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Comment rendre compte aujourd’hui du rapport des « individus » aux communautés, au communautarisme et à l’individualisme, cette « part la plus individuelle de l’individu » (Marie, 2003 : 31), dans les sociétés contemporaines d’Afrique centrale ? Quelles sont dans ces sociétés les figures de l’individu, de l’individualisme, du communautarisme ? Quelles sont les images de ces figures représentant l’individu, l’individualisme et le communautarisme et comment les interpréter ?

Nous parlons d’images des figures au sens où l’on parle de l’image « positive » ou « négative » (on pourrait également parler de « valeur positive » ou « négative ») de quelqu’un, mais également au sens de figures de l’imaginaire qui permettent de symboliser (de re-présenter) le négatif[1] ou le positif de ces images. Par exemple, le démon ou le Diable sont des figures de l’imaginaire qui incarnent l’image négative de certaines figures sociales, un dictateur ou un criminel, par exemple. Aussi, nous parlons de figure au double sens de ce qui représente de manière exemplaire un groupe, une communauté, un mouvement, une idée, un imaginaire et de cette partie de nous-mêmes qui nous représente, impossible à voir autrement que dans le reflet d’un miroir, d’un plan d’eau ou de toute autre surface réfléchissante, y compris le regard de l’autre[2], donc l’image de nous qui s’y reflète. C’est pour cela que nous parlons de « figures-miroirs ».

Dans cette perspective, l’image est à la fois symbole et miroir et l’imaginaire, en tant que « faculté de produire des images » selon Castoriadis (1975), a besoin pour « exister » du symbolisme historiquement et socialement élaboré suivant les contextes, comme inversement le symbolisme requiert l’imaginaire comme faculté de création des images dans ces contextes.

Le contexte dans lequel s’inscrivent nos observations et analyses est celui de la mondialisation capitaliste, dont l’imaginaire « social-historique » requiert le symbolisme des images des médias internationaux, recyclées par les médias nationaux, pour « exister » dans les esprits des sujets africains en les colonisant, en les gouvernant afin de rendre « naturel » « l’ordre moral » qu’elles véhiculent.

Notre intention est ici d’éclairer le rapport entre communautarismes et individualismes en nous appuyant, d’une part, sur les images des figures telles qu’elles sont produites et telles qu’elles signifient aux yeux des autochtones eux-mêmes (sont-elles « positives » ou « négatives » ?) et, d’autre part, sur les possibilités d’interprétation de ces images qu’offrent la sociologie et l’anthropologie, dont le principe est de rendre plus intelligible ce qui l’est moins parce que relevant du « sens commun ». Le sociologue et l’anthropologue prenant ainsi avec leurs outils méthodologiques et épistémologiques la place du miroir oraculaire ou divinatoire. Dès lors, ils peuvent faire voir au « sens commun », c’est-à-dire aux agents sociaux qui en sont porteurs, ce qu’ils ne peuvent voir ou ce qu’ils voient de manière confuse et floue.

Par conséquent, comme nous l’avons mentionné au sujet du « regard de l’autre », la notion de miroir renvoie à la fois aux miroirs réels et aux miroirs métaphoriques, à l’exemple du fétiche théorisé après Marx par Derrida, considéré comme un « miroir anormal » (Derrida, 1993). Alors, dans les sociétés d’Afrique centrale et particulièrement au Gabon, comment les miroirs réels ou métaphoriques laissent-ils apparaître, font-ils voir les figures de l’individu, de l’individualisme, du communautarisme ? Les individus s’identifient-ils à ces figures ? Se reconnaissent-ils ou refusent-ils de se reconnaître dans ces figures ? Car le miroir permet de se reconnaître, d’être sûr que c’est bien « soi » et non quelqu’un d’autre. Mais cette reconnaissance ne va pas de soi : il arrive que, par exemple, s’agissant de cette autre image qui fonctionne comme miroir métaphorique qu’est la photographie, des sujets refusent de se reconnaître. Ils contestent alors la conformité de l’image que leur présente ce miroir à celle, subjective, valorisante, qu’ils ont d’eux-mêmes. Mais parfois aussi certains se détournent d’un miroir réel qui leur renvoie une image « affreuse », parce qu’ils y apparaissent « trop vieux », « trop laids » ou encore « trop gros ». Dans ce cas, le symbolisme de l’image est censé ne pas faire « exister » l’imaginaire individuel ou subjectif.

Or, le problème que pose le rapport des « individus » au communautarisme et à l’individualisme est justement celui de cette image, de ce visage, de cette figure (donc de ce « moi ») qu’elle fait « voir ». Ce problème se pose de deux manières.

Dans une perspective communautariste, l’image de « l’individu » (communautaire) ne doit pas apparaître à ses yeux comme « trop laide », « trop affreuse », « trop vieille », ou « trop écrasée » dans le miroir. Ce serait le signe d’un rapport problématique ou conflictuel avec cette image et, a fortiori, avec le communautarisme dont il faudrait alors s’émanciper.

Dans une perspective individualiste, l’image de « l’individu » doit se détacher des autres, s’en distinguer, avoir des contours très saillants afin de l’inscrire dans une relation particulière, en l’occurrence narcissique, avec son image ou sa figure qui devient ainsi son miroir.

Analyser le rapport entre communautarisme et individualisme, dans une telle perspective, revient nécessairement à analyser les rapports que les individus ont avec toutes les choses, toutes les images considérées ici comme des miroirs réels et « anormaux » ou métaphoriques, y compris leur propre image, celle des autres, sans laquelle ils ne sauraient se constituer comme figure consciente d’eux-mêmes en tant qu’individus.

Mais rendre compte de ce rapport, c’est aussi évoquer les lieux qui, aujourd’hui ou hier, abritent la fabrication de ces figures, de ces images ou, à tout le moins, les lieux où naissent ces images (et donc les figures et les « moi » qu’elles reflètent). Ces lieux qui permettent de comprendre la signification des figures et de leurs images sont entre autres le village, la ville, le bar, la boîte de nuit, la chambre, la rue. Nous souhaitons montrer que ces lieux sont eux-mêmes des miroirs, ou vus comme tels, y compris par la pensée scientifique qui qualifie par exemple les villes congolaises de « villes-miroirs » (à l’instar de Gondola, 1997). Ce qui fait particulièrement écho au propos de Balandier, énonçant de manière pionnière que la fabrique de la nouvelle Afrique, c’est la ville, pour le meilleur et pour le pire (1985). La ville, pensée comme ville-miroir, s’impose dès lors comme lieu de production des nouvelles figures qui sont, en toute hypothèse, des figures de l’individu et de l’individualisme. Autrement dit, la ville est ce lieu où les choses, les hommes et les images de soi et des autres sont des miroirs de subjectivation des individus, de passage supposé du communautarisme à l’individualisme. Or, à l’époque où Balandier observait Brazzaville, naissaient sous le poids des nouvelles conditions de vie de nouvelles communautés, de nouvelles sociabilités, qui allaient reformuler l’ethnicité en lui donnant d’autres contenus, d’autres fonctions.

Position

Notre réflexion s’appuie sur quelques exemples de figures-miroirs suggérées par une figure centrale, la « tuée tuée » gabonaise, étrange femme arborant des DVD (Dos et Ventre Dehors), dont le nom redouble le suffixe de prostituée comme pour en intensifier les logiques de mort, femme dont le souci du corps et de l’apparence est associé à l’image d’élégance outrancière ou scandaleuse de la prostituée. Notre idée est que dans les miroirs métaphoriques et réels de la ville, les « tuées tuées » — tout comme les autres figures qui y apparaissent — sont des spectres, des zombies, des vampires[3] ou des esprits inquiétants de l’individualisme comme du communautarisme. Ces figures à la fois métonymiques et réelles naissent, prolifèrent dans les non-lieux lignagers où elles exercent la violencedel’imaginaire, qui diffère de la violence symbolique, car elle résulte d’une décomposition de l’ordre symbolique lignager et d’une « confusion » des registres du réel[4] qui en découlent. Nous faisons également valoir que ces non-lieux lignagers sont des camps, espaces déshérités, espaces de déshérence, où se côtoient parfois misère et opulence, dans une proximité-promiscuité potentiellement ou réellement disruptive. Nous proposons aussi que dans ces camps — camps de réfugiés (dans la forme extrême), camps de guérison pentecôtiste[5], camps militaires ou miliciens, camps de travail ou « quartiers indigènes », à l’exemple du « Camp de boys » à Libreville, etc. — les spectres, zombies, vampires et autres esprits qui exercent la violencedel’imaginaire prennent des figures humaines, à la fois incarnations et signifiants d’un pouvoir hégémonique unique que nous appelons le Souverainmoderne (Tonda, 2005).

Ce pouvoir du Souverainmoderne découle de logiques et d’imaginaires propres à plusieurs entités et temporalités : imaginaires, logiques et temporalités du Corps ou du Sexe conceptualisés sous le nom de corps-sexe, inséparable du cortex, métonymie de l’esprit ou de l’intelligence ; ceux du christianisme que sont Dieu, le Diable et leurs armées innombrables de démons et de sorciers ; ceux du Capitalisme que sont l’Argent et les Marchandises ou le corps des choses ; ceux du Livre ou de l’Écriture que nous résumons par le concept de corps-texte, métonymie de la pensée[6], inséparable également du cortex ; ceux de l’État ou le corps politique ; ceux de la Mort que nous proposons de conceptualiser par les mots de corps-billard et corbillard.

Le corps-billard est le corps que le sujet « joue » dans l’espace urbain pour « vivre », alors corps et billard à la fois. Le sujet risque bien entendu de perdre à ce jeu, notamment la vie, quand il ne « gagne » pas. Le corbillard est la métonymie de la Mort, comme l’a chanté l’artiste musicien congolais Zao, symbolisant alors plus que toute autre figure la mort « moderne ».

Ajoutons que ce pouvoir du Souverain moderne s’exerce aussi bien sur et par les dominants que sur et par les dominés, sans toutefois réduire les différences économiques et sociales qui les séparent et les lient à la fois. Bien au contraire : c’est dans l’espace matériel des camps, espace-miroir de l’inégalité exaspérée, de l’injustice flagrante, que sévit la violence de l’imaginaire du Souverain moderne à travers les contrastes et les liaisons perverses entre Riches et Pauvres, Grands et Petits, Blancs et Noirs, etc.

Nous suggérons également que cette violence de l’imaginaire soumet dominants et dominés aux mêmes croyances, à la même violence des administrateurs de la foi que sont les pasteurs, les prophètes, les devins-guérisseurs ou nganga[7] et autres spécialistes de « l’occulte ». Le Souverain moderne, dans cette perspective, est la puissance productrice des nouvelles figures et images, des nouvelles subjectivités correspondant aux transformations des rapports aux choses, c’est-à-dire des transformations des rapports aux valeurs des choses, qui sont simultanément des transformations des rapports à la valeur humaine des autres et, par conséquent, à sa propre valeur.

Parce qu’elle tire sa force de ces transformations, la puissance du Souverain moderne réussit ainsi à maintenir dominants et dominés dans le même assujettissement à la violence de l’imaginaire, accordant des valeurs à la fois positives et négatives aux images de l’individualisme et du communautarisme, d’où son ambivalence radicale. Pour tout dire, notre idée est que cette puissance ne produit pas l’individualisme au sens occidental, comme le décrit entre autres Lipovestky avec précision (1983, 2007). Elle produit, sous la violence des logiques et des imaginaires individualisants du capitalisme et du christianisme, ce que nous appelons la déparentélisation, processus fait de restrictions, de réductions, de décompositions ou de ruptures de la « solidarité lignagère », laquelle unit les membres d’une parenté par un système symbolique qui la justifie[8].

Mais la déparentélisation consiste aussi en la sélection des « parents » les plus « intéressants », même lorsqu’aucun lien de parenté « réelle » ne lie le sujet à la personne qu’il « choisit » de considérer comme parente. La déparentélisation alimente ainsi les processus modernes de constitution de nouvelles communautés de parents liés par l’argent, les marchandises, la politique. Elle alimente les situations de rente qu’elle permet d’acquérir et de capitaliser.

Notons que ces processus consubstantiels à la déparentélisation ne donnent pas lieu à la culpabilité comme schème de pensée, accompagnant la conception de l’individualisme comme valeur positive, même s’ils produisent des communautarismes ethno-nationaux ou transnationaux fondés sur la créance matérielle ou sur la foi[9] propres aux contextes et aux logiques de la mondialisation[10]. Contextes et logiques qui, s’agissant de l’Afrique subsaharienne, plus particulièrement de l’Afrique centrale, sont caractérisés depuis au moins une vingtaine d’années par une augmentation des périls (sida, Ébola, chômage, violence guerrière, etc.) et par l’exaspération des schèmes de la persécution dans le miroir de la croyance et de la foi. Ce qui donne libre cours à la violence des fantômes de la parenté en décomposition, laquelle se conjugue à celle des esprits du capitalisme et du christianisme sur les corps-sexes et les cortex des sujets déparentélisés du Souverain moderne.

Notons enfin que les éléments empiriques soutenant notre analyse sont le fruit d’enquêtes par entretiens et par observations effectuées à Libreville depuis 2000 sur les rapports sociaux de sexe, le miroir, la télévision, les représentations du fétichisme et de la sorcellerie politiques. Ces enquêtes font suite à nos études au Congo-Brazzaville sur la maladie, le corps, les rapports sociaux de sexe, le deuil, le marxisme et le fétichisme, les Églises chrétiennes et la guérison (Tonda, 2002, 2005, 2007). Dans la mesure où l’attention portée sur ces phénomènes ne nous est pas exclusive, la lecture de la presse écrite locale fait partie du travail d’enquête, lequel intègre également des éléments sur les autres pays d’Afrique centrale que sont le Cameroun et les deux Congo, tirés de la presse ou de la littérature scientifique.

La « tuée tuée », un souci du corps consumatoire

La ville-miroir, en Afrique centrale, est le lieu par excellence de miseenvaleur des individus par le vêtement, par ce qu’on appelle « l’élégance ». Cette élégance est bien entendu liée à la séduction et par conséquent à la sexualité. La thématique de l’élégance est fort intéressante ici pour deux raisons au moins.

La première est qu’elle s’inscrit dans la perspective d’une économie de la distinction, car être élégant c’est se distinguer, sortir du groupe des déclassés par le surcroît de valeur acquis grâce au vêtement. Certains sont ainsi disqualifiés, entre autres, dans la course pour l’acquisition des « belles femmes », ces femmes qui, dans les Brazzavilles noires des années cinquante, avaient un fort souci du corps et de l’apparence (Balandier, 1985). Dans cette ville-miroir, hier comme aujourd’hui, les disqualifiés comptent aussi des femmes échouant à séduire les hommes « riches », investissant alors dans des pratiques magiques destinées à retenir ces messieurs (Ngoundoung Anoko, 2004) et, dans bien des cas, à leur « soutirer le maximum d’argent », comme l’ont soutenu plusieurs des personnes rencontrées à Libreville. Quand bien même ces hommes seraient laids, l’argent, évidemment, les rend beaux[11].

La deuxième raison est que cette disqualification par l’élégance, par le vêtement et le mode d’habillement, qui a été au principe du théâtre de l’entreprise impérialiste (Fabian, 2000 : 121 ; Bayart, 2004) est à l’origine de ce que nous avons appelé ailleurs « le contentieux matériel » (Tonda, 2005) : la production aussi bien par les marchands de pacotille que par les missionnaires[12] de la valeur et de l’intelligence humaines des primitifs, des sauvages, des « biens meubles » du « Code noir », par l’habillement à l’occidentale. L’objet, le vêtement, devait réfléchir comme un miroir la valeur humaine (l’image positive) du porteur. Or, de ce message que transmettaient les missionnaires et les marchands aux Noirs dont la nudité était pensée comme source, cause ou expression de leur animalité (ou de leur sous-humanité, c’est selon) un autre message découlait : l’objet de civilisation — le vêtement, la chaussure, le miroir, la parure, la Bible — ne faisait pas que réfléchir l’humanité en cours d’acquisition, il faisait aussi réfléchir ou parler le primitif, en même temps qu’il réfléchissait et parlait à sa place. En effet, ce qui faitréfléchir, donc ce qui fait prendre conscience, comme on dit, ne peut être, dans un contexte idéologiquement saturé comme celui de la colonisation, que ce qui détient ou contient le pouvoir ou la faculté de réflexion du dominant, c’est-à-dire du Blanc. L’objet était ainsi, dès la « rencontre » et tout au long de la « longue conversation » (Comaroff et Comarroff, 1999), investi du pouvoir oraculaire de parler ou de réfléchir à la place du Nègre. Un musicien congolais du xxe siècle exprime cette réalité en faisant parler un riche illettré de Kinshasa, donc ne parlant pas français — langue « spirituelle » et d’« éducation » par excellence, par conséquent langue de l’humanisation coloniale et postcoloniale : « Mon français, c’est ma poche qui le parle. » La « poche » est entendue ici au sens métonymique du contenant qui récapitule le contenu, l’argent du riche, son fétiche qui, par délégation, parle à sa place.

Mais l’élégance prend également en ville-miroir des formes jugées « outrées », « indécentes », qui heurtent la « sensibilité » lorsqu’elles sont le miroir dans lequel la société voit ce qu’elle se refuse à voir en « public », sa partmaudite (Bataille, 1967). Une part maudite qui, historiquement, s’explique par la constitution du corps-sexe féminin en capital-corps grâce auquel dans les camps « la prostitution s’est révélée pour les citadines africaines un moyen efficace de sélection sexuelle, de mobilité sociale, notamment grâce à l’hypergamie, de mobilité spatiale, dans le cas de la prostitution itinérante » (Gondola, 1997b).

Il en est ainsi de ces « élégantes » particulières qui apparaissent au Gabon en 2004-2005 et qu’on appelle les « tuées tuées » (en français parlé), dans un contexte où la thématique de la « pauvreté » est instrumentalisée par le gouvernement qui, par ailleurs, se « soucie » du sort des « veuves et des orphelins »[13] délaissés par les familles aux prises avec la précarité et les obsessions individualistes de l’argent ou des biens matériels — surtout les maisons, parcelles et meubles laissés par les défunts. Les « tuées tuées » s’inscrivent en outre dans l’histoire urbaine de la prostitution exercée à Libreville par d’autres figures aux noms particulièrement chargés et mystérieux que sont les Katangaises, les Yogosanté, les Pouacres, les Ballesperdues, les Mexicaines, les Cocotierstordus, les Pouffiaces, les Boiss, les Rombières, les Tchoins[14].

Le mot même de « tuée tuée » évoque une réitération de soi qui renvoie au redoublement, au dédoublement du miroir, appelé en lingala tala tala, ce qui peut se traduire par « regarde regarde » ou « voit voit, vue vue ». Cette réitération renvoie aussi à l’usage du miroir par les sociétés initiatiques ou les spécialistes de la divination, appelés nganga, ce que nous pouvons traduire selon le cas par devins-guérisseurs, spécialistes de cultes, magiciens, thérapeutes. Il y a dans le mot « tuée tuée » une évocation du miroir qui peut se comprendre ainsi : la « tuée tuée » est le miroir de la société gabonaise de Libreville[15].

Le sacrifice et la mort dans la vie de la « tuée tuée »

Dans la presse gabonaise et dans nos entretiens avec des femmes soucieuses d’élégance ou se prononçant sur le phénomène des « tuées tuées » se dégagent deux thèmes essentiels : le sacrifice et la mort. Ils résument selon nous l’image de la figure de l’individu et de l’individualisme sur le non-lieu lignager, le camp, qu’est la ville-miroir de Libreville.

Commençons par la perception de l’image de l’élégance urbaine dans la presse, qui parle d’indécence et de déchéance, voire de dégénérescence :

Depuis des décennies, les habitudes vestimentaires n’ont cessé de connaître une décadence répugnante et révoltante. L’habit a perdu sa vocation initiale et, aujourd’hui, il devient objet d’exhibition et de mise en valeur des formes physiques, entraînant la dénudation du corps de l’homme et de la femme en vue d’attirer le sexe opposé. On assiste dans la rue à ce que l’on peut assimiler à une foire de la vente aux enchères de la chair au plus offrant et dernier enrichisseur. Cette foire prend plutôt comme pseudonymes (sic) l’exposition ou le défi de la mode, l’élection de Miss. C’est également le cas de ces filles transformées en gazelles sauvages, privées de toute pudeur, qui finissent par se noyer dans des ignobles et illicites (sic), la drogue et l’alcool qui aident à tenir en public parfois, dans des tenues qui frisent celle d’Ève[16].

Ici s’exprime le rapport des gens bien-pensants aux « habitudes vestimentaires », à l’élégance, rapport qui selon eux remonte à quelques « décennies », comme il est dit dans ce passage. Or, rappelle Julien Bonhomme à propos des Gabonais (2007), le vêtement européen renvoie dès la « rencontre » au miroir, lequel devait le révéler aux yeux du Blanc (qui avait apporté le vêtement et le miroir), mais aussi aux yeux du Noir qui devait s’y regarder, « simiesque » face à lui-même, n’ayant alors d’autre choix que de se laisser constituer en sujet de la Civilisation.

L’élégance touche à la séduction et par conséquent à la sexualité. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les mots exprimant cette réalité. Le vêtement n’est pas séparable du corps qui le porte et auquel il donne de la valeur ; l’homme et la femme dont le corps est ainsi engagé sont dits « cirés, poncés, saignants, frais, bossés et cuits », à Libreville. Selon une de nos enquêtées :

Une personne, homme ou femme cirée, est une personne bien mise, propre, sans plus. Celle qui est poncée se situe au niveau supérieur. La personne poncée porte le dernier cri, la dernière griffe. Une personne saignante est celle qui, même habillée « simplement » à la maison, chez elle, présente beaucoup de classe, car les vêtements qu’elle porte en cette situation sont de grande qualité. Elle n’aime pas la pacotille. Celui qui est frais est la fin de tout. Quand on dit qu’une fille est dans ses fraîcheurs, c’est qu’elle a dépassé le ponçage et le saignant. [...] On se sacrifie pour être au top, même quand on est pauvre, il faut tout faire pour être bien habillé. Beaucoup de garçons et de filles font des sacrifices pour s’habiller au dernier cri, même les filles qui arrivent des villages, quand elles regardent les autres, elles sont « blasées ».

Selon cette femme, les dépenses consenties pour être « ciré, poncé, saignant ou cuit, bossé ou frais » sont vécues dans le sens d’un « sacrifice », lequel consiste en plusieurs pratiques : « faire des bricoles », c’est-à-dire travailler dans « l’informel », occuper des emplois précaires, s’abstenir de manger à sa faim pour acheter des vêtements, etc.

Pour rendre compte des objectifs visés en se sacrifiant ainsi, les personnes concernées emploient des expressions fort intéressantes qui renseignent sur le lien entre leurs pratiques, leur identité et la mort. Ainsi, certains disent aller à différentes cérémonies, aux mariages notamment, « pour tuer ». Cette expression signifie que le sujet, par sa mise vestimentaire, va bluffer, subjuguer à l’excès aussi bien hommes que femmes, disqualifiant les unes et séduisant les autres, se présentant comme la « star » de tous les regards, suscitant désir et jalousie[17]. Le sacrifice que l’on fait pour « aller tuer » est donc un don de soi pour gagner en distinction, en prestige et, éventuellement, pour s’attirer un « ami » ou un mari.

Mais ce sacrifice de soi pour de tels gains, dans un contexte où le poids (fantomatique ou réel) de la communauté familiale lignagère est fort important, induit le sacrifice de celle-ci. Pauvre, on ne peut se distinguer qu’aux dépens des autres, car le sacrifice de soi pour « être au top », pour « être dans les fraîcheurs » distinctives est un sacrifice des autres membres du groupe, privés de l’argent ou de l’énergie dépensés à s’habiller. Le souci du corps beau et élégant s’inscrit en porte-à-faux du souci de « solidarité », les reproches se faisant alors clairement entendre : une fille ou un garçon « ne pense qu’à lui-même, ne pense qu’à s’habiller », à « faire le beau », donc à jouer son corps sur le billard urbain, au lieu d’aider son père, sa mère, ses frères et soeurs à faire face aux difficultés de la vie quotidienne. Un tel reproche, inévitable, est une menace de mise en corbillard de ce corps-sexe mettant en avant cette « part la plus individuelle de l’individu ».

Un corps-sexe fétiche de la consommation/consumation

La « tuée tuée », dans cette perspective, est de manière paradigmatique un « corps-sexe ». Autrement dit, un corps perçu comme un sexe, une métonymie du sexe, comme lorsque les langues bantu disent « ton corps des femmes » pour parler métaphoriquement ou symboliquement de l’appareil génital féminin. De ce point de vue, le corps-sexe est un « fétiche »[18], à l’exemple du « corps-fétiche » du roi bantu, d’après Luc de Heusch (2000 : 24). Récusant la théorie frazéenne de la « royauté divine » en Afrique, il substitue celle d’un corps de roi fétiche. Dans cette conceptualisation, à y regarder de près, le corps-fétiche du roi, corps dupouvoir par définition, se constitue comme tel par deux opérations qui sont la variation d’un seul thème : la consommation du même qui entraîne la déparentélisation.

En effet, le roi pour constituer ce corps-fétiche, corps du pouvoir, doit commettre un inceste, avec sa soeur par exemple. Cet inceste lui permet de se détacher de sa famille pour devenir roi de tous. Si ce n’est un inceste sexuel, le roi commet un « inceste alimentaire » (De Heusch, 2000 : 31), à savoir l’anthropophagie rituelle. Dans tous les cas, il est difficile de distinguer le sexe de la nourriture d’un point de vue structural ou symbolique, comme l’ont fait valoir Durand (1992 : 129) et Lévi-Strauss[19]. Nous avons élaboré dans Le Souverain moderne le concept de « consommation/consumation » du corps-sexe, afin de rendre compte d’une réalité plus complexe que ne le laisse supposer le concept indigène de « politique du ventre », repris et conceptualisé par Bayart (1989). En bref, il y manque une dimension essentielle, celle du fétichisme, car il n’y a pas place dans la définition de « politique du ventre » pour la violence qu’exerce dans les cortex (métonymie de l’esprit ou de l’intelligence) des sujets le fétichisme du corps-texte, et par voie de conséquence du livre (par exemple la Bible), du fétichisme du corps des choses que sont l’argent ou les marchandises, du fétichisme du corps politique évoqué par De Heusch et, s’agissant des sociétés modernes, par Bourdieu[20]. De plus, le schème de la sorcellerie ne semble renvoyer dans la « politique du ventre » qu’à la sorcellerie du lignage ou de la famille, sorcellerie du ventre. À ce sujet, l’apport de Yengo est décisif, avec la distinction qu’il fait entre deux ventres, en Afrique centrale : le ventre lignager appelé Moyo et le ventre individuel appelé Vumu chez les Kongo (Yengo, 2004 : 155-180). À notre sens, la « politique du ventre » pose problème aujourd’hui dans la confrontation du Moyo lignager et du Vumu individuel, sous l’action violente des esprits du capitalisme et du christianisme coalisés. C’est pourquoi nous portons une attention privilégiée à ces esprits (ou à ces fantômes) dans l’analyse des rapports au corps propre, qui passent nécessairement par les rapports aux corps des choses et aux corps des autres, à l’ère de la mondialisation.

Le sacrifice que réalisent les jeunes femmes « tuées tuées », à la différence de celui que faisait le roi Kongo étudié par Luc de Heusch, se fait sous la violence de l’imaginaire, violence du fétichisme de l’argent et des vêtements, ainsi que des images médiatiques du « capitalisme millénaire » (Comarroff et Comarroff, 1999 : 19-32). Cette violence-là, comme nous l’avons suggéré, n’est pas une violence imaginaire. Elle est physique, matérielle et immédiate, suscitant la violence de l’imaginaire sorcellaire par réaction interprétative à la violence de l’imaginaire de l’argent, des marchandises, des médias. La notion de violence de l’imaginaire, de ce point de vue violence du fétichisme (notamment des images), nous permet de dépasser la limitation constitutive du concept de politique du ventre (mais aussi du concept de violence symbolique) pour rendre compte des effets des « esprits » de l’argent et des marchandises sur les cortex ou les esprits des corps-sexes des sujets africains vivant dans les non-lieux lignagers gouvernés par les logiques déparentélisantes du Souverain moderne, cette puissance constituée à la fois par la violence des fantasmes et du réel, des esprits et des choses, des imaginaires et des matérialités constitutifs des puissances contemporaines en interaction du capitalisme, de l’État, du christianisme, du corps, de la science, de la technique, du livre et de la sorcellerie africaine.

La danse homosexuelle, incestueuse et consumative de la « tuée tuée »

Ainsi, le corps-sexe de la « tuée tuée » suggère plus l’idée de « consommation/consumation », liée à la violence de l’imaginaire, violence du fétichisme du Souverain moderne, que celle de politique du ventre, prioritairement liée à la violence de l’imaginaire sorcellaire lignager. Le nom « tuée tuée » cumule en effet les schèmes de l’inceste sexuel et alimentaire ou anthropophagique : la « tuée tuée » se consomme, se mange elle-même. Comme lorsque la « tuée tuée » danse dans une boîte de nuit, devant et avec son image dans les miroirs. Cette danse, au cours de laquelle elle effleure ses seins, ses fesses et son ventre, voire son sexe, au moyen de gestes fortement suggestifs, est aujourd’hui exécutée partout en Afrique centrale par les filles dites de « mauvaise vie », les prostituées. Mais retenons surtout que cette danse avec son double spéculaire, pour un individu dont la profession est le commerce de son corps-sexe, est naturellement une danse homosexuelle et incestueuse qui signifie la consommation et la consumation du même. Dans l’homosexualité et dans l’inceste, ce qui est visé n’est pas la production ou la reproduction de la vie (de la vie biologique par la progéniture), mais la dépense improductive, c’est-à-dire la consumation au sens de Bataille (1967). Le miroir réel de la boîte de nuit, qui reflète le miroir métaphorique du corps-sexe de la « tuée tuée » se dédoublant pour danser avec elle-même, illustre alors le processus de déparentélisation dans le non-lieu lignager qu’est la boîte de nuit, lieu-miroir emblématique (il est tapissé de miroirs) de la ville-miroir.

Mais cette consumation du même appelle en réalité à la consommation/consumation de ce corps-sexe dédoublé par un autre que soi, car le narcissisme de cette danse homosexuelle et incestueuse déparentélisante est contrarié par la présence de l’autre, le consommateur à qui elle est destinée comme dans toute opération publicitaire qui use du corps-sexe des femmes pour vendre[21]produits ou marchandises. Nous avons affaire ici à un individu vendant son corps-sexe sur un marché par la médiation d’un miroir qui le dédouble, dans une posture suggérant le narcissisme, mais qui en réalité le dément ou le contrarie, parce que ce qui fait mouvoir cet individu est la violence de l’imaginaire ou violence du fétichisme de l’argent et de la marchandise. Il se conforme ainsi aux logiques de la violence du Souverain moderne qui le distinguent de l’individu occidental inscrit de manière dominante dans une logique individualiste, narcissique et « autoréférentielle ».

Quant à l’autre, le consommateur du corps-sexe, séduit par la violence de l’imaginaire du corps-sexe de la « tuée tuée », corps marchandise dédoublé dans le miroir qu’il achète pour le consommer, il n’est pas non plus à l’abri des périls consubstantiels aux logiques de mort du Souverain moderne. Car il arrive à la « tuée tuée » de donner la mort, en incarnant la figure du corps-sexe marchandise qui tue, comme en témoigne l’une de nos informatrices à Libreville :

La tuée tuée est la prostituée qui ne recule devant aucune « bizarrerie » de ses clients. Elle a toutes les « bottes », pour satisfaire ses clients. Les tuées tuées ont dans la panoplie de leurs « bottes » celle qui consiste à souffler des substances chimiques importées du Nigeria dans le rectum ou dans les oreilles des hommes. Certaines personnalités sont mortes à la suite de l’accélération des battements de leur coeur après avoir été « soufflées » par les tuées tuées.

Le fait que la « tuée tuée » ne recule devant aucune « bizarrerie » de ses clients fait d’elle une figure de la mort par le sida. Sa propre mort, mais aussi celle du client, quand elle accepte la « bizarrerie » de celui qui recherche « le corps à corps » sexuel sans préservatif, en « misant » comme on dit à Libreville pour signifier que l’on paie plus pour obtenir d’un prestataire de service une dérogation à la règle.

Celui qui consomme la « tuée tuée » et qui participe à la consumation de ce corps-sexe à force de le consommer fait alors de son corps un corps-billard, un corps dont le sort se joue, dans un usage ludique et hédoniste, courant le risque de se consumer pour finir dans un corbillard. Ce corbillard qui le transporte à sa tombe, au cimetière, n’est pas envoyé par la « tuée tuée » pour des motifs de haine, de jalousie, de mauvais coeur, attributs du sorcier que résume à Libreville le « concept indigène » de TMCD, le très mauvais coeur du Diable. La mort qui frappe le client de la « tuée tuée », comme nous l’avons dit, fait partie des risques de l’amour marchandise, la « tuée tuée » s’armant d’artifices pour donner un plaisir intense à ce client, l’attachant à elle dans une logique de marché capitaliste ainsi résumée par Marx : « Je te plume en te procurant une jouissance[22]. »

En fait, les logiques interprétatives de la sorcellerie apparaissent (dans tous les sens de ce mot) quand il s’agit de considérer le « corps-sexe » de la « tuée tuée » comme le corps-sexe-miroir de « l’extrême » : « Être tuée tuée, c’est être comme déjà morte. Tout ce que fait une tuée tuée est extrême, au-delà des interdits, des tabous. Une tuée tuée est comme une personne qui a vendu son âme au Diable. C’est pourquoi la tuée tuée est aussi celle qui tue. » Ces propos récapitulent les deux thèmes évoqués de sacrifice et de mort.

Les logiques interprétatives sorcellaires donnent à voir le corps-sexe de la « tuée tuée » dans le miroir interprétatif oraculaire du sociologue et de l’anthropologue (sa théorie), sous l’apparence d’un vampire ou d’un spectre dont la caractéristique est d’être un « corps immatériel », à la fois corps et esprit. Or, pour Derrida, le fantôme, le vampire ou le spectre sont ce qui permet à l’esprit d’apparaître (1993). Alors, quel est l’esprit qui apparaît ici dans le corps-sexe-miroir de la « tuée tuée » ? S’agit-il d’un esprit du communautarisme ou d’un esprit de l’individualisme ?

L’esprit du corps-sexe de la « tuée tuée »

Pour essayer de répondre à cette question, faisons deux observations. Premièrement, si l’esprit « n’apparaît », ne se fait « voir » que par un corps spectral ou fantomatique, il y a logiquement « indiscernabilité » entre corps et esprit, car un corps qui représente l’esprit, le fait voir, devient un corps « spirituel ». D’autant plus que ce corps n’est pas « plein », mais « vide ». Deuxièmement, on peut dire que ce corps n’a pas d’« âme », comme ces corps qui, dans les sociétés traditionnelles, étaient vidés de leur « double », de leur « âme », « mangés » par des sorciers, qui succombaient à la moindre contrariété physique ou morale exercée sur eux par d’autres : on les appelle, au Gabon et au Congo, Ehongo[23]. Ils se distinguent des Kong qui chez les Fang sont des fantômes de personnes sacrifiées comme esclaves, à proprement parler des zombies, au sens où les analysent Jean et John Comaroff dans l’Afrique du Sud post-apartheid et post-révolutionnaire.

La « tuée tuée » comme corps-sexe relève moins de la logique sorcellaire de l’Ehongo, le corps vidé par le sorcier, que de la logique du Kong ou du zombie, une logique de main-d’oeuvre dans un contexte d’économie de marché capitaliste. En effet, « être comme déjà morte » c’est être zombie, cet être mort qui vit paradoxalement et qui peut être instrumentalisé par son propriétaire pour donner la mort ou pour produire dans une économie de marché capitaliste. Ce qui correspond bien à l’idée de la « tuée tuée » « souffleuse » qui tue ses clients dans « l’esprit » du profit capitaliste et non dans l’esprit de la sorcellerie. Car, même si l’idée d’un « corps » vidé de sa « substance vitale » par le sorcier est rendue ici par la thématique de la « vente de l’âme au Diable », il y a une différence décisive entre, d’une part, celui dont « l’âme » est mangée par les sorciers dans un cadre lignager, suivant la logique de la tontine[24], qui est pour ainsi dire « vide », cherchant un prétexte pour « mourir dans les bras de quelqu’un », comme on le dit dans les langues locales et, d’autre part, celui qui « vend son âme » à un esprit universel, le Diable, pour satisfaire ses désirs, dans le contexte de la ville-miroir, ville-camp, où prolifèrent les Diables et les esprits de l’argent, des marchandises et du pouvoir exerçant la violence de l’imaginaire. Celui qui « vend son âme » dans un tel contexte se suicide, se sacrifie pour obtenir en échange l’objet ou la chose désirée, l’argent, afin « d’être au top », « d’être saignant » ou « d’avoir des fraîcheurs » destinées à être échangées contre de l’argent sur le marché.

Les esprits qui possèdent les âmes des corps-sexes des « tuées tuées » sont donc des esprits propres au paradigme de la déparentélisation et non de l’individualisme. Prises dans les logiques capitalistes sur les camps, les « tuées tuées » donnent directement la mort, en « soufflant » les riches ou les puissants, ceux qui ont l’argent et qui de fait achètent la mort en voulant vivre intensément leur vie (comme on parle au Congo de viveurs ou d’ambianceurs pour désigner ces gens qui veulent vivre, dans une perspective de la dépense, au sens de Bataille (1967). La mort donnée par la « tuée tuée » sanctionne la recherche du plaisir individuel, « égoïste », car ce plaisir n’est pas productif pour le groupe parental. Cette mort s’inscrit donc dans une logique de déparentélisation.

Quant à la « tuée tuée », dont l’activité peut être acceptée par sa famille à cause du bénéfice financier, les pentecôtistes l’inscrivent dans le schéma général des femmes « séduisantes », toujours suspectées d’être ou d’avoir[25] une sirène « consciente » ou « inconsciente » (sirène des eaux ou des forêts, par exemple). Cette sirène qui l’empêche de se marier en la poussant à collectionner les amants riches (pour le bien de la famille) la condamne à une servitude à vie[26].

Ainsi, la « tuée tuée », corps-sexe paradigmatique qui porte des DVD pour séduire et vendre, à l’occasion la mort, est la figure-miroir de la ville-miroir régie par des logiques de mort du capitalisme en société néocoloniale composée de camps, espaces contrastés de déshérités, de déshérence et d’opulence. Là, le pouvoir de donner la mort, par conséquent le pouvoir tout court, n’appartient pas qu’à l’État, les dominants l’exercent tout autant que les dominés. Comme l’affirme Foucault, le pouvoir n’est pas une « propriété ». Il circule là des « tuées tuées » aux ministres, des uns aux autres, en fonction des rapports de force stratégiques qui les relient. « Tuées tuées » ou « Vieilles tuées tuées » (VTT), femmes ministres ou chefs d’entreprise, hauts cadres féminins, professeurs d’université ou encore médecins, tous ont autant le pouvoir de donner la mort que les ministres. Intentionnellement ou non, mais suivant les logiques individualistes et déparentélisantes du système du Souverain moderne. Communautarismes lignagers et individualismes urbains apparaissent dans ce corps-sexe miroir de la « tuée tuée » à la fois dans les aspirations et dans les terreurs propres aux imaginaires irréductiblement ambivalents de la déparentélisation.

Le jeune beau et riche qui vend son âme au Diable : la mort comme capital de vie

Pour montrer davantage ce qui est en jeu dans la figure-miroir de la « tuée tuée », à savoir la rupture qu’elle introduit dans le symbolisme et le pouvoir propres aux sociétés d’Afrique centrale gouvernées par les logiques du Souverain moderne, nous voudrions la mettre en perspective avec une autre figure-miroir de l’imaginaire librevillois, qui se présente sous la forme d’un jeune ayant pactisé avec le Diable en échange d’une vie de riche[27]. De ces jeunes, il est dit qu’ils sont membres de la franc-maçonnerie ou de la rose-croix. Ils sacrifient leur vie, vendent leur âme — c’est-à-dire leur double spéculaire — au Diable pour vivre intensément dans l’opulence, dans l’excellence de la fleur de l’âge. Cette vie n’est en toute logique pas choisie pour obéir à la dictature lignagère ou à la « dette communautaire ». Certes, le jeune riche peut penser résoudre de cette manière les problèmes de ses parents, mais ce projet limité au temps de la jeunesse concerne d’abord l’individu lui-même, qui se préoccupe de sa « part la plus individuelle » aux dépens des autres membres de la parenté.

Cependant, dit-on, celui qui sacrifie ses neveux, les enfants qu’il a de ses maîtresses, est censé prolonger sa vie. Pour le jeune qui sacrifie sa vie, l’argent gagné est vu comme le produit de l’activité de vol déployée dans les banques, les commerces, par les esprits de ceux morts avant lui. C’est pourquoi sa mort précoce est censée être un « contre-don » : il doit mourir précocement pour devenir lui aussi esprit et aller voler pour d’autres membres de la société secrète.

Comme on le voit, la volonté d’émancipation par le sacrifice de la vie, confrontée à la contrainte ou à la limite du temps de jeunesse, signifie la limite de l’individualisationparlamort. Nous entendons par là le fait qu’on puisse s’individualiser, vouloir vivre une vie pour soi prioritairement, par la considération de la mort comme capital d’investissement. Nous entendons aussi par là le fait que tout processus d’individualisation est confronté ici à la menace de la mort donnée ou prodiguée par la communauté de laquelle l’individu voudrait s’émanciper. Le sacrifice de soi, pour un meilleur vivre ou un « vivre intensément la vie », est simultanément un sacrifice de la parenté, donc une opération de déparentélisation. Dans les deux cas, nous n’avons pas affaire à une image positive de l’individu, encore moins de l’individualisme.

Ce que le miroir scientifique sociologique et anthropologique fait apparaître dans toutes ces histoires, c’est l’expérience par les sujets sociaux d’un pouvoir qui prélève des forces, qui vampirise la vie de ses sujets, qui ne se préoccupe pas de gérer leur vie, d’en intensifier les forces. Ce pouvoir fonctionne comme le pouvoir souverain décrit par Foucault[28]. Cette expérience est historique : l’esclavage comme la colonisation ont été des machines de prélèvement des forces vives, de consumation des vies. Les pouvoirs postcoloniaux ne semblent pas rompre avec cela. Il n’est dès lors pas étonnant que l’objet de réflexion, mais aussi d’humanisation coloniale qu’est le miroir ait été reconstruit fantasmatiquement comme objet de vampirisation des âmes par l’imagination des autochtones[29].

À l’instar de ces jeunes qui aspirent à vivre intensément en investissant leur corps sur le billard de la Mort, les « tuées tuées », dont le nom dit ici une existence qui n’en est pas, puisqu’elles sont tuées deux fois ou qu’elles donnent la mort, incarnent cet investissement de la Mort pour vivre. Il s’agit pour certaines d’une vie où la frontière avec la mort est devenue indiscernable, à leurs propres yeux et aux yeux de la population. Elles sont des vampires, au sens gabonais du terme, c’est-à-dire des sorcières. Or, la caractéristique du vampire est d’être un corps immatériel, sans consistance puisqu’il est mort, et continue de vivre. Ces femmes qui vivent une demi-vie sont aussi appelées femmes de « mauvaise vie » et sont, comme toutes les sorcières ou tous les vampires, les figures-miroirs du Souverainmoderne, c’est-à-dire des figures-images qui font voir sa puissance fantomatique et déparentélisante.

La « tuée tuée » au miroir du Sapeur

La ville-miroir ne produit pas seulement la « tuée tuée ». Elle produit aussi le Sapeur. Gandoulou (1984, 1989) a été le premier à traiter avec talent de ces partisans congolais de la Société des ambianceurs pour l’élégance, qui se lancent dans une « aventure » initiatique de Brazzaville à Paris pour acquérir vêtements, chaussures, montres, slips et ceintures de marque. Une fois les « griffes » des plus prestigieuses marques acquises à Paris, ils font une « descente » à Brazzaville et se lancent des défis devant un public de connaisseurs qui disqualifient les uns au profit des autres.

Précisons ici que le Sapeur a été une figure menaçante pour l’ordre idéologique du pouvoir marxiste-léniniste congolais (Bazenguissa Ganga, 1997). De ce point de vue, la « tuée tuée » et le Sapeur sont tous deux d’apparence menaçante pour l’ordre social, politique et idéologique existant. Le corps-sexe sapeur menaçait l’idéologie marxiste-léniniste congolaise par sa mise vestimentaire jugée non conforme aux canons idéologiques du Parti congolais du travail. Le corps-sexe de la « tuée tuée » a été jugé menaçant pour la « pudeur » au Gabon et les policiers devaient arrêter les « tuées tuées » dans les rues pour protéger l’ordre moral de la société. Les deux figures se produisent aussi dans le miroir qui les tue comme enfant du lignage.

Si la ville-miroir produit le Sapeur comme sujet revendiquant par son apparence un parisianisme et par ce biais une appartenance fantasmée au monde des Blancs, la même ville-miroir produit la « tuée tuée » qui par l’apparence évoque les images des stars internationales dont elle vampirise le corps. Pour le Sapeur comme pour la « tuée tuée », le miroir réalise le miracle de les faire apparaître à leurs propres yeux comme des esprits dont leurs corps sont chargés : les esprits du capitalisme mondialisé.

Nous venons de voir que le Sapeur se livrait à des « défis » en affrontant sur le théâtre urbain d’autres Sapeurs. Cette confrontation se prépare devant le miroir. Alors, à quel moment le Sapeur jubile-t-il devant le miroir avant de se lancer sur l’arène pour affronter les autres ? Pour bien saisir l’enjeu de la question, il nous faut évoquer une autre situation qui met aux prises des sujets avec leur image spéculaire.

Bonhomme a clairement montré comment, dans le rite initiatique du Bweté missoko (2005, 2007), les individus qui se maquillent devant le miroir ou ceux qui scrutent le miroir après avoir absorbé de l’iboga sont loin d’entretenir une relation narcissique avec leur image. Ce qu’ils recherchent, c’est dans un cas la réussite de la transformation opérée par le maquillage qui les fait apparaître autre ; dans l’autre, la figure du sorcier ou de l’ancêtre. Dans les deux cas, le miroir doit effacer, faire disparaître l’image de celui ou celle qui le regarde. Si l’objectif ne concerne pas l’image narcissique de soi, il n’en demeure pas moins que dans le second cas, il y a transformation structurale de l’initié qui scrute le miroir en sorcier, car il devient celui qui voit les sorciers, ceux-là même qui voient sans être vus.

Le cas du Sapeur relève des deux logiques : il doit se convaincre en se regardant dans le miroir que son « maquillage », sa transfiguration, a réussi, le faisant apparaître comme le Parisien qu’il est censé être. Il faut que meure dans le miroir l’enfant du lignage pour qu’apparaisse l’enfant de Paris. En scrutant le miroir, le Sapeur ne jubile que s’il se voit autre, les noms des marques ou des griffes de Blancs — J.-M. Weston de Londres, Yves Saint-Laurent de Paris, Valentino Womo de Rome, etc. — récapitulant l’identité fantasmée. Le Sapeur doit se reconnaître dans la figure du Souverain moderne que ces esprits des Blancs vivant dans les choses dessinent et qui sont les esprits des fétiches du monde capitaliste. Il ne doit pas se reconnaître dans la figure des ancêtres lignagers. C’est ce processus concret d’aliénation, signifiant altérité du même (Baudrillard, 1970 : 308), qui est mis en scène ici par le Sapeur. Car la valeur humaine du Sapeur dépend de la valeur ou de la puissance des esprits qu’il porte, dont certains sont chrétiens, comme le prouve l’existence au Zaïre d’un « Pape de la Sape », Servos Niarcos.

Ces esprits qui le possèdent, il les a acquis, achetés ou volés. Or, on ne vole pas les esprits des fétiches du système lignager. C’est ce qui fait toute la différence avec les esprits du système capitaliste et chrétien, un système reposant sur le « vol » de la force de travail. Le corps-sexe du Sapeur est ici le miroir qui montre la vérité du corps-sexe de la « tuée tuée » en réfléchissant la puissance des esprits du capitalisme qui le possèdent et soutiennent son identité sur le non-lieu lignager qu’est la ville-miroir, le bar, la boîte de nuit ou la rue, dans lesquels il s’expose ou s’exhibe de manière menaçante pour l’ordre idéologique lignager en décomposition. Les marques des DVD (Dos et Ventre Dehors) que portent les « tuées tuées », qui sont les marques des esprits mondialisés du capitalisme, se dressent ici contre le pouvoir lignager symbolisé dans l’imaginaire des ancêtres, des génies, des fétiches, de la sorcellerie, contrôlés par les aînés contre les cadets, par les hommes au détriment des femmes, même si ces dernières sont, dans l’ambivalence de l’imaginaire sorcellaire, « sorcières » par excellence.

Plutôt consommer le corps-sexe mort télévisé de la « tuée tuée » que sauver sa vie

Nous avons suggéré que le corps-sexe de la « tuée tuée » s’inscrivait dans une logique de consommation/consumation et que cette logique relevait non de la violence de l’imaginaire sorcellaire lignager, mais de la violence de l’imaginaire du Souverain moderne, reposant de manière hégémonique sur le fétichisme. Nous voudrions conclure cet article en montrant comment le corps-sexe fétiche de la « tuée tuée » est révélé à cette « vérité » par la violence de l’imaginaire d’un fétiche exemplaire de l’ère de la mondialisation, la télévision.

Une scène diffusée par la télévision en 2005 montrait le spectacle d’une fille droguée, violée et abandonnée inconsciente dans une décharge du quartier Plaine Niger à Libreville. Les gens qui l’avaient trouvée dans cet état, complètement nue, racontaient la scène en montrant au caméraman les préservatifs utilisés par ses violeurs, en insistant sur le fait qu’ils avaient attendu depuis le matin que la télévision vienne la filmer. Un homme racontait avoir fini par poser un pagne pudique sur cette pauvre fille longtemps exposée au soleil, aux mouches, aux insectes et au regard des badauds. Montrant ses vêtements déchirés et éparpillés dans cette décharge d’immondices comme il en existe partout dans les sentiers parcourant Libreville, les badauds affirmaient que c’était sans aucun doute une « tuée tuée ». Personne n’avait pensé à faire venir une ambulance ou à la transporter à l’hôpital. Il fallait non pas sauver la vie. Il fallait sauver le spectacle du malheur de la « tuée tuée ».

Le contexte de cette scène est celui d’une télévision qui diffuse des images fort violentes aux journaux du midi et du soir : des corps mutilés d’accidentés de la route, de morts dans leurs cercueils, de voleurs, de violeurs et d’autres criminels sauvagement abîmés par la violence populaire. Tous ces corps sont montrés en gros plans. Cette spectacularisation télévisuelle de la mort montrée à tout le monde est en rupture avec les logiques des sociétés lignagères où les morts n’étaient pas montrés aux enfants. Du coup, la télévision, miroir anormal dans lequel celui qui regarde ne se voit pas, mais voit d’autres figures, y compris des figures de morts[30], transforme tous les téléspectateurs en sorciers, c’est-à-dire en personnes qui voient les autres sans voir leur propre figure et sans être vus. De plus, ces personnes qui voient sans se voir dans ce miroir, sauf de manière décalée lorsqu’elles ont été filmées, sont des consommateurs d’images produites et montrées par la télévision.

Du point de vue des rapports entre communautarismes et individualismes, la télévision élargit ici la communauté des sorciers au-delà des limites lignagères, car elle fait de tous les téléspectateurs les consommateurs anthropophages des doubles spéculaires des morts, des accidentés, des criminels. Ce sont les membres de cette communauté élargie d’anthropophages produits par les logiques du Capital, du Christ, du Livre, de l’État, du Corps, qui privilégient le spectacle de la mort, plutôt (ou au même titre) que celui de la vie.

*

Les miroirs réels et métaphoriques de la ville-miroir ne montrent pas à Libreville ou de manière générale en Afrique centrale une image d’une figure saillante, fondamentalement narcissique et irréductiblement joyeuse de l’individu. Ce qu’ils font apparaître, c’est l’image démultipliée d’un sujet dont le cortex, métonymie de l’intelligence et de l’esprit, soumis à la violence de l’imaginaire, violence du fétichisme de l’Argent, des Marchandises, du Livre, des images télévisuelles et du Corps-sexe, est travaillé par les « logiques persécutives » du Corbillard, c’est-à-dire de la Mort. La figure de la « tuée tuée », individu qui se dédouble et se réfracte dans les miroirs réels, figure de l’extrême qui s’offre à la consommation/consumation de l’autre et qui se prédestine par son nom à se consommer et se consumer dans la réitération mortifère de soi, est ici le paradigme de cet individu hanté par les spectres, les fantômes, les vampires et les esprits du Corbillard, esprit de la Mort. Par l’aveu du sacrifice de soi qui exprime son aliénation radicale dans un monde gouverné par la violence de l’imaginaire du Souverain moderne, l’individu appréhendé dans ce texte ne présente pas une image positive de l’individualisme, encore moins du communautarisme lignager. Il décrit plutôt des « modes d’existence » ou des « styles de vie »[31] fortement marqués par la figure violente et ambiguë de la déparentélisation à l’ère de la mondialisation en Afrique centrale.