Article body

Si la morale très présente dès les débuts de la sociologie a peu à peu été délaissée par la suite, elle n’a cependant jamais cessé de questionner le statut et les présupposés de la discipline. C’est peut-être ce qui explique le renouveau actuel d’une certaine sociologie de la morale ou de l’éthique, si ce n’est plus généralement l’émergence de nouveaux problèmes sociaux, politiques et philosophiques à partir de la Seconde Guerre mondiale – les nouvelles possibilités biogénétiques notamment. Avec son plus récent livre intitulé Morale et sociologie. Le sens et les valeurs entre nature et culture[1] , Patrick Pharo s’inscrit dans ce mouvement de recrudescence en proposant rien de moins qu’une redéfinition de la raison pratique : comment passe-t-on de la règle abstraite à l’action plus concrète ? Comment, autrement dit, passe-t-on de préceptes généraux à leur application dans tel ou tel cas particulier ? Ce qui, pour Pharo, doit déterminer le contenu de la morale et sa compréhension relève d’abord et avant tout de considérations logiques et sémantiques. Cette méthode et ce qu’elle implique sont ainsi ce qui constituent le coeur du présent débat auquel a accepté de participer l’auteur.

Le problème initial du livre concerne l’opacité du sens et des valeurs, non pas qu’ils soient sans fondements, mais parce qu’il est problématique de les inférer et, a fortiori, de les objectiver. Qu’est-ce donc qu’un fait moral alors qu’il ne peut être réductible aux choix individuels et pas davantage à une quelconque entité s’imposant de l’extérieur ? C’est dès lors la sociologie qui trouve sa définition même dans les réponses qu’elle apporte au comment et au pourquoi de ce fait moral (que l’auteur amalgame avec l’éthique). Pharo considère dans les chapitres 2, 3 et 4 les traditions importantes que sont les théories socioculturelles, actionnistes et naturalistes. La première allant de Durkheim à Bourdieu en passant par Garfinkel incite à penser un rapport étroit entre la contrainte sociale et l’adhésion des sujets et ce, au détriment toutefois de leurs capacités réflexives. Les approches actionnistes qui, elles, sont surtout dans le sillage de Weber pensent que le sens et les valeurs émergent dans la pratique, c’est-à-dire dans l’interaction, le dialogue et les contraintes de la rationalité. Le naturalisme, enfin et quant à lui, insiste sur les mécanismes biologiques et neurologiques pour expliquer l’éthologie morale ; ce qui semble à l’auteur difficile sans être impossible. Progression par paliers donc, c’est surtout de retenir certaines grandes postures méthodologiques qui intéresse Pharo alors qu’il entreprend l’élaboration d’une autre sociologie morale.

C’est plus particulièrement dans les chapitres 5 et 6 que Pharo livre sa « méthode sémantique d’interprétation », qu’il applique à la culture et à l’action. Ce sont les ordres logiques d’objectivité qui ne cessent d’importer : « Toutes les questions que l’on peut se poser à propos d’une sociologie morale […] dépendent donc d’une clarification des contenus conceptuels et normatifs inhérents aux faits sociaux. » (p. 246) Par des tests de correspondances et de cohérences normatives par exemple, il doit s’agir de découvrir la moralité d’une action à travers ses données sensibles, la logique des termes descriptifs et surtout l’adéquation de ceux-ci avec celles-là. Ces outils conceptuels et sémantiques auxquels s’ajoute de facto le principe de non-contradiction représentent ainsi ce qui doit permettre de comprendre les conditions de traductibilité interculturelle. C’est également ce qui doit rendre compte, selon Pharo, des conditions d’entente à l’intérieur d’un même espace social. Il y a bel et bien une sémantique des actes civils ; entre autres, par l’évitement de la souffrance indue et par la manière dont celle-ci contribue à l’élaboration d’une morale au moins minimale. Aussi, est-ce le cadre logique de cette « petite morale » qui permet une épure des distorsions du jugement pratique et qui, de la sorte, se pose en tant que condition de possibilité pour que les individus puissent devenir raisonnables. Et c’est ainsi que le sociologue de la morale cherche à amender sa propre normativité en mettant toujours de l’avant les capacités réflexives des individus.

Jonathan Roberge/Yan Sénéchal :

Il faut dire d’emblée tout le bien que l’on peut penser d’un travail sociologique qui ose dialoguer avec la philosophie. Cette démarche est d’autant plus impérative chez Patrick Pharo qu’il assoit sa méthode d’une sociologie morale sur le travail des concepts. Se donne ainsi à voir une sémantique interprétative se proposant d’objectiver ce qu’il y a de moral dans les faits sociaux par l’entremise des rigueurs du langage. Mais la question que l’on peut se poser est de savoir si cette logique des énoncés est une dimension suffisante pour en arriver à une sociologie conséquente du fait moral. En d’autres termes, est-ce qu’à trop insister sur les possibilités de la logique, on n’est pas en train de sous-estimer tout équivoque, toute possibilité de mécompréhension et d’incompréhension réelles ? Est-ce qu’en fin de compte, et pour le dire encore autrement, les individus peuvent s’entendre ou partager des contenus de significations au-delà de leurs formes objectivées ?

Patrick Pharo :

Initialement, j’ai envisagé le recours à la logique comme un moyen de traiter les incertitudes de l’interprétation sociologique, telles qu’elles découlent du modèle wébérien de la sociologie compréhensive. Le but n’était pas de faire disparaître les équivoques, mais plutôt de les clarifier en prenant appui sur les significations de termes d’actes, sentiments, relations, qualités… mieux définis. D’une certaine façon, Weber avait montré la direction en indiquant que lorsque nous comprenons une opération arithmétique, par exemple 1 + 1 = 2, notre compréhension n’est pas d’ordre psychologique, mais logique, car le sens de l’opération arithmétique est en principe le même pour tout le monde. J’ai fait une hypothèse du même ordre sur le rôle des significations du langage ordinaire, en m’inspirant notamment de certains travaux issus de la philosophie analytique de l’action et des sentiments moraux (Anscombe ou Davidson). D’après moi, nous savons qu’un sujet promet, injurie, compatit, respecte, trompe, abandonne, ressent de la gratitude, de la tristesse, etc., par ses manifestations extérieures et par les signes qu’il utilise, mais aussi et même surtout parce que nous avons tous un sens commun et réflexif du langage qui sert de base à notre compréhension courante. Évidemment, les termes de chaque mot d’un langage n’ont pas exactement le même sens que leurs équivalents dans un autre langage ; et même pour les usagers d’une même langue, il y a des différences individuelles sensibles dans la compréhension de chaque terme. Mais les différences sont moins importantes, à mon avis, que la communauté conceptuelle que nous tirons des informations d’un monde naturel et social qui, dans ses structures fondamentales, est le même pour tout le monde. Et, si nous y réfléchissons, nous parvenons toujours à rapprocher les différents sens conçus et exprimés par des sujets différents, y compris lorsqu’ils sont issus de cultures différentes. J’ai fait beaucoup d’efforts théoriques pour essayer de rendre crédible mon hypothèse, mais il me semble qu’il en existe déjà, par le fait, une sorte de démonstration éclatante donnée par le caractère universel de l’art cinématographique, qui offre à chacun de nous un accès immédiat à la vie la plus singulière de n’importe quel sujet humain vivant dans n’importe quelle culture et montré par un cinéaste de n’importe quelle nationalité. L’exemple me semble intéressant, en particulier parce qu’on peut se battre sur des interprétations et des évaluations, même et surtout à propos d’un film – ce qui est le grand plaisir des critiques savants ou vulgaires. Mais ces batailles ne concernent jamais qu’un seul et même film que tout le monde a vu et largement compris à l’identique quant à la narration, aux événements majeurs, au rôle des personnages… Et si on compare les points qui font problème à ceux qui s’imposent à la compréhension commune, on s’aperçoit que ces derniers sont infiniment plus nombreux. Le logicien W. Quine, dont je ne partage pas toutes les conceptions épistémologiques, avait cependant un mot particulièrement approprié pour désigner cette communauté du sens commun : l’obvie, ce que tout le monde sait déjà par évidence. C’est à cela que je pense quand je propose une démarche sémantique pour la sociologie.

Cette logique des énoncés est-elle une dimension suffisante pour en arriver à une sociologie conséquente du fait moral ? Ma réponse est que cette dimension est certainement nécessaire, pour les êtres réflexifs que nous sommes, mais pas suffisante. Les termes du langage ordinaire ont, pour une grande part, un sens moral, et si l’on admet une communauté de sens des termes d’action, de sentiment, de qualité…, on doit admettre aussi une communauté de leur sens moral. Et de fait, nous savons distinguer les sentiments moraux entre eux : pitié, respect, admiration, humilité…, nous savons distinguer les vertus entre elles : courage, tempérance, générosité… ou par rapport aux vices ; et nous faisons la différence entre les justifications et les excuses, les compliments et les reproches, les vengeances et les punitions, etc. Il me semble d’ailleurs que, lorsqu’on s’y intéresse d’un point de vue moral, la sémantique des termes sociaux s’apparente en grande partie à ce qu’on appelle l’éthique des vertus qui, d’une certaine façon, se fonde aussi sur le type de description qu’on peut donner des postures pratiques. Néanmoins, je pense que la sémantique n’est qu’une partie, la plus formelle, de ce que nous avons en tête lorsque nous pensons à la morale. À cela s’ajoute une dimension substantielle, qui tient au sens que nous avons du plaisir et de la souffrance, et une dimension procédurale, qui tient au sens que nous avons de la justice. Il y a évidemment des liens entre la sémantique morale et ces deux autres dimensions, puisque le langage peut, par définition, se rapporter à tout. Mais ce n’est pas seulement par la logique que nous pouvons rendre compte par exemple de notre rejet de la souffrance indue et de l’humiliation. Nous avons besoin ici d’autres notions, comme celle d’une commune humanité vivante et souffrante, à laquelle tout sujet moral appartient.

Jonathan Roberge/Yan Sénéchal :

Vous analysez la situation des sociétés contemporaines comme tendant vers une sécularisation de la morale. Tout se passe, d’une part, comme si vous aviez pris acte des courants sociologiques et philosophiques des années 1960 et 1970 ayant annoncé la fin des religions. Et, d’autre part, il semble bien à la lecture de votre ouvrage que vous pensez possible de faire reposer le lien civil, et donc en quelque sorte les rapports politiques, sur la base de ce qui est ou pourrait être une certaine morale commune. Notre interrogation se situe très précisément au point de jonction de la morale, de la religion et du politique. Nous voudrions savoir s’il n’est pas trop difficile de réfléchir les rapports de la morale et de la religion en les séparant d’une grande distance conceptuelle et de réfléchir les liens entre la morale et le politique en assimilant le second à la première. Est-ce donc que les trois concepts soient à égale distance les uns des autres ou si plutôt la religion et le politique dépendent en fin de compte de la morale ?

Patrick Pharo :

Je n’assimile pas le politique à la morale. Je pense au contraire qu’il y a des justifications qui sont bonnes pour le politique, mais qui ne résistent pas à une critique morale. Par exemple, il me semble qu’il y a des cas où le politique doit recourir à la guerre, et il y a de bonnes raisons pour cela. Mais j’ai le plus grand mal à juger moraux des actes qui reposent sur la tromperie ou la force brute et qui portent atteinte à des innocents, ce qui est le cas de toutes les guerres, même si les actes guerriers peuvent avoir d’autre part des conséquences favorables pour le plus grand nombre. Selon moi, un acte qu’on peut justifier politiquement n’est pas forcément un acte dont tous les aspects sont moralement justifiables. Mais cela ne veut pas dire que le politique devrait se faire sans morale. La morale est un élément du choix pour lequel il faut militer, mais malheureusement il y en a d’autres. Je crois qu’on pourrait dire des choses analogues sur l’économie ou la gestion publique de la criminalité qui, l’une et l’autre, sont immorales à plus d’un titre, mais dont les décisions peuvent être justifiables, dans leurs propres sphères.

Quant au mouvement de sécularisation éthique de la religion, qui me semble être un fait incontestable, il soulève plusieurs problèmes. En premier lieu, je ne me prononce pas sur la « fin des religions ». Aujourd’hui, c’est manifestement faux, demain je n’en sais rien. Je crois qu’il faudrait surtout comprendre ce qu’est la religion. Si on la voit comme une expression du mouvement de rationalisation de la société et des images du monde, ce qui était la thèse de Weber, elle n’est sans doute pas près de s’éteindre, même si on peut espérer que ses formes non rationnelles (les dogmes, la magie, les rituels et les interdits vains, injustes ou cruels…) pourraient elles-mêmes décliner. Ce qui s’est passé dans les temps modernes, c’est l’émergence d’une éthique séculière qui s’est séparée des religions, sans pour autant que ces dernières renoncent à leurs prétentions éthiques, ce qui suscite aujourd’hui pas mal de conflits. D’un autre côté, la morale démocratique moderne – les libertés de base, l’égale dignité des personnes, la responsabilité collective pour le sort des plus faibles – a eu tendance, non sans raison, à sacraliser certains de ses principes – l’égalité des sexes ou le rejet de l’esclavage, par exemple. Le caractère nouveau de cette morale séculière tient cependant au fait qu’elle accepte en principe de se soumettre à des tests et des principes de rationalité, et en particulier un principe de réfutabilité, un principe de communicabilité, un principe d’information objective. Dans le prolongement de ce mouvement, l’idéal serait peut-être que les religions soient sécularisées au point de devenir de simples expressions ou particularismes d’une même morale démocratique et humanitaire. Mais on en est loin, et il y a peut-être des éléments dispositionnels de l’esprit et du comportement humains qui rendent la chose assez peu probable, comme par exemple la vulnérabilité aux biais cognitifs ou la captivité de la volonté par la perception et les objets désirables.

Jonathan Roberge/Yan Sénéchal :

Votre livre a indéniablement l’ambition de « redonner sa place à la philosophie et à l’éthique dans la théorie sociologie » (p. 353) en vue de thématiser une nouvelle orientation de recherche. Si le projet est vaste, c’est aussi parce qu’il est en quelque sorte conscient qu’il a à l’horizon de lui-même des projets et des orientations autres au rang desquels vient la métaphysique. Ce qui nous intéresse à ce propos serait de vous voir préciser dans quelle mesure une telle interrogation métaphysique est nécessaire ou s’il est possible d’en faire l’économie en disant qu’elle n’est pas du ressort direct de la sociologie. En dehors d’une véritable interrogation métaphysique, est-il imaginable selon vous que l’on puisse en arriver à comprendre les incertitudes dernières de la condition humaine, d’en arriver à pouvoir choisir dans l’action et faire face à la guerre des dieux ?

Patrick Pharo :

On sait que la logique, et en particulier la logique moderne, a un lien étroit avec la métaphysique – prise au sens ancien des premiers principes –, puisqu’elle traite de ce qu’on peut dire de ce qui est. Si la sociologie compréhensive doit s’inspirer de la logique, elle devra donc s’intéresser aussi à la métaphysique et en particulier à l’ontologie, ce que j’ai d’ailleurs beaucoup fait moi-même, de façon un peu déconcertante pour mes collègues sociologues. On pourrait ajouter que la sociologie morale, dans la mesure où elle porte sur le sens de l’action et de la vie, est ipso facto une sociologie de la métaphysique ; et enfin que le thème de l’objectivité du sens et des valeurs, dont le statut ne peut pas être purement observationnel, pose indiscutablement une question de type métaphysique. La prise en charge méthodique de ces problèmes « métaphysiques » de sens et d’objectivité apparaît donc bien en effet comme l’alternative sérieuse au thème de la guerre des dieux.

Ceci dit, la métaphysique a aujourd’hui mauvaise presse du fait de ses anciens rapports louches avec la théologie et les arrière-mondes inaccessibles à la démonstration scientifique. Et, autant que je sache, les recherches métaphysiques contemporaines n’échappent à ce soupçon que parce qu’elles sont étroitement associées aux mathématiques et à la philosophie de la logique, ce qui leur confère un caractère hautement technique et spécialisé. En fait, toutes les véritables disciplines de recherche s’inscrivent aujourd’hui dans un âge de la science qui pose à chacune d’elles des contraintes très fortes de réfutabilité et de cohérence, y compris bien sûr celles qui, comme les mathématiques et la métaphysique, ne sont pas observationnelles, ou qui, comme la sociologie et les autres sciences humaines, ne le sont qu’en partie. La sociologie, quant à elle, ne me paraît pas spécialement équipée pour avoir un apport majeur dans le domaine de la métaphysique, alors que son apport en philosophie morale a toujours été important, compte tenu de ses propres objets. On peut néanmoins conseiller aux sociologues de suivre plus attentivement l’évolution des recherches dans le domaine de la métaphysique et de la philosophie de l’esprit et de s’en inspirer, le cas échéant, s’ils veulent échapper à l’empirisme naïf ou à l’insignifiance. Une question essentielle ici me semble être celle du statut de la raison et des concepts, dont certains travaux « métaphysiques » cherchent aujourd’hui à préciser les conditions logiques a priori de formulation (les clauses dites métasémantiques), tandis qu’à l’inverse un large groupe de travaux issus des sciences cognitives s’efforce d’en montrer le caractère fonctionnel et modulaire façonné au cours de l’évolution naturelle. Les rationalistes, même s’ils sont assez modérés, auront tendance comme moi à sympathiser avec la première tendance. Mais il ne peut pas y avoir de dogme sur ce point, pas plus que sur d’autres ; et si le rationaliste doit faire autant d’efforts pour démontrer l’autonomie de l’ordre de la raison par rapport aux simples données sensibles, c’est parce qu’il n’est pas du tout sûr d’avoir raison contre le naturaliste extrême. Et il doit au moins concéder à celui-ci que l’ordre de la raison, de la logique ou des entités abstraites doit lui-même avoir une place dans la nature. Laquelle ? J’espère qu’on en saura plus sur ce point à l’avenir. Et cela, comme les études naturalistes, sera certainement très utile à l’approfondissement de la théorie sociologique.