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Vache folle, sang contaminé, vaccins contre l’hépatite B, poulet à la dioxine, insecticide Gaucho, hormones de croissance, amiante, OGM : la liste des dossiers de risque sanitaire ayant donné lieu en France et en Europe à des affaires ou à des scandales au cours des années 1990 est très longue. Chaque fois, une partie de l’appareil administratif national ou européen est mis en cause pour sa gestion du risque, et les incomplétudes ou les dysfonctionnements des systèmes d’expertise sont pointés du doigt. Aussi, de vastes réformes institutionnelles visant à garantir la solidité et l’indépendance de la production de connaissances en matière de risque sanitaire ont été menées, le modèle américain étant largement cité en exemple par leurs promoteurs. En effet, aux États-Unis, la production de connaissances sur les risques sanitaires, alimentaires et environnementaux a été depuis longtemps largement intégrée dans des agences indépendantes du gouvernement, même si elles demeurent sous contrôle du Congrès et des partis politiques, et constituent parfois de véritables ministères sans en porter le nom, à l’image de l’Environmental Protection Agency (EPA).

Ce modèle d’agence indépendante a donc été importé en Europe dans les années 1990, tant au niveau national qu’au niveau communautaire, mais les traductions de la nature et du contenu de l’indépendance ont été fort différentes (Shapiro, 1997). En Grande-Bretagne, à la suite de la crise de l’encéphalopathie spongiforme bovine (vache folle), la Food Standards Agency (FSA), créée en 2000, reprend le modèle américain en externalisant des fonctions autrefois assurées par le ministère de l’Agriculture (Alam, 2003). En revanche, au niveau de l’Union Européenne, il s’agit moins d’assurer une autonomie budgétaire que de séparer des fonctions politiques et techniques : la gestion du risque, qui reste le domaine de la Commission ou des gouvernements nationaux, et l’évaluation du risque, qui dépend de ces nouvelles institutions, dont les plus connues sont aujourd’hui l’Agence Européenne des Médicaments (EMEA) et l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA).

C’est également ce modèle qui a été retenu par les autorités françaises sous la pression des scandales et des affaires sanitaires, dont la plus célèbre demeure celle du sang contaminé[2]. Une première vague de créations institutionnelles commence au début des années 1990 : le Réseau National de Santé Publique chargé de l’épidémiosurveillance (RNSP), l’Agence Française du Sang (AFS) et l’Agence du Médicament (Tabuteau, 2002). En second lieu et à la suite de nombreux travaux parlementaires, de nouvelles instances sont créées, investies d’une fonction d’évaluation du risque, les administrations conservant les fonctions de gestion du risque (Torny, 2001). La loi sur la sécurité sanitaire du 1er juillet 1998 met en effet en place de nouvelles institutions qui font disparaître l’AFS[3] et l’Agence du Médicament et forment une architecture à deux étages : l’Institut de Veille Sanitaire (INVS) d’une part, qui assure l’ensemble de la surveillance des risques de santé, et d’autre part deux agences spécialisées — l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments (AFSSA) et l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (AFSSAPS). Ces institutions et leurs pendants européens ont fait l’objet de plusieurs études portant sur leur genèse, leur personnel, leur fonctionnement interne, leur production ou leur rôle institutionnel (Urfalino, 2000; Granjou, 2003; Vogel, 2003; Besançon, 2004; Benamouzig et Besançon, 2005; Hauray, 2006).

On se propose ici de rendre compte de l’effet de la création de ces agences à partir d’un point de vue extérieur à elles : les administrations centrales, situées dans les ministères, qui sont à la fois leur tutelle et leur client du point de vue de la nouvelle gestion publique. En effet, elles sollicitent les agences de manière volontaire ou réglementaire afin que ces dernières produisent un état des connaissances sur une question donnée (l’utilisation des farines de poisson dans l’alimentation des veaux, les modalités de stérilisation des endoscopes) ou donnent un avis sur un texte normatif (par exemple, un arrêté interdisant l’introduction de certains tissus animaux dans l’alimentation) proposé par l’administration. Séparer ainsi les fonctions de gestion et d’évaluation du risque permet de relégitimer des institutions sanitaires discréditées par la multiplication des affaires et des scandales en cherchant à mettre en oeuvre une politique de transparence de l’expertise (Majone, 1997), mais cela engendre de nouveaux modes de gestion du risque du côté de ces administrations, que l’on analyse ici.

L’enquête a été menée dans des administrations de gestion[4], souvent anciennes : la Direction Générale de la Santé (DGS) et la Direction de l’Hospitalisation et de l’Organisation des Soins (DHOS) au ministère de la Santé, la Direction Générale de l’Alimentation (DGAL) au ministère de l’Agriculture, la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) et la Direction Générale des Douanes et des Droits Indirects (DGDDI) au ministère de l’Économie et des Finances. Elles se présentent sous la forme d’un organigramme très hiérarchisé avec un directeur, un ou deux adjoints, et des sous-directeurs qui chapeautent une série de chefs de bureaux. Sous ces échelons publiquement affichés se trouve une masse invisible d’agents qui ne font pas partie de la haute fonction publique (Suleiman, 1976; Grémion, 1981) et ne sont pas non plus des agents de guichet au contact direct du public (Lipsky, 1983; Weller, 1999; Dubois, 2003), mais appartiennent généralement à des corps d’inspection principalement mobilisés dans des missions de contrôle régalien, par exemple dans le domaine du travail (Dodier, 1990; Dodier, 1993) ou des installations industrielles classées (Bonnaud, 2002). Médecins-Inspecteurs (MISP), Pharmaciens-Inspecteurs (PhISP), Vétérinaires-Inspecteurs (ISPV) ou Inspecteurs des Fraudes gèrent au quotidien, en administration centrale, des dossiers dont ils ont la charge, proposant des modifications du cadre réglementaire ou produisant des textes paranormatifs permettant aux agents publics des structures déconcentrées et aux administrés (structures hospitalières, industries agroalimentaires...) d’interpréter en situation leurs droits et leurs obligations[5].

Comment se traduit l’apparition des agences d’expertise sanitaire dans les pratiques de ces agents administratifs? Comment ceux-ci considèrent-ils le fonctionnement de ces instances par rapport à leur propre travail d’élaboration normative? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord rappeler comment se déroulait l’expertise avant l’existence des Agences. Souvent, elle venait simplement à manquer, l’administration ne disposant pas des moyens suffisants pour la susciter, la produire, la rassembler, particulièrement face à des questions bizarres ou mal classées. Comment, pour des agents administratifs, déterminer et réunir les personnes susceptibles de fournir leur expertise sur des problèmes mêlant des questions de toxicologie, de biologie moléculaire et d’anatomopathologie? Pour traiter certains dossiers, les administrations disposaient de groupes plus ou moins constitués, sur lesquels elles pouvaient s’appuyer[6] pour former une expertise maison. Cette qualification ne doit pas laisser penser qu’il s’agissait d’une expertise sous influence ou de qualité locale, mais indique simplement que l’administration disposait alors du contrôle de l’instance d’expertise, placée officiellement sous sa tutelle ou réunie à sa demande.

Aussi, l’apparition des nouvelles instances d’évaluation du risque se manifeste en pratique, pour les agents, par le déplacement hors les murs des groupes d’experts qui sont désormais accueillis par les Agences. Alors que de nombreux groupes d’experts se réunissaient dans les locaux des ministères, à l’initiative de ceux-ci et sur leur invitation (le secrétariat étant assuré par des agents administratifs), les nouvelles modalités d’indépendance affichées par la loi empêchent la poursuite de telles pratiques et, s’il arrive qu’elles soient maintenues pour certains groupes d’experts, elles suscitent alors l’étonnement voire la dénonciation. La reconnaissance par la loi d’une fonction d’évaluation et son institutionnalisation montrent en creux la pauvreté logistique de la situation précédente, en dépit du rôle crucial des groupes d’experts dans les processus d’autorisation :

80 000 tonnes de pesticides sont utilisées chaque année en France — par les agriculteurs et aussi les jardiniers — mais il manque en France un vrai arbitre, une commission qui évalue de façon indépendante les risques des produits phytosanitaires. L’instance chargée d’évaluer ces risques, la Commission des toxiques, n’a pas de moyens : elle n’a même pas de bureau, pas de secrétariat. Lorsqu’ils veulent se réunir, les experts de la Commission des Toxiques doivent demander une salle au ministère de l’Agriculture, ils n’ont pas de moyens et pourtant ce sont eux qui sont chargés de dire si les pesticides et désherbants utilisés en France chaque année sont dangereux ou non. Pour agréer un nouveau produit, le gouvernement se base sur leurs études, mais faute d’argent et de coordination, celles-ci sont souvent partielles. Le ministère de l’Agriculture n’exclut pas de confier cette mission à l’AFSSA, l’Agence de sécurité alimentaire[7].

Si la séparation physique entre l’administration et l’expertise est une garantie d’indépendance aux yeux du législateur et semble désormais attendue par de nombreux acteurs, le dépaysement de l’expertise soulève de nouvelles questions et de nouveaux problèmes pour les agents administratifs interrogés. En prenant appui sur le terrain des maladies à prions (maladie de la vache folle, maladie de Creutzfeldt-Jakob, MCJ) qui ont obligé à reconsidérer de nombreuses questions de sécurité alimentaire et sanitaire et ont largement mobilisé ces administrations et les Agences entre 1990 et 2002, on peut mettre en évidence quatre nouvelles contraintes pesant sur le travail des agents administratifs de ce niveau intermédiaire invisible : la nécessité d’apprendre à poser des question écrites, la difficulté de maîtriser le calendrier de l’expertise, le renoncement à évaluer l’expertise, la nécessité de traduire les avis en actes décidables. En décrivant ces contraintes, les agents interrogés nous donnent à voir les modifications de l’expérience administrative induites par l’entrée en scène des Agences d’expertise dans le domaine sanitaire.

Savoir poser des questions pour obtenir des réponses

Le nouveau cadre légal et réglementaire transforme les agents administratifs en demandeurs, aussi doivent-ils d’abord apprendre à poser directement les bonnes questions, par opposition à la situation antérieure où ils avaient toujours la possibilité d’ajuster la demande de l’administration, par étapes successives, aux tâches de l’expertise en cours de réalisation. Le caractère écrit et officiel de la saisine oblige à être simultanément précis et clair :

Moi j’essaie de poser des questions le plus précisément possible en mettant des éléments de contexte pour que la réponse me convienne; ils sont libres et indépendants, mais il faut qu’ils répondent bien à ma question. Ce n’est pas facile. Il faut savoir ce qu’on veut poser comme question. Souvent, dans une saisine, on dit : tiens, on va changer l’arrêté machin pour introduire telle disposition, ou on projette de changer l’arrêté pour arrêter telle disposition, donc saisine AFSSA pour voir ce qu’ils en pensent. Il faut poser la question de manière habile souvent. Une question bien posée, c’est important pour avoir un bon avis — et quand je dis « bon » ce n’est pas par le contenu, c’est dans la forme : qu’il réponde bien à cette question.

Agent DGAL, septembre 2003

Il est presque toujours nécessaire d’opérer des traductions entre les demandes émanant du niveau politique et les questions auxquelles des experts peuvent répondre. Mais qui doit prendre en charge ce travail de traduction? Dans certains dispositifs comme celui des expertises collectives de l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM), c’est la structure en charge de l’expertise qui fait la traduction, la faisant valider ultérieurement par le commanditaire de l’expertise[8]. Dans le cas des nouvelles structures, les agents administratifs essaient d’anticiper ces traductions en préparant des questions qui sont à la fois compréhensibles par les experts et pertinentes par rapport aux décisions à prendre. La bonne question est en effet définie de manière pragmatique et a posteriori : c’est celle qui a entraîné une réponse permettant de dégager une ligne de gestion du risque. Cette étape est d’autant plus cruciale que la déclaration législative d’indépendance des agences rend délicate l’intervention ultérieure des personnels administratifs sur la saisine.

En revanche, il est possible pour les agences d’entrer en contact avec le commanditaire pour l’amener à mieux définir la saisine :

Un autre point — et on l’a fait de plus en plus au fur et à mesure que les avis étaient à rendre, je ne me privais absolument pas, et j’ai demandé à mon équipe de faire pareil — consistait à joindre la DGAL, la DGS ou la DGCCRF quand un truc n’était pas clair dans la saisine et qu’on avait besoin, pour l’instruire correctement, d’une information qu’on n’avait pas. Par exemple, pour le Canada, je vais avoir besoin du niveau des importations de barbaque canadienne en France. S’ils ne nous donnent pas cette info dans la saisine à venir, je prendrai mon téléphone. On allait aussi vers les tutelles quand on avait besoin d’informations pour instruire la saisine.

Agent AFSSA, juin 2003

La mise en oeuvre concrète de l’éloignement ôte au demandeur ses possibilités de relance, alors que celui qui est amené à répondre peut désormais solliciter sa tutelle. Ce renversement conduit à une deuxième transformation des pratiques administratives : comme les experts ne sont plus présents, il est difficile de cadrer leur activité, en premier lieu sur le plan temporel. Ainsi, du point de vue des agents, l’expertise des risques entraîne de nouveaux délais qu’ils ne peuvent maîtriser, ralentissant de fait le processus normatif.

La maîtrise du calendrier : une relation de pouvoir en jeu

L’éloignement se traduit en effet par une relative perte de contrôle sur le calendrier des nouvelles institutions. Alors que les experts des comités maison sont toujours mobilisables d’une manière ou d’une autre (groupe ad hoc, échange de courriers électroniques)[9], saisir les agences dans l’urgence n’est possible qu’avec la collaboration bienveillante de leurs experts :

Oui, on saisit en urgence. Après le directeur appelle le DG de l’AFSSA et il dit : « C’est très important, il faut le faire vite ». Quand on a une mesure à mettre en place très rapidement, soit on la prend sur une clause de sauvegarde sans l’avis de l’AFSSA et c’est exceptionnel, soit on saisit en urgence et l’AFSSA rend un avis très vite. Ce n’est pas toujours facile à gérer. On a rarement des mesures d’importance nationale à prendre dans la minute. De toute façon, quand il y a une alerte sur un produit, la mesure on la prend.

Agent DGAL, juin 2003

À travers cette capacité de saisine se joue le rapport hiérarchique entre les administrations centrales et les agences, le rapport entre l’exercice du pouvoir de la tutelle et la capacité de réponse des agences. Comme le souligne Philippe Urfalino (2000), la forte proximité politique et fonctionnelle entre le ministre de la Santé et les directeurs des deux agences au moment de leur création a sans doute maintenu ce rapport de subordination préexistant, du moins dans un premier temps.

Il faut quand même savoir que, si on était obligé de bosser les week-ends et certaines nuits, c’est parce que les délais qui nous étaient imposés étaient toujours des délais délirants.

D.T. — En quoi vous étaient-ils imposés?

C’est une excellente question. J’ai souvent posé la question [au Directeur], j’ai dit : « En tant que médecin la notion d’urgence je sais un peu ce que c’est; là je n’arrive pas à comprendre ». Il me disait : « C’est normal que vous ne compreniez pas, la seule notion d’urgence que vous pourrez entendre ici, c’est l’urgence d’affichage; il faut comprendre que les politiques ont besoin de pouvoir disposer de nos avis scientifiques très vite pour pouvoir répondre aux journalistes en s’appuyant sur quelque chose d’un peu solide. C’est sûr qu’il n’y a pas mort d’homme si on rend notre avis une semaine plus tard, mais il y a mort de politique. Donc c’est ça la notion d’urgence ». C’était l’élément de réponse [du directeur]. Et puis, je me suis rendu compte aussi que, dans cette notion d’urgence, on est quand même sous la tutelle de trois ministères. On est le petit enfant qui doit obéir aux parents. Il y a quand même cette notion hiérarchique. Et encore, si c’était le petit enfant qui doit obéir aux parents ce serait bien, mais on est un peu à la botte des tutelles. On est la main armée des tutelles.

Agent AFSSA, juin 2003

Entre recréation d’une administration centrale directement soumise au ministre et institution indépendante, l’ambiguïté de la construction juridique des agences françaises autour de la notion de tutelle se traduit dans la maîtrise de leur calendrier. La capacité des agences à résister à l’imposition de délais dépend de leur capacité à faire appel à des experts extérieurs non soumis au pouvoir administratif, à reposer sur des procédures écrites de type assurance qualité, à définir un calendrier d’évaluation ou d’expérimentation avec son temps propre. Ces capacités sont clairement plus importantes à l’AFSSAPS qu’à l’AFSSA par construction législative[10]. L’indépendance ainsi acquise par les agences peut mettre les agents administratifs dans une situation difficilement tenable : « On attend les résultats de l’AFSSAPS » est une réponse insatisfaisante pour un représentant de l’État régalien face aux demandes réglementaires des professionnels. Ces décalages de modalités temporelles sont très présents dans les dossiers comme celui des maladies à prions, en raison des arbitrages importants opérés par les acteurs politiques, de même que pour le dossier des organismes génétiquement modifiés (OGM).

Du décodage de l’avis à la tentation de refaire l’expertise

Si le dossier des prions est caractérisé par ce que les acteurs décrivent comme une pression médiatique, il l’est aussi par la multiplicité des sujets sur lesquels peut porter l’expertise, et les variations de connaissance introduites par des plages d’incertitude scientifique importantes. Loin d’apparaître comme des résultats produits par une science normale, les avis d’experts soulignent la gamme des possibles, en particulier à travers les propriétés singulières des agents pathogènes, eux-mêmes très peu caractérisés et laissant une large place aux lanceurs d’alerte devant l’expertise officielle (Chateauraynaud et Torny, 1999). Dans ce contexte, l’éloignement des experts introduit une troisième transformation liée aux difficultés produites par la lecture de l’avis et son interprétation.

Les agents administratifs sont d’abord confrontés à une difficulté cognitive : il faut non seulement comprendre le sens des termes techniques et des références employées, mais aussi saisir l’esprit de l’avis par un travail herméneutique d’autant plus complexe que les interprètes n’ont plus qu’un texte écrit à leur disposition et ne connaissent pas le caractère consensuel ou controversé de son contenu (Gimbert, 2006). Aussi, à ce premier niveau peut rapidement s’en ajouter un second, beaucoup plus politique. En effet, une fois un avis produit par l’instance compétente, l’administration — en tant que prolongement du pouvoir politique — demeure juridiquement libre de ses choix. Aussi, avant de décider à partir des options dégagées par le travail des agences, on peut concevoir non seulement d’interpréter le raisonnement des experts, mais également d’évaluer la validité de ce raisonnement.

Peut-on faire confiance aux experts ou faut-il vérifier et contrôler leur travail? L’histoire institutionnelle est ici importante : lorsque les agences ont été créées, elles ont incorporé de nombreux personnels techniques provenant des administrations centrales, ce qui a forgé des liens interpersonnels entre les institutions. Mais de nouveaux agents ont pris leur place dans les administrations et développent un nouveau regard, dépersonnalisé, sur le travail des agences, et dès lors le critiquent, d’autant plus qu’ils n’ont pas participé au cours des choses et assisté à l’élaboration d’un consensus entre experts.

Ça dépend du sujet, ça dépend de la qualité de l’avis. Je n’ai pas une position acquise par avance sur une expertise. C’est pour ça qu’on a été un peu trop loin, à mon avis, dans le découplage entre l’expertise et la décision. Les expertises sont critiquables, mais elles sont critiquables sur des bases ouvertes, transparentes et explicitables. Ce n’est pas parce qu’un expert a donné un avis que cet avis est juste.

Agent DGS, juin 2003

Pour certains, cette position est difficilement tenable dans la durée car elle constitue une forme de dénégation de la loi qui consacre l’indépendance de l’expertise. En outre, il est délicat pour un agent administratif, même doté d’une forte technicité, de remettre en cause le travail d’experts institués. Enfin, et pour confirmer ce qu’ont déjà indiqué Benamouzig et Besançon (2005), certains agents critiquent l’importance d’un filtre à l’intérieur de l’AFSSA, en particulier sur les avis concernant les maladies à prions, qui transforme l’avis scientifique en littérature juridique :

Chaque fois qu’un avis de l’AFSSA nous arrive, on [la hiérarchie] nous demande de le critiquer, alors que les avis de l’AFSSA sont rédigés façon arrêt des conseils d’État : « considérant que..., l’AFSSA émet un avis favorable ou défavorable », donc c’est déjà une littérature de scientifique qui a été remixée par le Directeur général de manière à ce que ce soit un peu plus fort en termes juridiques.

Agent DGS, novembre 2002

Les avis de l’AFSSA ont été durablement marqués par le parcours de son premier directeur, Martin Hirsch, et en particulier par son passage au Conseil d’État. Chaque paragraphe des avis de l’agence commence par un « considérant », et l’on voit parfois clairement, dans des marques paratextuelles, la différence entre ce qui a été produit par les experts des comités et ce qui provient des permanents de l’AFSSA[11]. Mais le législateur n’a pas défini ce que doit être un avis d’expert scientifique, même si les acteurs peuvent se baser sur d’autres modèles, par exemple l’expertise judiciaire, pour le déterminer (Hermitte, 1998). En raison de ce flou sur la forme ou parce qu’il ne correspond pas toujours aux attentes des demandeurs, l’avis peut donc faire l’objet d’un décorticage à la recherche des données et des éléments qui l’ont fondé, pour aboutir à des conclusions différentes ou, du moins, pour modifier son niveau de preuve [12].

Du laboratoire au terrain : un avis est-il applicable?

Une quatrième difficulté est soulignée par les agents administratifs : le manque d’adéquation des réponses aux problèmes de terrain rencontrés par les administrations, et qui ne dépend pas seulement de la pertinence des questions. En effet, les experts sont libres d’interpréter les questions qui leur sont posées et peuvent donc orienter leur expertise dans un sens inattendu par la tutelle, n’étant pas au contact des mêmes enjeux que les administrations :

Parfois ils sont un peu en dehors de la réalité par rapport à leurs avis ou recommandations, ou c’est fait exprès. Eux aussi, les avis sont maintenant extrêmement... c’est des avis parapluie, la plupart. Donc nous, derrière, on doit en tirer le meilleur et essayer de mettre en place la ligne de gestion. C’est vrai qu’on a beaucoup de contacts très fructueux avec les experts de l’AFSSA — ce sont essentiellement les experts de l’AFSSA Lyon qui sont en rapport avec nous —, pour discuter sur les dossiers ou sur les avis qu’ils vont rendre, sur l’opportunité de faire telle ou telle chose par rapport aux laboratoires. Les relations sont globalement bonnes avec l’AFSSA. Il y a quelques accrochages parfois avec ce qui sort du comité spécialisé ESST parce que, dans ce comité, parfois il peut sortir des choses un peu éloignées du concret.

Agent DGAL, septembre 2003

Souvent composés d’experts de la recherche confinée issus des laboratoires, les comités réunis dans les Agences connaissent parfois mal les pratiques sur lesquelles vont porter l’expertise, définissant par exemple un espace des possibles à partir de pratiques de laboratoires de recherche spécialisée et non des laboratoires de routine auxquels s’appliquera la décision. À ce premier écueil s’ajoute parfois celui d’un cadrage académique transformant une question opérationnelle en objet de connaissance, qui ne permet pas à l’administration de répondre à ses demandes.

En revanche, la distance qui est prise entre l’expertise et le décideur fait qu’il y a souvent des malentendus entre l’expert et le décideur, et l’expert ne répond pas aux questions que pose le décideur, ce qui s’est passé pour mon groupe d’experts [...] Après ça, on est bien embêté, parce que qu’est-ce qu’on fait de ça? Ou encore, on pose une question à l’INVS, le décideur voudrait savoir s’il faudrait interdire les véhicules diesel en ville, et on va lui répondre avec une étude sur les conséquences sanitaires d’une concentration de 10 000 microgrammes par mètre cube d’air de particules atmosphériques. Autrement dit, une étude qui est extrêmement universitaire et difficilement exploitable par rapport à la question qu’est en mesure de gérer le décideur. Qu’est-ce qu’il peut faire de ça, le décideur? Ça veut dire qu’il est obligé d’avoir une deuxième expertise, opérationnelle celle-là, qui peut utiliser les conclusions de la première, peut-être.

Agent DGS, août 2002

C’est en faisant appel à ces connaissances, ou du moins aux incertitudes résidant dans la mise en oeuvre des connaissances et procédures de laboratoires, que les experts de l’AFSSA soutenaient une position différente de ceux de l’EFSA, refusant d’entrer dans ces considérations (Godard, 2002). Des propositions de deuxième cercle d’expertise fondée sur la connaissance du terrain, ou d’expertise scientifique et technique, ont souvent été évoquées pour résoudre ces difficultés (Kourilsky et Viney, 2000). Un exemple récent montre à la fois l’intérêt et les limites de cette double expertise : à l’automne 2004, un premier groupe d’experts est constitué par la DGS sur la question des produits sanguins labiles à la suite de la publication de cas probables de MCJ par contamination transfusionnelle en Grande-Bretagne. Ce groupe rassemble majoritairement des scientifiques de haut niveau et produit un premier avis sur les mesures à adopter dans les établissements de santé alors même que des cas de personnes atteintes de VMCJ et donneuses de sang apparaissent en France. Dès lors, un deuxième groupe est mis en place, comprenant plutôt des représentants de terrain, qui produit un deuxième avis. Les questions dont se sont emparés les deux groupes sont distinctes; et leurs réponses, si elles sont globalement compatibles, nécessitent une synthèse commune et la désignation d’experts pour l’établir.

Du fait de l’absence d’une formalisation de ce deuxième cercle ou de la limitation — volontaire ou involontaire — des experts des Agences, le risque essentiel inhérent au projet théorique de création d’une expertise indépendante réside dans l’apparition d’une autre forme de double cercle d’expertise : l’un, externe, officiel et soumis à un contrôle procédural, et l’autre, interne, officieux et soumis comme auparavant au contrôle politique.

Je ne pense pas qu’il faille séparer totalement l’expertise de la problématique de gestion, ou en tout cas il y a aussi une expertise à ce niveau-là et on voit bien qu’elle est nécessaire puisqu’on voit qu’elle se reconstitue auprès du gestionnaire et décideur qui a besoin à nouveau de reconstituer, avec les mêmes handicaps qu’auparavant, des petits groupes d’experts qui vont l’aider dans la gestion, mais qui sont informels, cooptés, avec les mêmes inconvénients qu’auparavant.

Agent DGS, juillet 2002

Ces difficultés ont été exacerbées, dans le dossier des maladies à prions, par plusieurs facteurs : l’existence d’un comité Dormont préexistant à l’AFSSA créant un échelon supplémentaire; la composition de ce comité qui était plutôt orientée vers la science fondamentale (l’épidémiologie était par exemple peu représentée); le refus du comité d’entrer dans des questions qu’il considère comme politiques et ne relevant pas de ses compétences[13].

Le fait d’exclure les administrations de cette instance, c’est très préjudiciable au fonctionnement ultérieur . Si on assistait à ces débats, on pourrait parfois remettre un peu les choses dans leur contexte parce que, quand on n’est pas en prise avec le terrain, on s’éloigne un peu dans les considérations scientifiques qui, parfois, partent un peu loin. Pour nous aussi, assister au débat nous permettrait de mieux comprendre certaines problématiques qui préoccupent l’AFSSA ou les experts, de mieux expliquer en groupe de travail à Bruxelles [i.e. Commission Européenne] certaines problématiques qu’on gère, d’avoir des idées nouvelles parce que, ici, le problème c’est d’avoir des idées pour résoudre un problème et donc d’avoir des idées en fonction de l’état des connaissances scientifiques. Le fait de ne pas y assister et de correspondre par voie de comptes rendus, de mails, de courriers, ce n’est pas efficace.

Agent DGAL, septembre 2003

Cette critique de l’assimilation entre indépendance et éloignement physique a également été portée par des directeurs d’administration (Geslain-Laneelle, 2002; Girard, 2002) ou des auteurs de sciences sociales (Godard, 2002). L’apparition des agences a donc contribué à une plus grande complexité de fonctionnement pour les agents techniques d’administration centrale, relevant d’une forme de bureaucratisation secondaire (Benamouzig et Besançon, 2005) dont on a décrit les effets. Pour les agents, l’expert n’est pas troublé par la présence de l’administration à partir du moment où les moyens financiers et techniques, et les modalités de l’expertise, ne sont pas sous contrôle du pouvoir politique, mais relèvent d’une instance indépendante. Mais, s’il est préjudiciable à la coordination des agents, cet éloignement possède un avantage politique indéniable : il permet de renforcer la séparation entre deux instances aux rôles différents, et d’affirmer l’existence d’une évaluation tierce, qui pourra être utilisée comme justification de l’action politique.

L’expertise comme justification de l’action politique

La description par les agents administratifs des difficultés engendrées par la nouvelle organisation de l’expertise donne également à voir leur jugement global sur ces instances. Or, lorsqu’ils prennent la situation antérieure comme point de référence, la création des agences est unanimement considérée comme positive en dépit des difficultés générées par l’expertise à distance : par la rémunération des experts, la mobilisation de personnels compétents, l’adoption de budgets conséquents, les agences ont clairement pallié une carence institutionnelle. Désormais, il est souvent possible de produire un consensus scientifique, de pratiquer des expérimentations, de la modélisation, toutes connaissances qui vont servir de point d’appui et de justification à l’action politique. C’est particulièrement vrai dans le cadre des négociations européennes :

C’est plus facile parce qu’on s’abrite derrière un avis scientifique. Quand on dit : « On va aller à Bruxelles en sortant des problèmes de crise, on va à Bruxelles, on veut savoir si tel additif ne présente pas danger, est-ce qu’on peut dire oui, non, ou on s’abstient? », on va avoir un avis qui va nous être rendu dans un délai relativement court. Quand on a un problème de pollution, quand on veut savoir quel HAP il faut doser, etc., ce sont des choses qu’on peut parfois demander à nos labos, mais on aura un avis qui ne sera pas un avis collégial, et qui ne sera pas forcément pertinent. Donc l’avis de l’AFSSA est certainement beaucoup plus utile. À partir de quel niveau peut-on considérer qu’il y a un risque? Ça aussi, c’est pas facile, on ne sait pas. Ils vont faire peut-être une cote mal taillée, ils vont évaluer la consommation, ils vont évaluer un certain nombre de choses et puis on va quand même avoir des fourchettes. Donc je dirais qu’on ne travaille plus à l’aveuglette. Comme les dangers sont de plus en plus nombreux, c’est quand même très utile. Si on ne l’avait pas aujourd’hui, je crois qu’il faudrait la réinventer, l’AFSSA.

Agent DGCCRF, octobre 2003

Pour être solide, ce type d’appui suppose l’unicité des structures d’expertise ou, du moins, l’accord entre différentes structures lorsqu’elles existent. Le conflit de 1999-2000 sur la poursuite de l’embargo sur les produits bovins provenant de Grande-Bretagne par la France sur la base de l’avis de l’AFSSA montre, a contrario, que le dissensus entre expertises (dans ce cas, européenne et française) affaiblit le poids propre de chaque avis en révélant l’importance du cadrage des questions par les experts (Godard, 2002; Barbier, 2003). Plus fondamentalement, c’est le rôle des structures décisionnelles qui est rediscuté : tout comme on avait reproché par le passé aux gouvernants de ne pas s’appuyer sur l’état de la science, on peut aujourd’hui revendiquer l’autonomie du politique et craindre que la publication des avis ne place le gouvernement sous l’emprise des experts (Tabuteau, 2002), marquant un véritable renversement de la tutelle entre administration et agences (Gimbert, 2006). Aussi, l’alignement quasi-systématique des décisions réglementaires sur les agences rend-il possible une double critique de manipulation. D’un côté, les politiques utiliseraient les experts comme boucliers[14], de l’autre les experts chercheraient à se couvrir en renvoyant les décideurs politiques à leurs responsabilités :

Je pense que ce découplage total était en lui-même un dispositif de protection contre la justice, qui était basé sur une analyse majoritaire chez les décideurs à l’époque, à savoir : si ça s’est passé comme ça, c’est parce que les experts se sont gourés en gros, donc les politiques ne sont pas coupables parce que les experts se sont trompés. La décision d’externaliser complètement l’expertise de la Haute Administration et du Cabinet était d’une certaine manière une réponse à cette interprétation de ce qui s’était passé à l’époque. L’interprétation était probablement fausse. Ce découplage très serré entre expertise et décision était lié à ça. Je crois que ça ne tenait pas la route. On voit bien qu’il faut aussi qu’il y ait une expertise interne pour être capable de comprendre ce que disent les experts, surtout dans les moments où les experts ne sont pas capables de décider. Ça, c’est un des autres effets des procédures, c’est la couverture, l’autocouverture des experts : « Je ne peux pas vous dire qu’il n’y a absolument aucun risque dans tel domaine. Vous balancez ça à un décideur et qu’il se démerde. »

Agent DGS, juin 2003

Si la logique de l’indépendance de l’expertise est portée jusqu’au bout, les experts n’ont pas à assumer le coût économique et politique des évaluations qu’ils font. Renvoyant les gestionnaires du risque à leurs responsabilités, ils peuvent ainsi publiquement souligner que les incertitudes politiques ne sont pas nécessairement sous-traitables et solubles dans l’expertise (Robert, 2005) et soulignent ainsi a contrario combien cette expertise est aujourd’hui utile à la justification de l’action politique.

Conclusion : un modèle technocratique ou démocratique?

L’externalisation de l’expertise modifie donc profondément le travail de l’administration des risques sanitaires : il leur faut apprendre à poser les bonnes questions, attendre le résultat des expertises, décortiquer les avis des agences pour les rendre applicables et lisibles par leur hiérarchie. Ces transformations sont d’autant plus visibles que d’autres structures d’expertise plus anciennes continuent à fonctionner suivant l’ancien modèle des expertises maison[15]. S’ils jugent positive l’apparition des agences, les personnels d’administration centrale en saisissent aussi les limites, et cherchent à reprendre contact officiellement ou par des canaux officieux avec les experts, en tentant d’influencer ou du moins de connaître le calendrier de ses travaux, et en n’ignorant pas les conséquences médiatiques, juridiques et judiciaires du rapprochement toujours possible entre avis d’expert et production normative.

L’apparition de cette thématique de la responsabilité, dans l’ensemble de ses acceptions allant des conséquences politiques d’une action à l’imputation pénale en passant par la mise en cause médiatique, est la conséquence non seulement d’un contexte de critiques régulières de l’administration sanitaire, mais aussi du caractère désormais public des avis d’experts. À l’imbrication entre gestion et évaluation des risques n’a pas simplement succédé un duopole dont nous avons analysé les tensions, mais un dialogue mené sous le regard de tiers spectateurs plus ou moins attentifs — journalistes, parties prenantes, juges, citoyens. La couverture, le parapluie, seraient des conséquences de l’introduction de ces tiers, par anticipation de leur lecture critique, d’autant plus importante que les enjeux sanitaires sont aujourd’hui mobilisateurs.

Lorsque Sheila Jasanoff (1990) a étudié le fonctionnement de l’EPA et de la Food and Drug Administration (FDA), à l’intérieur desquelles se joue la relation entre science et politique, elle a dégagé deux modèles : un modèle technocratique où la décision normative est fondée sur une vraie science qui la légitime, et un modèle démocratique où elle s’appuie sur la prise en compte élargie d’un ensemble d’intérêts, de valeurs et de jugements, bien au-delà des experts. Le modèle français et plus largement européen de l’évaluation des risques sanitaires ouvre une troisième voie : si le recours aux experts et à un savoir scientifique explicité est désormais nécessaire, il ne clôt pas immédiatement le débat puisque le travail d’ajustement, de prise en charge et d’interprétation de chacune des parties est désormais au moins partiellement visible et donc critiquable. En donnant à voir les écarts éventuels entre un avis d’expert et une norme réglementaire en France comme en Grande-Bretagne (Alam, 2005), il laisse place à des espaces de négociation plus ouverts qu’auparavant au coeur du travail de l’administration des risques.