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Au début des années 1980, tant au Québec qu’en France, le chômage massif des jeunes a été érigé en véritable problème social, c’est-à-dire en problème d’intérêt général mettant en cause la cohésion sociale. Depuis, la jeunesse comme catégorie d’intervention de l’État social n’a cessé de s’institutionnaliser. Mais de quelle jeunesse parle-t-on ? Le problème social de la jeunesse est-il celui d’un âge de la vie consacré à l’acquisition d’une autonomie, celui d’individus discriminés ou celui d’une génération lésée ? La précarité des jeunes est-elle un risque social ou le produit de choix collectifs au détriment des jeunes ? À quel titre une politique de la jeunesse doit-elle être élaborée : pour venir en aide à des personnes en difficulté ou pour réparer une injustice civique ou sociale ? Cette qualification normative et cognitive du problème social de la jeunesse qui débouche sur des choix d’action publique spécifiques est un enjeu politique en soi. La problématisation des phénomènes sociaux est le fruit d’une construction sociale dont les approches cognitives des politiques publiques[1] ont bien montré qu’elle était « indissociable de l’action des individus ou des groupes concernés, de leur capacité à produire des discours concurrents, de leurs modes de mobilisation » (Muller et Surel, 1998, p. 79). Par conséquent, la diversité des registres de qualification dépend étroitement de la configuration d’acteurs sociaux qui participent à la définition du problème. L’objet de cet article est de montrer comment au Québec la mobilisation de groupes autonomes de jeunes a permis une requalification du problème social de la jeunesse en dehors du paradigme providentialiste que nous connaissons en France.

En France en effet, l’insertion des jeunes est « une affaire d’État » (Verdier, 1996) et l’espace de la problématisation est réservé aux professionnels ainsi qu’aux mouvements d’encadrement de la jeunesse. Ce cadre de production de l’action publique que l’on peut qualifier d’hétéronome s’explique par le fait qu’en France, la jeunesse ne présente que très peu les attributs d’un acteur social, qui serait conscient de former un groupe social et capable de porter ses intérêts. Il y a certes des mouvements étudiants et lycéens ou un mouvement des jeunes issus de l’immigration mais ils n’ont rien en commun tant objectivement que subjectivement (Dubet, 1996). On ne peut parler de « mouvements de jeunesse », tout au plus de « mouvements de jeunes » : des explosions plutôt que des organisations structurées et durables, des acteurs culturels et non politiques. Devant cette absence de la jeunesse comme sujet politique, la catégorie « jeunesse » dans l’action publique française oscille entre la figure de la « victime » et celle du « délinquant » (Labadie, 2001). Dans un registre que nous qualifions de technico-politique, l’État traite le chômage des jeunes comme un fléau social qui, par les conséquences qu’il entraîne, menace tant les jeunes eux-mêmes que la société dans son ensemble.

Face à cette configuration française, l’expérience québécoise apparaît intéressante dans la mesure où le phénomène du chômage massif des jeunes mis au jour au début des années 1980 a eu un impact important sur la recomposition des catégories de référence du débat public sur les jeunes. On assiste tout d’abord à l’émergence et la consécration étatique d’une conscience générationnelle forte. Les groupes d’intérêt mobilisés sur une base catégorielle « jeune » ont orienté leurs efforts vers un double objectif : faire de la cause des jeunes une « cause nationale » et faire reconnaître le groupe social des jeunes comme un acteur légitime dans l’espace public. Ainsi, ils ont pu porter dans l’arène politique des problématisations autonomes, indépendantes de la vision protectrice et « déconflictualisée » qui prévaut en France.

Jalonnant la production du mouvement social de jeunesse à 17 ans d’intervalle, deux événements paroxystiques ont laissé des documents permettant de mesurer et d’analyser ce travail : le Sommet québécois de la jeunesse en 1983 et le Sommet du Québec et de la jeunesse en 2000[2]. Nous nous sommes appuyée sur ces deux moments pour notre recherche en traitant de manière systématique les revues de presse[3], les documents officiels et semi-officiels accompagnant le déroulement de ces événements. Par ailleurs, la littérature grise de plusieurs organisations de jeunes ayant pris part au processus a été analysée : celle du Regroupement autonome des jeunes du Québec (RAJ), du Conseil permanent de la jeunesse (CPJ)[4], du Regroupement Force Jeunesse, du groupe Le Pont entre les générations, et de l’Association des jeunes de la fonction publique québécoise (AJFP)[5]. Toute cette littérature produit des représentations de la situation des jeunes insérées dans des modèles de société et des manières d’imputer les responsabilités que nous avons classées grâce à une analyse thématique en trois catégories de registre.

Si l’on trouve dans le discours de ces groupes un appel aux politiques d’insertion sociale et professionnelle dans un registre technico-politique commun à beaucoup de pays industrialisés, l’originalité de leur action politique réside dans la reformulation du problème social des jeunes sous une double modalité : celui de la discrimination d’âge (registre politico-civique) et celui des inégalités dans les rapports sociaux de classes d’âge (registre sociopolitique). Aussi la classe d’âge est-elle mobilisée en tant que véritable catégorie sociale, transversale à l’ensemble des enjeux socioéconomiques et non plus seulement en tant que catégorie cible de politiques spécifiques. C’est l’action de groupes de jeunes autonomes qui a permis la consécration de ces « divisions sociales » générationnelles qui, sans être des « classes sociales » au sens marxiste, n’en sont pas moins des classes socialement efficaces dans une société donnée.

1. Une génération « sacrifiée » : production de la cause des jeunes et travail d’unification symbolique de la jeunesse

Il y a tout d’abord, au Québec comme en France, une « situation de génération », comme l’appelle Karl Mannheim (1990), objective, qui correspond à une place dans une structure sociale et économique pour les individus relevant d’une même génération. Il est certain, comme l’explique Pierre Bourdieu, que la déqualification structurale (c’est-à-dire la dévalorisation des titres scolaires due à leur massification) qui touche la génération issue de la démocratisation scolaire a été propice à la production d’une unité générationnelle marquée par la désillusion collective (Bourdieu, 1979). Il y a, dans le décalage entre les aspirations nourries par l’ouverture du système scolaire et les chances réelles d’accès à l’emploi et au statut, les fondements d’une communauté d’expériences qui traverse les couches sociales pour former une « sorte d’humeur désenchantée » chez les jeunes des années de crise. Cette situation de génération qui produit une certaine unité n’offre pourtant qu’un potentiel de mobilisation dont il faut analyser les conditions effectives d’activation. Dans le processus de transformation d’un « problème » en « problème social », deux phases ont été mises en lumière par Rémi Lenoir (Lenoir, 1989). Il faut tout d’abord que des porte-parole se saisissent du problème pour le reformuler publiquement de manière à en faire une « cause » reconnue par l’ensemble de l’opinion publique et légitime à ses yeux. La phase d’institutionnalisation vient ensuite figer les catégories sociales, les consolider de telle manière que la catégorie prenne son autonomie par rapport aux individus singuliers qui appelaient à sa formation.

1.1. Le travail des porte-parole : la formulation publique de la « cause » des jeunes

La mobilisation de la jeunesse comme groupe social se fait tout d’abord par une prise de conscience générationnelle. Entre 1982 et 1983, l’idée que les jeunes de 20 ans vivent des conditions socioéconomiques radicalement différentes de celles de leurs aînés s’impose comme une idée maîtresse. En 1983, le Conseil supérieur de l’éducation (CSE), chargé d’aviser le gouvernement sur sa politique scolaire, publie un rapport accablant sur la situation des jeunes adultes faisant état d’un taux de chômage de plus de 24% chez les jeunes entre 18 et 24 ans ainsi qu’une augmentation du nombre de jeunes de moins de 30 ans prestataires de l’aide sociale (CSE, 1983). Cette idée suppose dans un premier temps que le chômage des jeunes est le résultat d’un double effet : effet de la crise économique, donc conjoncturel, mais aussi effet de l’inégalité des groupes d’âge devant cette crise, ce qui relève d’un effet structurel.

La jeunesse « défavorisée », c’est-à-dire un groupe d’âge collectivement frappé par la surexposition au chômage et à la précarité par rapport aux aînés, fait son apparition sur la scène publique au début des années 1980 et plus particulièrement alors que se prépare le Sommet québécois de la jeunesse qui aura lieu en août 1983. Les journaux de l’époque se font l’écho de cette mobilisation en même temps qu’ils rendent visible la « génération sacrifiée ».

Le processus repose sur la mobilisation d’une subjectivité commune, d’un vécu semblable plus que sur le rapprochement des conditions économiques objectives. En effet, il ne suffit pas de dire que les jeunes les plus favorisés en termes de scolarité sont aussi touchés par le chômage pour faire naître un sentiment de solidarité (donc un lien) entre le jeune diplômé et le jeune bénéficiaire de prestations d’aide sociale. Car tous deux ne sont pas dupes quant à leurs chances respectives sur le marché du travail. En revanche, les professionnels de la mobilisation insistent sur l’état d’esprit commun qui les rassemble : « les uns et les autres éprouvent de semblables frustrations et les mêmes affres de l’anxiété[6] ». « Insécurité », « précarité » et « état de dépendance chronique » sont le lot de tous les jeunes face à une crise qui, sans remettre en cause la hiérarchie sociale interne, limite les opportunités de chacun. On met l’accent sur le sentiment de dépendance qui concerne aussi bien le prestataire de l’aide sociale que les 200000 jeunes sans aucune aide et les 275000 étudiants qui, parce qu’ils n’ont pu trouver de travail saisonnier en été, « étaient obligés de vivre aux crochets cette fois-ci de leur famille immédiate »[7].

Le Sommet québécois de la jeunesse représente un moment d’explosion de ces porte-parole qui contribuent par la mobilisation des différents médias à la formulation publique du problème de la « jeunesse ».

En s’appuyant sur le sujet collectif qu’est « la jeunesse », ces groupes « supposent résolue la question de l’existence du groupe concerné » (Bourdieu, op. cit., p.12). À grand renfort de manifestations et d’incantations qui font parler, mais aussi parlent pour la jeunesse, ils organisent le « déploiement théâtral » du groupe social « en représentation » (ibid.). Aux débordements violents du RAJ a succédé le processus civilisé de représentation de la jeunesse incarné par le CPJ, mais la pratique politique demeure la même : faire exister la jeunesse « de cette réalité magique qui [...] définit les institutions comme fictions sociales » (ibid.).

Ces coalitions peuvent être le regroupement d’organisations plus statutaires comme des associations d’étudiants et des travailleurs mais la création d’un regroupement qui ait une visibilité propre (moyens de diffusion médiatique, représentation politique à travers la personne du président, etc.) témoigne de la volonté de transcender les intérêts catégoriels différenciés pour présenter un front commun de la jeunesse.

Cet objectif était sous-jacent au sommet de 1983 puisque l’ultime résolution de ce sommet consistait à créer une « nouvelle organisation permanente et indépendante des pouvoirs politiques mis en place [qui] agisse comme porte-parole des jeunes pour pousser, faire avancer et appliquer les recommandations issues du sommet » (Sommet québécois de la jeunesse, 1983). L’idée d’une représentation politique sur une base exclusivement « jeunesse » s’est heurtée aux rivalités internes du comité organisateur appelé à prendre la tête de cette « confédération ». Elle est néanmoins à l’origine de la création de nombreuses formations de ces vingt dernières années, qu’elles soient d’ailleurs le fait du gouvernement ou le fait de jeunes eux-mêmes. Dans ces mobilisations unitaires se joue la question de la citoyenneté problématique des jeunes, en mettant au centre des revendications la question de la participation politique des jeunes (en tant que jeunes) à la construction du sens de la société. Comme le clame Pierre Noreau, étudiant et président du Sommet québécois de la jeunesse, les jeunes refusent d’être des « demi-citoyens »[8].

1.2. La figure de la « Relève » : institutionnalisation de la jeunesse et cause nationale

En 2000, lors du Sommet du Québec et de la jeunesse, organisé à l’initiative du gouvernement cette fois-ci, le mouvement social de la jeunesse n’a plus besoin de clamer quoi que ce soit : c’est la société qui vient à lui. La jeunesse s’est institutionnalisée. Elle est représentée par un organe d’État, le Conseil permanent de la jeunesse. On met en place des « Forums jeunesse » en région. La reconnaissance de la jeunesse comme acteur collectif est ainsi inscrite dans le fonctionnement de l’État ; elle a son observatoire, l’Observatoire Jeunes et Société ; elle existe statistiquement à travers les portraits de la jeunesse québécoise que produit à intervalles réguliers l’Institut de la statistique du Québec. Avec la mise en évidence du vieillissement dramatique de la population québécoise, la cause des jeunes a trouvé une traduction idéologique dans la thématique de la « Relève », terme qui constitue une ressource politique commune aux groupes de jeunes et aux élites politiques. La mise en scène d’une jeunesse en danger fait partie d’une dramatisation plus globale de l’histoire nationale, marquée par le spectre de l’extinction ou de l’absorption de son peuple. La cause des jeunes est devenue une « cause nationale ». Ainsi, la construction par le gouvernement et ses institutions d’un « collectif nominal » (Mauger, 1994), qui résulte de la « totalisation sur le papier » des individus (à travers l’ensemble de l’activité administrative, statistique et rhétorique), a accompagné et supporté la constitution d’acteurs sociaux autonomes, permettant de produire une croyance collective en une classe d’âge dont les membres sont a priori marqués par des conditions et des expériences fort diverses.

Bien entendu, cette pratique incantatoire des acteurs sociaux, relayée par l’État, qui consiste à subsumer les différences sous une même catégorie générique ne se fait pas sans tensions, car au Québec la différenciation des statuts est largement institutionnalisée : les « chômeurs » qui désignent les bénéficiaires de l’assurance-chômage, les assistés sociaux et les étudiants relèvent de « mondes » bien différents, segmentés par un appareil administratif largement cloisonné qui recoupe la division des compétences fédérales et provinciales[9]. Du même coup, ils sont le support tant d’identités subjectivement et collectivement construites que de groupes de représentation politique (associations d’étudiants et associations de défense des droits sociaux notamment). Dès lors, la lutte entre ces groupes pour l’appropriation du classement « jeune » est inévitable. L’enjeu de la lutte entre ces groupes est bien de définir la « vraie » jeunesse et donc les organisations légitimement appelées à la représenter. Cet enjeu, très conscient au moment du sommet de 1983 à travers la mise en place d’un dispositif de représentativité « des jeunesses » (étudiante, laborieuse, chômeuse et bénéficiaire de l’aide sociale), n’est pas moins présent lors du sommet de l’an 2000 : les manifestations alternatives de jeunes aux portes de l’arène médiatique sont là pour le rappeler bruyamment[10].

2. Une jeunesse discriminée et lésée : mouvement social et requalification du problème social des jeunes

Le fait de poser les jeunes comme acteur social n’est pas sans conséquence sur la manière de concevoir la précarité socioéconomique de la jeunesse. L’existence et la mobilisation de groupes sociaux représentant les intérêts de la jeunesse a permis le développement de paradigmes alternatifs au discours institutionnel sur la jeunesse et ses problèmes. En interrogeant la société sur les manières de faire une place à la jeunesse, les différents registres de qualification du problème social de la jeunesse mobilisent des figures de la jeunesse et de son principe d’unité, des définitions des rapports intergénérationnels et des conceptions du rôle de l’État. Comme matrices cognitives et normatives, ils représentent des « systèmes d’interprétation du réel » (Muller et Surel, op. cit., p. 48) ou plus spécifiquement de la situation des jeunes dans la société. Chacune des lectures particulières de la réalité socioéconomique des jeunes, des raisons pour lesquelles la situation est telle qu’elle est, se traduit par des préconisations et des revendications concrètes sur ce qu’il est bon et juste de faire en faveur des jeunes, acquérant par là même une forme d’effectivité.

La « cause » des jeunes est ainsi justifiée dans une pluralité de registres. Le registre technico-politique dans lequel s’inscrivent les politiques d’insertion sociale et professionnelle des jeunes présente une vision intégrée de la société qui connaît des dysfonctionnements mais point de conflits sociaux. L’État-providence doit prendre alors à sa charge les individus victimes de la crise dans une visée de solidarité sociale. Le registre politico-civique interprète la situation des jeunes comme le fruit d’une discrimination d’âge illégitime qui appelle une action législative ou juridique de la part de l’État pour redonner aux jeunes tous leurs droits de citoyens. Enfin, le registre sociopolitique présente une vision de la société stratifiée en classes générationnelles dans laquelle les jeunes sont victimes de la clôture du système social opérée par la génération des baby-boomers. Aussi l’État doit-il, d’une part, organiser l’ouverture du système social et, d’autre part, opérer une redistribution équitable des ressources.

Tableau 1

Les trois registres de qualification du problème social de la jeunesse

Les trois registres de qualification du problème social de la jeunesse

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2.1. Les revendications dans le registre technico-politique : l’appel aux politiques d’insertion

Si l’analyse des problèmes des jeunes s’inscrit dans une perspective longitudinale qui considère la « jeunesse » comme un âge de la vie, la logique qui en découle est « technico-politique » : le constat fait d’une jeunesse défavorisée en particulier sur le marché du travail appelle des politiques sociales qui permettent de pallier les « problèmes des jeunes ». On analyse la cause du phénomène de la précarité des jeunes à partir de leurs handicaps, handicaps que l’on peut de plus graduer selon la position des jeunes sur l’échelle de l’employabilité. On souligne alors le manque d’expérience des jeunes (handicap collectivement assumé par le groupe d’âge en sa qualité de débutant) et les transformations du marché du travail (plus exigeant, plus mouvant) qui pénalisent les jeunes non diplômés. La jeunesse n’est pas considérée comme une classe sociale déterminée a priori par une place dans la structure sociale mais comme un groupe uni a posteriori par de communes conditions d’existence. Ces conditions d’existence sont déterminées par le moment historique : la crise économique, le vieillissement démographique et les transformations sociales de toutes sortes sont autant de causes exogènes de la précarité qui frappe la jeunesse.

Dans ce paradigme, les rapports intergénérationnels se lisent à travers le prisme de la solidarité et les rapports entre la société et ses jeunes sur le mode de l’inclusion. Cette lecture typiquement providentialiste du chômage met l’accent sur les défaillances d’un système plutôt que sur la responsabilité de tel ou tel groupe social (Peretti-Watel, 2001). On en appelle à l’État comme technicien de la grande machine sociale, chargé d’assurer un fonctionnement harmonieux en s’attaquant à toutes les formes de fléau social. Les rapports qu’entretient la société adulte avec sa jeunesse sont analogues à ceux d’un médecin avec son patient : des rapports individualisants qui sont construits sur le mode de l’expertise. Dans cette logique, on obtient une politique sectorisée en autant de « problèmes jeunesse » (délinquance, toxicomanie, suicide, emploi...) et le jeune est découpé lui-même en autant de catégories qui sont les produits administratifs de l’État social. Le développement du monde de l’intervention sociale qui s’est accentué dans les années 1980 sous la pression de l’État repose sur cette doxa de la pathologie. Dans le registre technico-politique, l’affrontement se fait en quelque sorte entre chaque jeune et l’État, éventuellement médiatisé par des agents sociaux spécialisés dans le soin et dont la survie dépend de la croyance collective dans l’existence du problème dans lequel ils sont spécialisés. C’est l’État social dans sa figure protectrice la plus commune qui a la responsabilité de l’assistance sociale (entendue au sens large) de ses citoyens en difficulté et qui développe pour cela un ensemble de services publics ou parapublics.

Dans les propositions du sommet de 1983, on trouve plusieurs demandes relevant de ce registre comme la demande de subventions aux entreprises qui favorisent l’embauche de jeunes et de finissants, la mise sur pied de « divers programmes d’emploi et de formation pour améliorer l’expérience de travail des jeunes et mieux les préparer au marché du travail », une politique préventive de lutte contre le suicide, l’attribution de « ressources dans les écoles pour dépister les problèmes des jeunes », ou encore « faire reconnaître par les gouvernements de tous les niveaux leur responsabilité en regard des jeunes et de la situation que [les jeunes vivent] » (Sommet québécois de la jeunesse, op. cit.).

Lors du sommet 2000, ne serait-ce que dans les conclusions d’un des chantiers « Relever les défis de l’emploi », on trouve au moins quatre propositions qui font appel à cette logique : augmenter le nombre d’emplois d’été pour « sensibiliser les jeunes aux réalités du marché du travail » et le nombre des stages d’expérience pour les étudiants, « offrir des services d’accompagnement aux jeunes pour créer leur emploi » (service de coaching pour jeunes entrepreneurs), inciter les employeurs à embaucher des jeunes diplômés à travers des « incitatifs financiers pour les groupes cibles d’intégration tels les minorités visibles, les handicapés, les autochtones », et augmenter le nombre de stages dans la formation professionnelle (Bureau du Sommet du Québec et de la jeunesse, 1999).

Cette conception technico-politique des conditions socioéconomiques qui sont faites aux jeunes est le lot commun de beaucoup de pays et plus particulièrement de ceux qui ont connu une concentration forte du chômage chez les jeunes comme au Québec ou en France. Le travail politique du mouvement social de jeunesse aboutit cependant au déplacement du débat et du même coup à une requalification du « problème social de la jeunesse » dans des registres plus conflictuels et bien plus dérangeants pour les pouvoirs publics.

2.2. Les registres d’opposition

Entre la corporation d’étudiants à l’origine du sommet de 1983 et le groupe Force Jeunesse qui fut un des acteurs principaux du sommet 2000, en passant par le RAJ et le CPJ, il y a une veine pareillement exploitée : celle d’une jeunesse discriminée et lésée. Les deux registres politico-civique et sociopolitique renversent les perspectives sur le chômage et la précarité des jeunes en renvoyant ces phénomènes sociaux à la structure sociale ou politique. Les conditions d’existence des jeunes ne sont plus le principe unificateur premier de la « jeunesse » mais au contraire le produit d’une « situation d’âge » qui leur est, dans l’enchaînement explicatif, antérieure. Surtout, et à la différence du registre technico-politique, on désigne des adversaires : les pouvoirs publics, ou la génération du baby boom, c’est selon. Or, l’identification d’un adversaire est une composante indispensable du mouvement social (Neveu, 2002).

2.2.1. Le registre politico-civique

Les revendications de type politico-civique font appel à la justice civique dans la version universalisante des Droits de l’Homme. Elles comprennent toutes les revendications anti-discriminatoires qui dénoncent la prédominance du « jeune » sur le « citoyen » dans le traitement que lui infligent les institutions. Si cet argumentaire reconnaît l’importance de l’âge dans la lecture de l’ordre social, c’est pour mieux la dénoncer. Cet ensemble de revendications est défendu dans une attitude que l’on peut qualifier de constitutionnaliste dans la mesure où il se réfère constamment aux droits-libertés des individus. Fait remarquable : la tradition civique sera reprise par une organisation comme le CPJ, crée en 1987, qui pourtant correspond à une forme d’institutionnalisation de la représentation politique (Noreau, 1994). Le CPJ, dans de nombreux dossiers touchant notamment le marché du travail ou la sécurité du revenu, défendra un point de vue constitutionnaliste. La « jeunesse » est ici considérée comme une « minorité » au sens anglo-saxon du terme. L’unité du groupe est à rechercher dans la catégorie biologique de l’âge qui, intégrée par le système institutionnel, fonde une commune condition sociale. On en appelle à l’État comme gardien de la Constitution et par conséquent garant des droits du citoyen.

Dans les propositions du sommet de 1983, on peut relever déjà bon nombre de revendications qui se placent dans le registre politique de la négociation des règles du jeu régissant le marché du travail : notamment la proposition appelée « contre la discrimination dans l’emploi » qui contient une demande d’une meilleure protection sociale des travailleurs non syndiqués, une demande d’égalisation des conditions de travail entre employés à temps plein et employés à temps partiel, une égalisation du salaire minimum des moins de 18 ans, et la disparition de la « discrimination à l’embauche sur le critère de l’expérience par la recherche d’alternatives à l’expérience des jeunes » (Sommet québécois de la jeunesse, op. cit.). Une prise de conscience des organismes de placement publics et privés à l’égard de cette discrimination à l’embauche est en outre demandée.

Au delà de ces deux moments paroxysmiques de la mise en scène du mouvement de jeunesse, les deux dernières décennies ont donné lieu à de multiples mobilisations qui s’appuyaient sur le registre d’action politico-civique. On en relèvera principalement trois : la lutte contre la discrimination au sein du régime d’aide sociale ; les clauses de disparité de traitement[11] ; et l’accès des jeunes à la fonction publique.

Le dossier de l’aide sociale revêt une signification particulière : il a constitué un point de cristallisation essentiel lors des premières manifestations de groupes de jeunes au début des années 1980 et il s’est renouvelé tout au long des deux dernières décennies. En effet, les groupes de défense des droits sociaux comme l’Association pour la défense des droits sociaux du Montréal métropolitain (ADDS-MM), qui comporte son aile 18-30 ans, puis le RAJ se sont battus pour l’égalité des prestations pour les moins de 30 ans. Ils entreprennent de renverser la perspective sur le statut des jeunes à l’aide sociale. À l’inverse de la conception sociale et comportementaliste de l’aide sociale qui module la prestation en fonction de son usage attendu[12], les mouvements s’inscrivent radicalement dans une perspective là encore civique. Ils posent l’aide sociale comme un droit inaliénable du citoyen majeur. À ce titre, la réduction de la prestation pour les moins de 30 ans aptes au travail est une mesure discriminatoire au regard de la Charte québécoise des droits et des libertés.

Cet argument civique sera invoqué une seconde fois dans la dénonciation de la contribution parentale comme mesure discriminatoire « implicite » ou « systémique ». L’argumentation est de ce point de vue exemplaire : le CPJ ne rejette pas le principe de l’obligation alimentaire d’ailleurs inscrite dans le Code civil mais dénonce que ce principe soit appliqué unilatéralement : « il paraît contradictoire de faire appel à une obligation universelle dans le but de justifier une clause qui ne s’adresse qu’à certaines personnes en particulier » (CPJ, 1988). Si le principe social de la solidarité intrafamiliale est difficilement contestable dans l’optique de la cohésion sociale, le tour de force de ces organismes est de déplacer le débat de la sphère sociale et morale vers la sphère politique et civique en posant la question de l’égalité des individus devant la loi.

Le deuxième dossier de non-discrimination est celui des clauses de disparité de traitement. Dans un avis rendu public en avril 1998, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse souligne que « dans nombre de cas où des conventions collectives comportent un double palier de rémunération ou d’autres clauses dites « orphelin » désavantageant systématiquement les nouveaux salariés, des situations de discrimination indirecte liées à l’âge seront fréquemment relevées, preuve statistique à l’appui » (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 1998, p. 9). Les clauses de disparité sont des dispositions au sein des conventions collectives (signées entre le patronat et les syndicats d’entreprise) qui fixent des avantages inférieurs pour les salariés embauchés après la date de signature d’une convention collective (rémunération, durée de protection, avantages sociaux, sécurité d’emploi ou régimes de retraite)[13]. Là encore, il s’agit d’une discrimination systémique et non délibérée puisqu’elle ne vise pas directement les jeunes sur un critère d’âge mais plutôt les jeunes en tant que débutants et outsiders de l’entreprise.

Le processus ayant abouti au vote de la Loi modifiant la Loi sur les normes du travail en matière de disparité de traitement aura duré deux ans. Il a suscité de nombreuses réactions de la part des groupes de jeunes tout récemment formés[14]. C’est le cas du Regroupement Force Jeunesse crée en août 1998 qui rassemble de jeunes travailleurs[15] et dont on peut dire que la mobilisation a été déclenchée par cette lutte anti-discriminatoire. Pour sa part, le CPJ a produit deux documents à une année d’intervalle : « Interdire les clauses “orphelin” : une question d’équité intergénérationnelle » (CPJ, 1998) et « Interdire une fois pour toutes les clauses “orphelin” » (CPJ, 1999a).

Le but de ces groupes de jeunes est de faire sortir la régulation de la place des jeunes dans l’entreprise du champ de la négociation entre les partenaires sociaux pour la porter sur le plan législatif. Jusqu’à l’intervention du législateur, les clauses de disparité étaient le produit de compromis locaux dans le cadre d’une négociation fortement décentralisée des conditions de travail et de salaires. En posant le problème du point de vue de l’équité salariale, l’ensemble de ces groupes transforme un conflit social local en problème public global. Pour eux, la situation met en danger les principes démocratiques de l’État et c’est donc le gouvernement « seul garant de l’intérêt public et de celui des groupes en position de faiblesse [qui] se doit d’être l’acteur du changement » (Force Jeunesse, 1998, p. 25)[16].

Nous ne ferons qu’évoquer le dernier thème qui selon nous est traité dans un registre politico-civique : l’accès des jeunes à la fonction publique. Dans un contexte de compression budgétaire, la fonction publique a subi des coupes franches dans ses effectifs qui ont singulièrement pesé sur les jeunes. Les départs en retraite anticipée assortis d’aucune embauche ont provoqué une diminution spectaculaire de la proportion des jeunes de moins de trente ans dans la fonction publique : pesant pour encore 29% des effectifs réguliers en 1980, les jeunes n’en forment plus que 2% en 2000 et comptent pour 5,75% de l’effectif total (permanents et occasionnels)[17].

Déjà en 1989, l’un des tout premiers avis portés par le CPJ concernait le vieillissement important de la fonction publique québécoise (CPJ, 1989). Ce mémoire est suivi dix ans plus tard d’un deuxième avis intitulé « L’accès des jeunes à la fonction publique québécoise : Place à la relève ! » (CPJ, 1999b). Dans ce dernier, le CPJ donne les résultats d’une consultation publique auprès de personnalités qualifiées (du Conseil du Trésor, des syndicats, de la branche jeunesse des organisations professionnelles) et moins qualifiées (des étudiants principalement). Il en ressort des propositions qui assimilent les jeunes à une « minorité visible » : concours réservés aux nouveaux diplômés, établissement d’une cible concernant le taux de présence des jeunes employés dans l’ensemble de la fonction publique québécoise, politique de résorption des différences de salaire et de conditions de travail entre employés réguliers, employés occasionnels et stagiaires. Ce travail auprès de l’opinion publique aboutit à la création de l’Association des jeunes de la fonction publique québécoise en 2000 dont le but est de défendre et de promouvoir les droits et intérêts des jeunes dans la fonction publique québécoise. L’AJFP milite notamment pour la représentativité générationnelle de la fonction publique (AJFP, op. cit.).

2.2.2. Le registre sociopolitique

Dans le registre sociopolitique, les revendications se placent sur le terrain de la justice sociale et non plus civique. À la différence du registre politico-civique, le marqueur social qu’est l’âge est en quelque sorte revendiqué. La revendication de justice passe par la reconnaissance collective de classes générationnelles inégalement pourvues dans la société et cela de manière socialement inacceptable (et non plus sur un plan juridique). Ce n’est plus l’égalité en droit qui fait l’objet de la mobilisation mais plutôt la recherche d’une plus juste répartition des coûts et des bénéfices sociaux entre les âges et les générations. C’est pourquoi l’opposition entre les générations se conjugue avec l’affirmation de la jeunesse comme véritable classe sociale. Les rapports intergénérationnels sont des rapports de pouvoir qui concernent la distribution des richesses nationales. Il y a des dominants et des dominés.

Il est intéressant de remarquer que certains économistes, qui par ailleurs peuvent souligner les fortes inégalités des jeunes face au risque du chômage, vont alimenter le discours sur l’équité intergénérationnelle. Ceci à l’exemple de Pierre Fortin dont l’étude économique sur le chômage des jeunes trouvera un écho important dans les médias et qui déclare :

La concentration de la hausse du chômage parmi les jeunes plutôt que parmi les adultes entretient et accentue le conflit entre générations. La création d’un niveau plus élevé de chômage est le moyen que les gouvernements ont choisi pour extirper l’inflation, un problème d’adultes, au détriment de l’emploi, un problème de jeunes.

Fortin, 1984, p. 431

Le problème public est d’emblée posé comme une question de partage des coûts sociaux de la crise, répartition qui a fait l’objet d’un arbitrage politique. On se démarque ainsi d’une analyse « naturalisante », c’est-à-dire une analyse qui va chercher les causes du surchômage des jeunes dans les mécanismes soi-disant naturels du marché du travail, pour les mettre en débat. Si Pierre Fortin insiste par ailleurs sur le phénomène de « concentration du chômage de longue durée » sur les jeunes les moins scolarisés, tentant de faire éclater ce qu’il appelle « le mythe du chômage des instruits », il n’en reste pas moins que ces propos générationnels viendront nourrir tant le discours médiatique que celui des leaders d’organisations étudiantes qui prennent la tête du mouvement de contestation « jeune »[18]. L’ensemble de ces discours dénonce les mécanismes de clôture d’un système social dans lequel le groupe d’âge dominant (les baby boomers) monopolise les ressources afin de servir ses propres intérêts. La situation des jeunes ne pourra évoluer que par un processus de régulation sociale au terme duquel un nouveau compromis plus équitable entre les générations pourrait être trouvé.

Toutefois, le thème de l’équité intergénérationnelle ne sera porté au rang de problème public qu’au tournant des années 1990. Contrairement à la configuration américaine et même française, la génération du baby boom, qui s’en fait le principal écho (Masson, 1995), trouve un allié de poids parmi les jeunes générations touchées par la crise de l’emploi. La composition mixte largement affichée du groupe de réflexion Le Pont entre les générations[19] est une preuve autant qu’un vecteur de cette caractéristique sociétale. Son travail de réflexion éthique et politique a ainsi été diffusé auprès de groupes de jeunes, notamment étudiants, qui dans d’autres pays sont restés étrangers à cette problématique. La démarche construite autour de la notion de transmission (des valeurs et de la culture) suscitera de vifs débats en 1992, lors de la publication largement médiatisée du deuxième volet du rapport intitulé « Vers un nouveau conflit des générations » (Grand’Maison et al., 1995). Le groupe, issu de cette recherche et composé d’émérites retraités[20] et d’étudiants, se montrera particulièrement actif dans le dossier de la dette qui émerge à la même époque.

Le dossier de la dette est l’occasion de l’institutionnalisation du thème de l’équité intergénérationnelle. Ce thème s’émancipe alors du champ strictement médiatique pour être porté à l’agenda politique. Il a fallu attendre 1996 et un grand plan d’assainissement budgétaire pour que la question soit posée dans l’espace public. Le Pont entre les générations et Force Jeunesse (dans lequel on retrouve des leaders du Pont) vont faire du thème de la réduction de la dette au détriment d’une baisse des impôts un axe de revendication phare. Ils alimentent par là même la thèse d’une « forme nouvelle de fracture sociale qui s’ajoute à celle déjà existante entre les classes sociales »[21]. Alors que l’embellie économique apporte au moment de la tenue du sommet 2000 des surplus budgétaires, ils prennent activement position pour une allocation juste du point de vue générationnel. Celle-ci opterait pour une réduction de la dette contre la solution prisée par les syndicats et le gouvernement d’une baisse des impôts. Le refus de mettre ce point à l’ordre du jour du sommet de 2000 démontre combien les notions d’âge ou de génération comme analyseur de la structure sociale n’ont rien de naturel, qu’elles sont le résultat de cette « lutte symbolique pour le sens commun, ou plus précisément, pour le monopole de la nomination légitime, comme imposition officielle — c’est-à-dire explicite et publique — de la vision légitime du monde social », lutte dont Bourdieu fait l’essence du politique (Bourdieu, 1984a, p. 12).

Mais c’est pour nous la revendication d’une clause d’impact jeunesse qui représente la quintessence du registre sociopolitique. En proposant le principe de « loi-cadre sur la responsabilité commune des générations face au développement de la société québécoise », les participants au chantier « Pour une société équitable » du sommet 2000 adoptent une position similaire : tout d’abord en voulant inscrire dans le droit la représentativité par âge des instances décisionnelles, cette loi-cadre institutionnaliserait ce qui jusqu’à aujourd’hui ne repose que sur la bonne volonté des acteurs sociaux de toutes sortes. De plus, elle systématise une lecture générationnelle des problèmes publics puisque cette loi permettrait d’examiner toute réforme ou projet de société dans un souci d’équité des générations. La notion de « clause d’impact » sur les générations dans toute politique publique aboutit à l’élargissement du champ de la politique de la jeunesse puisque la « génération » devient une catégorie de référence pour l’évaluation globale d’un projet dans sa double dimension de justice et d’efficacité. Les domaines d’application vont bien au-delà des politiques sociales ou familiales, champs traditionnels d’application des politiques de la jeunesse : les auteurs de ce projet de loi proposent huit champs d’application qui concernent en fait le développement de la société dans son ensemble.

Ils indiquent surtout des critères d’évaluation de la responsabilité commune qui ont pour particularité de faire appel à une projection de long terme apte à englober dans l’évaluation les générations futures. Quatre critères nous semblent particulièrement intéressants à faire ressortir :

  • les conséquences sociales et économiques à court, moyen et long terme des lois, notamment en fonction des caractéristiques démographiques actuelles et projetées de la population québécoise ou de sa répartition sur le territoire ;

  • la représentation dans les lieux de pouvoir de représentants de chaque génération ;

  • les effets systémiques susceptibles de créer des inégalités entre individus issus de générations différentes du fait de réalités particulières auxquelles ils sont confrontés ;

  • l’égalité des chances entre les membres de générations différentes et entre les membres d’une même génération, sans distinction en regard des critères de discrimination reconnus par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne[22].

Ces critères traduisent la transversalité de la « génération » comme opérateur cognitif. La politique de la jeunesse est dans cette perspective une politique véritablement intersectorielle parce que procédurale, qui n’a pas d’objet précis mais qui propose une « manière de faire » l’action publique appuyée sur la prise en compte des intérêts des différentes générations dans tout type de décision d’intérêt général. Nous sommes là en présence d’un schéma de production des décisions publiques au domaine d’application particulièrement étendu puisque tous les champs de l’action publique peuvent être lus à travers la lunette de la génération.

La politique de la jeunesse du gouvernement reprendra ce principe mais par rapport au référent de la « jeunesse » présente ou à venir — le concept de génération est donc sous-jacent — en établissant que « le suivi de la politique québécoise de la jeunesse au palier politique sera enrichi par l’introduction d’une clause d’impact jeunesse dans les mémoires présentés au Conseil des ministres qui ont un impact important sur les jeunes » (Secrétariat à la jeunesse, 2001, p. 56). Cette notion de clause d’impact jeunesse qui « indiquera si les mesures proposées ont des incidences sur la jeunesse » (ibid., p. 56) représente un renversement de perspective par rapport aux politiques de la jeunesse telles que le Québec les avait connues dans des secteurs particuliers comme l’éducation ou l’emploi. Ces dernières, en désignant les jeunes comme population cible de politiques essentiellement sociales, niaient la jeunesse comme groupe social dans sa dimension la plus structurante de la société. Par cette notion, la classe d’âge acquiert le statut de « repère public » au sens de Favereau (1995), dans la mesure où elle devient potentiellement un point d’appui pour la régulation sociale. Au même titre que le taux de chômage ou les indicateurs de pauvreté, l’impact jeunesse se voudrait une valeur de référence pour débattre et prendre des décisions d’intérêt général. Cette catégorie cognitive qu’est la classe d’âge est appelée à se diffuser dans des débats qui débordent largement le champ de la jeunesse et peut notamment devenir structurante des conflits centraux comme la répartition des gains de la croissance, la fiscalité, la régulation de l’emploi, etc. Par là, les groupes jeunesse et ceux qui ont intérêt à un changement de perception de la réalité ont réussi à imposer une « vision sociale des divisions sociales » (Bourdieu, 1984a) au terme d’un processus d’institutionnalisation de la classe d’âge comme catégorie sociale.

Conclusion

Dans le champ des sciences sociales, on s’est appliqué à démontrer la pluralité des jeunesses, c’est-à-dire la pluralité des expériences possibles de cet âge de la vie (Thévenot, 1979 ; Bourdieu, 1984b). Pour Bourdieu, qui puise ses analyses dans l’étude de la société française, les logiques de générations résistent peu aux logiques de classes sociales dès lors que se pose la question de la transposition dans l’espace public du conflit interpersonnel s’exprimant au sein de la famille et sur les lieux de travail (Bourdieu, 1979). Si les discours sociaux sur la jeunesse ou la génération sont bien réels, la sociologie française a appris à s’en méfier : les conflits de génération sont là pour masquer, en faisant appel à une catégorie naturelle (l’âge), des oppositions bien plus structurantes du monde social, à savoir les rapports de classes socioéconomiques. Ce sont ces travaux fondateurs qui ont initié, comme le souligne Paul Bouffartigue en 1986 dans une table ronde consacrée à la sociologie de la jeunesse, cette sorte de rituel consistant pour les sociologues à « [commencer] leur article en critiquant la catégorie de jeunesse comme catégorie idéologique » (Battagliola, Bouffartigue, Godard, Mauger et Clot, 1986). Cette déconstruction théorique de la jeunesse se développe surtout dans la sociologie française mais irradie dans le monde francophone (Gauthier et Guillaume, 1999).

En proposant une grille d’analyse des registres de qualification du problème social de la jeunesse, nous tentons d’offrir une réponse nuancée au dilemme de la sociologie contemporaine qui, tout en dénonçant l’imposture, ne peut que constater l’efficacité sociale de la catégorie « jeunesse » dans l’espace public. Nous montrons tout d’abord que celle-ci est plurielle et que sa forme est insérée dans des argumentaires dans lesquels les acteurs sociaux vont puiser pour faire valoir la cause des jeunes. Ainsi, si la jeunesse, objectivement, n’existe pas, elle prend une consistance sociale plus forte en même temps que des significations variées dès lors que les acteurs s’en emparent.

Nous avons mis en lumière le processus politique qui au Québec a permis à la classe d’âge de passer du statut de catégorie cible, objet d’action publique, à celui de repère public potentiel au même titre que d’autres catégories sociales. Cette émancipation ne s’est faite ni naturellement ni au terme de l’évolution d’une action publique monopolisée par l’appareil d’État. Elle est pour partie le résultat d’un travail politique de la part de groupes de jeunes qui se sont mobilisés pour un « agir-ensemble » dans une logique revendicative. L’assimilation de la jeunesse à une « minorité d’âge » discriminée, d’une part, et à une classe d’âge dominée, d’autre part, appartient à un dispositif rhétorique et cognitif qui permet de proposer des modèles d’action publique alternatifs à la logique technico-politique largement infantilisante (Court, 1996). En effet, pour ce mouvement social de jeunesse, la question de « l’insertion des jeunes » se pose d’une manière nouvelle : forcément conflictuelle puisque enjeu d’une lutte pour la justice civique et sociale. Ces mouvements tentent de faire exister une politique de générations là où en France on ne conçoit que des intérêts de classes (socioprofessionnelles) (Chauvel, 1998) ou une politique des âges de la vie.

Bien entendu, ce travail politique se heurte à l’effort non moins efficace d’autres mouvements sociaux, plus anciens et plus classiques, qui sont dominants sur le long terme. Les classes socioéconomiques et leurs représentants syndicaux ont un poids évident dans la structuration du monde social québécois comme ailleurs. L’État, doté d’une capacité de diffusion des représentations des problèmes sociaux sans commune mesure avec celle des groupes de jeunes, est pour sa part plus intéressé par une lecture technico-politique de la crise de la jeunesse car cette dernière garantit la paix sociale, réduisant la jeunesse à un objet de soins ou de services. Cependant, le cas québécois permet de montrer que dans certains contextes sociohistoriques, les classes d’âge peuvent devenir une catégorie légitime du monde social qui se superposent plus qu’elles ne se substituent aux divisions sociales légitimées par la sociologie.