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introduction : tradition et modernité dans la sphère de l’intimité

Une cartographie de la littérature sociologique occidentale sur l’intimité contemporaine, et plus spécifiquement sur les imaginaires qui gouvernent l’expérience amoureuse, sexuelle et conjugale hétérosexuelle, révèle trois positions principales (van Hooff, 2013). Les tenants de la thèse de l’individualisation comme émancipation de la tradition (par exemple Beck et Beck-Gernsheim, 2001 ; 1995) avancent que l’effritement des références normatives traditionnelles aurait ouvert la porte à la possibilité, pour les partenaires en relation intime, de bricoler leur propre système de normes et de valeurs pour tendre vers des agencements plus égalitaires et personnalisés. D’après Giddens (1992), la transition entre le paradigme romantique et une forme d’intimité démocratique, égalitaire et soucieuse du respect des caractéristiques individuelles des partenaires se serait réalisée par le développement de certains aspects de l’amour romantique et la remise en question des problèmes qu’il comportait. Ainsi, le modèle de la « relation pure », détachée des déterminations traditionnelles (famille, Église, communauté, etc.), se serait imposé pour promouvoir un imaginaire amoureux axé sur l’autonomie, le dévoilement de soi mutuel et l’égalité de genre.

Un autre groupe d’auteurs et d’auteures analyse plutôt la détraditionnalisation de la conjugalité contemporaine comme une source de déliaison (Bauman, 2003 ; Bawin-Legros, 2004 ; Chaumier, 2004, 1999). Ils estiment que le désir d’individualisation et d’autonomie des partenaires, largement mû par le capitalisme (Illouz, 1997, 2012) et les technologies (cf. Jamieson, 2013), se traduit principalement par la déchirure du lien conjugal et le désengagement des personnes par rapport aux valeurs de la vie conjugale. Ces deux positions font un traitement différent de la relation entre modernisation et intimité. D’après Musiał (2013), la première position repose sur une interprétation de la modernisation de l’intimité comme une opportunité et une libération (« liberation thesis approach »), alors que la seconde l’interprète comme une forme de « colonisation » de l’intimité par le processus de rationalisation, les logiques de l’économie capitaliste et la morale individualiste (« colonization thesis approach »).

Une troisième position met l’accent sur les tensions entre, d’une part, des normes, des idées et des institutions façonnant l’expérience intime qui s’inscrivent dans la continuité de la tradition et, d’autre part, des éléments qui se trouvent en décalage avec elle. Ces tensions se retrouveraient autant dans les normes et les idéaux qui composent les imaginaires amoureux que dans les interactions conjugales, amoureuses et sexuelles entre partenaires intimes. Dans sa discussion de la littérature sur l’intimité contemporaine au prisme de la thèse de la détraditionalisation, Gross (2005) relève la persistance des références sémantiques traditionnelles comme sources de signification pour les relations conjugales. Reinhardt-Becker (2015) souligne les tensions sémantiques entre la tradition, sous forme de récits typiquement romantiques, et ses critiques dans les téléséries étasuniennes. Dans les discours des femmes célibataires, Budgeon (2008) relève la coexistence entre l’adhésion au discours idéologique dominant sur le couple et une critique de ce discours. Elle rappelle que la sociologie n’est pas à l’abri de la reproduction de l’idéologie du couple dans ses interprétations des transformations de l’intimité. Dans son étude sur l’agentivité des femmes dans les relations où les partenaires vivent « chacun chez soi » (« living apart together » ou L.A.T.), Duncan (2015) souligne la coexistence chez ces femmes de logiques traditionnelles et antitraditionnelles, dont l’incohérence ne compromet pas leur compréhension du monde et de leurs actions (voir aussi Swidler, 2001). D’après Green et Valleriani (2016), la thèse de la détraditionalisation comme émancipation reflète l’étendue socioculturelle des normes multiculturelles, qui favorisent la reconnaissance de la pluralité des modes de vie et des relations, mais elle ne décrit pas les arrangements et les valeurs dominantes des couples occidentaux, en particulier hétérosexuels.

Les études réalisées au sein de ce troisième groupe d’auteurs et d’auteures se limitent pour la plupart à une description de la coexistence de cultures opposées de l’amour ou des tensions entre elles. Bien que cette coexistence et ces tensions soient empiriquement documentées, une analyse sociologique de ce paysage permettant de formuler des hypothèses sur la relation entre les transformations sémantiques de l’intimité et les transformations des sociétés occidentales contemporaines fait défaut. Alors que les deux premières postures ne rendent pas compte de la complexité empirique des relations intimes contemporaines, la troisième sous-théorise ses observations. Pour pallier cette limite, le présent travail propose une quatrième approche pour analyser les sémantiques intimes, sexuelles et amoureuses en émergence. À l’instar de Simmel (1908) et Luhmann (1982), nous définissons l’intimité comme le domaine de la reconnaissance et de la pertinence totales de la personnalité individuelle dans lequel prennent place les interactions qui ont pour thème l’individualité des partenaires et l’exceptionnalité de leur relation. Dans ce vaste domaine, qui inclut également les relations familiales et amicales, nous nous intéressons aux relations conjugales qui impliquent les sentiments amoureux et la sexualité. Dans les sections qui suivent, nous présentons d’abord une quatrième proposition théorique qui accorde une place centrale à la notion de sémantique intégrée, puis l’examinons à l’aune de la télésérie québécoise La Galère (2007-2013). Nous montrons que les trois approches présentées ci-dessus ne fournissent pas un cadre analytique adéquat pour décrire une sémantique qui combine et fusionne des éléments que la littérature traite comme distincts. Finalement, nous discutons de la relation entre cette sémantique conjugale intégrée et les transformations des sociétés contemporaines dans la sphère de l’intimité amoureuse et sexuelle.

sortir de l’impasse : décrire et analyser les sémantiques intimes en émergence à partir d’une étude de cas

L’approche que nous proposons s’inspire du travail de Luhmann (1982) sur la généalogie des sémantiques amoureuses occidentales[2]. La sémantique amoureuse est un ensemble organisé de règles de sens, constitué par la récurrence au fil du temps d’un répertoire de symboles et de récits qui définissent les circonstances et les conduites liées à « l’amour » (Luhmann, 1997 : 76), ainsi que les attentes que peuvent entretenir légitimement les personnes impliquées. La sémantique amoureuse évolue constamment sous l’impulsion de la production discursive et des transformations sociales. Elle est principalement véhiculée par les produits culturels (proverbes, maximes, histoires, romans, téléséries, films, peintures, etc.) et les médias de masse (Evans, 2003 ; Luhmann, 1982 ; Raghu, 2015 ; Reinhardt-Becker, 2015). La sémantique amoureuse occidentale a donc une histoire évoluant de la fin’amor (xiie-xiiie siècles) à l’amour passion (xvie-xviie siècles), puis vers l’amour romantique (xviiie-xixe siècles) et l’amour-partenariat, qui prédomine depuis le xxe siècle (Luhmann, 1982 ; de Rougemont, 1954 ; Tyrell, 1987). À différentes époques, certains thèmes considérés précédemment comme centraux ont été graduellement relégués à la périphérie de la sémantique amoureuse, tandis que des thèmes considérés comme périphériques sont graduellement devenus centraux dans cette sémantique[3].

Depuis la consolidation d’une sémantique amoureuse de la fin’amor au xiiie siècle, on trouve, au centre des différents moments de la sémantique intime occidentale, une opposition entre l’amour (comme relation interpersonnelle hautement individualisée) et la société qui, à travers l’institution du mariage notamment, gouverne les relations entre conjoints, ainsi qu’une série de solutions fonctionnelles pour répondre à cette tension (Luhmann, 1997). Au fil des évolutions sémantiques, l’amour est graduellement intégré dans les rapports sociaux. La caractérisation de l’amour comme folie ou maladie, par exemple, offre une justification autoréférentielle qui accompagne l’intégration d’une logique antimorale, antitraditionnelle et anti-institutionnelle dans les relations sociales légitimes. La conception de la passion (aux xvie-xviie siècles) comme une force qui s’empare de nous et qui est essentiellement vouée à l’excès et à la perte de soi constitue un autre exemple du travail visant à légitimer des principes de sélection des partenaires qui entrent en conflit avec les logiques de la stratification sociale et les institutions. Luhmann postule une relation intrinsèque entre les évolutions de la sémantique amoureuse et les transformations des sociétés occidentales, notamment par rapport à la différenciation de l’organisation sociale, et analyse les premières comme des tentatives successives de résolution des tensions créées par les secondes (voir Luhmann, 1982 : 24). Il est donc possible d’analyser la sémantique amoureuse contemporaine dans sa relation avec les transformations des sociétés.

Il faut préciser que l’évolution de la sémantique a son propre rythme temporel, différent de celui de la société. La sémantique amoureuse peut tester des innovations qui ne sont pas encore intégrées dans les pratiques et dans les structures sociales ou encore préserver des idées, des concepts, des expressions anciennes, masquant ainsi les transformations sociales en cours (voir Luhmann, 1993 : 7). Dans cette optique, les descriptions de la sémantique amoureuse dominante ne décrivent pas la réalité des pratiques et des discours des agents. Le défi est donc celui de formuler des hypothèses sur les fonctions de la sémantique dominante au sein d’une société tout en respectant la différence de niveau de complexité entre le plan sémantique et celui des pratiques et des idées des agents.

Méthodologie : une étude de cas sur la télésérie La Galère

Afin de développer et mettre à l’épreuve notre approche analytique, nous avons réalisé une étude de cas sur la série québécoise La Galère, diffusée par Radio-Canada entre 2007 et 2013. L’univers des téléséries a été choisi en raison de la grande popularité de cette forme de production culturelle dans les vingt dernières années (Esquenazi, 2014 ; Buxton, 2010 ; Lambert-Perreault et al., 2017). Notre analyse se centre sur la série comme narration qui mobilise des sémantiques intimes, amoureuses et sexuelles disponibles dans le répertoire culturel existant et les agence au profit d’un nouveau récit (Plummer, 1995 ; Swidler, 1986, 2001 ; Piazzesi et al. 2018). Cette étude s’inscrit dans le courant d’analyse des scénarios amoureux et sexuels mobilisés dans les téléséries contemporaines (Lavigne, 2009 ; Lavigne et al., 2013 ; Markle, 2008 ; Morin, 2012 et 2017). Elle ne se situe cependant pas dans le domaine des recherches sur la réception, la consommation (Chalvon-Demersay, 2011 ; Combes, 2013 ; Glevarec, 2013) ou les contextes de production matérielle des émissions télévisées (Chalvon-Demersay, 2012 ; Pasquier, 1995).

La Galère raconte les vicissitudes de quatre femmes hétérosexuelles âgées de 35 à 40 ans : Claude, Isabelle, Mimi et Stéphanie. La série débute au moment où les quatre femmes, amies de longue date, décident d’emménager ensemble avec leurs sept enfants. Deux d’entre elles, Claude et Isabelle, sont alors dans une relation conjugale et n’y mettent pas fin. Mimi et Stéphanie sont célibataires et cherchent, bien que de manières différentes, le grand amour. Au fil de 6 saisons comprenant un total de 62 épisodes, la série dépeint les relations intimes des protagonistes avec les hommes en leur conférant une réflexivité, une distance et une expérience intime qui se prêtent particulièrement bien à la description de sémantiques amoureuses concurrentes. Comme La Galère est écrite par une femme (Renée-Claude Brazeau) et fait partie de la tradition du « female centered drama » (Lotz, 2006), elle nous a permis d’inscrire le genre dans notre démarche méthodologique et dans notre exploration des transformations des représentations de la sexualité et de l’amour.

Dans notre recension des méthodologies mobilisées pour l’étude des contenus sexuels et amoureux des téléséries contemporaines, nous avons constaté le caractère souvent implicite des démarches employées (Markle, 2008 ; Reinhardt-Becker, 2015 ; de Souza et Sherry, 2006), et donc l’absence de modèles méthodologiques clairs et transférables. En nous inspirant des recherches sur les contenus télévisés réalisées par Lavigne et al. (2013), nous avons donc porté une attention particulière à l’explicitation rigoureuse, à la reproductibilité et à la transférabilité de notre démarche méthodologique (Blais et al., 2019).

Les extraits codés ont été sélectionnés par échantillonnage raisonné : nous avons retenu les scènes présentant les discours ou les actions d’au moins une des quatre protagonistes femmes sur les thèmes pertinents (sentiments amoureux, sexualité, conjugalité, vie domestique). Au total, 41 des 62 épisodes (67 %) ont été sélectionnés et 4,5 à 19 minutes ont été codées par épisode (pour un total de 1 230 minutes de matériel codé). À l’instar de Kim et al. (2007), nous avons opté pour des stratégies à la fois inductives et déductives pour la création de la grille de codification. Si nous avons débuté en dégageant des thèmes généraux de la littérature scientifique disponible, la première phase du codage est restée aussi proche que possible du matériau pour identifier les sémantiques véhiculées dans les discours et pratiques des personnages féminins (Stemler, 2001). Une fois le premier codage terminé, la grille a été consolidée en regroupant les codes redondants, en scindant les catégories plurivoques et en reformulant les codes manquant de précision. À ce stade, nous avons organisé la grille selon les problématiques autour desquelles le matériau et la littérature disponible semblaient converger. Cet article ne présente que les codes afférant à la conjugalité et à la domesticité.

Nous avons aussi recensé les travaux sociologiques offrant des descriptions suffisamment détaillées de la sémantique romantique, aussi qualifiée de traditionnelle, et de la sémantique de la modernité avancée, définie comme postromantique, partenariale ou rationnelle, afin de les comparer systématiquement aux codes pertinents de la télésérie. Une organisation des caractéristiques repérées dans les études recensées a permis la construction d’un modèle de chacune des deux sémantiques que la recherche considère comme en tension. Le modèle organise les caractéristiques autour de six thèmes que la littérature considère comme les axes de l’opposition entre sémantiques intimes. En effet, la sémantique du partenariat est souvent comprise comme une réaction aux problèmes posés par les pratiques et les imaginaires issus de la sémantique romantique (Evans, 2004 ; Leupold, 1983 ; Giddens, 1992 ; Morin, 2017 ; Reinhardt-Becker, 2015 ; Swidler, 2001). Pour chacun des six thèmes, nous avons identifié des indicateurs en utilisant des exemples tirés des écrits sociologiques, ainsi qu’en recourant à nos connaissances en tant qu’acteurs compétents relativement aux imaginaires amoureux concernés (Glaser et Strauss, 1967). Nous avons mis en relation chaque indicateur issu des écrits sociologiques avec les codes pertinents de la grille de codification dans une démarche de comparaison constante.

Modélisation des sémantiques conjugales

Le Tableau 1 présente notre modélisation des différentes sémantiques de la conjugalité, réalisée en repérant dans la littérature des oppositions qui s’organisent autour de six thèmes.

Tableau 1

Modèle des sémantiques romantique et partenariale sur la conjugalité

Modèle des sémantiques romantique et partenariale sur la conjugalité

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A. Les deux sémantiques s’opposent sur le type de relation auquel l’amour donne lieu. D’après la sémantique romantique, l’amour passion est un fondement stable et légitime pour la relation conjugale (Evans, 2003 ; Lenz, 2005 ; de Rougemont, 1954), à laquelle il confère sa durabilité, et donne lieu à l’expérience la plus fondamentale dans la vie individuelle, ainsi qu’au bonheur le plus grand (Hahn, 2008 ; Tyrell, 1987). Dans la sémantique du partenariat, l’amour passion n’a plus droit de cité et fait l’objet d’une méfiance généralisée à cause de son instabilité (Leupold, 1983 ; Luhmann, 1982 ; Reinhardt-Becker, 2015).

B. La priorité accordée au projet du couple comparativement aux projets personnels constitue un deuxième thème sur lequel s’opposent les sémantiques romantique et partenariale. La sémantique romantique considère l’amour comme la source du bonheur personnel le plus complet et ne tolère pas que d’autres relations ou intérêts soient placés sur le même niveau (Tyrell, 1987). La sémantique partenariale prescrit une place importante au moi comme projet, qui peut entrer en concurrence avec le projet conjugal, voire devenir plus important (une rupture peut être justifiée par la décision de « se choisir » soi-même : Leupold, 1983 ; Oksenberg Rorty, 1986).

C. L’équilibre entre intimité personnelle et intimité conjugale renvoie à l’ouverture ou à la clôture de l’espace privé individuel au partenaire, à la discrétion ou à l’absence de discrétion, au partage total ou partiel des activités ou du temps, etc. (Friedman, 1998 ; Gabb et Fink, 2015 ; de Singly, 2003 ; Swidler, 2001). La sémantique romantique prescrit une intimité conjugale forte, une relation fusionnelle et sans retenue, alors que celle du partenariat prescrit la protection négociée de l’intimité personnelle.

D. Les attentes sur la durée et l’exclusivité sexuelle du couple diffèrent aussi entre les sémantiques. La sémantique romantique prône un idéal de couple monogame et durable (Green et Valleriani, 2016 ; Jackson, 1993 ; Jamieson, 1999). La sémantique partenariale prescrit plutôt une négociation des normes dans laquelle les partenaires sont égaux et cherchent des solutions qui ne les contraignent pas à sacrifier leur autonomie, leur individualité et leurs désirs (Beck et Beck-Gernsheim, 1995, 2001 ; Giddens, 1992 ; Leupold, 1983).

E. Les modalités de résolution des conflits sont également différentes. La sémantique romantique met de l’avant un idéal de l’amour comme source d’accord et d’harmonie (Mahlmann, 1991). Le vieil adage veut qu’aux amants, un regard suffise. La sémantique partenariale, en vertu de ses racines dans les discours de croissance personnelle, valorise le conflit civilisé et le désaccord comme source de croissance et d’apprentissage, où la communication entre les partenaires structure l’intimité conjugale (Giddens, 1992 ; Leupold, 1983 ; Swidler, 2001).

F. Enfin, l’importance de la différence de genre dans l’attribution des droits, des responsabilités, des rôles et des devoirs conjugaux varie de manière importante. La sémantique romantique promeut une égalité entre les conjoints qui préserve des arrangements genrés traditionnels, une égalité dans la différence reposant sur la différenciation des styles amoureux selon le genre (par exemple, pour les femmes : passivité, émotivité, disposition au travail de soin, etc.). Par conséquent, la sémantique romantique est à la source de la persistance d’inégalités entre les partenaires organisées sur le genre (Evans, 2003 ; Jackson, 1993 ; Mahlmann, 1991). La sémantique partenariale prescrit au contraire une relation égalitaire relativement indifférente au genre dans la distribution des droits, des tâches et des devoirs (Giddens, 1992 ; Leupold, 1983).

les éléments sémantiques repérés dans la galère

A. Amour fou ou amour rationnel ?

La quête de l’amour comme expérience fondamentale de l’existence individuelle, comme couronnement du bonheur personnel, comme la relation la plus importante dans la vie d’une femme, est très présente dans La Galère. Les rencontres avec des partenaires potentiels sont généralement projetées par les protagonistes sur la perspective du grand amour, de la relation amoureuse à long terme, de la réalisation du bonheur amoureux. Cet espoir apparemment impérissable s’accompagne cependant d’un pessimisme envers l’amour qui est partagé par trois des quatre protagonistes. La tension entre la promesse de bonheur amoureux qui semble être une possibilité toujours ouverte (pas encore réalisée) et les souffrances vécues dans le passé au nom de l’amour engendre chez les protagonistes une méfiance à l’égard des hommes et, par extension, de l’amour. Seul le personnage de Mimi fait exception, dans la mesure où il incarne l’éternelle confiance en l’amour comme source de bonheur et d’accomplissement, le désir de perdre le contrôle. Les trois autres protagonistes incarnent un réalisme, proche du pessimisme, qui recommande de se protéger, de contrôler la relation amoureuse au lieu d’être contrôlée par elle. Mimi est traitée par ses copines comme une femme naïve et pleine d’illusions qui refuse de voir la réalité, leurrée par les stéréotypes de l’imaginaire romantique et destinée à cumuler les déceptions. Après avoir découvert la double existence menée par son copain Julien, qu’elle croit célibataire et sans enfant, Mimi se poste en cachette devant la résidence de ce dernier afin de guetter, en compagnie de Stéphanie, ses déplacements. En l’apercevant quitter son domicile aux côtés de sa femme et de ses enfants, Mimi, en pleurs, garde espoir (« Je sais qu’il m’aime »). Stéphanie, de glace, exprime son pessimisme envers les hommes (« Non. Ils prennent ce dont ils ont besoin, c’est tout », Saison 2, Épisode 2 ; dans la suite, S = Saison et E = Épisode).

B. Projet personnel et projet conjugal

Dans la sémantique amoureuse véhiculée par la télésérie, le projet personnel et le projet conjugal apparaissent également légitimes pour les protagonistes : la sémantique partenariale prévoit une place importante pour la réalisation de soi ; la sémantique romantique prévoit une priorité du couple sur les partenaires pris individuellement. Le projet personnel consiste en l’engagement par rapport à des valeurs telles que la poursuite de ses ambitions, le respect de son individualité, la réalisation professionnelle, la liberté de choix personnel, la recherche du bonheur individuel et du plaisir. Le projet conjugal consiste en la mise en commun de la vie avec une autre personne dans le cadre d’une relation intime durable, ce qui entraîne d’embrasser une série de contraintes sociales, matérielles, morales, sexuelles et affectives. En ce sens, l’idée du sacrifice pour le couple et l’évaluation réflexive ininterrompue de sa légitimité sont au centre de la tension entre ces deux projets, ce qui engendre des incertitudes, des souffrances et des déceptions.

L’évaluation de cette tension prend principalement la forme de l’analyse réflexive du passé amoureux personnel et de l’esquisse d’un avenir différent, c’est-à-dire la forme de la référence à l’histoire personnelle ou à l’histoire du couple. Le sacrifice de soi dans le passé ayant donné des résultats décevants, ou ayant mené à la perte de soi (Isabelle soulève à plusieurs reprises la contradiction entre son niveau élevé d’éducation et les habiletés réduites qu’elle mobilise dans ses tâches ménagères), on se dit qu’on « ne se fera plus avoir ». Cette analyse réflexive a lieu tantôt dans les conversations avec les amies, tantôt dans les interactions avec les partenaires. Aux bons conseils, ceux qu’on se donne et ceux qu’on se fait donner, ne correspondent pas des pratiques transformées : l’idée que le projet conjugal doive avoir la priorité et demande légitimement de sacrifier ses projets personnels revient cycliquement et mène à des actions correspondantes. La tension n’est pas désamorcée. La raison principale en est que le conflit entre projet personnel et projet conjugal est traversé par les inégalités de genre : les femmes font des sacrifices personnels au profit du projet conjugal, des sacrifices perçus comme importants et nécessaires au bien-être relationnel, mais par rapport auxquels il n’y a pas de réciprocité dans le couple. L’amour comme sacrifice, donc, se décline principalement au féminin dans La Galère. Dans le cas d’Isabelle, par exemple, ses responsabilités d’épouse et de mère semblent avoir pour elle une dimension de fatalité entravant la réalisation de son désir profond de changer de vie : c’est ce qui émerge de ses réactions aux invitations répétées de ses amies à reprendre le contrôle de sa vie et à quitter le foyer conjugal pour établir une configuration de type « chacun chez soi ».

Cette disparité genrée donne lieu à des récriminations et à des demandes de réciprocité de la part des femmes, qui restent pour la plupart sans conséquences réelles. L’insatisfaction coexiste avec le constat que pour « garder » un homme, la femme doit être prête à renoncer à (une partie de) ses projets, sans que le partenaire ne soit tenu d’en faire autant. Claude est la première à faire pression sur Mimi pour que celle-ci adopte la ligne dure avec Dominic, le père de son enfant. Quand Dominic hésite à quitter la prêtrise pour prendre en charge ses responsabilités, Claude ordonne à Mimi de lui lancer un ultimatum et de menacer de mettre fin à leur relation (S4E1). Pourtant, Claude a elle-même accepté dans le passé de faire de nombreux sacrifices au profit de sa relation avec Antoine, y compris celui d’assumer entièrement la garde des enfants après leur séparation alors qu’elle aurait préféré la garde partagée (S1E3). De même, après leur mariage, Claude se soumet à grands regrets au désir d’Antoine de vivre dans une fermette à la campagne et tente, sans succès, de renoncer au luxe et aux dépenses ostentatoires (saison 3).

C. Intimité conjugale, intimité personnelle

Malgré la décision de ne pas partager un domicile avec leurs partenaires, les protagonistes de La Galère se sentent obligées d’ouvrir des territoires très personnels aux conjoints, qui n’hésitent pas à s’y aventurer et à essayer d’y exercer un contrôle. Dans les trois situations rapportées ici, préséance est donnée à l’intimité conjugale sur l’intimité personnelle. La première situation réfère à la gestion des finances personnelles qui, tout en étant souhaitée, n’est pas traitée comme légitime, surtout dans des situations où l’homme a un pouvoir économique plus élevé. Après leur mariage, Claude et Antoine se disputent sur les dépenses et l’étendue des dettes de Claude. Elle s’attend à payer ses dettes avec l’argent d’Antoine, qui lui fait la leçon et tente de couper ses cartes de crédit personnelles. Claude s’y oppose, mais elle finira par les couper elle-même pour satisfaire Antoine (S3E3). Une deuxième situation montre que la nature privée des questions liées au choix de santé n’est pas non plus franchement respectée par les conjoints : Isabelle quitte Éric après que celui-ci lui a arraché des mains un médicament expérimental qu’elle a illégalement réussi à obtenir pour traiter l’Alzheimer dont elle souffre (S5E7). La crainte de vivre seule dans la maladie poussera finalement Isabelle à pardonner à Éric, bien que ce dernier ne lui remette jamais le médicament. Dans la configuration « chacun chez soi », la maison devient le symbole des frontières de l’intimité personnelle (Karlsson et Borell, 2005). Dans le cas de La Galère, la maison est le symbole d’une intimité partagée avec des personnes significatives dont les conjoints sont exclus. Toutefois, cette exclusion ne représente pas, pour les protagonistes de la télésérie, des frontières claires dans les interactions avec le conjoint. Les quatre femmes perçoivent les interventions de leur partenaire comme des invasions d’un territoire intime. Une troisième situation, mettant en scène les tensions sur le rôle d’un conjoint dans l’éducation des enfants dont il n’est pas le père, l’exemplifie. Stéphanie ressent un malaise quand son nouveau conjoint, Romain, reprend ses enfants sur la discipline, mais elle se range habituellement à ses côtés dans ces situations (saison 4). Les frontières physiques ne constituent pas des frontières nettes en matière de partage des contenus intimes entre les partenaires.

D. Qui établit les normes ?

Dans la télésérie, la négociation du quotidien domestique est partiellement allégée par l’arrangement du « chacun chez soi ». Les normes et les règles (imposées ou négociées) concernent principalement l’exclusivité ou la non-exclusivité sexuelle dans la relation, d’une part, et les grandes décisions (mariage, parentalité, séparation), d’autre part. Là où les enjeux du quotidien sont encore présents, ils relèvent surtout de logiques inégalitaires qui résistent à toute négociation : la division du travail affectif, relationnel, matériel et domestique implique généralement une charge plus lourde pour les femmes.

Dans la représentation du couple livrée par la télésérie, l’exclusivité amoureuse et sexuelle incarne encore l’idéal amoureux monogame, ce qui confirme les résultats d’autres études sur le sujet (cf. Green et Valleriani, 2016). La sémantique romantique propose que les amoureux se suffisent, que le véritable amour n’arrive qu’une seule fois et qu’il n’y a de désir sexuel qu’au sein de la relation amoureuse dyadique. Dans ce contexte, la norme monogame devient le marqueur par excellence de l’engagement, de la loyauté et de la confiance mutuelle. D’un côté, contrevenir soi-même à cette norme d’exclusivité sexuelle est, pour les protagonistes de la série, une faute morale qu’il est préférable de cacher, même par le mensonge (considéré comme une faute morale moins grave). D’un autre côté, il est légitime de craindre d’être trompée, d’investiguer les conduites sexuelles du partenaire et de réagir de manière émotionnelle et agressive à la découverte d’une relation extraconjugale du conjoint. L’infidélité de l’autre peut déclencher une rupture et une demande de compensation, typiquement en termes d’argent. L’importance symbolique de la norme de l’exclusivité est grande, même lorsque les frontières du couple ne sont pas encore clairement définies ou lorsque le couple renonce à une structuration institutionnelle (mariage ou cohabitation)[4].

L’investissement symbolique de l’engagement exclusif s’accompagne d’une incohérence dans l’application de la norme : les protagonistes de la série exigent souvent une exclusivité de leur partenaire sans qu’elles ne s’y soumettent elles-mêmes avec la même rigueur. C’est le cas de Claude, qui exige de François l’exclusivité affective et sexuelle (S2E1 et S2E2), alors qu’elle a elle-même entretenu une liaison extraconjugale avec lui alors qu’elle était en couple avec Antoine (S1E6). Les protagonistes utilisent aussi parfois l’infidélité comme espace rassurant relativement à un engagement totalisant dans la relation conjugale. À ce sujet, le rapport sexuel que Stéphanie a avec Michel, un ancien partenaire, dans sa robe de mariée à l’intérieur de l’église, quelques minutes à peine avant la tenue de la cérémonie pour son mariage avec Marc, son fiancé, est frappant (S6E10).

Les relations sexuelles récréatives (en dehors d’un engagement conjugal) sont aussi source de plaisir, d’évasion, de nouveauté et de confirmation de sa capacité à séduire. On observe ici une séparation entre les dimensions sentimentale et sexuelle dans la vie intime. Les protagonistes de la série ne renoncent pas à une distinction nette entre le sexe occasionnel (récréatif, léger, anodin) et la relation stable (monogame, sérieuse, axée sur l’amour). Le sexe récréatif donne du plaisir, gratifie, mais n’est considéré comme significatif que s’il débouche sur la conjugalité. La sémantique traditionnelle reste donc puissante, même lorsqu’elle ne correspond pas aux conduites effectives qui s’évaluent sur l’arrière-plan des conduites souhaitées. Le choix de rendre les normes flexibles est généralement représenté comme une adaptation, un compromis : dicté par des raisons pratiques — et non idéologiques — il contrevient à l’idéal. Ceci vaut pour la norme monogame comme pour celle de la cohabitation : le choix d’une configuration « chacun chez soi » est présenté comme un choix de survie qui risque quand même d’affaiblir le lien conjugal (c’est le cas pour Isabelle et Claude) et qui est accueilli de manière très négative par les conjoints. Stéphanie est traitée d’« adolescente attardée » (S4E5) par Romain quand elle lui fait part de sa décision de ne pas cohabiter, même après la naissance de leur enfant. À la fin de la série, cependant, Stéphanie épouse un autre homme qui accepte l’arrangement du « chacun chez soi ». Dans la série, cet arrangement est vu comme la solution ultime pour maintenir le désir et la passion dans des relations menacées par la routine et les défis du quotidien : il reste donc, dans cette décision, une référence à l’idéal romantique et une valorisation de l’amour passion comme essence et moteur de la relation intime.

E. Amour et conflits

Les couples représentés dans la télésérie ne sont pas harmonieux. Les conflits, qui concernent principalement les conceptions du couple et les questions matérielles, sont traités tantôt par des interactions respectueuses, tantôt par le litige, la récrimination ou la rupture. L’intransigeance des hommes est un thème récurrent : si les femmes prônent la communication et se chargent du travail relationnel, cet effort ne débouche pas souvent sur des interactions constructives. Devant cette intransigeance, les femmes essaient de trouver des solutions qui ne les obligent pas à renoncer entièrement à leurs désirs, à leurs besoins et à leurs valeurs. Stéphanie opte, contre son gré, pour un énième avortement plutôt que d’avoir à renoncer à la modalité du « chacun chez soi » que Romain refuserait de poursuivre si un enfant devait naître de leur union (S4E9). Il est rare que le conflit soit représenté comme une source d’apprentissage pour le couple, sauf au moment de la rupture. Les normes sociales servent par ailleurs d’argument aux hommes dans les négociations, en particulier pour clore les discussions. Par exemple, lorsque Claude déménage du domicile conjugal, Antoine et elle ne s’entendent pas sur la garde des enfants : aucun des deux ne veut la garde complète. Antoine met finalement un terme à leurs négociations en rappelant à Claude que « les enfants ont besoin de leur mère […]. C’est écrit partout » [S1E3]. La stratégie est efficace : les protagonistes de la série ont elles-mêmes un rapport ambivalent aux normes et l’évocation de celles-ci fragilise habituellement leur parti pris initial. La télésérie montre ici l’efficacité de l’idée romantique que l’amour requiert un sacrifice personnel, ce qui, historiquement, concerne surtout les femmes (Bozon, 2016 ; Jackson, 1993 ; Jonas, 2007 ; Mahlmann, 1991).

F. Égalité et inégalités

La sémantique du partenariat prescrit un couple symétrique et égalitaire (Beck et Beck-Gernsheim, 1990 ; Giddens, 1999 ; Lenz, 2006 ; Leupold, 1983), au sein duquel la différence de genre n’est plus un déterminant des rôles, des attentes, des droits et devoirs, des sphères d’influence. La littérature a largement illustré le décalage entre les prescriptions de la sémantique partenariale et le quotidien conjugal (Gabb et Fink, 2015 ; Jamieson, 1999, 2005). Les inégalités de genre persistent empiriquement malgré le discours égalitaire endossé par les couples (Coontz, 2016 ; van Hooff, 2013). L’analyse de la télésérie conduit à un constat cohérent avec ces travaux. Les relations de couple sont représentées comme asymétriques par rapport à la division du travail relationnel et matériel (domestique). Cette asymétrie est dans la totalité des cas axée sur le genre : les femmes assument une portion plus importante du travail nécessaire au fonctionnement du couple, ce travail étant habituellement autant domestique que relationnel. Loin d’ignorer ces asymétries, qui sont généralement constitutives à la fois de leurs relations de couple et de la frustration qui en accompagne l’expérience, les protagonistes de la télésérie soulèvent régulièrement le problème du manque de réciprocité et d’égalité dans l’accès aux opportunités et aux ressources. Cela prend toutefois plus souvent la forme de la dramatisation (accès de colère, sarcasme) que celle d’une demande explicite. Dans différents cas, les protagonistes décident d’accepter l’inégalité à laquelle elles ne voient pas de solution, plutôt que de détruire la relation conjugale qu’elle structure. Discours et pratiques des femmes entrent donc en tension dans La Galère et leur réconciliation demeure une possibilité théorique. Isabelle confirme à plusieurs reprises à son entourage qu’elle a fait le choix d’abandonner sa carrière en droit pour se consacrer à l’éducation de ses enfants et soutenir la carrière politique de son mari. Lorsqu’elle découvre que son mari la trompe, Isabelle explose de colère et ses reproches révèlent l’étendue de sa frustration à l’égard de la situation inégalitaire dans laquelle elle se trouve (S1E3).

Si les protagonistes expriment une telle frustration, elles tiennent aussi des propos qui soutiennent, justifient et reproduisent la division inégalitaire. Claude et Isabelle départagent à plusieurs reprises les prérogatives et les devoirs qui reviennent aux hommes et aux femmes dans les relations conjugales : une mère doit rester à la maison avec ses enfants pendant que l’homme travaille (Isabelle) ; c’est à l’homme (au mari) de payer, par exemple, au restaurant (Claude, Stéphanie) ; dans une relation conjugale, l’homme doit gagner plus que la femme (Claude) et ainsi de suite. Même les phases initiales de la relation sont anticipées et vécues selon un schéma d’interprétation binaire : c’est à la femme de savoir séduire, d’être belle, de soigner son apparence, tandis que l’homme doit principalement étaler ses moyens matériels. L’argent est d’ailleurs un facteur très important dans les dynamiques relationnelles mises en scène dans La Galère : il facilite la séduction des partenaires féminines, et ce, même pour les femmes ayant une autonomie financière. En ce sens, une soirée romantique est imaginée comme une soirée où l’homme dépense beaucoup d’argent.

discussion analytique

Selon la thèse de l’individualisation et du décalage par rapport à la tradition, on devrait s’attendre à ce que les représentations de la conjugalité prônent un couple individualisé, émancipé des normes traditionnelles. Selon les défenseurs de la thèse de la déliaison, on devrait repérer des éléments sémantiques qui pointeraient vers l’abandon de la tradition en raison des difficultés à s’engager, ainsi qu’une opposition entre projet conjugal et égoïsme. Prise isolément, aucune des deux thèses ne semble en mesure de restituer les éléments sémantiques de l’intimité repérés dans notre étude de cas. Notre analyse illustre la façon dont se joue la coexistence entre des sémantiques logiquement opposées (romantique et partenariale), qui sont en synergie dans les pratiques et dans les discours représentés. Nos observations pointent vers une interprétation qui dépasse cependant l’idée de coexistence. Elles invitent à considérer les tensions entre sémantique romantique et sémantique partenariale non pas comme témoignant de la coexistence parallèle de deux sémantiques distinctes, mais plutôt comme donnant lieu à l’intégration des deux paradigmes dans une sémantique dominante, qui est sensiblement réflexive par rapport aux limites et aux difficultés engendrées autant par la sémantique romantique que par la sémantique partenariale. Reprenant le Tableau 1, nous présentons ci-dessous une synthèse de nos observations en insérant cette sémantique intégrée.

Tableau 2

Sémantique intégrée de la conjugalité repérée dans La Galère

Sémantique intégrée de la conjugalité repérée dans La Galère

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D’après Leupold (1983), il existe une opposition point par point entre les problèmes du mariage traditionnel et le projet de « partenariat » : héritière d’une logique thérapeutique, la sémantique partenariale offre une solution à chaque problème du mariage traditionnel. Cette structure « solution-problème » affaiblirait la capacité de la sémantique partenariale à soutenir la différenciation de la relation intime par rapport aux autres relations et au reste du monde, une spécificité de la sémantique romantique. En conservant des éléments romantiques d’idéalisation, de fusion, d’irrationalité, de passivité par rapport à la force de l’amour (A), la sémantique intégrée corrige cet affaiblissement et, contrairement à la thèse de la déliaison, pointe vers un besoin persistant d’engagement et de différenciation du couple comme entité stable (cf. aussi Piazzesi et al., 2018). L’aspect remarquable de cette intégration est que ces correctifs semblent désormais constituer le discours généralisé sur l’intimité véhiculé dans La Galère et possiblement dans d’autres produits culturels à large diffusion. Une réflexivité sociale de longue date, élaborée notamment par les médias et divers produits culturels, ainsi que les effets des changements structurels de la sphère intime apparaissent comme étant intégrés dans cette configuration sémantique émergente. Les autres axes permettent de l’illustrer. Ainsi, en ce qui concerne l’équilibre entre projet conjugal et projet personnel (B), la sémantique intégrée repérée dans la télésérie élabore l’interdépendance entre partenaires, c’est-à-dire les enjeux et les problèmes qui découlent de l’engagement monogame à long terme, sans que la priorisation du projet individuel ne soit présentée comme une solution efficace à ces problèmes et défis. Le travail visant à protéger son projet personnel est présenté comme le fruit de l’expérience, ainsi que d’une réflexivité personnelle et collective sur les relations intimes, mais il n’implique pas la renonciation au projet conjugal monogame et durable axé sur l’amour passion.

Plutôt que d’être dans une dichotomie avec l’indépendance personnelle (Morin, 2017), le désir d’intimité conjugale (C) est sciemment contrôlé ou contrebalancé par l’investissement dans des intimités diversifiées, particulièrement l’amitié et la solidarité entre pairs. De Singly (2003) a montré que documenter les pratiques intimes par la lunette de l’opposition duale entre intimité personnelle et intimité conjugale n’arrive pas à saisir une troisième forme de partage. Les couples du « double respect » sont alors ceux qui ne mettent pas tout leur territoire personnel en commun et qui, en même temps, ne protègent pas les frontières de l’intimité personnelle avec la même rigidité qui gouverne les couples à haut degré d’indépendance personnelle (vacances en solo, groupes d’amis ou amies séparés, etc. [de Singly, 2003]). La sémantique repérée présente des allers-retours entre élan fusionnel et résistance à la fusion, avec des références explicites aux motifs « rationnels » pour résister à la fusion, et relève la difficulté que ce « double respect » comporte encore pour les femmes.

L’acceptation de certains aspects de la norme conjugale monogame (D) est compensée par des arrangements alternatifs (« chacun chez soi », sexe récréatif, etc.), bien que ces derniers soient vécus avec ambivalence, culpabilité et qu’ils reçoivent souvent une sanction sociale négative. La norme traditionnelle (celle de la dyade amoureuse exclusive) continue d’occuper le rang de l’idéal, mais des dérogations sont de plus en plus envisageables, entre autres grâce aux transformations du discours sur les configurations non traditionnelles (Harrison, 2017).

Dans la sémantique intégrée, la négociation visant à équilibrer la répartition du pouvoir entre en alternance avec le don de soi et la renonciation à la négociation (E). Cependant, aucune vision idéalisée de la relation n’est présentée : au contraire, la conscience qu’on ne recevra pas ou peu pour ce qu’on donne est très forte, puisque, de l’autre côté, il y a un homme. Seul le personnage de Mimi s’adonne à une telle idéalisation, qui est systématiquement ridiculisée par les autres protagonistes et dissoute par le déroulement de la biographie intime du personnage.

Les inégalités entre hommes et femmes persistent et sont intégrées dans la sémantique comme fondatrices de la réalité conjugale, bien que la sémantique ne renonce pas à l’idée d’égalité de genre comme référence pour des revendications qui viennent des femmes (F). Ces dernières, de plus, expriment une attitude fondamentalement pessimiste par rapport à la possibilité de réaliser l’égalité, de « changer » les hommes. La sémantique intégrée est d’ailleurs encore organisée autour de la différence de genre, autant par rapport aux éléments qui réaffirment la distinction des rôles et des personnalités des femmes que par rapport à ceux qui envisagent un travail actif pour compenser les désavantages qui en découlent.

En plus de développer une description de la sémantique qui semble dominer les relations intimes contemporaines, l’approche que nous proposons cherche à lier explicitement son émergence aux transformations sociales contemporaines. Comme Bozon (2016), nous croyons que l’affaiblissement de la dimension institutionnelle de l’amour et du mariage a porté au premier plan sur la dimension relationnelle du couple, qui est associée à la fois au choix mutuel des partenaires, qui relève d’une logique romantique, au caractère « inévitable » de l’amour et au travail de construction de la relation, qui relève d’une logique partenariale. Ces aspects de la relation surgissent de motivateurs culturels distincts : le modèle rationnel et contractuel ne semble pas offrir un cadre symbolique suffisamment fort pour motiver le choix de s’engager dans une relation amoureuse. En ce sens, la lecture de Swidler (2001), qui documente une double culture de l’amour (romantique et rationnelle), apparaît pertinente. Swidler attribue cette coexistence à la double nature structurelle du mariage comme institution qui est à la fois choix décisif et engagement durable. Notre étude laisse toutefois supposer que cette double culture reste forte même en présence d’un affaiblissement du cadre traditionnel du mariage monogame cohabitant. Selon Bozon, l’idée du mariage comme « seuil décisif » a été remplacée par celle d’un « engagement progressif », qui implique à la fois le désir de se donner et la conscience des ressources et des énergies qu’on investit dans la relation intime (2016 : 76). Puisque, dans la population hétérosexuelle occidentale, l’engagement de son temps, de son corps et de ses énergies se fait dans une situation sociale d’inégalité, les femmes auraient tendance à calculer davantage (Bozon, 2016) et à être pessimistes, de sorte qu’elles pourraient également avoir besoin d’un motivateur « mythique » plus puissant. Le discours romantique servirait donc de base au mariage en tant que relation conjugale plutôt qu’en tant qu’institution (Kirkby, 2008), mais en tant que relation genrée.

Autant la posture de confiance aveugle en l’amour passion que celle de méfiance avisée sont mises en tension dans le discours amoureux dépeint par La Galère. Le pessimisme des femmes à l’égard de l’amour est un lieu commun de la production culturelle depuis au moins le xviiie siècle (Luhmann, 1982). Le récit typique dépeint les hommes comme inconstants et traîtres et les femmes, comme obligées de se défendre pour échapper au risque de la déception et de la ruine de leur réputation. Ce lieu commun est connecté à la configuration sociale inégalitaire qui, encore au xxie siècle, ne cesse de hanter le couple moderne (Bozon, 2016). Une facette de ce lieu commun de la sémantique occidentale concerne la prétendue plus grande perméabilité des femmes par rapport aux fascinations de l’imaginaire romantique répandu par les romans, les films, la production culturelle. Hazleden (2004) a montré que, jusqu’aux années 2000, la littérature de croissance personnelle (« self-help books ») caractérisait l’amour romantique comme un narcotique, une dépendance pouvant mener à une perte, à un oubli de soi de la part des femmes[5] aux prises avec des hommes décrits comme dangereux, inconstants, imprévisibles : un portrait qui est également dépeint par La Galère.

La télésérie insiste sur le travail additionnel que les femmes doivent consacrer à la relation conjugale pour que celle-ci fonctionne, une forme d’inégalité dont Mahlmann (1991) soulignait l’émergence dans la sémantique romantique dès le xixe siècle. Ce fardeau inégal concerne autant le travail domestique que le travail affectif sur la relation amoureuse. Mahlmann a montré que la fusion de l’amour romantique avec la morale du mariage bourgeois débouche sur une sémantique qui identifie l’amour à l’entente, à l’harmonie domestique, à l’absence de conflit entre partenaires, et qui en attribue la responsabilité aux femmes. Duncombe et Marsden (1993) soulignent la persistance d’une division inégale du « travail émotionnel » au sein des couples hétérosexuels. Dans son analyse de la littérature de conseil sur les relations conjugales dans les années 2000, Jonas (2007) relève la présence de ce stéréotype dans le discours thérapeutique contemporain, selon lequel la femme est chargée de la gestion des émotions (les siennes et celles du conjoint), de leur expression et de la communication dans le couple. Au début du xxie siècle, ce stéréotype est cependant doublé d’une incitation à l’efficacité managériale et à la « performance sans faille » (Jonas, 2007 : 150) qui s’adapte bien à la sémantique du couple-partenariat. Les valeurs de l’autonomie et de la réalisation de soi, qui caractérisent le discours sur l’individu dans les sociétés du capitalisme avancé, concernent désormais les femmes aussi (Fraser, 2009), avec la différence qu’elles s’appliquent autant à l’efficacité « publique » (professionnelle) qu’à l’efficacité « privée » (Illouz, 1997 ; Spar, 2013). Les protagonistes de La Galère semblent faire leurs ces prescriptions dans leur effort pour s’acquitter de responsabilités qu’elles sentent comme inévitables. Au sein de ces responsabilités, le travail relationnel et le travail matériel sont fortement imbriqués : une femme compétente se doit de travailler à soutenir l’idéalisation, maintenir la passion et alimenter la communication — elle doit donc faire fonctionner le couple autant dans ses aspects « romantiques » que dans ses aspects « partenariaux ».

Le paradoxe apparent dans la sémantique intégrée réside dans le fait que, bien que les asymétries dans l’engagement ainsi que le travail émotionnel et domestique deviennent frustrantes pour les protagonistes de la télésérie, ces dernières s’assujettissent souvent à la « culture de la disponibilité » (D’Elia et Serughetti, 2017) qui prescrit aux femmes de prendre en charge la plus grande partie de ce fardeau. La spécialité de la sémantique amoureuse, cependant, est justement de permettre l’union de logiques paradoxales (Luhmann, 1982), étant donné sa fonction d’intégration d’une logique antisociale (l’amour) à la société. À toutes ses étapes historiques, le code de l’amour répond à une exigence d’inclusion sociale : il élargit le cercle des personnes qui peuvent devenir des partenaires amoureux. Cela se fait par des modalités différentes à différentes époques historiques, en réponse à la différenciation croissante de la société. La sémantique du partenariat, caractérisée par un paradigme de l’amour rationnel, plus « froid », concret et factuel, répondrait à une exigence d’intégration du couple dans le réseau des autres liens sociaux (Leupold, 1983). Cette intégration, nous semble-t-il, a deux volets. D’une part, après l’isolement romantique, les couples amoureux contemporains demeurent en principe ouverts par rapport aux autres liens significatifs, ce qui repose sur un équilibre différent entre « moi » et « nous » dans les couples (Gabb et Fink, 2015 ; Roseneil et Budgeon, 2004). D’autre part, les couples contemporains sont appelés à intégrer de plus en plus les références des ordres normatifs externes à l’intimité : les mondes professionnels auxquels appartiennent les partenaires, les politiques promouvant l’égalité et la parité entre personnes dans la distribution de ressources et opportunités, les discours promouvant l’égalité entre les partenaires par rapport à l’accès à l’autonomie, à la liberté, au temps pour soi, etc. Les recherches sur les couples hétérosexuels montrent cependant que les effets du discours égalitaire et des revendications féministes ne sont pas aussi prononcés dans la sphère intime qu’ils ne le sont dans la sphère professionnelle (Hochschild, 2012 ; van Hooff, 2013) : ces deux mondes ne sont pas structurés par les mêmes logiques et les acteurs doivent maîtriser les deux. Finalement, par rapport aux dynamiques internes au couple, un paradigme amoureux axé sur l’autonomie des partenaires rend la relation de couple vulnérable à la pression exercée par les projets personnels des partenaires (Leupold, 1983 ; Oksenberg Rorty, 1986). La persistance de l’idéal de la fusion romantique, porté surtout par les femmes, compenserait partiellement la tendance à la distanciation.

La sémantique intégrée de la conjugalité apparaît alors ironique et désillusionnée par rapport à ce qu’elle prône et idéalise par ailleurs : le grand amour est recherché tout en étant tourné au ridicule quand on ne se montre pas à la hauteur de l’idéal. Le mariage monogame est aussi convoité comme idéal amoureux tout en étant considéré comme un engagement trop coûteux et un piège pour les femmes. Si cette coexistence entre prescriptions opposées peut compliquer le travail de décodage par les partenaires des attentes de l’autre, le côté antitraditionnel de la sémantique intégrée facilite la persistance d’idéaux amoureux anciens dans des arrangements intimes nouveaux, où les contradictions apparentes ne se traduisent pas nécessairement par des impasses pratiques pour les personnes (et pour les protagonistes) impliquées.

L’idée, avancée par Bozon (2016), des « engagements progressifs » nous semble être inscrite dans la sémantique intégrée. D’après Bozon, les relations intimes contemporaines incarnent à la fois l’idée de l’amour comme spontanéité et celle de la relation d’amour comme échange de pouvoir et de ressources entre les partenaires. L’échange implique qu’on évalue, qu’on calcule et que, s’il le faut, on révise les arrangements. D’après nos observations, la sémantique intégrée permet ces évaluations réflexives récurrentes de l’équilibre entre don de soi et retenue, ainsi que des allers-retours entre des arrangements différents qui compensent mutuellement leurs limites. Elle pourrait alors être considérée comme le résultat discursif d’une démocratisation de l’accès à une réflexivité au sujet des limites du mariage monogame bourgeois. Cette réflexivité, autrefois l’apanage des classes au capital culturel et social élevé (Schlaffer, 2011), est désormais commune et se trouve incarnée dans les représentations culturelles dominantes. Au centre de cette réflexivité, la sémantique place sans aucun doute les femmes (Reinhardt-Becker, 2015) : nouveaux sujets autonomes et de droits depuis la deuxième moitié du xxe siècle, les femmes voient encore leur autonomie et leur réalisation affaiblies par les sources structurelles et culturelles d’inégalité genrée, qui n’épargnent pas la sphère intime. La sémantique intégrée offre un soutien dans l’effort de faire cohabiter des contraintes paradoxales, d’où son ouverture sur des configurations anti-traditionnelles sans renonciation aux idéaux traditionnels.

La manière dont l’arrangement non cohabitant est présenté dans La Galère est cohérente avec les observations menées auprès des femmes vivant en couple « chacun chez soi » par Duncan (2015). Chez celles qui choisissent cette configuration pour désamorcer la vulnérabilité à laquelle la configuration de cohabitation traditionnelle les exposerait, ce choix demeure la « deuxième meilleure option » par rapport au mariage traditionnel. L’idéal normatif ne cesse pas de canaliser les désirs, mais il s’avère irréalisable. Dans La Galère, la mise en place d’un tel modèle répond au besoin de se soustraire à des dynamiques intimes trop coûteuses sans pour autant envisager la rupture ou le célibat comme solutions. De plus, dans la télésérie, le choix de la non-cohabitation avec le conjoint ne débouche pas sur un plus grand espace personnel, mais sur une intimité alternative à celle de la conjugalité : l’intimité avec les amies. Si l’intimité conjugale produit des hiérarchies et des inégalités, celle partagée avec les amies est une utopie axée sur la solidarité, le soutien mutuel et la confiance. La limitation de l’intimité conjugale ne témoignerait donc pas tant d’un désir d’individualisation que d’un réarrangement des liens personnels significatifs. Si les formes de l’intimité changent, ces changements ne pointent pas vers un repli individualiste, mais plutôt vers une diversification des liens et des styles de vie ainsi que vers une réorganisation des espaces intimes (Roseneil et Budgeon, 2004), donc vers une redéfinition des frontières de l’intimité (Jamieson, 2005), mais dans des visées qui s’inscrivent en continuité avec les idéaux traditionnels romantiques.

conclusion

Les trois positions principales repérées dans la littérature, soit la thèse de l’individualisation comme émancipation de la tradition, la thèse de la détraditionnalisation comme déliaison et la thèse de la coexistence entre tradition et modernité dans l’intimité occidentale contemporaine, ne suffisent pas pour décrire et analyser la sémantique de l’intimité amoureuse observée dans La Galère. Les représentations médiatiques que nous analysons dans ce texte livrent un imaginaire amoureux constitué par l’intégration d’éléments provenant de sémantiques différentes, souvent opposées. Notre analyse montre non seulement la coexistence de ces sémantiques, mais aussi leur intégration dans un ensemble de tensions paradoxales. Les règles de production de sens dans cette sémantique intégrée profitent de la réflexivité sociale développée à l’égard des problèmes empiriques engendrés autant par la sémantique romantique, associée à une normativité traditionnelle, que par la sémantique partenariale, associée à la modernisation de l’intimité. De plus, elles profitent de l’accessibilité accrue à cette réflexivité, favorisée entre autres par la « culture thérapeutique » des dernières décennies du xxe siècle (Giddens, 1992 ; Illouz, 1997 ; Wright, 2008). Comme l’ont montré Reinhardt-Becker (2015) et Oria (2012) pour les protagonistes féminins des téléséries étasuniennes contemporaines, les conduites des protagonistes de La Galère se constituent à partir d’un bricolage de repères sémantiques qui pointent vers des logiques contradictoires qui débouchent sur des expérimentations conjugales. Ces expérimentations prennent notamment la forme d’engagements progressifs (Bozon, 2016) dans lesquels les logiques opposées sont évoquées tour à tour pour compenser les problèmes et les limites des autres. Dans un univers social encore fortement genré et façonné par un idéal traditionnel de la conjugalité particulièrement désavantageux pour les femmes, les repères sémantiques de l’amour partenarial ne semblent pas toujours aider les femmes à gérer les dynamiques conjugales. Néanmoins, le renforcement de la tradition n’est pas du tout un assujettissement aveugle, dans la mesure où les femmes retirent des gratifications et des plaisirs du fait de mobiliser des repères romantiques ou traditionnels, incluant par rapport à la sexualité (Lavoie Mongrain, 2018). De plus, comme relevé par Giraud (2017), l’équilibre entre repères sémantiques peut être reconfiguré selon l’étape d’« éducation sentimentale » (ou conjugale) à laquelle on se trouve. On révise le rêve romantique fusionnel pour prendre une pause, se remettre d’un chagrin, gérer le célibat et ainsi de suite.

Comme c’était le cas pour les configurations sémantiques de l’intimité qui l’ont précédée, la sémantique intégrée répond, avec les spécificités qui correspondent aux transformations sociales contemporaines, au besoin de gérer le double mouvement qui caractérise l’émergence d’un couple formé d’individus interdépendants : un mouvement de différenciation de la relation intime à l’égard du monde extérieur et un mouvement d’intégration de la relation intime dans le réseau des autres relations, normes, cultures, prescriptions, épreuves qui investissent les acteurs sociaux en dehors du couple (Leupold, 1983 ; Luhmann, 1982 ; Slater, 1963).

L’approche proposée dans cet article présente plusieurs avantages empiriques et théoriques. Elle permet de décrire les sémantiques amoureuses qui circulent dans les produits culturels accessibles à des larges publics dans les sociétés occidentales contemporaines. Elle permet aussi de relier les caractéristiques de ces sémantiques à celles des sociétés au sein desquelles elles se répandent. De même, elle offre une lecture intégrée des tensions entre sémantiques observées dans les discours et dans les pratiques, sans voir ces tensions comme des conflits irréconciliables entre dispositions contradictoires. Enfin, notre approche analytique et son cadre théorique permettent d’échapper aux tentations normatives qui encouragent des interprétations excessivement « optimistes » ou « pessimistes » des transformations contemporaines de l’intimité.