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Pour mon fils, Anton, et notre dernière semaine à Néville

Vivre en toute intimité. Ces mots semblent aller de soi pour les vies protégées, ils sont désastre pour celles qui ne le sont pas, lorsque le corps est sous tous les regards, aux vues des citadins et aux remarques des passants comme pour ces hommes et ces femmes à la rue, ceux qui vivent en institution. Pour eux, la question de l’intimité est déplacée. Car ils sont dans cette expérience extrême et douloureuse où le corps n’a point de secret. En gardant à l’esprit ces expériences empiriques, je voudrais rendre compte de l’historicité de cette notion d’intimité qui nous est si familière.

Faisons un détour par le droit. Être à l’abri des regards indiscrets : l’intimité est historiquement protégée par le droit de la propriété qui, par exemple, interdit aux voisins « d’ouvrir des vues sur la propriété » d’à côté, percer des ouvertures, ouvrir des jours droits ou obliques. L’intimité s’articule en droit à la vue, une ouverture qui donne accès au voisin, à travers une longue histoire de la propriété d’un bien matériel. L’un des fondements de la propriété, c’est de dresser un écran face au regard des voisins, d’où une abondante jurisprudence sur « les jouissances », les « jours et les vues » de la domiciliation. Cette propriété s’étendra entre autres à la correspondance, lettre privée et courrier. Beaucoup d’encre a coulé durant deux siècles pour protéger le secret des lettres, le droit à l’image de soi autant que la propriété littéraire[1].

Fixée au corps, l’intimité l’est eu égard à l’individu et à sa famille, de l’enfance à la maternité et à la paternité, comme une zone « de possession de soi ». Le corps est un bien intime tant qu’il n’est pas « mis à jour » dans ses déviances : ivresse ou attentat à la pudeur, mauvais soins ou personne en danger. En civil ou en pénal, le corps est convoqué à chaque fois que ses mouvements déviants sont portés à la connaissance publique. La liste est longue des attitudes et des tenues qui sont protégées par cette zone soumise malgré tout à la « publique renommée ». La « possession de soi » est une seconde propriété, au sens fort, une propriété corporelle, de ses gestes, du soin de soi et de sa famille.

Chevillée au secret, l’intimité l’est par ces deux genres de propriétés distincts et consacrés par le droit : la propriété privée et la propriété de soi. Non point un secret cultivé et gagné par des efforts individuels, une lutte quotidienne dans un combat à mains nues, mais par l’institution d’une séparation historique entre l’homme privé et l’homme public. Cette frontière a été construite sur un socle dès le xviiie siècle : un droit au secret d’une part de ses conduites, de ses paroles et de ses gestes. De sorte que la détention de secrets incarne ou est coextensive à la propriété privée et à la propriété de soi, dont le terme privacy délivre simultanément en anglais les deux sens : l’intimité et le secret. Il en va de même de l’usage très ancien du mot jouissance : en droit, il relève de la possession d’un lieu, d’une terre, et dans le sens commun, il indique une possession du corps, le plaisir ; comme si l’un supposait l’autre.

Possession d’un lieu et possession d’un corps à l’abri de la vue, l’homme privé se réalise par cette double puissance indispensable, une protection à la recherche de confiances. Parce que le secret est synonyme de confiance, les sociabilités ne se confondent jamais avec la société. Parce qu’il se loge dans cette division historique du privé et du public, en soustrayant en quelque sorte des liens de l’ordre social, le secret joue à plein sur le registre de l’immunité. Nous y sommes, l’intimité pourrait se définir comme une sphère où les paroles et les actes n’ont pas de conséquences sociales. Comme un réservoir de gestes, un silo de paroles, cette zone fait refluer les sanctions, les regards, les savoirs et les peines. Domiciliation et corps, famille et filiation : en droit, ces notions sont sillonnées de secrets, de confidences qui scellent le sentiment de confiance. Et l’on en comprend toute la portée empirique lorsqu’on réfléchit aux hommes à la rue, cette itinérance sans « propriété » ni « propre à soi », cette figure dominée et obscure qui va et vient entre l’asile et « la manche », entre file d’attente et poudre d’escampette. Ses jours et ses semaines sont en « vacance » de propriétés. Non seulement l’intimité est impossible, mais de surcroît le corps de l’homme à la rue est menacé, surchargé d’alarme et comme mis à nu.

L’intimité, le pouvoir et le droit

L’intimité se décline sous différentes théories qui ont la particularité commune d’interroger le rôle du pouvoir (l’État, la possession sociale ou la propriété) dans l’une de ses fonctions, celle de conduire, d’autoriser ou de maîtriser une sphère au plus près de l’individu, le noyau ultime de ses secrets et de ses pensées. D’emblée, elle est logée soit comme un appendice indépendant par lequel le sujet est amené à s’observer lui-même, parfois à dire la part la plus secrète, la plus individuelle de sa subjectivité, soit comme une dépendance de la stabilité d’une propriété matérielle qui, par la rente par exemple, autorise une part réflexive de l’individu, soit encore comme une résistance de soi, détachée du statut social et qui déplace le sujet vers des exercices qui permettent de se gouverner lui-même. De ces théories du pouvoir, je ne prétends pas à en faire une synthèse, simplement elles nous offrent des outils et quelques pistes qui peuvent éclairer l’enquête sociologique lorsque celle-ci prend des gestes, des attitudes ou des tenus situés sur ce plan. Que vient faire ici l’enquête ? C’est qu’elle porte parfois sur la vie privée, dans les sphères des secrets et de l’autoréflexion, cette part des conduites pratiques à propos de laquelle s’évaluent l’autonomie et l’indépendance.

L’État a concédé à l’individu dès le xviiie siècle des secrets légitimes qui lui sont indispensables pour le mobiliser, consolider son sentiment de confiance, pour susciter en lui un « for intérieur » qui puisse augmenter son champ d’action en dehors ou au côté de l’ordre public nous dit Koselleck[2]. Les secrets de l’individu sont conçus comme un puissant support de relations, un mécanisme actif qui libère et convertit de l’action, et dont la « publicité » serait préjudiciable à l’exercice de la confiance. Les hommes ont besoin de confiance, « ils ne se reposent jamais, ils agissent toujours[3] ». Pour lui, « la dichotomie de l’homme en simple particulier et en homme public » est constitutive de la genèse du secret. Les Lumières dilateront peu à peu le « for intérieur », cette intime délibération, tout en protégeant ce domaine de l’État et qui resterait ainsi nécessairement enveloppé du voile du secret. S’appartenir rien qu’à soi-même, cultiver un espace intérieur à l’écart des autres, suppose un mouvement d’émancipation à l’égard des sphères publiques et à l’intérieur même de l’intimité. En gros, l’État très tôt a délibérément abandonné l’intimité à l’individu, dans une sorte d’espérance d’un retour de bénéfice via la morale publique, ou du moins, comme prémisse nécessaire à la constitution d’un État démocratique.

Une seconde conception introduit un préalable à toute formation d’une intimité continue ; un individu, ce sont les supports économiques et sociaux qui le font advenir, des biens qui le mettent hors de ces situations de dépendance. On ne peut être propriétaire de sa personne si l’on n’est pas propriétaire de biens, de régulations collectives et d’un travail socialisé. Par une pyramide de protections sociales, l’individu se soustrait à la subordination et se place dans des ressources de type relationnel, culturel, économique, bref des biens objectifs que le constitue comme individu moderne.

On peut ainsi partir d’une question qui se formulerait ainsi : les figures de l’intimité dans le droit et la jurisprudence du xixe siècle ne sont-elles pas des répliques du pouvoir domestique[4] ? L’intimité, l’attache personnelle, la parole attachée, les mouvements du corps ne sont-ils extraits ou empruntés à une pragmatique familiale qu’en tant que modèle positif et à condition de ne pas glisser sur « la mauvaise pente » de Portalis ? Les « communautés affectives » n’ont-elles pas dressé des contreforts aux assauts du regard juridique, ou à l’inverse, ce regard n’a-t-il pas suivi quelque peu les lignes sinueuses des secrets ?

Au lieu de concentrer l’analyse sur les deux spectres de la volonté des actes ou de la puissante prohibition du prince, je crois que l’on peut pointer quelques noeuds de droit ou de jurisprudence, au cours du xixe siècle, dans lesquels l’intimité apparaît de façon problématique, comme regardée de biais : soit comme élément qui va bénéficier nettement d’une sorte d’immunité, le coup d’oeil juridique papillotant sur les choses peu visibles, soit comme un trait synonyme de mensonge, un point mort inutilisable ou qui s’exprime sous forme de tromperie — l’intimité ne serait que fable, mystification ou contrevérité. En gros, je me suis demandé si ce silence et ce secret sur l’intimité ne s’enroulaient pas sur le pouvoir domestique, écarté de l’examen judiciaire et de la main du souverain tout en réapparaissant à l’occasion d’affaire civile ou de pénalité civile dans le sens où celle-ci a à voir avec la domesticité.

Pour ce faire, je développerai rapidement trois points qui vont du xixe siècle jusqu’au xxe siècle pour certains d’entre eux : la parole attachée et entachée pour le témoignage, le vol impossible dans la famille, la lettre privée et de principe inaccessible.

À propos du secret, suivons Michel Foucault. Il a une interprétation essentiellement pénaliste du rapport de l’individu dans une société disciplinaire. Ses documents retracent les grands gestes pénaux sur les corps (crime, contrôle, exécution). Pourtant, dans son cours sur les anormaux, il s’intéresse aussi à l’inceste, la sodomie, la bestialité, donc des pratiques ayant à voir avec l’intimité et le secret. En gros, Foucault situe le privé et l’intimité du côté soit de la marque du souverain, d’où sa passion pour les corps marqués du sceau de la connaissance psychiatrique, médicale, spirituelle, disciplinaire ou d’une justice qui tue et qui fait rire ; soit du côté de l’exercice de soi, le corps de plaisir et de désir, traversé dès le xvie siècle par des mécanismes appelés « allèchements » et « titillations », nous dit-il dans son cours de 1975. Dans ces pages Foucault précise : « Le silence, la règle du silence, la règle du non-dire, est corrélative d’un autre mécanisme, qui est le mécanisme de l’énonciation : il faut que tu énonces tout, mais tu ne dois l’énoncer que dans certaines conditions, à l’intérieur d’un certain rituel et auprès d’une certaine personne bien déterminée. Autrement dit, on n’entre pas dans un âge où la chair doit être enfin réduite au silence, mais dans un âge où la chair apparaît comme corrélative d’un système, d’un mécanisme de pouvoir qui comporte une discursivité exhaustive et un silence environnant aménagé autour de cet aveu obligatoire et permanent. [...] Le silence, le non-dire est un adjuvant nécessaire à la règle, tout à fait positive, de l’énonciation. La chair est ce qu’on nomme, la chair est ce dont on parle, la chair est ce qu’on dit » (Foucault, 1999, p. 189).

Ainsi sous les grands gestes pénaux du souverain — la loi tient le corps, dit-on, il est en dette et lié par les cornes jusqu’à se taire —, on trouve en civil des attitudes, des manières, des tenues, des agissements qui dessinent une zone intime et privée que le droit tiendra à distance comme une force non maîtrisable. Non pas seulement par un embarras ou un malaise, mais une zone « de possession de soi » qui force le silence du droit. « Il faut défendre les secrets de famille » en civil (société de paroles) pourrions-nous dire pour paraphraser : « il faut défendre la société » en pénal (société de sang). En civil ou en pénalité douce, le corps est bien convoqué et toujours sans nom, comme si sa régulation supposait un certain silence, un contournement nécessaire.

1.

Toute attache intime est entachée. Michel Foucault souligne dans un texte le refus par le droit de prendre en compte la « parole attachée », sauf à un endroit, la parole sur soi pour un acte grave (Foucault, 1994). On sait que depuis longtemps le droit écarte tous les témoignages des membres de la famille de l’inculpé. « Ils seraient enclins à mentir pour sauver sa peau », dit-on. Vieux principe du pénal : toute attache est entachée de mensonge potentiel inhérent à une « communauté affective ». Tous les témoignages de proches en pénal sont interdits pour cause de collusion. Il en va de même du magistrat qui, s’il était lié au prévenu, devait se démettre : c’est la récusation. On sait qu’il en va tout autrement en civil, où les proches qui cosignent le contrat de mariage, la donation-partage, l’usufruit sont absolument indispensables. Sont appelés trois témoins pour attester d’un accouchement d’un enfant vivant et viable, pour donner des nouvelles de l’absent ; ils confirment la collusion d’intérêt : l’intérêt bien compris de la famille.

À l’inverse, en pénal, toutes les paroles attachées par la filiation ou la dépendance sont écartées. Dans cette grande ligne du refus, dans ce veto du mensonge potentiel lié aux communautés affectives, le pénal ne connaît qu’un seul cas où la parole est immédiatement reconnue, enregistrée comme une preuve, c’est lorsque quelqu’un se présentera pour dire : « c’est moi qui ai commis le crime ». La parole sur soi, de soi à soi, cette confidence est pleinement recevable et validée. Cette exception est remarquable : le témoignage contre soi ne souffre pas de mensonge. On peut ainsi poursuivre des lignes de partage entre le dit et le non-dit, le mensonge et le silence imposé, les exceptions du droit dans la préhension des secrets intimes.

2.

Prenons l’immunité de l’article 380 du Code pénal qui nous dit que « les vols commis par les parents ou alliés (enfants, descendants) ne peuvent donner lieu qu’à des réparations civiles ». Le pénal s’interdit d’entrer dans le lieu domestique et les relations denses de la famille. Mais pourquoi donc ? Quelles sont les forces ou les justifications qui freinent, empêchent, retiennent le pouvoir souverain de considérer que le vol dans la famille n’est pas une atteinte à l’autorité de l’État ?

Au tout début du xixe siècle, le 23 Thermidor, an 4, dans le département du Doubs, l’affaire Bronchveig : Monsieur porte plainte contre sa femme et ses complices à l’occasion d’un vol avec infraction à l’intérieur du domicile. Bijou, argent, montres et autres marchandises de son commerce ont disparu. L’instruction désigne sa femme, sa servante et un suisse. Quelques semaines plus tard, Monsieur écrit au tribunal : « Je pardonne à ma femme, à cause de sa grande jeunesse. » Qu’en le volant, elle s’était volée elle-même, parce que tout était commun entre eux. Or en excusant ainsi sa femme, se demande le tribunal, les complices sont-ils par rebond exonérés ?

Dans le Répertoire alphabétique de droit français, en 1900, deux raisons majeures sont avancées pour détourner le regard sur le vol à l’intérieur de la famille. La première considère que cette communauté d’existence contient une sorte de droit à la propriété les uns des autres. Sous prétexte que la possession des biens est partagée ou transmissible, le vol n’est qu’une simple soustraction au sens comptable d’un droit d’héritage. Ou bien, le droit d’usage de la propriété est ouvert à tous ses membres, au-delà de la stricte nomination en titre du propriétaire. C’est une version audible mais qui, en réalité, recouvre une autre conception plus affective, dans le sens d’une « communauté affective », des affections qui font communauté, qu’on ne saurait briser. On trouve cette seconde version dans des commentaires du Répertoire sous la rubrique « Complicité ». Les motifs avancés sont les suivants :

Les rapports entre les personnes sont trop intimes pour qu’il convienne, à l’occasion d’intérêts pécuniaires, de charger le ministère public de scruter les secrets de famille, qui, peut-être, ne devraient jamais être dévoilés, pour qu’il ne soit pas dangereux qu’une accusation puisse être poursuivie dans des affaires où la ligne qui sépare le manque de délicatesse du véritable délit est souvent très difficile à saisir ; enfin, pour que le ministère public puisse provoquer des peines où l’effet ne se bornerait pas à répandre la consternation parmi tous les membres de la famille, mais qui pourraient encore être une source éternelle de division et de haine.

Comment soutenir une ferme ligne entre l’indélicatesse et le délit ? Comment ne pas supposer qu’une pénalisation serait une source éternelle de division et de haine ? La famille est bien un corps total qui agrège les actes de ses membres ; elle est une unité affective si puissante qu’une pénalisation d’un de ses membres aurait des conséquences gravissimes:  l’exclusion du fils ou son furieux départ, ou encore l’exclusion du père porteur de la plainte et son bannissement. L’un ou l’autre serait mis au ban éternellement. Autrement dit, le pouvoir d’État sur le vol recule devant le pouvoir familial qui possède, lui, une arme secrète et redoutée : la mise au ban d’un de ses membres.

Alors que le pouvoir souverain ne cherche au plus qu’une « simple consternation » pour marquer ce vol interdit, une pénalité douce sous forme d’amende, il anticipe une conséquence bien plus lourde qu’il souhaite éviter : une haine éternelle dans la famille qui exploserait. Dans une unité affective, certaines pratiques ne doivent jamais être révélées, au risque sinon de la faire exploser. En gros, cela consiste à dire qu’il y a bien du punitif (réprimande, réprobation, reproche, semonce) dans la famille qui suffit à lui-même et c’est une autre façon de dire : « C’est vous qui avez le pouvoir d’exercice. »

3.

Prenons une dernière sphère de silence et d’agrandissement de la possession de soi : la lettre privée, le courrier, la correspondance. Le principe de l’inviolabilité du secret des lettres, proclamé par les lois de 1789 et 1790, est avancé comme une règle de haute moralité, touchant à l’ordre public, et qui ne peut être rompue qu’exceptionnellement en matière criminelle, mais sans qu’une atteinte puisse lui être portée par le vol par exemple. Est rejeté le témoignage qui serait tiré d’une lettre obtenue au moyen d’un vol. Cette règle élémentaire est constante. Beaucoup d’encre a coulé durant deux siècles pour protéger le secret des lettres, la correspondance privée autant que la propriété littéraire. Traditionnellement, droit public, droit privé et droit criminel s’affrontent pour interroger le contexte de la correspondance pour savoir qui, de l’ordre social ou de la protection des libertés, l’emporte.

En principe, le contenu d’une lettre ne peut être divulgué que par celui auquel elle est adressée, à moins d’obtenir le consentement de son auteur. Même injurieuses, les lettres sont protégées et restent la propriété littéraire de leur auteur. A fortiori, une lettre interceptée par un tiers : « Toute ouverture de correspondance adressée à des tiers, faite de mauvaise foi, sera punie d’un emprisonnement de six jours à un an...[5] » Cette idée est constamment rappelée pour freiner les abus de pouvoir et pour garantir les libertés individuelles. Forcer un tiroir, intercepter une lettre entre les mains d’un domestique, recoller les morceaux déchirés, la prendre dans une poche d’un vêtement accroché au portemanteau sont des atteintes à la sécurité des rapports sociaux.

Ces différentes protections du droit confirment que les sociabilités ne se confondent jamais avec la société : les échanges verbaux ou écrits sont autonomes pour justement produire des interactions qui resserrent ou distendent les liens entre les individus, offrant une réciprocité de perspective dans laquelle on s’engage ou dont on s’éloigne. Le secret se loge dans cette division historique du privé et du public en soustrayant le secret de l’ordre social, fondant par là un cercle de la confiance faite de confidences, une intimité, des paroles et un « for intérieur » dans le sens d’une foi. Dès le xviie siècle, ce puissant partage a été au fondement de la confidentialité possible qui, enfin, ne se confondait plus avec les structures institutionnelles, autorisant de sceller des accords entre personnes indépendantes des structures sociales, de police ou d’administration. Ces secrets avaient alors la possibilité de se publiciser à la convenance des individus : fiançailles, mariage, louage de services...

Pourtant, il arrive que la tentation soit trop grande : elle prend le visage de l’extorsion du courrier de l’un des deux époux, celui qui est soupçonné d’adultère. Ce n’est plus l’abandon du domicile qui signe la rupture mais les traces écrites, datées et signées, les mots galants reçus en poste restante, les petits secrets individuels dont disposent encore les personnes. Ce formidable approfondissement du secret de la correspondance va ouvrir une nouvelle scène et produire de nouveaux résultats : les sentiments sont scrutés un à un. C’est l’une des mutations de la notion « d’injure grave » dans le divorce qui s’exercera au cours du xixe siècle. La porte du domicile ouverte, le regard juridique va poursuivre le geste pour s’intéresser au tiroir ouvert où gisent les lettres de feu. Une autre fracture du courrier s’opérera dans la promesse d’aliment. Là encore, le courrier est brandi au tribunal : « Non, jamais je n’abandonnerai la mère et la fille qui m’est chère. Embrasse pour son père la petite Thérèse et dis-lui qu’il fera tout ce qu’il pourra pour elle. J’abandonnerai tout pour te secourir ». Cette lettre servira de preuve d’un engagement moral de pourvoir aux besoins de l’enfant, une pension alimentaire.

Conclusion

Combien de documents attestent d’une discussion serrée sur l’intimité ? Combien de fois trouve-t-on dans la jurisprudence du xixe siècle des relations incestueuses au détour d’une phrase, des dépendances physico-affectives comme allant de soi, des sexualités qui restent closes sur les secrets de famille et sous l’autorité du père ? L’attentat à la pudeur ou la violence à mineur n’éclaireront que des drames déjà publics, là où la rumeur sociale a déjà fait son travail de destitution. « Sans rumeur persistante, disent les juristes de l’époque, on ne saurait regarder les affaires de familles. » C’est bien le regard public qui construit l’intimité et non l’inverse. Car l’intimité et l’immunité marchent de pair dans le droit tout autant que dans la vie ordinaire.

Il faut s’en convaincre, l’intimité découle d’une conception publique des rapports entre les hommes. « Ce qu’il faut dire » à l’intérieur des cercles affectifs et « ce qu’il faut taire » dans les cercles publics : nous touchons là un enjeu majeur de l’expérience ordinaire, celui de la construction de la confiance inséparable de ses conséquences. Il semble bien que le droit ait pris soin d’instrumentaliser cette ligne de partage, en consolidant certains silences nécessaires à l’expression de la confiance. Et les sociologues qui mènent des enquêtes sur « la vie privée » le savent. Leur recherche va vers ce quelque chose qui échappe et s’esquive à la compréhension, dans ces endroits où les individus organisent leur vie, comme d’une résistance au long cours. C’est pourquoi ils se vivent souvent comme des voleurs, des voleurs de vie, de récits, de secrets.