissance ?

Le plaisir, une valeur en hausse

Récemment en effet, le plaisir a connu un regain d’intérêt. C’est ce que souligne Anne Dupuy, qui examine dans ce numéro la thématisation du plaisir, en remettant en question le rôle de celui-ci dans les processus d’éducation et de socialisation alimentaire. Elle indique en particulier comment, pour les acteurs de la santé publique, le plaisir est désormais conçu comme un levier d’action. Certaines valeurs liées au plaisir, comme la commensalité, sont mises en avant pour remédier aux évolutions négatives du domaine alimentaire. On en appelle ainsi au plaisir de la commensalité comme un outil de lutte contre l’individualisation des repas, contre la multiplication, la fragmentation des repas et le grignotage, plus largement contre la déstructuration d’un modèle de repas qui serait typiquement français. Le plaisir alors, une valeur hexagonale ? Central dans les discours français, relativement absent des discours américains (Fischler et Masson, 2008), où se situerait-il dans des discours québécois ?

Le plaisir viendrait contrer la médicalisation de l’alimentation, dans un contexte de mobilisation contre l’obésité et de diffusion tous azimuts de normes nutritionnelles. La position peut sembler paradoxale : si le plaisir s’oppose à la médicalisation de l’alimentation, il constitue en même temps le nouveau support sur lequel s’appuient les campagnes en santé publique ! Autrefois, il se situait à l’opposé du sain et de la santé : d’un côté, il y avait les nourritures plaisir — les sucres par exemple — de l’autre les nourritures santé — légumes, poisson, fruits. Aujourd’hui, les promoteurs des normes de santé publique, sous l’influence en particulier du marketing social, tentent de concilier les deux. Ces éléments éclairent pourquoi l’opulence caractéristique des pratiques alimentaires en milieu populaire — rappelée par certains articles ici (Delay, Frauenfelder, Scalambrin et Longchamp) — ainsi que le souci de choyer les enfants par l’alimentation (Régnier et Masullo, 2009) dans ces catégories sociales ont pu être interprétés comme une recherche du plaisir immédiat et par là condamnés, au regard des normes de santé publique qui prônent la modération, en écho à certaines formes d’ascèse en milieu aisé.

Le plaisir devient alors un mode d’inculcation des normes diffusées par les entrepreneurs de morale. Dans ce numéro, Laurence Ossipow interroge la « bonne alimentation » dans les foyers d’éducation pour adolescents. Les repas pris en commun constituent en effet un support privilégié d’inculcation de normes, de valeurs, un moyen de modification ou de régulation de comportements. Dans l’histoire, c’est au cours des repas collectifs qu’ont été diffusées bien des normes ou de nouvelles pratiques. Dans ces foyers étudiés par la chercheure, l’alimentation est un enjeu pour trois raisons : nécessités éducatives, puisque l’alimentation est un support de transmission de règles de comportement ; nécessités sanitaires, puisqu’il s’agit de « bien manger » et de diffuser certaines des règles nutritionnelles en vigueur (manger des fruits et des légumes) ; raison festive, enfin, et l’on rejoint là le côté « plaisir » de l’alimentation. Les animateurs doivent composer avec de multiples contraintes budgétaires, sanitaires, gustatives et religieuses et sont tenus de trouver chaque fois une juste mesure qui leur permet de tenir un budget en proposant de bons repas, des repas qui sont bons mais qui ne le sont pas trop afin de ne pas créer un décalage avec la vie quotidienne des adolescents. Laurence Ossipow souligne judicieusement la tension qui existe entre les différentes contraintes : créer ou renforcer un sentiment d’appartenance collective tout en respectant les singularités de chacun.

Pour autant, l’alimentation dans ces institutions n’est pas le moyen de transformer les comportements et le but des repas n’est pas, par exemple, de diffuser les règles en matière nutritionnelle. L’alimentation, par le plaisir qu’elle peut offrir, est un terrain qui permet à la fois de faire exister et de reconnaître les différentes origines (sociales, religieuses, ethniques) des jeunes gens.

Le plaisir une nouvelle nécessité

De façon presque paradoxale, dans nos sociétés régies par la consommation, le plaisir est devenu la norme et la nécessité : « Prenez du plaisir ! », « Faites-vous plaisir » sont devenus les mots d’ordre de nos contemporains. Le plaisir constitue une obligation : « Enjoy ! », telle est l’injonction des serveurs américains. Le paradoxe est peut-être moins grand qu’il n’y paraît : l’affirmation de l’existence du plaisir est d’autant plus nette qu’elle s’inscrit dans un contexte de diffusion particulièrement vigoureuse de contraintes en matière alimentaire. La mise en avant du plaisir vient alors compenser la sévérité des injonctions et des consignes diffusées.

La frontière entre plaisir et nécessité est ténue : pas de plaisir sans affranchissement de contraintes, mais pas de plaisirs en situation d’anomie totale. La nécessité elle-même peut être source de plaisir, le plaisir est devenu nécessaire. Comme le suggérait déjà Épicure, loin de s’opposer, nécessités et plaisirs constituent les deux faces d’une même pièce.