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Jean-Jacques interpelle Rousseau, l’être singulier se révolte contre l’être social : c’est par le rappel de ce dialogue tendu qu’Hannah Arendt (2000) expose l’émergence de l’intimité au cours de la modernité. Face aux contraintes sociales du commun et du conformisme, l’expression affranchie de l’individualité requiert des espaces propres, des modes d’engagement dans le monde qui échappent à la rigueur des convenances. Promenades et rêveries solitaires, journaux intimes, foyers abrités des regards : la conquête de l’intimité va de pair avec l’affirmation de la vie quotidienne, du monde charmant des « choses sans importance » qui se différencie de la scène publique des grandeurs et des enjeux du commun (Arendt, 2000). Si pour les Anciens le monde domestique était le royaume de la nécessité et de la privation (être privé d’une singularité qui ne pouvait se déployer que dans la cité), pour les modernes le renversement s’opère avec l’émergence du social. Le travail, la reproduction et la consommation, autrefois relégués au seul registre domestique, deviennent une affaire de gestion collective. En conséquence, la conception ancienne du monde public — scène de l’excellence, de la singularité — s’estompe avec l’avènement du social, avec le carcan de la conformité. Quant au monde domestique, il offre la possibilité du retranchement, d’un être au monde non soumis à la publicité. La valorisation moderne de la sphère privée ne saurait pas se limiter au seul droit à se retirer ; cette sphère accorde à l’homme ordinaire la possibilité de bâtir un monde qui lui appartient en propre, « un monde dans lequel, par conséquent, il est quelqu’un, peut-être même, dans un cercle enchanté, un seigneur et un maître » (Berger et Kellner, 1988, p. 11).

Dans son essai Bonheur privé, action publique, Hirschman (1983) constate que l’intérêt porté aux affaires publiques et l’investissement dans les affaires privées obéissent à des cycles, à des mouvements d’oscillation engendrés par la déception. Les périodes de prospérité, d’amélioration généralisée des conditions de l’existence, de surcroît pour ceux qui connaissent la mobilité sociale, rendent le monde privé plus attractif : l’investissement professionnel est dicté par la promesse d’élévation du niveau de vie, d’accès aux biens de consommation et aux services. Mais, nous dit Hirschman, si la possession de biens durables apporte le confort, elle peut aussi atténuer le plaisir. De par leur caractère « achevé », les biens durables sont des emblèmes de finitude et d’ennui. La massification des styles de consommation porterait atteinte au caractère d’exception des trajectoires d’ascension sociale. Par ailleurs, l’idéologie du bonheur privé s’effrite avec la prise de conscience de la vulnérabilité des acquis, de la dévaluation des capitaux scolaires, de la crise de l’État social. La déception générée par la sphère privée peut rendre, aux yeux des individus, le domaine public attirant. L’action collective représente dès lors l’attrait de la lutte : mobilisation, protestation, déplacement, suspension de la routine. Les mouvements des années 1960 ont été, selon sa lecture, le signe manifeste de l’insatisfaction à l’égard du confort domestique. Néanmoins, nous dit Hirschman, la participation dans la sphère publique engendre à son tour le découragement : découverte de la corruption, des rigidités partisanes, des vanités personnelles. Désenchantés, certains quittent leur brève expérience de l’engagement public pour se consacrer aux aspirations plus modestes de la sphère privée.

Réfutant l’approche pessimiste du désintérêt ou de l’utilitarisme à l’égard des affaires publiques, Hirschman soutient l’idée d’incertitudes, qui ne sauraient pas toujours faire l’objet d’une négociation, et de basculements nécessaires entre les deux niveaux d’engagement. Ainsi, au lieu de voir entre la sphère publique et la sphère privée un antagonisme irréductible, il convient de considérer ces deux sphères comme des possibilités différentielles d’engagement dans le monde. Hirschman le mentionne, la hiérarchie entre la « grandeur » des engagements publics et la « petitesse » des intérêts privés demande à être relativisée : les premiers sont sujets à la corruption et les seconds participent de manière indispensable au fonctionnement des institutions.

La conquête historique d’une sphère réservée à l’intimité et au déploiement de l’individualité introduit par là même un paradoxe que nous souhaitons aborder à travers l’intimité familiale. Si l’intimité est l’espace où l’individu s’extirpe des contraintes du commun et si l’engagement dans une vie familiale suppose une « grammaire commune », comment concilier dès lors les deux prérogatives dans le cadre de la cohabitation ? Comment faire reconnaître une singularité (un Je) sans pour autant compromettre la possibilité de dire Nous ? Car la contradiction peut exister, en effet, entre les moyens par lesquels l’intimité familiale se consolide (rituels de présence, disponibilité envers les proches) et la quête d’un espace à soi (solitude, liberté de mouvements). En conséquence, le défi du vivre-ensemble réside, entre autres, dans l’ajustement de ces deux exigences, l’une ne devant pas l’emporter sur l’autre.

Dans cet article, il s’agira d’esquisser les langages de l’intimité domestique par lesquels ce paradoxe est à la fois mis en scène et résorbé par une série d’arrangements. Ces langages de l’intime laissent apparaître les ajustements quotidiens qui permettent de conjurer la menace de l’irréconciliable. Le passage de l’état d’étrangeté à l’état du familier requiert des dispositifs confidentiels, des dispositifs qui permettent de domestiquer le doute et le soupçon quant aux raisons du vivre-ensemble. Plus fondamentalement, l’intimité domestique autorise des formes singulières de reconnaissance des êtres et d’une économie sui generis des échanges.

L’approche de la cohabitation que nous allons privilégier ici est celle des gestes ordinaires qui traduisent les aspirations et les limites de l’engagement envers les proches. En cela, le vivre-ensemble familial nous informe des enjeux dissonants de la moralité ordinaire, de la sincérité et de la versatilité des engagements dans la vie quotidienne.

La conversation conjugale et les limites du dialogue

Dans leur analyse du lien conjugal, Berger et Kellner (1988) reprennent le constat de Durkheim sous la forme d’une interrogation : si le mariage préserve de l’anomie, en quoi est-il nomique ? Ces auteurs qualifient de « dramatique » la rencontre entre deux étrangers — étrangers parce qu’ils ne partagent pas un passé commun — qui vont être amenés à valider le monde, leur monde. La validation et l’objectivation de leur réalité commune requièrent une série de dispositifs de familiarisation : ainsi en va-t-il des codes langagiers confidentiels, de la mise en place de règles de fonctionnement, des interactions quotidiennes. La validation est d’autant plus nécessaire que les principes qui ordonnent le monde social sont fragiles et instables : « [...] le monde exige d’être validé, peut-être précisément à cause d’un brin de soupçon toujours présent au sujet de son élaboration sociale et sa relativité » (Berger et Kellner, 1988, p. 8).

À l’écart des regards, les interlocuteurs entament une procédure de reconnaissance par la prise en compte de la singularité d’une voix, d’une expérience de vie, d’une aspiration future. La conversation amoureuse est emblématique de la suspension des aspérités concurrentielles, elle constitue selon les mots de Bourdieu une « trêve miraculeuse ».

Reconnaissance mutuelle, échange de justifications d’exister et de raisons d’être, témoignages mutuels de confiance, autant de signes de la réciprocité parfaite qui confère au cercle dans lequel s’enferme la dyade amoureuse, unité sociale élémentaire, insécable et dotée d’une puissante autarcie symbolique, le pouvoir de rivaliser victorieusement avec toutes les consécrations que l’on demande d’ordinaire aux institutions et aux rites de la « Société », ce substitut mondain de Dieu (Bourdieu, 1998, p. 119).

La « trêve miraculeuse » n’est pas promesse de durée : le partage des destins et des territoires convoque d’autres enjeux conversationnels. C’est notamment dans la faculté à négocier, à trouver des arrangements, à concilier les voix, que la menace de « l’insupportable des différences et des différents » peut être conjurée (Abel, 2000). La conversation est une quête d’interrogations communes, de points de ralliement, d’un lieu à partir duquel les interlocuteurs puissent se reconnaître sans basculer dans la rigidité de l’univocité et dans l’arbitraire des décisions. C’est dire l’importance de la délicatesse, de la précaution, dans les adresses : le partage de l’intimité suppose de s’abstenir d’imposer à l’autre la totalité de son être (Simmel, 1998).

La conversation est un apprentissage moral de la reconnaissance de la dissemblance des caractères et de la parité des expressions. C’est dans cette perspective — ce défi moral des échanges — que Stanley Cavell propose une lecture originale du mariage. Partant d’un corpus de comédies américaines des années 1940 — des « comédies du remariage », selon sa désignation —, Cavell voit dans la conversation une « domestication ordinaire du scepticisme ». Le tragique de la condition ordinaire, nous dit-il, résiderait dans la difficulté à exprimer l’intériorité de la pensée, dans l’impossibilité généralisée de dire. Dès lors, le scepticisme se traduit par la menace d’être dépossédé de sa propre voix et par la tentation de se retirer du monde. La conversation défie le scepticisme par le fait que le soi s’expose, et expose sa fragilité à autrui. Dans un contexte de polyphonie morale, la conversation privée fait partie des palliatifs aux risques de dépossession des voix singulières des sujets. La conversation défierait la tentation de l’évitement de l’autre, de l’exil des mots. Le scepticisme est la menace qui pèse sur la relation — représentée par l’éloignement, la séparation — et c’est en raison de cette menace que les protagonistes entament la conversation. Les comédies américaines analysées par Cavell sont des « comédies du remariage », car l’enjeu du récit — de la relation — est de réunir les protagonistes. « Les comédies du remariage posent la question de ce qui doit exister entre deux personnes pour que leur relation compte comme un mariage, comme si une menace permanente planait sur la légitimité du mariage, sur ce que nous savons être le mariage » (Cavell, 1999, p. 152).

La reconnaissance de l’altérité — une altérité cristallisée dans la différence des sexes —  passe dans ces comédies par l’apprentissage de l’égalité. La conversation est conversion, c’est-à-dire reconnaissance d’une identité jusque-là enfouie, en l’occurrence celle de la femme émancipée. Par la problématique de la conversion identitaire, Cavell souligne l’un des enjeux de la conversation conjugale : loin de constituer un simple dialogue continuel entre les partenaires d’une relation privée, la conversation représente, dans ces comédies, une « conversation de justice ». Par le recours à des procédures dialogiques de reconnaissance — qui passent par une connaissance de la singularité de l’interlocuteur —, le privé interpelle en quelque sorte le public et les limites d’une justice formelle. La conversation exprimerait la quête d’autres critères du juste qui se déroberaient à l’épreuve de l’universalité. Cela est d’autant plus important, nous dit Cavell, que nombre de voix ne trouvent pas leur lieu de manifestation dans l’espace public : la capacité de dénoncer des promesses non tenues par les institutions n’est pas à la portée de tous. Dès lors le cadre conjugal peut, dans certaines circonstances, permettre l’expression d’une voix propre, non aliénée, non confinée. Reconnue dans le privé, la voix émancipée peut dès lors se faire entendre dans l’espace public.

La conversation est un langage significatif de l’intimité, mais ce dernier est aussi un langage précaire car il porte en lui sa propre menace. Ainsi, ce par quoi les interlocuteurs se reconnaissent est également ce qui peut les diviser : la découverte d’affinités, de centres d’intérêt et de vocations identiques induit par là même un état structurant de concurrence. Les interlocuteurs qui se découvrent mutuellement dans le privé sont aussi des êtres engagés dans le monde social, des êtres qui aspirent à des ressources permettant de donner une consistance à leurs projections. Les déséquilibres dans le succès des entreprises, les inégalités de parcours, creusent la distance et pervertissent le dialogue. Comme le suggère Cavell, la reconnaissance dans le privé autorise l’émancipation d’une voix singulière que le public tarde à reconnaître et les inégalités sociales de condition peuvent, en retour, compromettre l’estime réciproque qui consolide la conversation conjugale. Cavell aborde également ce cas de figure par une autre catégorie de films : les « mélodrames de la femme inconnue ». Dans ces mélodrames, l’héroïne ne connaît pas le même sort que celle des comédies du remariage : elle ne rencontre pas sur son chemin un personnage qui interpelle son individualité et l’autorise à s’affranchir. La femme inconnue est liée, confinée à une condition — celle de fille, de mère et d’épouse — et, de ce fait, vouée à la clandestinité de sa singularité. Les dialogues de reconnaissance ne sont pas toujours au rendez-vous dans la sphère privée, ce qui revient à souligner les insuffisances de l’intimité domestique en ce qui est de conférer aux individus les moyens nécessaires à leur affranchissement. Les « étrangers » de ce drame initial qui est la rencontre conjugale peuvent, en dépit des dispositifs de familiarisation, demeurer des étrangers l’un pour l’autre. En arrière-fond se dessine le domaine public et les enjeux d’équité qui permettraient à l’héroïne inconnue de s’émanciper par d’autres moyens.

Autant les « comédies du remariage » que les « mélodrames de la femme inconnue » sont le produit d’un contexte sociohistorique (années 1930-1940) : la problématique de l’affranchissement et du confinement de la voix féminine n’est pas étrangère à la condition féminine de cette période. Les conversations privées sont l’antichambre d’enjeux publics d’équité, l’intimité domestique autorise l’émancipation d’une voix comme elle peut l’inhiber. Par comparaison, certaines comédies romantiques actuelles mettent en scène un autre type de conversation privée : la quête d’authenticité l’emporte sur la quête d’équité. Il s’agit moins de reconnaître la parité des voix et d’encourager l’affirmation d’une identité brimée dans l’espace public que de découvrir un génie potentiel. Ces comédies représentent l’évanescence du domaine public comme toile de fond des conversations privées. La projection dans une temporalité longue est relativement absente, les protagonistes témoignent de « l’incapacité à imaginer qu’il puisse y avoir un monde social habitable dans lequel ils pourraient poursuivre leur propre aventure » (Cavell, 1999, p. 57). Les conversations mettent en scène la découverte nécessaire d’un « génie » sans lequel le protagoniste ne peut pas devenir ce qu’il est, « mais ce génie en chacun de nous est le plus souvent enterré par notre propre distraction et nos efforts pour être acceptés » (p. 158). Par là, Cavell suggère que si la difficulté à concevoir une temporalité longue est présente c’est parce que le monde dans lequel ils vivent ne leur laisse pas l’envisager.

La réparation d’une identité affaiblie

Par la conversation, nous avons pu voir que le privé interpelle le public dans ses limites à reconnaître équitablement les voix : les institutions sont certes des promesses de reconnaissance mais des promesses pas toujours tenues. La conversation conjugale peut représenter l’occasion d’une conversion identitaire, d’une relation équitable. On retrouve cette problématique dans une autre dimension de l’intimité domestique : la réparation.

La reconnaissance promise par la confidentialité des échanges est celle d’une intimité que le monde a rendue ou rend vulnérable : déclassements professionnels, endettements, licenciements, accidents ; les contingences des trajectoires sociales affaiblissent la puissance d’agir et compromettent la consistance des êtres dans l’espace social. La réparation est dès lors l’un des langages prometteurs de l’intimité.

La pudeur est de mise entre celui qui fait figure de « perdant » et celui qui l’accueille avec bienveillance. Car il s’agit bien de pudeur, de dévoilement d’une fragilité et d’un regret. Certes, les instances de la plainte se sont multipliées dans l’espace social. Mais dans ces instances, la plainte est consignée dans un procès-verbal, fait l’objet d’une procédure formelle, se traduit dans les langages administratifs. Dans l’espace de l’intimité domestique, la mise à l’écart de la figure étrangère — l’oeil du juge — autorise l’inavouable, le secret, l’expression de la faille. Demande est adressée à l’autre de se taire, de ne pas rendre publique la mise à nu d’une blessure. C’est une demande de clémence qui est adressée au proche, au dépositaire de l’aveu, au témoin d’un arrangement bancal avec l’existence.

Lors des épreuves de destitution, l’univers familial permet d’abriter une identité blessée mais aussi d’accéder à une reconnaissance par une place offerte, une place où celui qui « a failli » peut rétablir sa dignité par l’exercice de responsabilités : la gestion administrative de la vie familiale, les activités menées avec les enfants, la fabrication et l’entretien de l’équipement domestique, les contacts avec les institutions. L’intimité familiale se traduit dans ces formes de conversion par la possibilité donnée de quitter la scène où l’échec s’est produit et de « garder la tête haute » en dépit des déboires (Goffman, 1969).

La quête de réparation ne se limite pourtant pas aux cas de « déchéance ». Cette quête s’avère nécessaire au quotidien, face aux déceptions ordinaires, face aux lassitudes et découragements éprouvés dans d’autres cadres. Ainsi en va-t-il de ceux qui vivent leur métier sous une forme astreignante, qui tirent des satisfactions toutes relatives de leur travail et qui sont confrontés à des conditions pénibles et routinières. L’économie familiale des échanges peut représenter une source de gratifications comme une reconnaissance d’une habileté, d’un sens du devoir et de la loyauté, d’une détermination sincère, bref, des « qualités » pas forcément accréditées ailleurs.

Comme toute promesse, la réparation peut apparaître sous une forme équivoque. Ainsi, le retranchement dans le monde familial n’est pas toujours appréhendé comme une rédemption possible mais plutôt comme une punition par ceux et celles dont l’identité passait avant tout par l’engagement professionnel ou par le rôle de pourvoyeur de ressources. Le sentiment de honte, de ressentiment, de faillite individuelle, peut générer des conduites de fuite, d’évitement, de mutisme. Le confinement domestique ne fait que rappeler ce qui a été perdu : la possibilité de faire ses preuves dans le cadre professionnel (Schwartz, 2002).

Par ailleurs, l’univers familial ne constitue pas toujours un foyer hospitalier lors des épreuves d’échec ou de découragement. Les attentes de succès dans les entreprises, de stabilité ou de progression des carrières ne sont pas étrangères à l’économie des échanges : la reconnaissance qui reposait autrefois sur la réussite, sur la puissance à agir, peut de nos jours être compromise lors des épreuves de disqualification sociale. Déception, baisse du niveau de vie, jugement de l’entourage, lassitude à accueillir durablement une plainte et ressentiment : l’intimité familiale donne à voir les limites de sa solidarité. La figure du « déchu » ne serait pas réservée au seul jugement social, dans le regard des proches, la clémence peut aussi faire défaut. Il en ressort que le principe de l’assistance est aussi prometteur que vulnérable, de surcroît dans un contexte normatif où le soutien est soumis à une logique sélective.

La familiarité et la finitude

L’ambivalence du retrait dans le monde domestique caractérise une autre figure de l’intimité : la familiarité. La conquête moderne d’un espace réservé a cristallisé l’opposition entre l’impersonnel du domaine public et le familier du domaine privé. L’un des attraits forts du domicile réside dans la possibilité de se retrancher, de s’éloigner des scènes impliquant la publicité des gestes. Au regard des exigences de la participation sociale, ce retrait relève de la nécessité. Le monde familier autorise une présence non affectée par des exigences, par des prestations particulières, par une mise en scène de soi singulière. Dans ce mouvement de repli, de « retour au domicile », possibilité est donnée de ne pas répondre à la sollicitation. L’accès à une demeure est de ce point de vue essentiel pour que la personne puisse se reconstituer, se réparer, se recueillir. Accéder à l’espace public suppose aussi pouvoir refuser ses épreuves, ses exigences de publicité, sans être affecté (Breviglieri, 2002).

Se blottir dans un monde à soi, se livrer aux gestes anodins, se vautrer dans un fauteuil : l’intimité familiale comporte des scènes où la conversation en tant que telle est retenue pour laisser la place au geste silencieux, automatique, routinier. Placés côte à côté, à table, sur un canapé, à la fenêtre, les individus font l’économie des mots. La familiarité désignerait cette recherche d’un monde pacifié, où le jugement et la critique sont suspendus pour laisser la place à des vacations ordinaires et solitaires. C’est une demande de trêve qui structure les échanges, ne plus être sujet à la captation.

Accéder à un monde familier permet d’habiter un environnement sous le mode de l’usage, de la routine, de la prévisibilité, de l’emplacement connu. On connaît l’importance de l’habitude domestique comme dispositif de familiarisation entre ceux qui partagent le même territoire, comme dispositif de stabilisation de leur coopération par l’économie de la tractation permanente (Kauffman, 2001). Habitudes familières par lesquelles les identités se disent, se cristallisent et se reconnaissent : l’intimité familiale est l’espace où on accède aux manières particulières des autres de se mouvoir, de se replier.

Si la familiarité procure aux personnes des états rassurants — on retrouve le monde, les choses, les êtres comme on les a quittés la veille —, elle peut aussi signifier évitement de la confrontation. Routines, rituels de consommation, simulacres, la vie domestique peut se dérouler selon la logique du silence, de la dissimulation, du non-dit. Support matériel de la familiarité, l’équipement domestique est aussi ce qui peut compromettre la possibilité du dialogue. S’installer sur le canapé est une scène emblématique de cette volonté de se retrancher des échanges.

Tout moralisme en est exclu : vous ne faites plus face à personne. Impossible de s’y mettre en colère, impossible de s’y débattre ou d’y chercher à convaincre. Ils (les sièges) conditionnent une socialité assouplie, sans exigence, ouverte, mais sur le jeu. Du fond de ces sièges, vous n’avez plus à soutenir le regard d’autrui ni à fixer le vôtre sur lui : ils sont ainsi faits que les regards sont justifiés de n’avoir qu’à se promener sur les autres personnes, l’angle et la profondeur du siège ramenant « naturellement » les regards à mi-hauteur, à une altitude diffuse où ils sont rejoints par les paroles. Ces sièges répondent peut-être à une préoccupation fondamentale : n’être jamais seul, mais jamais non plus face à face. Décontraction du corps mais surtout mise au vert du regard, dimension périlleuse (Baudrillard, 1968, p. 63).

Le monde des petites choses — des objets à soi, des emblèmes d’un confort domestique et d’un environnement personnalisé — comporte l’inconvénient de rappeler en permanence à la fois la fixité d’un ancrage et le caractère périssable des entours. C’est là un des tragiques de la modernité et de l’économie de l’abondance : submergés par l’équipement qui les rattache au sol, les individus se représentent avec plus d’acuité leur propre finitude. Maîtres et seigneurs de leur logis, ils font également partie intégrante d’un décor voué, comme eux, à disparaître sans bruit et sans fureur. Le dégoût du fabriqué éprouvé dans le monde domestique serait, selon la lecture suggestive d’Hirschman (1983), l’une des sources de désenchantement ordinaire et d’un attrait possible, mais non garanti, de l’engagement dans le domaine public.

La familiarité rassurante dans son expression excessive peut installer les personnes dans un état de léthargie : le geste envers l’autre est oublié, s’efface dans la torpeur des corps, dans la parole traînante. L’irruption de la discorde, anecdotique ou grave, vient troubler cet ordre du confort. L’intimité est dès lors le spectacle des portes qui claquent, des agacements réciproques et des représailles. Sortis du silence et de l’oubli, les corps s’affrontent pour rappeler, parfois, que la familiarité est une contrainte de la cohabitation, de la coprésence. La familiarité domestique devient synonyme d’ennui, de finitude : les gestes, les objets, les figures qui assurent la stabilité des repères au quotidien peuvent également représenter l’excès de permanence, l’absence de nouveauté et de stimulation.

La familiarité par laquelle les absurdités de la singularité de l’autre sont acceptées en toute discrétion (petites manies, relâchement de la convenance, incongruité des attitudes) instaure des pactes de confidentialité (ce qui est vu n’est pas censé être dévoilé) et des entraves à la séduction qui motive le dialogue de découverte. Pathétique et tragique, la familiarité familiale offre l’assurance d’être accepté en tant qu’être ordinaire et, de ce fait, le risque existe de ne plus être perçu comme quelqu’un d’exceptionnel et de rayonnant (Simmel, 1998).

Les ambivalences de l’intimité domestique

Au sein de la sphère familiale, l’apprentissage se fait — pas toujours sous une forme confortable — de ce qui peut réunir comme de ce qui peut séparer les individus appartenant à une même « communauté ». Si cette appartenance est une condition essentielle à la reconnaissance d’une singularité, il n’en demeure pas moins que cette appartenance peut aussi inhiber l’affranchissement d’une voix. À travers les trois figures du repli domestique — conversation, réparation et familiarité —, l’intimité familiale donne à voir ses limites et ses promesses. Le choix porté sur ces trois figures n’est pas anodin : chacune d’entre elles met en scène la complémentarité nécessaire entre le privé et le public.

Premièrement, par la figure de la conversation nous avons abordé la problématique de l’équité : les dialogues privés favorisent potentiellement l’affranchissement d’une voix propre. La possibilité est donnée de raconter une expérience, d’exposer une aspiration et une projection de soi dans le monde. Le cadre conversationnel met en scène la parité des expressions sans compromettre la dissemblance des biographies. La trêve miraculeuse du dialogue bienveillant réside dans cette utopie réalisée de la réconciliation entre l’identique et le différent. La prise en compte de la pluralité des points de vue fait de la conversation une reproduction, dans le privé, de l’éthique publique de la discussion. Cela étant, cette promesse d’une reconnaissance mutuelle ne dispense pas les enjeux proprement publics de l’accès équitable aux ressources. Les interlocuteurs dans le privé sont aussi des individus engagés dans le monde social et, de ce fait, soumis aux contraintes de l’inégalité.

Deuxièmement, par la figure de la réparation se pose la question de la reconnaissance de la vulnérabilité. Au domaine public revient la garantie de l’accès aux ressources permettant aux individus de préserver, face aux aléas, des conditions dignes d’existence. Cet accès suppose que les individus soient pris en considération dans leur commune humanité. Et l’espace public est le garant de ce traitement équitable. Les procédures formelles par lesquelles les règles sont universellement appliquées protègent, dans le domaine public, les individus de la contingence d’une assistance fondée sur le particularisme. On comprend ainsi l’importance de préserver ce garant public : les relations dans le privé sont sujettes à la vulnérabilité et, par extension, la garantie d’une protection durable est précaire. Par ailleurs, faire peser sur le privé l’entière responsabilité de l’assistance revient à occulter la responsabilité du politique pour ce qui est des facteurs socioéconomiques qui tendent à fragiliser les individus. La rhétorique du respect de l’autonomie individuelle, qui légitime la libéralisation des institutions est, de ce point de vue, équivoque. La protection du privé face aux excès d’interventionnisme public a été l’une des conquêtes de la « modernité avancée ». Il reste qu’en dépit du droit à la privacy nombre de situations requièrent la sauvegarde de l’intégrité des individus.

Troisièmement, par la figure de la familiarité nous avons suggéré l’importance d’accéder à un monde propre, protégé et personnalisé. La stabilisation de l’environnement, la ritualisation des rythmes domestiques, la familiarité des présences et des objets : l’attrait du domicile réside dans la promesse de permanence. Dans un contexte où la mobilité au sein de réseaux divers est une disposition requise, on comprend l’attachement à un espace stable. Au regard de la privatisation de l’espace public, le repli dans le domestique relève de la nécessité. Curieusement on assiste, par la figure de la familiarité, à un renversement de la signification de l’intimité. La conquête moderne de l’intimité a représenté l’insoumission face aux contraintes sociales du commun : l’espace privé était l’espace du déploiement d’une singularité. Aujourd’hui, c’est dans l’espace privé, et particulièrement dans l’univers familial, que l’aspiration au commun (se reconnaître comme semblables) se manifeste : valorisation de la fidélité, du partage potentiellement durable d’un même territoire, d’un même nom. À la mouvance et à l’instabilité des places, des interlocuteurs, des rythmes, dans le monde social, l’intimité domestique oppose une « esthétique » de la répétition. À cet égard, le repli dans le domestique représente une résistance à la logique connexionniste. Néanmoins, il a également été question des effets indésirables de la familiarité, de la mort lente que peut représenter le confinement.

En arrière-fond des promesses de l’intimité domestique et de l’ordinaire de la condition se dessinent les rapports entre le public et le privé, l’interdépendance nécessaire entre le droit à mener une existence gouvernée par les fins élues par les individus et le droit à accéder équitablement aux ressources sociales qui permettent, précisément, de vivre sans pesanteur l’intimité. Or, la séparation moderne du privé et du public se présente, dans le contexte actuel, sous une forme indéterminée. Et cette indétermination permet de comprendre en quoi l’intimité domestique se présente sous le mode de l’hésitation. Rappelons brièvement, et sous forme de conclusion, quelques éléments de cette problématique.

La dialectique entre le retrait et la participation est l’une des propriétés essentielles de l’intimité : accéder à un espace réservé signifie autant une libération (se cacher du monde) qu’une discipline (perfectionnement de soi ayant pour visée la participation dans le monde social). L’intimité autorise une mise à distance momentanée du monde social. La morale puritaine est emblématique de cette fonction réparatrice et « pédagogique » de l’intimité : le repli, loin de signifier une mise à l’écart du monde, signifie, au contraire, un ressourcement pour mieux se livrer aux vacations qui assuraient la stabilité d’une identité.

Cette dialectique du retrait et de la participation prend tout son sens dans un contexte normatif où les frontières entre l’intime et le social sont clairement dessinées. Ainsi, c’est parce que dans le monde social les destins individuels sont clairement structurés par des institutions que le repli dans l’intimité signifie autant un refuge salutaire qu’un cadre formateur. La conscience d’un soi intime est reliée aux appartenances qui assignent, sans équivoque, une identité aux individus. L’intimité a partie liée aux allégeances — familiales, sociales, professionnelles, patriotiques — et aux contraintes qu’elles comportent. Et ce sont notamment ces contraintes qui font l’objet d’une remise en cause à partir du milieu du xxe siècle.

L’idéal de l’authenticité est l’un des arguments centraux de la critique d’une société capitaliste conservatrice et aliénante. Au cours des années 1960-1970, on constate l’avancée considérable de la démocratisation de la vie privée. Les institutions font l’objet de réformes libérales allant dans le sens d’une plus grande « souplesse » et d’une intégration des prérogatives autonomistes. L’authenticité comme idéal significatif de la modernité trouve, en apparence, les conditions sociohistoriques de son accomplissement.

Il faut attendre le réalisme social-économique de ces dernières décennies pour réaliser avec gravité les équivoques de la libéralisation des institutions : la promesse de l’émancipation sociale, de la « réalisation de soi », est démentie par la persistance et l’aggravation des inégalités. En dépit des démentis, la promesse demeure, et se présente sous une forme pervertie. Ainsi, l’accès aux ressources sociales repose moins sur des accréditations institutionnelles que sur des compétences individuelles. Ou, plus précisément, l’institution accrédite une compétence sur la base de profils psychologiques, plutôt que sur la base de titres, de statuts, de règlements. C’est dire l’importance de connaître et d’explorer « sa personnalité » pour évaluer soi-même le chemin à suivre. Dans un contexte normatif où la responsabilité de la réussite et de l’échec repose sur l’usage qui convient d’une vie intérieure, la séparation entre l’intime et le social est ténue.

Malgré les travestissements idéologiques actuels de l’idéal d’authenticité, Taylor (1994) nous invite à prendre au sérieux cet héritage moral de la modernité. Certes, nous dit le philosophe, on peut difficilement ignorer les dérives instrumentales, la menace de l’atomisation qui pèse sur le lien social, la persistance des inégalités. Cela n’implique pas que le discrédit soit porté sur des référentiels qui demeurent significatifs dans le contexte contemporain. Ces référentiels ont alimenté nombre de mobilisations collectives, ont légitimé des réformes institutionnelles libératrices. Taylor nous rappelle que la place significative prise par l’intimité, et par les dialogues de reconnaissance avec des interlocuteurs élus, n’oblitère pas l’horizon du bien commun. Les deux prérogatives de l’individualisme moral se répondent mutuellement : être reconnu en tant que singularité irréductible et être reconnu en tant que membre d’une collectivité. Héritage de la modernité, ces deux quêtes de reconnaissance sont associées respectivement à la sphère privée et à la sphère publique.

C’est en raison de cet héritage que l’inquiétude s’exprime dans les constats d’une indétermination des frontières entre le privé et le public. Alors même que la participation dans l’espace public requiert de la retenue dans les adresses, pour apparaître et être reconnu comme citoyen et non pas comme une entité subjective, Sennett (1997) fait le constat d’une psychologisation croissante des liens. Dans un espace public privatisé, « les rapports sociaux ne sont réels, crédibles et véridiques que lorsqu’ils tiennent compte de la psychologie interne de chacun » (Sennett, 1997, p. 197). La présentation sociale de soi est soumise à la contrainte du dévoilement d’une personnalité, engendrant paradoxalement des difficultés d’expressivité, de communicabilité, de décentrement. Excès de paroles livrées, imposition sans relâche de sa biographie : la civilité est marquée dans l’espace social par une forte connotation thérapeutique. Le caractère proprement privé des aveux et des échanges est transposé sans réticences dans des situations qui requièrent, en principe, la discrétion. Parallèlement, Sennett observe que l’évaluation ordinaire des figures publiques repose moins sur leurs propositions politiques que sur les traits de leur personnalité. Il conclut que la dimension impersonnelle qui est censée protéger l’individu dans la sphère publique est de plus en plus disqualifiée au nom de l’authenticité. En dernière instance, le domaine public n’est plus un monde de mobilisation commune mais une instance de prise en charge des risques générés par le culte de la personnalité.

En somme, la distinction moderne entre le privé et le public pose la question des passages d’une sphère à l’autre. On peut voir dans l’intimité, y compris dans son expression domestique, une condition qui favorise ces passages. De nos jours, la vie privée est de plus en plus soumise à la contrainte de la publicité et la vie publique est infiltrée par la psychologisation des liens. Paradoxalement, alors même que la conquête moderne de l’intimité représente le droit au basculement d’une sphère à l’autre, dans le contexte actuel, l’intimité rend indécise la distinction des sphères.