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Vingt ans après la mort de Michel Foucault, nombreux sont les chercheurs en sciences humaines et sociales qui, de part et d’autre de l’Atlantique, ont fait de son oeuvre un point de référence[1]. Les spécialistes des secteurs sociaux ou des institutions qui ont intéressé le philosophe ont été les premiers à faire appel à ses travaux à partir des années 1970 : c’est le cas par exemple en sociologie de la médecine et du monde hospitalier, de la psychiatrie et des formes de régulation psychologique, de la prison et d’autres « institutions totales », de la police et des instruments de contrôle de la « déviance ». L’histoire et la sociologie des sciences de l’homme et de la société sont aussi entrées en dialogue avec l’« archéologie du savoir », même s’il paraît aujourd’hui improbable de proposer une science des productions symboliques en s’appuyant principalement sur ce programme inachevé (Fabiani, 2004). On a aussi vu se multiplier, ces dernières années, les travaux de comparaison ou d’assemblage conceptuels entre les oeuvres de Foucault et celles des « pères fondateurs », ou des figures importantes de la sociologie, ou des autres sciences sociales (Actuel Marx, 2004 ; Butler, 2002 ; De Certeau, 1990 ; Steiner, à paraître). Mais les commentaires exégétiques sur les convergences possibles du philosophe français avec Goffman et surtout Elias (Curapp, 1996), Weber mais aussi Marx et Freud, sont le plus souvent restés lettre morte, séparés de tout programme de recherche empirique. Malgré l’importance de tous ces emprunts, les sociologues sont, dans leur ensemble, restés sceptiques vis-à-vis des possibilités d’application des recherches du philosophe comme de la construction d’une sociologie proprement foucaldienne. À partir du milieu des années 1970, Foucault lui-même avait pourtant entretenu un rapport nouveau à la conduite d’enquêtes, que ce soit dans le cadre militant du Groupe Information Prisons (Artières, Quéro et Zancarini-Fournel, 2003), avec le CERFI, une association créée par Félix Guattari (Mozère, 2004), ou à l’occasion de ses enseignements à l’Université de Berkeley. Il existe donc peut-être un rendez-vous manqué de Michel Foucault avec les sociologues et la sociologie.

La notion de « gouvernementalité », définie en un sens très large comme « conduite des conduites », c’est-à-dire comme ensemble des moyens qui permettent d’imposer des normes de comportement à des individus et des groupes, semble d’ailleurs avoir permis à certains chercheurs de reprendre les termes de ce chassé-croisé. On a pris l’habitude, depuis l’ouvrage d’Hubert Dreyfus et de Paul Rabinow (Dreyfus et Rabinow, 1984), de découper le parcours intellectuel de Foucault en trois périodes distinctes plus ou moins articulées : celle de l’archéologie du savoir (incluant L’Ordre du discours en 1970), celle de la généalogie des relations du pouvoir (entre 1970 et 1980) et celle de l’analytique du sujet et de l’éthique (de 1980 à 1984). Les deux derniers volets de l’oeuvre, profondément reliés dans la pensée de Foucault, et où émerge puis se maintient cette problématique de la gouvernementalité, sont ceux qui entraînent aujourd’hui le plus de reprises en sciences sociales. Un ensemble de travaux empiriques s’est en effet développé dans la perspective d’analyser les modalités diverses de l’art de gouverner[2]. Ils ont d’abord été produits, dès le début des années 1980, parmi les collaborateurs les plus directs du philosophe au Collège de France, puis ils ont essaimé au-delà[3]. Ces recherches ont notamment porté sur la formation ou la crise de l’État-providence, sur les évolutions de l’assurance sociale contre plusieurs risques liés à l’activité économique et au travail salarié, sur la gestion de la pauvreté et le traitement de la « question sociale » depuis le milieu du xixe siècle, sur le contrôle étatique des conduites migratoires, et les pratiques d’identification et de surveillance qui lui sont associées (Bigo, 1998 ; Castel, 1995 ; Curapp, 1996 ; Donzelot, 1984 ; Ewald, 1986 ; Noiriel, 2001 ; Procacci, 1993 ; Rosanvallon, 1981 ; 1995). D’autres chercheurs ont traité des mêmes questions à travers l’étude des pensées, des pratiques, des relations avec l’État, d’institutions sociales sectorielles, situées par exemple dans le champ de la psychiatrie, du travail social, de l’éducation, de la prison et de la famille (Artières et Lascoumes, 2004 ; Castel, 1981 ; Castel, Castel et Lovell, 1979 ; Donzelot, 1977). La promotion philosophique récente et fulgurante de la notion foucaldienne de « biopolitique » a également coïncidé avec des recherches portant sur les usages sociaux et politiques de la médecine, sur les pratiques d’avortement ou d’euthanasie, sur la bioéthique, les politiques de santé et les institutions médicales en général, la pénalisation des comportements sexuels, la médicalisation de la société et les dimensions normatives de la médecine (Fassin et Memmi, 2004 ; Iacub, 2002 ; Memmi, 1996 ; 2003 ; Rabinow, 2000 ; Rosental, 2003 ; 2006).

Dans le monde anglophone, les travaux sociologiques prenant appui sur la notion de gouvernementalité ; les governementality studies ont étendu le spectre des recherches au-delà des terrains d’ordinaire choisis par les continuateurs français de Foucault. Il s’est agi par exemple de circonscrire les techniques de gouvernement dans les écoles et les usines, dans les pratiques de management et de comptabilité, de consommation ou de recensement, dans les villes et les territoires, dans les circuits de la culture et des images, et aussi dans le champ juridique. Il est impossible de rendre compte ici de la richesse de ces travaux ainsi que des divergences existant en leur sein, qui justifient qu’on ne parle pas à leur propos d’une « école de pensée » (pour une synthèse, Dean [1999] ; Rose [1999]). Pour les sociologues ayant repris ce programme, il ne s’agissait pas de faire table rase de leur discipline, mais d’en revisiter certains domaines : par exemple, la sociologie de l’État et des politiques publiques ; la sociologie des formes de régulation à l’oeuvre dans différents systèmes de la vie sociale — économie, entreprise et vie professionnelle, relations familiales —, la sociologie des formes diverses du contrôle social. Ces recherches sont aussi parfois mises au service d’une sociologie historique (ou d’une sociohistoire) du temps présent, en particulier d’un diagnostic du « néolibéralisme » et des relations les plus contemporaines de gouvernement.

La question du néolibéralisme et de ses conditions d’émergence est apparue explicitement dans la pensée de Foucault lui-même au cours des leçons prononcées au Collège de France entre 1977 et 1979, les cours « Sécurité, territoire, population » et surtout « Naissance de la biopolitique » (Foucault, 2004a ; 2004b)[4]. À travers une lecture détaillée de ces cours récemment publiés en France et des catégories d’analyse des relations de pouvoir qu’ils proposent, nous entendons rechercher les éléments qui permettent d’envisager le développement potentiel d’une sociologie originale du néolibéralisme inspirée par Foucault. La mise au jour de la spécificité de l’approche foucaldienne des pensées et des pratiques néolibérales invite les chercheurs en sciences sociales à relier deux corpus de travaux d’ordinaire séparés : l’histoire et la sociologie de l’administration et des politiques publiques, d’un côté ; l’histoire et la sociologie des sciences et des techniques, notamment des sciences humaines et sociales, de l’autre. Afin de comprendre les enjeux d’un tel rapprochement, il faut revenir, auparavant, sur la définition de la notion de « gouvernementalité » puis sur l’intérêt qu’un tel concept peut détenir lorsqu’il s’agit d’aborder le tournant néolibéral des modes de gouvernement.

I. La notion de gouvernementalité dans « l’analytique du pouvoir »

Foucault utilise cette notion de « gouvernementalité » à partir de 1978 et il lui donne une définition très large, celle de « conduite des conduites », de structuration du champ d’action d’autrui. On connaît mieux désormais le contexte de développement du concept et les usages qui en étaient prévus par le philosophe (Bernauer et Rasmussen, 1988 ; Deleuze, 1986, p. 77-99 ; Deleuze, 1990 ; Senellart, 2004) : sa construction prend place dans le cadre d’une nouvelle grille d’analyse de la place des relations de pouvoir dans la vie sociale[5]. Contrairement à ce que le philosophe en disait quelques mois plus tôt, au moment de la publication de Surveiller et punir, celles-ci ne sont plus exclusivement envisagées comme rapports de domination ou de privation (Foucault, 1975), ni comme batailles ou conflits (Foucault, 1997). Le pouvoir, la contrainte, leurs agents et leurs institutions, ne sont pas plus automatiquement opposés à la liberté ou à la puissance d’autres agents et institutions, comme dans la plupart des théories d’inspiration marxiste ou libertaire qui dominent la critique sociale de l’époque. Le concept de gouvernementalité implique au contraire que des sujets puissent aussi agir, sous certaines conditions, comme producteurs d’une liberté et d’une puissance par lesquelles leur assujettissement, pourtant, se renforce. Ce n’est cependant pas de servitude volontaire qu’il s’agit, ni même d’une intériorisation, sous forme de champ de possibles acceptables ou de dispositions entretenues, des relations de pouvoir subies par les agents, comme dans la sociologie de Pierre Bourdieu par exemple. Avec le concept de gouvernementalité, Foucault vise donc à élargir les conceptions existantes du pouvoir, à y inclure les formes incitatives plus que coercitives, et à considérer plus largement l’« ensemble constitué par les institutions, les procédures, les analyses et les réflexions, les calculs et les tactiques » (Foucault, 2004b, p. 111), par quoi des conduites sont orientées, canalisées, avec la collaboration pratique du sujet, que celle-ci soit consciente ou inconsciente. Malgré ces précisions, une des ambiguïtés de la notion de « gouvernementalité » tient au fait que, pendant les cours de 1977 à 1979, Foucault l’emploie successivement pour désigner un moment particulier dans l’histoire de l’art de gouverner — celui du pouvoir incitatif et mobilisateur, libéral donc — et une catégorie générique d’analyse de la politique et du pouvoir. Mais il y insistera plusieurs fois par la suite : une gouvernementalité est au fond le nom de l’articulation entre deux types de moyens, des « technologies de pouvoir » et des « techniques de soi » ou, pour le dire autrement, entre des dispositifs et des dispositions entretenues[6].

La notion invite aussi à concevoir l’activité politique en dehors des seules frontières de la sphère sociale de la politique instituée et comme n’étant pas surdéterminée par la question du rôle et de la fonction de l’État. Il y a des relations de gouvernement dans l’ensemble du tissu social ou de ses sphères d’activité plus ou moins séparées, par exemple dans l’entreprise. Paradoxalement, pourtant, la problématique de la gouvernementalité a d’abord permis d’introduire dans l’économie générale de l’oeuvre foucaldienne cette question de l’État et de l’étatisation des relations de pouvoir et des normativités, à partir parfois de la reprise d’une analyse des micro-pouvoirs, jusqu’alors conduite dans le domaine de la médecine, de la psychiatrie, des pratiques pénales, etc. Mais ce fut aussitôt à condition de concevoir l’institution étatique comme « l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples », comme un mixte hétérogène de dispositifs et de techniques de régulation politiques[7]. Peu à peu, ensuite, cette notion de gouvernementalité, confondue initialement avec celle de « gouvernement » et d’art de gouverner, en vient à être dégagée de la référence à l’État, et à s’appliquer aux relations de pouvoir en général (Senellart, 2004, p. 397-398)[8].

Il reste qu’on peut déduire des propositions de Foucault, pendant la période où domine, dans son oeuvre, l’analytique du pouvoir, une typologie des modes de régulation sociale et de contrôle des conduites d’autrui. Le philosophe isole par exemple le gouvernement par le droit, avec ses lois et ses punitions, et la justification par la raison d’État qui émergent au xvie siècle. Les « disciplines », mécanismes de surveillance et de correction qui encadrent la loi, ont été ensuite mis au jour dans Surveiller et punir à travers l’analyse des formes de sanctions pénales, mais aussi dans la lecture rétrospective que Foucault peut faire au milieu des années 1970 de ses recherches sur le traitement de la folie à l’âge classique et de ses travaux sur la clinique (Foucault, 1999). Une troisième forme de gouvernementalité naît, selon lui, au xviiie siècle, et se superpose aux deux autres : il s’agit de la « biopolitique », dont il repère l’émergence à travers les dispositifs de traitement de la sexualité, d’une part, et de la population, d’autre part[9]. La biopolitique est en effet l’« ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux, va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique » (Foucault, 2004b, p. 4). Il s’agit des pratiques, des normes et des lois qui visent à l’entretien de la vie, de la santé, des capacités productives et reproductives de la population. Pour résumer : la loi interdit, la discipline prescrit, la biopolitique annule, freine, favorise, ou régule (Foucault, 2004b, p. 48).

Chacune de ces gouvernementalités, de ces rationalités politiques pratiques, a connu un moment d’émergence et pourrait, à cet égard, faire l’objet d’une enquête historique ou sociologique spécifique, ce qui n’est pas toutefois la visée de Foucault[10]. Si, à l’échelle de la longue durée, chaque époque semble caractérisée par un mécanisme de pouvoir prévalant, si, par exemple, l’époque libérale, commencée pour Foucault il y a un peu plus de deux siècles, est dominée par la biopolitique, par ce que qu’il appelle aussi des « mécanismes de sécurité »[11] — autrement dit d’entretien de la vie (santé, éducation, culture, loisirs), puis de garantie sociale (caractéristiques de ce que sera plus tard l’État-providence) —, elle n’en fait pas moins place également aux autres mécanismes de pouvoir ayant préexisté. Chaque situation sociale, chaque moment historique, est ainsi traversé par plusieurs modalités du pouvoir sur soi et sur autrui, par plusieurs technologies de gouvernement, sans qu’il soit jamais possible d’établir de corrélation fixe entre l’emploi d’une technologie sociale et la prééminence d’une forme de gouvernement et encore moins de déduire l’une de l’autre.

II. Le libéralisme et le néolibéralisme selon Michel Foucault

En 1978-1979, l’interrogation foucaldienne sur le gouvernement et la gouvernementalité a débouché sur une enquête plus fine à propos du libéralisme et de ses transformations historiques. Et le libéralisme a été défini comme gouvernement par l’économie, autrement dit où l’activité économique et les mécanismes du marché sont les principes régulateurs dominants des conduites de la vie et où les normes de vie instituées auprès des corps et de la population par les dispositifs biopolitiques sont des instruments de régulation tendanciellement plus importants que ne le sont les lois de l’appareil législatif et juridique et les disciplines produites par les institutions. En réalité, depuis la fin du xviiie siècle, toutes les relations de pouvoir, toutes les constructions normatives, doivent être, selon Foucault, situables à l’intérieur d’un triangle de technologies de pouvoir ou de logiques sociales dont les extrémités sont représentées par les mécanismes juridiques de souveraineté, d’une part, les appareils disciplinaires, d’autre part, et enfin les dispositifs de sécurité ou d’assurance (Foucault, 2004b, p. 111). Mais ces derniers mécanismes n’en surdétermineraient pas moins l’emploi des deux autres en soumettant la connaissance de la réalité sociale à un calcul destiné à évaluer la nécessité ou l’efficacité de la législation ou de la répression, du contrat ou du règlement.

En outre, comme la gouvernementalité libérale se définit par contraste avec l’art de gouverner par la loi et la « raison d’État » caractérisant une partie de l’Ancien Régime et par le fait qu’elle est consommatrice de libertés individuelles et de droits, à commencer par les libertés d’entreprendre et d’échanger, elle a dû à la fois produire et organiser ces libertés, sur le plan des corps individuels comme de la population prise dans son ensemble. D’un côté, donc, le libéralisme valorise l’entretien de la vie, la liberté de circuler, la prise de risques ; de l’autre, il limite ces libertés en même temps qu’il les rend possibles. Pour Foucault, le libéralisme est ainsi nécessairement tendu entre les intérêts individuels et l’intérêt de tous, entre un besoin de liberté et un besoin de sécurité[12]. Sa contradiction propre réside dans le paradoxe suivant : trop de liberté peut mettre en péril les libertés. Il s’ensuit que les droits promus par le libéralisme pendant le xixe siècle et le début du xxe siècle sont assortis d’une « stimulation de la crainte du danger » et de toute une « culture politique du danger », d’une « formidable extension des procédures de contrôle » et des mécanismes disciplinaires de surveillance[13] — Deleuze parlera à ce sujet, en résumant la pensée de Foucault, de « sociétés de contrôle » (Deleuze, 1990) — et, seulement à la période ultérieure du xxe siècle, d’une production de libertés nouvelles par plus d’interventions de l’État. Témoigne de ce dernier mouvement de balancier existant, à l’ère libérale, entre dispositifs de liberté et mécanismes de sécurité et de contrôle, la mise en place des États-providences, d’une économie de « bien-être » et d’un libéralisme dit rétrospectivement social dans plusieurs pays occidentaux à partir de la fin du xixe siècle et surtout après 1945.

Pendant l’entre-deux-guerres, le libéralisme comme forme de gouvernement a connu en effet une crise historique : l’État libéral a été contesté par plusieurs types de « dirigismes » — fascisme, stalinisme, nazisme — et surtout, plus longuement et profondément, par le keynésianisme qui s’est développé en particulier sur les décombres de la crise économique de 1929[14]. C’est dans ce cadre général qu’il convient d’analyser la formation d’une gouvernementalité libérale de troisième type, que Foucault qualifie de néolibérale[15] et qui serait, selon lui, une rationalité politique décidée à répondre aux contestations historiques antérieures quoique internes du libéralisme, celles portées au premier chef par Keynes et les nombreuses politiques qu’elles ont inspirées[16]. Le néolibéralisme est abordé par Foucault à travers deux courants distincts de la pensée économique qui ont en commun la critique de l’économie dirigée et la référence au néomarginalisme autrichien : l’ordolibéralisme allemand de l’après-guerre, en gestation au sein de l’École de Fribourg entre 1927 et 1930, chez Walter Eucken, Franz Böhm et la revue Ordo, ce groupe servant d’appui à la critique, conduite dans les années 1950, de la politique économique du nazisme ; le libertarisme (ou « anarcho-capitalisme ») américain, qui trouve son expression la plus pure chez Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et surtout Gary Becker, Milton Friedman et plusieurs économistes de l’École de Chicago fédérés dans les années 1960 comme critiques de l’interventionnisme inauguré par Roosevelt et le New Deal (Foucault, 2004a, p. 80-81). Le néolibéralisme n’est donc pas un espace discursif unitaire même si, dans les deux cas, il s’est agi de redéfinir, en partant de ce que Foucault appelle une « phobie d’État », les missions de l’administration publique vis-à-vis de l’art libéral de gouverner par l’économie et le marché (Foucault, 2004a, p. 71).

Foucault parle à ce sujet de l’invention d’une « raison du moindre État » (Foucault, 2004a, p. 30) qui veut que ce dernier soit « sous surveillance du marché plutôt qu’un marché sous surveillance de l’État », comme c’était le cas dans les sociétés sous l’influence des politiques keynésiennes (Foucault, 2004a, p. 120). Le néolibéralisme ne doit cependant pas être confondu avec un retour au libéralisme d’avant les économies dirigées[17]. Il n’est pas, non plus, un art de gouverner sans État. Là où le libéralisme classique, d’avant le keynésianisme, demandait, sur le plan étatique, une politique passive par rapport au marché, le néolibéralisme passe au contraire par un interventionnisme et par des actions correctives qui peuvent être aussi nombreuses que dans les politiques dirigistes de planification (Foucault, 2004a, p. 159). Il fait surtout de l’activité économique la justification ultime de l’action politique, la source première de sa légitimation. Dans le cas allemand par exemple, la doctrine et la pratique néolibérales ont ainsi permis de fonder à nouveaux frais, après 1945, le pouvoir de l’État par l’économie : ce n’est plus le droit qui devait fournir en dernière instance la légitimité de la souveraineté étatique, mais les garanties concernant l’exercice de la liberté économique[18]. Dans la configuration néolibérale, cette dernière est censée à la fois permettre à l’État d’exister et doit assurer, la régulation de ses actions[19]. En effet, le néolibéralisme « retourne le laissez-faire en un ne-pas-laissez-faire le gouvernement, au nom d’une loi du marché qui va permettre de jauger et d’apprécier toutes ses activités »[20] (Foucault, 2004a, p. 253). Le néolibéralisme invite à dissocier le marché avec ses lois du laissez-faire en tant que mesure juridique et politique mise en place à l’âge libéral : il ne s’agit plus pour la politique publique de corriger les effets éventuellement négatifs du marché mais de faire du marché et de ses mécanismes de fonctionnement des correcteurs politiques et sociaux généraux. Cela signifie par exemple que les coûts et les bénéfices de l’action étatique doivent être mesurés, là où, dans la configuration keynésienne, l’État était, à l’inverse, l’évaluateur des bénéfices publics de mécanismes économiques qu’il représentait et qu’il quantifiait. « Il s’agit de savoir [...], écrit Foucault, jusqu’où vont pouvoir s’étendre les pouvoirs d’information politiques et sociaux de l’économie de marché », ainsi que ses pouvoirs de réforme (Foucault, 2004a, p. 121).

Cela étant posé, contrairement aux libéraux, les économistes néolibéraux considèrent que c’est la concurrence plutôt que le libre-échange, la compétition plutôt que la circulation, qui doit désormais constituer le principe régulateur fondamental de l’ensemble des comportements sociaux, publics ou privés. Le néolibéralisme requiert par conséquent une action politique de promotion de la concurrence dans tous les domaines de la vie sociale, et pas seulement, ni essentiellement, dans l’économie[21]. La société néolibérale est donc une société d’entreprises, une société d’individus et de groupes entrepreneurs, plutôt qu’une société de marché et de supermarchés, insiste Foucault. Sa forme privilégiée d’autorité est celle d’un gouvernement par la comparaison, la compétition et, lorsque c’est possible, le prix.

Enfin, la sortie du libéralisme classique se manifeste par le fait qu’« [i]l faut gouverner pour le marché, plutôt que gouverner à cause du marché » (Foucault, 2004a, p. 125). L’action étatique néolibérale se fait d’abord en direction de l’environnement de l’économie et du marché dont la forme idéalisée est, en retour, le principe correcteur principal de l’action publique. Les politiques publiques visent ainsi à transformer la société, la technique, la nature, les droits de propriété, autrement dit l’ensemble des variables du milieu culturel et social dans lequel la concurrence peut avoir lieu. Ainsi, dans le néolibéralisme, souligne Foucault, « la science économique n’est jamais présentée comme devant être la ligne de conduite, la programmation complète de ce que pourrait être la rationalité gouvernementale » (Foucault, 2004a, p. 290). L’action publique néolibérale passe en effet en premier lieu par une « politique de la vie » — autrement dit, encore par une biopolitique — ou mieux, dit Foucault, par une « politique de société » qui favorisera par exemple l’investissement dans l’éducation, la culture et, bien sûr, la santé et, plus récemment, l’environnement. Le néolibéralisme critique et rejette la planification économique, mais il promeut à sa place des formes de planification sociale. C’est pourquoi il peut être qualifié de « libéralisme sociologique » au sens où il vise à fonder une « nouvelle société », comme en témoignent à l’envi plusieurs déclarations politiques de la fin des années 1960 aux États-Unis, en France et dans d’autres pays occidentaux. S’il n’y a rien d’inédit historiquement à un tel dessein, dont on trouverait, à l’évidence, de nombreux exemples antérieurs dans l’ère libérale, par exemple au tournant du xxe siècle, celui-ci est désormais poursuivi pour des raisons exclusivement économiques et non plus pour des raisons politiques ou sociales de restauration, voire de « réparation » du lien social. Le néolibéralisme, c’est donc une nouvelle société pour une nouvelle économie, là où le libéralisme keynésien ou social réformait ou corrigeait l’économie pour instaurer une nouvelle société.

Dans la suite de l’année 1979, Foucault détaille plusieurs des effets possibles du passage d’une gouvernementalité libérale à une gouvernementalité néolibérale. Il insiste en particulier sur la croissance de la régulation judiciaire afin de stabiliser les contentieux que ne devrait pas manquer de provoquer l’exacerbation des rapports de concurrence. Alors que la société libérale, dans sa version keynésienne surtout, passe par une régulation bureaucratique et une inflation des règlements administratifs, le néolibéralisme doit avoir pour corollaire une juridicisation de la société. Il tend à une « contractualisation de la vie commune » (Foucault, 2004a, p. 251) et de toutes les interactions, du mariage à l’éducation, de la sexualité au travail, de la médecine aux relations de production, etc. Sur un autre terrain, celui des politiques sociales, Foucault laisse entendre que le changement de gouvernementalité entraînera une individualisation des mesures d’application, une responsabilisation des citoyens et une privatisation des risques — retraite, chômage, assurance-maladie, etc. —, au détriment de leur socialisation qui était au principe des systèmes de sécurité sociale mis en place surtout entre les années 1930 et 1960.

III. Quelle sociologie du néolibéralisme ?

Les lecteurs contemporains des leçons de Foucault de 1977 à 1979 seront sans aucun doute frappés par les qualités d’anticipation de ces analyses proposées l’année même où Margaret Thatcher arrive au pouvoir au Royaume-Uni pour appliquer certains principes néolibéraux et une année avant la victoire électorale de Ronald Reagan aux États-Unis. Ils remarqueront surtout la différence entre l’approche foucaldienne et les discours issus de la discipline économique ou d’une partie de la sociologie critique existant aujourd’hui à propos du néolibéralisme, qu’ils insistent par exemple sur la financiarisation de l’économie, sur l’autoréflexion de la société contemporaine, en particulier vis-à-vis des risques sociaux, scientifiques et techniques, sur la soumission du politique à l’économique ou sur l’individualisme des contemporains et la dissolution du lien social, sur l’irrationalité réelle des comportements économiques de marché ou enfin sur la « marchandisation du monde ». Pourtant, comme ces caractérisations d’ensemble, les analyses que Foucault propose du néolibéralisme se situent le plus souvent sur le plan très général, ici celui d’une histoire conceptuelle, d’une étude des formulations programmatiques issues principalement de textes d’économistes. Elles mettent en jeu des interactions entre des macroentités sociales comme l’État, le marché, la société, là où la sociologie contemporaine du néolibéralisme chercherait plutôt à construire une interrogation plus systématique au sujet de pratiques économiques ou administratives situées, mettant en valeur leur diversité et leur hétérogénéité, ou bien s’interrogeant sur les propriétés sociales de ses agents promoteurs (Denord, 2003 ; Dezalay et Garth, 1998 ; Dixon, 1998 ; Jobert et Théret, 1994 ; Plehwe, Walpen et Neunhöffer, 2006).

S’il devait cependant y avoir une singularité à ce que pourrait être une approche spécifiquement foucaldienne du néolibéralisme en termes de gouvernementalité, elle viendrait d’une attention particulière portée aux technologies de pouvoir. Avec la problématique de la gouvernementalité, l’objectif de Foucault était en effet « de montrer et d’analyser le rapport qui existe entre un ensemble de techniques de pouvoir et des formes : des formes politiques comme l’État et des formes sociales » et de produire non pas « une histoire des institutions ou une histoire des idées, mais l’histoire de la rationalité telle qu’elle opère dans les institutions et dans la conduite des gens [22] » (Foucault, 1979b, p. 802-803). Certes, Foucault saisit les techniques de pouvoir dans ses cours principalement à travers des énoncés. Mais une gouvernementalité n’est jamais réductible à des discours et à des agents pour les porter. Elle est faite tout autant d’institutions, de savoirs et de lois, d’instruments, de bâtiments et de procédures, le plan de convergence et de consistance de l’ensemble de ces éléments hétérogènes définissant ce que le philosophe appelle à la même période un « dispositif » (Foucault, 1977a)[23]. Tout art de gouverner est ainsi déterminé par un ensemble ou plutôt par un réseau hétérogène d’acteurs, de textes, de paroles et d’objets, il représente une certaine manière de les relier entre eux. C’est d’ailleurs cette image du réseau, de « mailles du pouvoir » connectant entre elles plusieurs types de singularités hétérogènes (Foucault, 1981b), qui explique la compatibilité et la continuité apparente existant, notamment au sein de l’école anglophone des governmentality studies, entre cette approche foucaldienne du pouvoir, du libéralisme et du néolibéralisme, et la sociologie de l’« acteur-réseau » développée entre autres par Michel Callon et Bruno Latour (Latour, 2006). Ce n’est cependant pas la seule voie possible d’une reprise sociologique de la notion de « gouvernementalité ».

Derrière un art de gouverner, ou ce que Foucault appelle un « dispositif », il y a en effet une chaîne de techniques spécifiques plutôt qu’une foule d’actants hétérogènes (Foucault, 1982b ; 1982c). La véridiction est par exemple une de ces techniques, mise au jour par Foucault dans Histoire de la sexualité[24]. Plus précisément, il y a, pour le philosophe, quatre grandes familles de techniques : les « techniques de production », les « techniques de système de signes », les « techniques de pouvoir, qui déterminent la conduite des individus, les soumettent à certaines fins ou à la domination, objectivent le sujet », les « techniques de soi », enfin (Foucault, 1982b, p. 1604). Étudier la gouvernementalité, c’est analyser le mode de formation spécifique et l’interaction de ces quatre familles de techniques qui, chacune, implique une socialisation spécifique, « certains modes d’éducation et de transformation des individus ». Si Marx a par exemple étudié les relations qui existent entre les techniques de production et les techniques de domination, s’il a montré que le capitalisme est une forme de gouvernement, Foucault, quant à lui, a décidé de se concentrer sur le complexe des relations entre techniques de domination et techniques de soi (Foucault, 1982b). Construire ou pratiquer une sociologie foucaldienne du néolibéralisme peut revenir à décrire non seulement la circulation en réseau des techniques de gouvernement et des techniques de soi existantes, leur hybridation complexe dans un lieu ou un espace social donné, mais requiert aussi d’élucider leur mode de production, les raisons de leurs compositions et de leurs effets.

En outre, parmi ces quatre types de techniques mobilisées pour gouverner, les techniques intellectuelles ont tenu une fonction particulièrement importante dans l’oeuvre de Foucault, considérée maintenant dans son ensemble. C’est en effet un lieu commun de définir celle-ci comme une problématisation historique des relations entre savoirs et pouvoirs. Or, dans la réception qu’elle connaît, les « techniques de système de signes » et, plus spécifiquement encore, la contribution des savoirs à l’art de gouverner, sont paradoxalement des aspects négligés de l’étude des technologies de pouvoir[25]. L’évolution des formes de gouvernementalité ne saurait pourtant être indépendante d’une évolution des sciences et des techniques, ni de celle de leur capacité de légitimation. Pour Weber, le « grand instrument de supériorité de l’administration bureaucratique est le savoir spécialisé » (Weber, 1971, p. 229). Les acteurs économiques des marchés contemporains sont également gouvernés par de nouveaux savoirs spécialisés. En outre, la sociohistoire longue de l’évolution de la domination tend, chez Foucault, comme chez Elias ou Bourdieu, à faire l’hypothèse d’un poids de plus en plus important des formes indirectes, euphémisées, symboliques et distanciées, d’exercice du pouvoir par rapport aux formes plus directes et violentes de celui-ci, ainsi que des formes de pouvoir incitatif par rapport aux formes de pouvoir contraignant. Plus que d’autres instruments, les techniques intellectuelles contribuent à ce type de gouvernement à distance, elles sont utilisées pour « façonner les gens », comme dit par exemple Ian Hacking à propos de l’indicateur du « seuil de pauvreté » (Hacking, 2000). Comment la sociologie peut-elle prendre en compte ce pouvoir créateur des chiffres et plus largement la dimension à la fois cognitive et technologique de toute gouvernementalité, en particulier de la gouvernementalité néolibérale ? Tel est l’enjeu d’une sociologie foucaldienne du gouvernement et du néolibéralisme.

IV. Les techniques intellectuelles du libéralisme

Dans ses cours de 1977-1979, Foucault offre lui-même quelques pistes conceptuelles et historiques pour répondre à une telle question. Le laissez-faire du premier libéralisme impliquait, pour le souverain, de renoncer à un domaine d’action mais en compensant cela par une activité de représentation et de connaissance des circuits économiques. À partir des physiocrates, explique Foucault, le souverain

devra se trouver, vis-à-vis du marché comme un géomètre vis-à-vis des réalités géométriques, c’est-à-dire qu’il devra le reconnaître : le reconnaître par une évidence qui le placera dans une position à la fois de passivité par rapport à la nécessité intrinsèque du processus économique et en même temps de surveillance, et en quelque sorte de contrôle, ou plutôt de constat total et perpétuel de ce processus [...].

Foucault, 2004a, p. 297

L’art de gouverner libéral s’inscrit sous le signe de la rationalité scientifique et technique plutôt que sous le signe du droit et il privilégie, au moins jusqu’à la fin du xixe siècle, l’économie politique et la démographie — afin de connaître la population et ses comportements — mais aussi les statistiques et les probabilités. Virtuellement, toutes les sciences humaines et sociales sont susceptibles d’être mobilisées comme instruments de l’art libéral de gouverner (Brian, 1994 ; Desrosières, 1993 ; Hacking, 2002 ; Hacking, 1990 ; Wagner, Wittröck et Whitley, 1990).

Parce qu’il doit introduire au nom de la « sécurité » des limites aux libertés qu’il crée et dont il est consommateur, le libéralisme comme art de gouvernement « s’engage, comme nous l’avons déjà noté, dans un mécanisme où il aura à chaque instant à arbitrer la liberté et la sécurité des individus autour de (la) notion de danger » (Foucault, 1984a, p. 67), de risque. La normativité qu’imposent les dispositifs de sécurité ne s’appuie donc pas prioritairement, selon Foucault, sur une définition a priori des normes de comportement mais sur un arbitrage, un calcul de risques qui « montre [...] qu’ils ne sont pas les mêmes pour tous les individus, à tous les âges, dans toutes les conditions, dans tous les lieux ou milieux. Il y a donc des risques différentiels qui font apparaître, en quelque sorte, des zones de plus haut risque et des zones, au contraire, de risque moins élevé [...] » (Foucault, 1984b, p. 63). L’art de gouverner consiste alors à rabattre les zones de plus grand risque vers les zones de moindre risque ou, pour le dire autrement, à réduire l’écart entre les différentes lignes de normalité ou de risque[26]. Ainsi, la prévision statistique du futur est-elle une activité inhérente au développement d’une rationalité politique libérale bornée par le calcul des risques attachés aux comportements.

Alors que les mécanismes disciplinaires visaient à rechercher un point idéal de perfection, les mécanismes de sécurité, les contrôles régulateurs dominants de l’utopie libérale, visent à minimiser les risques — vol, maladies, crimes, folies, etc. — dont il est reconnu qu’ils ne seront jamais supprimés. Dans sa leçon du 11 janvier 1978, Foucault propose en exemple de ces nouvelles techniques intellectuelles caractéristiques, selon lui, du libéralisme ou de la biopolitique : le cas de l’aménagement des villes au xviiie siècle, ici de Nantes :

[...] [O]n va travailler sur l’avenir, c’est-à-dire que la ville ne va pas être aménagée en fonction d’une perception statique qui assurerait dans l’instant la perfection de la fonction, mais elle va s’ouvrir sur un avenir non exactement contrôlé ni contrôlable, non exactement mesuré ni mesurable et le bon aménagement de la ville, ça va être précisément : tenir compte de ce qui peut se passer. Bref, je crois qu’on peut parler là d’une technique qui s’ordonne essentiellement au problème de la sécurité, c’est-à-dire, au fond, au problème de la série. Série indéfinie des éléments qui se déplacent : la circulation, nombre x de chariots, nombre x de passants, nombre x de voleurs, nombre x de miasmes, etc. Série indéfinie des événements qui se produisent : tant de bateaux vont accoster, tant de chariots vont arriver, etc. Série indéfinie également des unités qui s’accumulent : combien d’habitants, combien de maisons, etc. C’est la gestion de ces séries ouvertes, et par conséquent qui ne peuvent être contrôlées que par une estimation des probabilités, c’est cela, je crois, qui caractérise assez essentiellement le mécanisme de sécurité[27].

Foucault, 2004b, p. 21-22

L’objectif des techniques intellectuelles du libéralisme est donc de contribuer à la régulation de séries d’événements ou d’éléments dans un cadre perpétuellement modifiable.

Avec la gouvernementalité libérale, il s’agit d’inscrire de l’aléa et du temporel dans l’espace, d’organiser des circulations libres plutôt que de projeter sur un territoire des structures, des frontières, des limitations, comme dans l’exemple célèbre de la surveillance panoptique qui symbolisait, dans Surveiller et punir, l’art précédent de gouverner. Par exemple, il ne s’agit plus seulement d’éradiquer le vol, de contenir la maladie mais de comparer les effets du crime et de la répression, de la maladie et des soins ou de la prévention, de toute « déviance » et de son interdiction ou de sa suppression. Il s’agit de rechercher des limites, une moyenne, un optimum de criminalité ou de répression, de maladie ou de soin « pour un fonctionnement social donné » (Foucault, 2004b, p. 7). Ainsi, plutôt que d’« instaurer un partage entre le permis et le défendu », le mécanisme libéral de sécurité, dans l’entreprise, dans l’administration, dans les villes ou dans les familles, « va fixer une moyenne considérée comme optimale » pour un phénomène donné « et puis fixer les limites de l’acceptable au-delà desquelles il ne faudra plus que ça se passe » (Foucault, 2004b, p. 8). Statistiques, calcul de risques ou de normalités, évaluation probabiliste de l’aléa futur mais surtout de l’utilité des dispositifs de pouvoir afin de déterminer leur meilleur niveau de pertinence : ce sont là, pour Foucault, les grandes techniques intellectuelles — et, indissolublement, technologies de pouvoir — qui se sont donc développées et associées depuis la fin du xviiie siècle parallèlement à la gouvernementalité libérale, même si elles ont parfois été inventées plus d’un siècle auparavant. La prévision mathématisée du futur et l’aide à la décision par le calcul probabiliste sont les dispositifs paradigmatiques (mais en rien exclusifs d’autres dispositifs) de la rationalité politique du libéralisme, de même que la loi ou les mécanismes de surveillance l’étaient pour les gouvernementalités antérieures.

Parce qu’il est issu en grande partie du choc représenté par la crise économique et financière de 1929, ce que nous avons appelé ici le « second » libéralisme, celui, paradoxal au fond, de l’État-providence, associant le plus souvent une organisation productive fordiste et une politique économique d’inspiration keynésienne, n’a en rien modifié cette centralité. On pourrait montrer qu’il l’a, au contraire, renforcée en faisant de l’économie non plus seulement une discipline dont les modèles sont calqués sur la physique mais l’objet d’une étude historique, statistique, et attentive, précisément, à l’aléa et à la temporalité. Avec la crise de 1929, c’est en effet l’économie elle-même qui se soumet à la modélisation prévisionnelle. Le libre jeu du marché n’apparaît plus comme une garantie suffisante de l’autorégulation de la société par elle-même. L’économétrie est ainsi « inventée » dans les années 1920-1930. En posant fondamentalement, dans sa Théorie générale, la question des anticipations du futur en économie, Keynes lui-même participait de cette attention nouvelle des économistes au calcul des probabilités et à la dimension temporelle des comportements économiques. Le « second » libéralisme se traduit par une étatisation et une centralisation, une diversification et un perfectionnement, des techniques de prévision et de décision existant au sein de la gouvernementalité libérale mais pas par un changement de leur nature (Armatte et Desrosières, 2000). Foucault effleure ces développements en parlant d’une « technicisation de la gestion étatique, du contrôle de l’économie, technicisation aussi dans l’analyse même des phénomènes économiques » (Foucault, 2004a, p. 118).

V. Un prolongement possible : les techniques intellectuelles du néolibéralisme

Depuis quelques décennies au contraire, pour les néolibéraux, les énoncés de la théorie économique sont devenus une forme à accomplir, une essence à réaliser, une cible à atteindre, pas ou plus un outil technique de connaissance ou de contrôle. Le néolibéralisme entend analyser l’ensemble des comportements humains et sociaux par cette essence que révélerait désormais la science économique, plus précisément par le calcul d’une fonction de production ou d’utilité perçue comme capable de modéliser tous les fonctionnements humains en termes d’investissement et d’intérêts, de coûts et de bénéfices[28].

Ce que l’analyse doit essayer de dégager, explique Foucault, c’est quel a été le calcul, qui d’ailleurs peut être déraisonnable, qui peut être aveugle, qui peut être insuffisant, mais quel a été le calcul qui a fait qu’étant donné des ressources rares, un individu ou des individus ont décidé de les affecter à telle fin plutôt qu’à telle autre. L’économie ce [...] n’est donc plus l’analyse de la logique historique de processus, c’est l’analyse de la rationalité interne, de la programmation stratégique de l’activité des individus[29].

Foucault, 2004a, p. 228-229

Il faudrait insister sur cette notion de programmation employée, avec celle de programme, à plusieurs reprises par Foucault dans ses cours pour faire la différence entre les préceptes néolibéraux et les techniques de planification issues du keynésianisme. En effet, le comportement humain n’est pas considéré comme programmable par les néolibéraux ; il est un programme qu’il s’agit de comprendre et de révéler. Il s’agit de retrouver, par simulation, quel est le comportement idéal et d’enregistrer des écarts à celui-ci.

Il existe une autre différence majeure entre les techniques intellectuelles de gouvernement du néolibéralisme et celles du libéralisme, même dans sa version dirigiste : le fait que les comportements de l’État et de l’ensemble des administrations publiques y soient soumis au même titre que les actions de n’importe quel autre agent de l’économie. Comme toute rationalité politique, le néolibéralisme traverse, à partir des années 1960, l’ensemble de la société, c’est-à-dire les entreprises, les familles, l’hôpital et la prison, les différentes institutions de la société civile, les rapports de commandement aussi bien que les rapports de soi à soi, avec plus ou moins d’importance selon les lieux. Toutefois, le néolibéralisme s’est d’abord manifesté le plus visiblement par une réflexivité critique de l’État et des administrations vis-à-vis de leurs propres actions, par une application de nouvelles techniques intellectuelles à l’élaboration puis à l’évaluation des politiques publiques. Le néolibéralisme est donc indissociable, sans s’y réduire, d’une réforme intellectuelle et technique de l’État qui n’est ni seulement, ni d’abord, économique ou budgétaire, administrative ou organisationnelle. Foucault évoque parallèlement l’importance de ce qu’il appelle la « technologie des aléas », appliquée désormais au « milieu » ou à l’environnement de l’activité économique plus qu’à l’activité économique elle-même[30]. Gouverner pour le marché plutôt que par le marché, ce qu’exige, selon Foucault, la gouvernementalité néolibérale, cela signifie enfin que la recherche, la modélisation, la simulation ou l’évaluation des facteurs sociaux, démographiques, culturels ou géographiques du profit ou de la croissance deviennent tendanciellement plus importantes que la prévision économique proprement dite. Afin de vérifier, de décrire et d’expliquer toutes ces transformations, une sociologie foucaldienne des techniques du néolibéralisme doit être développée.

VI. Éléments existant pour une sociologie foucaldienne du néolibéralisme

Plusieurs travaux d’histoire et de sociologie des sciences et des techniques (en particulier des sciences sociales, des mathématiques appliquées, de la discipline économique) d’un côté, et des politiques publiques, de l’autre, permettraient peut-être, s’ils étaient mis en relation au lieu d’être lus en parallèle, de prolonger ce qui, dans les cours de Foucault de 1977 à 1979, n’est resté qu’au stade de l’intuition au sujet du néolibéralisme. De chaque côté de ces deux sous-champs disciplinaires, des programmes de recherche poussent en effet à un tel rapprochement (Armatte, 2004 ; Armatte et Desrosières, 2000 ; Desrosières, 1993 ; 2003 ; 2006 ; Lascoumes et Le Galès, 2004). Une partie des études sur les sciences s’intéresse par exemple à la contribution contemporaine de plus en plus importante de la production scientifique à la souveraineté étatique, à l’accroissement de puissance et à la « gouvernance » (Dahan et Pestre, 2004 ; Pestre, 2003). Inversement, une partie de la science politique et des analyses des politiques publiques s’est penchée sur la matrice intellectuelle et technique des réformes de l’État engagées dans les pays occidentaux à partir des années 1960-1970 et, plus largement, sur les instruments et les outils de l’action publique, dans une perspective parfois directement inspirée de Foucault (Bezès, 2002 ; Lascoumes et Le Galès, 2004). À titre d’esquisse d’un prolongement sociologique possible des propos foucaldiens sur le néolibéralisme, on retiendra ici de ces deux très vastes corpus quelques tendances ayant contribué à l’émergence des techniques intellectuelles de ce dernier, en particulier à la transformation de la fonction de la « technologie des aléas » dans l’exercice du gouvernement.

La politique économique et ses outils offrent un des meilleurs terrains de départ pour un tel questionnement. Conformément à ce que suggérait Foucault, on sait désormais que la « révolution probabiliste » a eu, au moins depuis l’émergence de l’art libéral de gouverner à la fin du xviiie siècle, des conséquences considérables dans les politiques et la vie quotidienne des populations (Gigerenzer et al., 1989). Mais, avec le néolibéralisme, elle est intégrée dans les modèles théoriques de l’économie néoclassique et non plus dans les techniques pratiques d’orientation de l’activité économique. La gouvernementalité néolibérale implique en effet une diminution de l’importance du recours à la planification et à l’économétrie, à quoi se substitue la mise en place de politiques d’incitation microéconomique (Armatte et Desrosières, 2000). La politique économique ne mettrait donc plus au centre l’usage des séries statistiques, des probabilités et des mathématiques appliquées. Un art de gouverner incitatif et polycentré semble remplacer le pouvoir planificateur et centralisé.

L’État néolibéral produit pour cette raison une multiplicité d’indicateurs non monétisés d’évaluation des politiques publiques, qui diffèrent des règles légales et des consensus normatifs autrefois privilégiés. Ils permettent aussi de contourner les controverses idéologiques autour de l’action publique et de décentraliser cette même action (Desrosières, 2003 ; 2006). La généalogie de ces pratiques d’évaluation commence aujourd’hui à être mieux connue. Dans le cas français, elles ont commencé dans les années 1970 avec la « rationalisation des choix budgétaires », une technique importée des États-Unis, et développée auparavant dans le cadre spécifique de l’activité militaire, de la RAND Corporation et de la « recherche opérationnelle » (Armatte, 2004 ; Bezès, 2002 ; Jardini, 2000 ; Spenlehauer, 1999 ; Terray, 2003). L’État néolibéral actuel a cependant créé d’autres techniques d’évaluation et de contrôle de sa propre action, autrement dit de « gouvernement de soi », pour parler comme Foucault (Bezès, 2002, p. 325). La technique du benchmarking peut par exemple compléter ou remplacer les directives et règlements, et met ainsi en place une norme mobile pour les comportements de l’administration publique (Bruno, 2006).

Sur le terrain de la modélisation rationalisée du futur qui, pour Foucault, semble fournir un des traits spécifiques de la gouvernementalité libérale par rapport aux arts précédents de gouverner, la période contemporaine paraît caractérisée, en économie comme pour les questions météorologiques de climat, par le discrédit des modèles globaux, la multiplication des modèles locaux et leur mise en concurrence (Armatte et Dahan, 2004). Ces tendances et les quelques travaux qui commencent aujourd’hui à en contextualiser l’histoire, les acteurs et les réseaux, n’épuisent évidemment en rien la description des traits du néolibéralisme. Tout juste permettent-ils de commencer à tracer une cartographie historique des outils privilégiés de son emprise. Une sociologie de la production et de la circulation des techniques intellectuelles de l’art le plus contemporain de gouverner reste donc à faire, dans l’esprit d’excavation des technologies sociales du pouvoir qui a animé l’ensemble de l’oeuvre de Foucault.

Conclusion

Le thème foucaldien des arts de gouverner ou de la gouvernementalité a, jusqu’à présent, donné principalement lieu à des applications sociologiques ou historiques centrées sur le discours, soit à partir d’institutions ou de lieux circonscrits, soit, au contraire, en généralisant à partir d’une scansion mécanique des paradigmes successifs de relations de pouvoir repérés par le philosophe. D’un côté, dans les governmentality studies, la notion de gouvernementalité a ainsi pu fonctionner comme principe général de lecture d’une littérature sociologique déjà existante, au risque de décontextualiser cette dernière. D’un autre côté, les travaux les plus empiriques, issus de ce courant ou d’autres lectures de Foucault, se sont attachés à l’analyse des « micropouvoirs », le plus souvent sans pouvoir monter au niveau de généralité des rationalités politiques d’ensemble. Afin d’éviter ce double écueil, nous avons proposé une lecture détaillée des cours donnés au Collège de France par Foucault entre 1977 et 1979, notamment parce qu’ils n’ont pas été, en règle générale, pris en compte par les governmentality studies contemporaines.

Ces leçons proposent d’analyser les différentes phases de transformation du libéralisme, incluant notamment sa critique interne par les dirigismes après la Première Guerre mondiale et la critique externe de ces critiques, qui donne naissance à l’art néolibéral de gouverner. Elles offrent ainsi aux sociologues une nouvelle définition du néolibéralisme comme imposition d’un ensemble de techniques de gouvernement et de techniques de soi dans plusieurs secteurs de la vie sociale, à commencer par l’État. Contrairement au libéralisme ou au dirigisme, le néolibéralisme se caractérise par la mise en place d’une politique de société créant les conditions d’existence d’une forme idéale, parfaitement concurrentielle, de marché et d’être humain, plutôt que par des politiques de régulation par le marché ou bien de correction, voire de substitution du marché. Le néolibéralisme est un art de gouverner par la mise en concurrence. Son premier terrain d’application est l’État et l’action publique elle-même.

Nous avons souligné l’importance de l’évolution des techniques intellectuelles — en particulier ce que Foucault appelle, au détour d’un propos oral sur le néolibéralisme, les technologies de l’aléa — dans cette transformation de l’art de gouverner : plus que dans les rationalités politiques antérieures, la connaissance de l’aléa et la maîtrise rationalisée du futur sont en effet des problèmes primordiaux pour le libéralisme. Le dirigisme et le néolibéralisme se sont développés au xxe siècle comme des arts de gouverner offrant des instruments plus sophistiqués, non plus seulement de connaissance, mais de maîtrise, voire d’usage des aléas. Une sociologie des techniques intellectuelles du néolibéralisme et de leurs liaisons avec d’autres technologies de pouvoir pourrait être développée sur un modèle comparable à la sociohistoire de ces techniques, telle qu’elle est simplement esquissée par Foucault et surtout reprise, depuis deux décennies, par des travaux d’histoire des statistiques et des probabilités. En les reliant plus qu’elles ne peuvent déjà l’être. Cette sociologie foucaldienne des savoirs spécialisés ayant permis l’hégémonie contemporaine du néolibéralisme devra s’appuyer sur la sociologie des sciences et surtout des sciences sociales ainsi que sur la sociologie politique des formes de quantification et des instruments de gouvernement.