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C’est dans le cadre d’une recherche sur le débat autour de la prostitution en Belgique que s’intègre cet article sur la notion de « champ »[1]. Plus précisément, c’est face à un constat de « résistance » de certains « faits » aux objectivations en termes d’« arènes publiques », théories que nous utilisions alors, que s’est peu à peu précisée la nécessité d’aborder ce débat à l’aide du concept de « champ », c’est-à-dire d’aborder le débat sur la prostitution en Belgique « comme » un « champ ».

« Quiconque persévère dans sa recherche est amené tôt ou tard à changer de méthode », disait Goethe ; cet article se donne donc comme objectif de montrer l’intérêt d’une méthode relationnelle et dynamique, telle que celle des « champs » pour dépasser certaines limites des théories en termes d’« arènes publiques ». Ce n’est donc aucunement d’une critique générale de ces dernières qu’il s’agit ici, mais bien d’une mise au point de quelques éléments que ces théories ne peuvent considérer ; éléments sur lesquels la théorie des « champs » permet de mettre l’accent. Plus qu’un changement de méthode, c’est donc davantage un approfondissement ou une articulation de deux méthodes que nous voudrions exposer ici.

Cet article ne présente pas une réflexion finie, ni de résultats de recherche, mais un moment de réflexion dans le cours d’une recherche ; réflexion qui se propose de tester la pertinence d’une approche spatiale du débat sur la prostitution, et par conséquent, de mettre au clair les fondements épistémologiques, théoriques et méthodologiques d’une construction du débat public comme un « champ ».

Les lieux de définition collective des problèmes publics

Dans un article fondamental pour la sociologie des « problèmes publics », The Rise and the Fall of Social Problems : a Public Arenas Model, Bosk et Hilgartner (1988) proposent un modèle des « lieux » de définition collective des problèmes publics : selon eux, effectivement, ce travail de définition des problèmes publics ne peut se passer dans un lieu vague tel que la société ou l’opinion publique. La définition collective des problèmes publics se déroule dans des « arènes publiques » (public arenas) particulières. Par ce concept, Bosk et Hilgartner (1988, p. 58-59) entendent

les branches exécutives et législatives du gouvernement, les cours, les téléfilms, le cinéma, les informations (informations télévisuelles, magazines, journaux, et radio), les organisations de campagne politique, les groupes d’action sociale, les sollicitations par courrier, les livres traitant de problèmes sociaux, la communauté scientifique, les organisations religieuses, les sociétés professionnelles et les fondations privées. C’est dans ces institutions que les problèmes sociaux sont discutés, sélectionnés, définis, cadrés, dramatisés, mis en panoplies[2], et présentés au public.

C’est à la suite de cette définition de Bosk et Hilgartner que d’autres auteurs ont approfondi, par rapport à leurs terrains respectifs, cette notion d’arènes. Ainsi Macé (2000) parle d’« arène publique » ou d’« espace public » spécifique, comme des cadres organisés dans lesquels s’exerce la compétition entre les discours et entre les actions. Cette deuxième définition englobe le gouvernement, les institutions, la culture de masse, la presse écrite et audiovisuelle, les associations et fondations, la communauté scientifique, etc. C’est également dans le même sens que va Joly (2001, p. 18) en définissant les arènes comme des « lieux de confrontation symbolique où se discutent les problèmes publics, selon les règles du jeu prédéfinies ». Dans son analyse de la controverse sur les OGM en France et aux États-Unis, il conçoit ainsi comme arène : les arènes économique, scientifique, réglementaire, législative, politique et médiatique. Et Neveu (1999, p. 52) précise, quant à lui, que l’attention est portée, avec Hilgartner et Bosk, sur le rôle des multiples arènes institutionnelles « qui sont autant de lieu de médiatisation (presse, élections) ou de traitement (judiciaire, administratif, législatif) des problèmes publics ».

C’est un ensemble de « lieux » de définition collective similaire que l’on retrouve dans le débat sur la prostitution en Belgique. Ainsi, la prostitution est en débat dans l’arène politique, avec cinq propositions de loi concurrentes ; dans l’arène associative, parmi les différentes associations travaillant sur le terrain de la prostitution ; dans l’arène médiatique, avec les différentes émissions télévisées débattant de la prostitution et les articles dans la presse écrite ; dans les arènes juridique et administrative, avec les débats relatifs au statut juridique à accorder ou non aux personnes prostituées et aux mesures à prendre concernant le trafic d’êtres humains et l’immigration illégale ; etc.

Si la théorie sur les « arènes » permet de considérer ce qui se passe dans ces différents lieux de définition collective, c’est-à-dire la compétition au sein de chacune des ces arènes, entre les différents problèmes sociaux, elle semble, par contre, ne rendre compte des relations entre ces lieux que plus difficilement. Où se situent ces différents lieux les uns par rapport aux autres ? Autrement dit, la question est donc de savoir « comment est structuré ce débat ? » Cette question prend effectivement toute son importance lorsque l’on considère que dans ce conflit de représentations et de définitions, l’enjeu est bien l’imposition d’une définition « officielle » de la prostitution ; définition qui déterminera les lois, les mesures et les normes en matière de prostitution. En ce sens, il faudrait pouvoir rendre compte du « poids » des différentes définitions collectives produites par chaque arène dans le processus de définition « officielle », légitime, étatique, de la prostitution, qui sera, en fin de compte, inscrite dans les lois concernant la prostitution.

De plus, par rapport aux relations entre ces différentes arènes, il faudrait pouvoir rendre compte du degré différent d’autonomie par rapport aux autres arènes dont bénéficie chacune des arènes du débat. Ainsi, si dans l’arène associative, ce qui est défini et décidé dans les arènes juridique et administrative intervient directement, tout comme les acteurs de ces arènes interviennent dans les débats qui ont lieu dans cette arène associative, les arènes juridique et administrative semblent fonctionner de manière beaucoup plus autonome. Cela est également vrai en ce qui concerne l’arène médiatique : si l’arène juridique n’a pas besoin des médias pour faire connaître au reste des acteurs impliqués dans le débat ses définitions de la traite des êtres humains et de la prostitution, les associations d’aide aux prostituées ont, par contre, tout à fait besoin d’une médiatisation de leurs propres définitions pour qu’elles soient connues.

C’est donc à ce type de questions, posées ici de manière très simple, que nous espérions pouvoir répondre en abordant ce débat « comme » un champ, c’est-à-dire en considérant les différentes arènes, et les acteurs de celles-ci, par leur position dans la structure objective des relations constitutives de ce débat.

Le mode de pensée relationnel

La première étape d’une telle démarche devrait être, nous semble-t-il, de préciser les fondements épistémologiques qu’elle implique, c’est-à-dire la théorie de la connaissance qui sous-tend une telle méthode.

On pourrait ainsi faire remonter le concept de « champ » aux travaux du mathématicien allemand Hermann Weyl, qui, à la suite de la théorie de la relativité d’Einstein, tenta d’intégrer l’électromagnétisme dans le formalisme géométrique de la relativité générale. Il produisit ainsi la première théorie unifiant champ électromagnétique et champ gravitationnel, ceux-ci étant considérés comme des propriétés géométriques de l’espace-temps.

Jusque-là, l’espace et le temps étaient effectivement conçus comme les formes d’existence du monde réel, alors que la matière en était la substance. Dans tous les changements, une substance, la matière, « devait rester inaltérée, de telle sorte que chaque morceau de matière se laissât mesurer comme une quantité et trouvât l’expression de son caractère substantiel dans la loi de la conservation de la matière » (Weyl, 1922, p. 1). Mais selon Weyl, à la suite de la physique de Faraday et de Maxwell, opposant à la matière une réalité d’une autre catégorie : le « champ » ; et à la suite de la critique de la géométrie euclidienne, « la tempête arriva qui détruisit ces conceptions d’espace, de temps et de matière pour faire place à une vision plus libre et plus aiguë des choses » (Weyl, 1922, p. 1). Ainsi, pour Cassirer, se référant à Weyl, la théorie moderne des champs a supplanté l’ancienne théorie des substances : « le champ ne se laisse plus réduire à un tout qui ne serait qu’une simple somme, un agrégat de parties. Le champ n’est pas un concept de chose mais un concept de relation ; il n’est pas un ensemble de morceaux mais un ensemble de lignes de force » (Cassirer, 1991, p. 182).

C’est certainement Cassirer qui mit le plus l’accent sur cette marque distinctive de la science moderne, à savoir ce mode de pensée relationnel. Ainsi, en géométrie, seul le faisceau des relations sur lesquelles se fonde un système et que l’on doit retrouver, sans reste, en chaque figure singulière, donne véritablement accès à l’objet géométrique (Cassirer, 1977, p. 101). Ce qui intéresse donc le géomètre, « ce sont moins les propriétés de telle figure donnée que le réseau des corrélations qui se tisse entre elle et d’autres formations voisines » (Cassirer, 1977, p. 101). En mathématique, c’est également la « structure relationnelle » en tant que telle, et non la « configuration absolue des éléments », qui constitue « l’objet proprement dit des opérations et des investigations mathématiques » (Cassirer, 1977, p. 109). Les véritables « éléments » du calcul mathématique sont, en ce sens, moins des grandeurs que des relations.

En psychologie, c’est Kurt Lewin (1959) qui développa la notion de « champ psychologique » qui, comme l’indique Faucheux (1959, p. 6), n’a de commun avec la notion de « champ physique » que le fondement épistémologique. L’implication majeure de cette notion en psychologie est que, dans un entourage défini, « une certaine distribution de forces détermine le comportement d’un objet possédant des propriétés définies » (Faucheux, 1959, p. 6). Autrement dit, « connaissant l’objet d’après l’observation de son comportement, on peut en déduire les propriétés du champ dans son entourage, et réciproquement, connaissant les propriétés du champ dans l’entourage de l’objet, on peut en déduire les propriétés de ce dernier, à partir de l’observation de son comportement » (Faucheux, 1959, p. 7). Par cette approche, c’est donc la structure des relations existant entre l’individu et l’environnement qui joue un rôle central : « l’environnement est une fonction de la personne et réciproquement, la personne est une fonction de l’environnement, bref [...] ces deux régions sont interdépendantes » (Faucheux, 1959, p. 13). Tout comportement dépendra seulement du champ psychologique à un instant donné[3].

Lewin avait comme objectif particulier de construire une psychologie qui s’écarterait du substantialisme de la pensée aristotélicienne. Selon lui, dans le système d’Aristote, l’environnement ne joue un rôle « que dans la mesure où il provoque des “désordres”, où il modifie “de force” les processus qui sont fonction de la nature de l’objet en cause » (Lewin, 1959, p. 51). Les vecteurs qui définissent les mouvements d’un objet sont complètement déterminés par l’objet lui-même : ils ne dépendent pas de la relation de l’objet à l’environnement et appartiennent à cet objet une fois pour toutes, indépendamment de son milieu, à n’importe quel moment[4]. Au contraire, dans la science moderne, et plus particulièrement depuis Galilée, la dynamique d’un phénomène n’est plus reliée à l’objet en tant que tel, mais dépend de la situation totale dans laquelle il se produit. Les vecteurs qui déterminent la dynamique d’un phénomène ne peuvent, par conséquent, être définis qu’en fonction de la « totalité concrète », comprenant à la fois l’objet et la situation.

À un niveau plus méthodologique, cela implique qu’il devient inutile — stupide disait Lewin — d’avoir recours à des situations différentes aussi nombreuses que possible et de ne considérer comme absolument valides que les variables observées dans tous les cas et dans n’importe quelle situation : « Il est nécessaire, au contraire, de comprendre la situation totale étudiée, en tenant compte, avec toute la précision souhaitable, de toutes ses particularités » (Lewin, 1959, p. 52). Par conséquent, la validité générale de la loi et le caractère concret du cas individuel ne sont pas contradictoires ; la référence à « l’intégralité de la situation totale concrète » doit, pour Lewin, se substituer à la référence à la collection la plus étendue possible de cas historiques de caractère fréquent. Au niveau méthodologique, l’importance d’un cas et sa validité en tant qu’élément de preuve ne peuvent donc être évaluées eu égard à la fréquence de son occurrence. Et cela correspond en psychologie, comme en physique, au passage « d’une méthode de classification abstraite à une méthode de construction de concepts essentiellement concrète » (Lewin, 1959, p. 63)[5].

Comme on le voit, telle que la pensait Lewin, la « field theory » est donc bien davantage une méthode qu’une théorie au sens classique du terme :

La théorie du champ, par conséquent, ne peut que difficilement être appellée correcte ou incorrecte à la manière d’une théorie dans le sens habituel du terme. La théorie du champ est probablement mieux caractérisée en tant qu’une méthode : à savoir, une méthode d’analyse de relations causales et de construction de « scientific constructs ». (traduction)

Lewin, 1943, p. 45

En guise de conclusion pour ce bref historique, nous dirons donc que le concept de « champ », utilisé méthodologiquement, implique, premièrement, que la dynamique d’un processus doit toujours être tirée de la relation de l’individu à la situation concrète (Lewin, 1959, p. 62) ; deuxièmement, que les propriétés structurales de la totalité d’une dynamique, dans le champ social comme dans le champ physique, sont différentes des propriétés structurales des parties de cette dynamique, et que ces propriétés structurales sont caractérisées par les relations entre les parties plutôt que par les parties elles-mêmes (Lewin, 1973, p. 280-281) ; et par conséquent, troisièmement, qu’un « événement social » dépend du champ social dans sa totalité, plutôt que de quelques éléments sélectionnés.

Ceci est la perspicacité [insight] de base derrière la méthode théorique du champ, qui eut du succès en physique, qui a continuellement grandi en psychologie et qui, dans mon opinion, est sur le point d’être également fondamentale pour l’étude des champs sociaux, simplement parce que cela exprime certaines caractéristiques générales de l’interdépendance. (traduction)

Lewin, 1973, p. 284

Sociologie et raisonnement « more geometrico »

Le concept de « champ » s’inscrit, en sociologie, dans une conception spatiale du monde social, c’est-à-dire une conception du monde social en tant qu’« espace ». L’espace social, selon Bourdieu est défini par :

l’exclusion mutuelle, ou la distinction, des positions qui le constituent, c’est-à-dire comme structure de juxtaposition de positions sociales [...]. Les agents sociaux, et aussi les choses en tant qu’elles sont appropriées par eux, donc constituées comme propriétés, sont situées en un lieu de l’espace social, lieu distinct et distinctif qui peut être caractérisé par la position relative qu’il occupe par rapport à d’autres lieux (au-dessus, au-dessous, entre, etc.) et par la distance (dite parfois « respectueuse » : e longinquo reverentia) qui le sépare d’eux. A ce titre, ils sont justiciables d’une analysis situs, d’une topologie sociale.

Bourdieu, 1997, p. 161

Le but de cet article est donc de montrer tout l’intérêt d’une approche « topologique » d’un débat public tel que celui concernant la prostitution en Belgique. Considérant, à la suite des théories en termes d’« arènes », que la prostitution est en débat dans différents lieux de définition collective, la méthode qui nous intéresse ici se propose donc de situer ces différents lieux (topos), les uns par rapport aux autres, dans leurs relations objectives, au sein d’un espace social spécifique : le « champ » du débat. Plus précisément, c’est la structure des relations constitutives de cet espace du champ que nous devrons observer, en ce sens qu’elle « commande la forme que peuvent revêtir les relations visibles d’interaction et le contenu même de l’expérience que les agents peuvent en avoir » (Bourdieu, 1982, p. 42). Effectivement, la notion d’espace enferme, par soi, nous dit Bourdieu,

le principe d’une appréhension relationnelle du monde social : elle affirme en effet que toute la « réalité » qu’elle désigne réside dans l’extériorité mutuelle des éléments qui la composent. Les êtres apparents, directement visibles, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, existent et subsistent dans et par la différence, c’est-à-dire en tant qu’ils occupent des positions relatives dans un espace de relations qui, quoique invisible et toujours difficile à manifester empiriquement, est la réalité la plus réelle.[6]

Bourdieu, 1994c, p. 53

Aborder un débat public demande donc, en premier lieu, de rompre avec la vision ordinaire du monde social s’attachant aux seules choses visibles, c’est-à-dire aux individus, aux acteurs sociaux participant au débat ; aux groupes, associations et institutions ; et aux « arènes », ces lieux de définition collective substantialisés dans certaines théories sur la constitution des problèmes publics. C’est effectivement là une propriété des champs que d’être des « systèmes de relations indépendants des populations que définissent ces relations » (Bourdieu, 1992, p. 82). En référence au « champ physique », on peut donc dire que parler de champ, « c’est accorder la primauté à ce système de relations objectives sur les particules elles-mêmes » (Bourdieu, 1982, p. 82). Mais les « agents sociaux » ne sont bien entendu pas des particules, mécaniquement tirées et poussées par des forces extérieures : ce sont plutôt, nous dit Bourdieu (1992, p. 84), « des porteurs de capital et, selon leur trajectoire et la position qu’ils occupent dans le champ en vertu de leur dotation en capital (volume et structure), ils ont une propension à s’orienter activement[7], soit vers la conservation de la distribution du capital, soit vers la subversion de cette distribution ».

Le principe du mouvement perpétuel qui agite un champ réside donc dans les « tensions » qui, produites par la structure constitutive du champ, tendent à reproduire cette structure : les champs sociaux sont des champs de forces mais aussi des champs de luttes pour conserver ou subvertir ces champs de forces (Bourdieu, 1982, p. 44-46). Ainsi, lorsque Bourdieu aborde le champ intellectuel, c’est en tant qu’un « champ magnétique », irréductible à un simple agrégat d’agents isolés, à un ensemble d’éléments simplement juxtaposés ; le champ constitue un « système de lignes de force » :

c’est dire que les agents ou systèmes d’agents qui en font partie peuvent être décrits comme autant de forces qui, en se posant, s’opposant et se composant, lui confèrent sa structure spécifique à un moment donné du temps. En retour, chacun d’eux est déterminé par son appartenance à ce champ : il doit en effet à la position particulière qu’il y occupe des propriétés de position irréductibles aux propriétés intrinsèques et en particulier un type déterminé de participation au champ culturel comme système des relations entre les thèmes et les problèmes et, par là, un type déterminé d’inconscient culturel, en même temps qu’il est intrinsèquement doté de ce que l’on appellera un poids fonctionnel, parce que sa « masse » propre, c’est-à-dire son pouvoir (ou mieux son autorité) dans le champ, ne peut être définie indépendamment de sa position dans le champ.

Bourdieu, 1966, p. 865-866

L’une des questions que l’on peut se poser à ce niveau est celle de savoir sous quelles conditions peut-on parler de « champ » ? Le « champ » n’« existe » effectivement pas en tant que tel dans la « réalité » — ce serait là tomber dans le positivisme le plus naïf —, mais la construction d’un champ ne s’effectue pas non plus par un acte décisoire indépendant des « réalités » que l’on peut observer. Ainsi, c’est conscient du sacrifice à une apparente tautologie que Bourdieu considère que l’« on peut concevoir un champ comme un espace dans lequel s’exerce un effet de champ, de sorte que ce qui arrive à un objet qui traverse cet espace ne peut être expliqué complètement par ses seules propriétés intrinsèques » (Bourdieu, 1992, p. 76-77). Autrement dit, c’est seulement par le travail empirique, « en étudiant chacun de ces univers que l’on peut établir comment ils sont constituées concrètement, où ils s’arrêtent, qui en fait partie et qui n’en fait pas partie, et s’ils forment vraiment un champ » (Bourdieu, 1992, p. 77). Les frontières du champ, par exemple, ne peuvent être déterminées que par une investigation empirique ; la question des limites du champ est d’ailleurs toujours posée dans le champ lui-même et n’admet, en ce sens, aucune réponse a priori (Bourdieu, 1992, p. 75).

Cette apparente tautologie dans la construction du champ remonte, nous semble-t-il, aux origines mêmes de la notion de champ en physique. C’est effectivement en élève d’Husserl qu’Hermann Weyl s’attaqua au problème de la nature de l’espace-temps dans la théorie de la relativité. La question qui intéresse Weyl est de savoir :

en quoi la délimitation des essentialités qui appartiennent au domaine perceptif exprime-t-elle quelque chose qui appartient en propre au domaine des objets présentés, et en quoi cette délimitation reflète-t-elle plus simplement le choix de certaines conventions ajustées à l’occasion des enquêtes empiriques ?

Kerszberg, 1986, p. 7

Dans le cadre de cette question, Weyl définit comme fondamentale une tension entre « le sujet et l’objet » ; et « c’est de cette tension elle-même, plutôt que de tout parti pris sur la nature de la relation en question, que doit résulter la vraie compréhension du rapport unissant nos idées sur la monde en tant que tel » (Kerszberg, 1986, p. 9). En ce sens, comme le souligne Kerszberg, les points de vue réaliste et idéaliste sont tout deux faux, pour Weyl, parce qu’ils sont unilatéraux : « dans la transition de la conscience à la réalité, le moi, le toi et le monde viennent à être indissolublement liés l’un à l’autre et pour ainsi dire d’un seul jet » (Weyl, 1932, p. 134 cité in Kerszberg, 1986, p. 9).

Nous n’irons pas plus loin à ce niveau, nous contentant de renvoyer aux articles de Kerszberg (1986) et Weyl (1970). Le point important est l’aspect phénoménologique qu’implique la notion de champ ; cela autant au niveau méthodologique que conceptuel, c’est-à-dire que la perception de l’objet fait partie, pourrions-nous dire, de l’objet lui-même. Les stratégies des agents dépendent ainsi, selon Bourdieu, de leur position dans le champ, c’est-à-dire dans la distribution du capital spécifique et « de leur perception qu’ils ont du champ, c’est-à-dire de leur point de vue sur le champ en tant que vue prise à partir d’un point dans le champ » (Bourdieu, 1992, p. 78). On ne peut donc que récuser les lectures par trop hâtives, telles que celle d’Heinich, qui verraient dans la sociologie utilisant la notion de champ, une sociologie qui ne prendrait pas, pour l’art par exemple, l’art tel qu’il est vécu par les acteurs, c’est-à-dire qui ne tiendrait pas compte des représentations que les acteurs sociaux se font de l’art (Heinich, 1998, p. 8). La notion de champ implique, au contraire, tout à fait la perception que les acteurs se font du champ et des objets qui le constituent.

On pourrait d’ailleurs rentrer ici, brièvement, en discussion, avec Nathalie Heinich, puisqu’elle semble bien critiquer les théories en termes de champ pour aborder les débats concernant l’art. Il faudrait ainsi montrer au prix de quelle lecture réductionniste elle présente l’utilisation de la notion de champ comme, précisément, une lecture réductionniste.

Pour commencer, la « théorie des champs » qu’Heinich classe dans l’ordre de la « désingularisation » ou de la « réduction au général » (1998, p. 15-16) vise, au contraire, à dépasser la « réduction au général » et la « réduction au particulier ». Parler en termes de « champ » permet effectivement de conserver tous les acquis et toutes les exigences des approches internalistes et externalistes, formalistes et sociologistes,

en mettant en relation l’espace des oeuvres (c’est-à-dire des formes, des styles, etc.) conçu comme un champ de prises de position qui ne peuvent être comprises que relationnellement, à la façon d’un système de phonèmes, c’est-à-dire comme un système d’écarts différentiels, et l’espace des écoles ou des auteurs conçu comme système de positions différentielles dans le champ de production.

Bourdieu, 1994a, p. 69

En ce sens, l’analyse des oeuvres culturelles en termes de « champ » a pour objet la « correspondance entre deux structures homologues » que sont la structure des oeuvres, c’est-à-dire des genres, mais aussi des formes, des styles, des thèmes, etc. ; et la structure du champ spécifique de ces oeuvres, c’est-à-dire, selon la définition, un champ de forces qui est inséparablement un champ de luttes (Bourdieu, 1994a, p. 70). Autrement dit, la théorie des champs s’oppose à la théorie de Heinich qui considère que les oeuvres « possèdent des propriétés intrinsèques » (Heinich, 1998, p. 37) — tout comme, nous l’avons vu, la physique moderne s’oppose à l’essentialisme de la pensée aristotélicienne —, mais elle n’amène pourtant pas à une analyse en termes de « causalité externe ». Nous aborderons plus loin les méthodes statistiques utilisées dans la construction du champ, mais remarquons d’ores et déjà que la méthode utilisée est celle des correspondances multiples, et que, par conséquent, c’est bien la correspondance — comme le montre la définition bourdieusienne — qui est recherchée et non la causalité. L’analyse des correspondances offre effectivement la possibilité de réaliser une analyse « sans a priori sur les relations entre les variables prises en compte » (Legros, 1989, p. 12). Elle ne vise donc qu’à dégager la « structure d’une réalité complexe » (Legros, 1989, p. 12). Ainsi, le « champ » constitue une sorte de « médiation » entre les niveaux interne et externe, entre le particulier et le général, en (dé)montrant la structure des relations entre ces deux niveaux, et évite ainsi toute réduction à l’un ou l’autre de ces niveaux.

De la sorte, la distinction que fait Heinich entre l’« explication » et l’« explicitation » perd tout sens, puisqu’on ne peut plus, pour restituer la « cohérence » d’une représentation, privilégier « l’explicitation des lignes de force internes sur l’explication par des causes externes » (Heinich, 1998, p. 33). C’est relationnellement qu’une représentation devra être abordée sociologiquement et que, loin d’être jugée comme « incohérente » ou « irrationnelle », elle pourra au contraire être « comprise » (au double sens du terme) dans la structure des relations qui lui sont constitutives. Il faut effectivement avoir conscience de la genèse de la notion de champ en sociologie, à savoir le travail de Bourdieu (1971a et 1971b) à partir de la sociologie des religions de Max Weber — sociologie « compréhensive » que Heinich qualifierait de « réduction au particulier » puisque Weber reliait les représentations, les « éthiques » religieuses, aux intérêts « matériels et idéels » des groupes sociaux qui en étaient les producteurs. Ainsi, Heinich, s’opposant à la sociologie compréhensive wébérienne qui, si l’on suit la logique de l’argumentation, aurait dû dévoiler l’incohérence et l’irrationalité des représentations religieuses, s’oppose également à Passeron lorsque celui-ci dit que :

l’analyse wébérienne des principaux types d’acteurs religieux (individuels ou collectifs), toujours définis par leurs positions dans un système intelligible d’interactions et d’oppositions (par exemple, le prophète, le prêtre et le sorcier agissant en concurrence, face à la masse des laïcs, pour la distribution légitime des biens de salut), propose un schéma facilement transposable à bien d’autres phénomènes culturels, comme l’invention, la circulation ou la standardisation des messages artistiques, mais aussi les prédications, conflits ou compromis politiques.

Passeron, 1996, p. 14

C’est donc à partir de cette analyse wébérienne — avec Weber contre Weber — que Bourdieu construit, en 1971, sa théorie des champs, en subordonnant :

l’analyse de la logique des interactions qui peuvent s’établir entre des agents directement en présence et, en particulier, les stratégies qu’ils s’opposent, à la construction de la structure des relations objectives entre les positions qu’ils occupent dans le champ religieux, structure déterminant la forme que peuvent prendre leurs interactions et la représentation qu’ils peuvent en avoir.

Bourdieu, 1971a, p. 5

Alliant de la sorte ce qui, dans le vocabulaire de Heinich, constitue une « réduction au particulier » et une « réduction au général ». Selon Bourdieu, effectivement, l’attention exclusive aux « fonctions » — ce que critique Heinich — conduit à ignorer la question de la « logique interne des objets culturels » — question à laquelle Heinich se propose de répondre ; mais plus profondément, « elle conduit à oublier les groupes qui produisent ces objets (prêtres, juristes, intellectuels, écrivains, poètes, artistes, mathématiciens, etc.) et pour lesquels ils remplissent aussi des fonctions » (Bourdieu, 1994a, p. 67). C’est donc ici que Bourdieu puise dans l’analyse wébérienne, qui a, d’une part, le mérite de réintroduire les spécialistes, leurs intérêts propres, « c’est-à-dire les fonctions que leur activité et ses produits, doctrines religieuses, corpus juridiques, etc., remplissent pour eux » (Bourdieu, 1994a, p. 68), mais qui, d’autre part, n’aperçoit pas que les univers de clercs sont « des microcosmes sociaux, des champs, qui ont leur propre structure et leurs propres lois » (Bourdieu, 1994a, p. 68). En parlant de « champ », Bourdieu se propose donc d’appliquer le mode de pensée relationnel à l’espace social des producteurs :

le microcosme social dans lequel se produisent les oeuvres culturelles, champ littéraire, champ artistique, champ scientifique, etc., est un espace de relations objectives entre des positions — celle de l’artiste consacré et celle de l’artiste maudit par exemple — et on ne peut comprendre ce qui s’y passe que si l’on situe chaque agent ou chaque institution dans ses relations objectives avec tous les autres.

Bourdieu, 1994a, p. 68

En somme, l’objectif d’une théorie des « champs » est de comprendre les messages, discours, systèmes symboliques, etc., à la fois dans leur fonction, leur structure et leur genèse (Bourdieu, 1994b, p. 130).

C’est donc en n’abdiquant ni l’« explication » ni la « compréhension » — nous plaçant de la sorte inévitablement, comme l’indique Passeron (1996, p. 14), dans une épistémologie wébérienne — que nous nous écarterons de la sociologie d’Heinich pour aborder les débats et conflits de représentations.

À un niveau très général, il s’agira donc de raisonner « à la manière géométrique » (more geometrico), c’est-à-dire « spatialement ». Comme l’indique Croizer (2002, p. 195), ce langage de l’espace, présent dans la sociologie bourdieusienne, n’est effectivement nullement « métaphorique », il définit au contraire le programme de cette sociologie. Il y a d’une part la « vision spatiale » de la société que l’on retrouve dans l’utilisation de la carte de Paris au dix-neuvième Siècle pour analyser « L’Éducation sentimentale » de Flaubert (Bourdieu, 1998, p. 79), dans l’analyse des grands ensembles des banlieues que l’on retrouve dans « La Misère du monde » (Bourdieu, 1993), ou encore, plus spécifiquement, dans la description de la maison kabyle, comme « monde renversé » (Bourdieu, 2000, p. 61-82) ; et d’autre part, la « représentation spatiale » des données, méthode permettant de considérer les différences, déviations et traits distinctifs entre individus en termes « spatiaux », par l’analyse des correspondances multiples (Rouanet et al., 2000, p. 7-8).

Remarquons que cette méthode n’est pas nouvelle puisqu’elle vient de l’analysis situs leibnizienne, dans laquelle la « position » est ce qui distingue les objets qui n’offrent aucune distinction intrinsèque ; et la « situation » est la « position dans l’espace », c’est-à-dire la position dans l’« ordre des coexistences », tout comme les instants sont des positions dans le temps (Couturat, 1901, p. 407).[8] Cassirer remarquait d’ailleurs que selon Leibniz, « avant d’être déterminé comme un quantum, l’espace doit être conçu, si l’on veut respecter sa spécificité qualitative, comme l’“ordre des coexistences possibles” » (Cassirer, 1977, p. 113).

Remarquons également, à la suite de Croizer, que l’approche géométrique des questions sociales permet de refuser d’entrer dans les vieux débats sociologiques entre, d’un côté, les théories du sujet rationnel dont les comportements sont ordonnés à des fins et, de l’autre, les théories en termes de groupes sociaux, « déterminant par avance modes de pensée et modes d’action des individus qui leur appartiennent » (Croizer, 2002, p. 198). Croizer souligne d’ailleurs, à ce propos, la méconnaissance que révèle le fait d’imputer à Bourdieu et à la théorie des champs « une compréhension déterministe et classiquement mécaniste des processus sociaux, opposant bloc contre bloc des classes sociales », en ce sens qu’il s’agit, en termes de champ, de raisonner géométriquement et non mécaniquement en termes de « masses » et de lois du « choc » (Croizer, 2002, p. 199).

Si c’est avec sa sociologie des religions que Weber se rapproche le plus, selon Bourdieu, de la notion de « champ », les quelques chapitres de Wirtschaft und Gesellschaft consacrés au concept de « classes » présentent également un intérêt tout particulier pour une approche des classes sociales en termes de « champ ». Sans relever explicitement — à notre connaissance — d’une analysis situs, la « classe » wébérienne [Klasse] doit être entendue comme tout groupe d’individus se trouvant dans la même « situation de classe » [Klassenlage], c’est-à-dire la chance typique résultant « du degré auquel et des modalités d’utilisation selon lesquelles un individu peut disposer (ou ne pas disposer) de biens ou de services [Leistunsqualifikationen] afin de se procurer des rentes ou des revenus » (Weber, 1971, p. 309 et 1980, p. 177). « Classe » et « situation de classe » constituent donc uniquement des « situations de faits » caractérisées par des « situations d’intérêts typiques, égales (ou analogues), dans lesquelles l’individu isolé se trouve placé ainsi que d’autres, nombreux » (Weber, 1971, p. 309). A cette « situation de classe » [Klassenlage], déterminée par des facteurs économiques, Weber adjoint le concept de « condition » [Ständische Lage] [status situation], c’est-à-dire « le privilège positif ou négatif de considération sociale revendiqué de façon efficace » qui est fondé sur le mode de vie, le type d’instruction formelle ou le prestige de naissance ou de profession (Weber, 1971, p. 314 ; 1978, p. 932 et 1980, p. 179). L’« ordre » [Stand] [status group] est, en ce sens, une pluralité d’individus qui, au sein d’un groupement, revendiquent efficacement une considération particulière et, éventuellement aussi, un monopole particulier à leur condition (1971, p. 314 et 1980, p. 180). Cet ordre peut naître, selon Weber, d’une profession, de la naissance, ou de l’ordre politique ou hiérocratique.

Mais ces deux catégories que sont la « classe » et l’« ordre », renvoyant tous deux à des situations particulières — au niveau de la production et de l’acquisition des biens pour la première, au niveau de la consommation des biens représentée par un style de vie [Lebensführung] particulier pour la deuxième (1978, p. 937 et 1980, p. 538) — sont, dans la sociologie wébérienne, à considérer dans leur articulation complexe. Ainsi, la « classe sociale » — à distinguer de la « classe de possession » et de la « classe de production », en ceci que la classe sociale constitue l’ensemble de ces situations de classe — est la classe la plus proche de l’« ordre » (weber, 1971, p. 315). La « condition » [Ständische Lage] signifie tout élément typique, dans la vie des individus, déterminé par « a specific, positive or negative social estimation of honor » (Weber, 1978, p. 932) ; et cet « honneur » peut être « noué » [knüpfen] — « knit » en anglais — à une « situation de classe » : les distinctions de classe sont donc liées, de manière variée, avec les distinctions de statut [ständischen Unterschieden] (Weber, 1978, p. 932 et 1980, p. 534-535). La possibilité d’un style de vie attendu pour les membres d’un ordre particulier est ainsi habituellement conditionné économiquement. La stratification basée sur les statuts va donc « main dans la main » avec la monopolisation d’opportunités ou de biens matériels ou idéels (Weber, 1978, p. 935).

On voit donc bien en quoi l’approche wébérienne des classes sociales (par opposition à l’approche marxiste) s’intègre pleinement à une compréhension géométrique de l’espace social, c’est-à-dire, d’une part, à une analyse des positions et des situations dans lesquelles les individus se « situent », et d’autre part, à une analyse en termes de probabilités, de « chance de... », d’« attente », de « propension » ou, autrement dit, à une analyse nondéterministe du lien entre la position et la prise de position, entre la situation et le comportement[9]. On voit, de plus, l’importance que donne Weber à une approche intégrant à la fois — et dans leur articulation — des éléments économiques et symboliques pour comprendre où se situent les individus les uns par rapport aux autres ; approche que l’on retrouvera bien évidemment dans la construction bourdieusienne du « champ » à partir du capital économique, du capital culturel et du capital symbolique.

En somme, une topologie sociale permet d’analyser des positions relatives et des relations objectives entre ces positions. L’espace social est ainsi construit de telle manière que les agents, les groupes ou les institutions qui s’y trouvent placés « ont d’autant plus de propriétés en commun qu’ils sont plus proches dans cet espace ; d’autant moins qu’ils sont plus éloignés. Les distances spatiales — sur le papier — coïncident avec les distances sociales » (Bourdieu, 1987, p. 150-151). Ces relations objectives que vise à analyser une topologie sociale sont donc des relations entre des positions « occupées dans les distributions des ressources qui sont ou peuvent devenir agissantes, efficientes, comme les atouts dans un jeu, dans la concurrence pour l’appropriation des biens rares dont cet univers social est le lieu » (Bourdieu, 1987, p. 152).

Mais comme nous l’avons montré, la théorie des champs comporte, depuis ses origines, une dimension phénoménologique refusant de déduire les actions et interactions de la structure des relations objectives : cette structure — « réalité sociale » des objectivistes — constitue donc également un « objet de perception ». La science sociale, nous dit Bourdieu, « doit prendre pour objet et cette réalité et la perception de cette réalité, les perspectives, les points de vue que, en fonction de leur position dans l’espace social objectif, les agents ont sur cette réalité » (Bourdieu, 1987, p. 154). Non pas, comme le croit Heinich (1998, p. 26 et 34), pour opposer, dans une épreuve de vérité, ces points de vues et représentations au réel, mais bien pour les comprendre comme des « vues prises à partir d’un point » dans l’espace reconstruit, c’est-à-dire à partir d’une position déterminée dans l’espace social.

On est ici au coeur, nous semble-t-il, de l’analysis situs, avec l’importance de la « position » qui, d’une part, déterminera les « propriétés » des objets et qui, d’autre part, implique que ces objets ne sont pas interchangeables. On en revient donc à la définition leibnizienne de la position comme ce qui permet de distinguer les objets. Croizer rappelle d’ailleurs à ce propos que le concept de « distinction », utilisé par Bourdieu, est bien un concept d’essence géométrique, « puisqu’il s’agit du creusement des écarts différentiels entre les occupants des divers points de l’espace social » (Croizer, 2002, p. 219).

Le champ d’un débat public

A l’issue de ce chapitre sur le concept de « champ », que pouvons-nous en retirer pour aborder le cas d’un débat public ? C’est-à-dire comment pouvons-nous mettre en oeuvre le concept de « champ » pour aborder sociologiquement un débat public ?

En termes analytiques, un champ peut être défini « comme un réseau, ou une configuration de relations objectives entre des positions » (Bourdieu, 1992, p. 72). Il faudra donc définir les positions des divers individus et institutions par leur

situation (situs) actuelle et potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir (ou de capital) dont la possession commande l’accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ, et, du même coup, par leurs relations objectives aux autres positions.

Bourdieu, 1992, p. 72-73

Autrement dit, construire ce champ implique, dans un même mouvement, de définir quelles sont les espèces de capital qui sont « agissantes » dans ce champ, c’est-à-dire quelles sont les propriétés actives, les formes de « capital spécifique »[10].

Le « champ » du débat sur la prostitution se présente comme un espace fort hétérogène en termes de capital économique, culturel ou symbolique. S’y croisent effectivement politiciens, prostituées, travailleurs sociaux, juristes, philosophes, psychologues, médecins, fonctionnaires, policiers, journalistes, etc. De plus, certaines institutions et associations « existaient » avant que la prostitution soit en débat telle qu’elle l’est aujourd’hui, alors que d’autres « émanent », pourrions-nous dire, de ce débat, et donc de sa structure propre, de ses enjeux et de ses logiques.

Il faudra alors voir, au sein de cet espace relationnel de positions relatives, et comment entrent en interaction ces acteurs sociaux, dans quels lieux et sous quelles modalités. Si la théorie des « champs » se présente, dans un premier temps, sous une dimension structuraliste, ce n’est pas pour déduire les actions et interactions de la structure, mais au contraire pour pouvoir replacer ces interactions dans la structure qu’elles tendent à masquer. Autrement dit, il s’agira de voir où se situent ces lieux, plus ou moins institutionnalisés, de définition de la prostitution, ces « arènes publiques », et comment s’y déroulent les interactions entre des acteurs plus ou moins éloignés dans l’espace social. On pourra de la sorte voir le degré d’hétérogénéité ou d’homogénéité de ces différents lieux, c’est-à-dire leur autonomie relative dans leur définition de la prostitution par rapport aux définitions des autres acteurs, dans d’autres arènes ; question sur laquelle nous débutions cet article et qui nous semble essentielle pour comprendre le débat actuel sur la prostitution. Ainsi, la théorie des champs devrait nous permettre, d’une part, de décrire, de situer, relationnellement les différentes arènes dans lesquelles est discutée la prostitution et leur importance relative dans ce débat public, et d’autre part, de comprendre les interactions (au sens goffmanien) qui s’y déroulent ; gardant de la sorte tous les acquis du structuralisme et de l’interactionnisme. Aborder le débat sur la prostitution par le concept de « champ » permettrait donc, selon nous, à la fois de considérer, à un niveau général, la « constitution du problème public » entre différentes arènes, et, à un niveau plus particulier, de considérer les interactions qui se déroulent au sein de chacune de ces arènes ; et donc d’articuler les théories en termes de « constitution des problèmes publics » avec des théories, appelées parfois plus microsociologique, en termes d’interactions (déroulement concret des discussions dans les différentes arènes, postures des intervenants, prises de parole, etc.).

On pourrait ainsi, pour affiner notre démarche, reprendre le travail de Bourdieu et Christin (1990) sur le marché du logement, en France dans les années 1970-1980, qui, dans une certaine mesure, comporte des caractéristiques communes avec le débat sur la prostitution en Belgique. Tout comme le marché du logement, le débat sur la prostitution se présente comme :

un champ relativement autonome des rapports de force et de luttes entre d’un côté des agents ou des institutions bureaucratiques investis de pouvoirs différents et souvent concurrents et dotés d’intérêts spécifiques de corps souvent antagonistes et, de l’autre, des institutions ou des agents qui, tout en étant extérieurs à ce champ, y interviennent pour faire triompher leurs intérêts ou ceux de leurs mandants.

Bourdieu et Christin, 1990, p. 65

Et c’est dans ce lieu que se définiront les règlements qui régiront le monde de la prostitution. On voit ainsi l’importance de l’État pour un débat tel que celui sur la prostitution et donc l’importance de replacer ce « champ » au sein de l’État :

les luttes pour transformer ou conserver ces règles et, plus précisément, les représentations légitimes [...] qui, une fois investies de l’efficacité symbolique et pratique du règlement officiel, sont capables de commander réellement les pratiques, sont une des dimensions fondamentales des luttes politiques pour le pouvoir sur les instruments de pouvoir étatique.

Bourdieu et Christin, 1990, p. 65

Ainsi, pour comprendre la « politique de l’État » en matière de prostitution, il faudrait, comme le disent Bourdieu et Christin (1990, p. 65), savoir, d’une part, comment se présente l’« univers des différentes prises de position » concernant la prostitution, et l’espace des rapports de force entre leurs défenseurs ; et d’autre part, l’« état de l’opinion de la fraction mobilisée et organisée des opinion makers », c’est-à-dire hommes politiques, journalistes, etc., et des groupes de pression, associations, institutions et collectifs concernés par la prostitution.

Plus précisément, on pourra alors tenter de déterminer, à un moment donné, « la structure de la distribution des forces (ou des atouts) entre les agents efficients », c’est-à-dire entre les individus qui ont assez de « poids » pour orienter effectivement la politique en matière de prostitution, « parce qu’ils détiennent telle ou telle des propriétés agissantes dans le champ » (Bourdieu et Christin, 1990, p. 70). Et suivant l’hypothèse de la correspondance entre la position et la prise de position, on pourra alors observer si aux positions qu’occupent les individus et institutions dans cette structure de la distribution des forces correspondent les prises de position concernant la réglementation à adopter en matière de prostitution, c’est-à-dire si « les différences objectives dans la distribution des intérêts et des atouts peuvent expliquer les stratégies adoptées dans les luttes, et, plus précisément, les alliances ou les divisions en camps » (Bourdieu et Christin, 1990, p. 70).

Le débat sur la prostitution en Belgique

La constitution du débat

Comme nous le disions pour commencer, cet article n’est qu’un moment de réflexion dans le cours d’une recherche, moment où, tout en gardant les acquis des théories en termes d’« arènes publiques », nous tentons d’envisager ces arènes dans un espace de relations objectives entre des positions, c’est-à-dire d’aborder ce débat public « comme » un « champ ».

Il peut paraître étrange de publier un article présentant ce moment de doutes, de balbutiements, de tâtonnements, théoriques et méthodologiques. Il est effectivement bien plus courant de ne publier qu’au moment où, le travail empirique terminé et les conclusions tirées, la méthode et la théorie ne font plus aucun doute. Il nous semble pourtant que c’est dans ces balbutiements — « drame quotidien de l’étude quotidienne », selon les termes de Bachelard (2001, p. 16) — que se ressent le mieux le travail proprement scientifique, de construction de l’objet et de mise à l’épreuve des outils méthodologiques[11].

Ce que nous voudrions donc présenter dans ce point sur le débat sur la prostitution en Belgique, c’est la première étape de la mise en oeuvre empirique du concept de « champ » sur le débat sur la prostitution et sur ses lieux de discussions et de décisions, c’est-à-dire de présenter les conditions qui, selon nous, nous permettent de parler de « champ » pour ce débat. Comme nous l’avons déjà dit, Bourdieu expliquait que l’on peut concevoir un champ comme un espace dans lequel s’exerce un « effet de champ » (Bourdieu, 1992, p. 76) et que ce n’est donc qu’en étudiant cet univers que l’on peut établir s’il forme un « champ ».

Le débat sur la prostitution, en Belgique comme en France d’ailleurs, n’est pas nouveau, puisqu’on retrouve des débats opposants abolitionnistes et réglementaristes à la fin du dix-neuvième Siècle. Pourtant, il semble que le débat sur la prostitution en Belgique, tel qu’il est actuellement structuré et composé, se constitue en tant que tel en septembre 1992, à la suite de la publication de l’enquête du journaliste Chris de Stoop : « Ze zijn zo lief, mener ». Cette enquête, débutée en 1989, dont la publication aurait été motivée par le roi Baudouin, décrit de manière détaillée les réseaux de traite des femmes et de prostitution forcée en Belgique. Vu l’impact public de cette publication et des articles précédemment publiés dans l’hebdomadaire flamand « Knack », une proposition est faite, le 8 octobre 1992, à la Chambre des représentants, visant à « instituer une commission d’enquête parlementaire chargée d’élaborer une politique structurelle en vue de lutter contre les réseaux internationaux de traite des femmes »[12]. Le lien avec l’ouvrage de Chris de Stoop est évident : la première phrase de la proposition y fait référence, les différents éléments qui seront abordés par la commission d’enquête correspondent explicitement à ceux développés dans l’enquête et Chris de Stoop témoigne devant la commission en tant qu’expert, en compagnie de Patsy Sörensen (directrice du Centre d’accueil pour prostituées « Payoke » à Anvers), de Paula d’Hondt (commissaire royale à la politique des immigrés), de Francine Meert (responsable du « Mouvement du nid ») et de Marie-France Botte (travaillant sur la pédophilie en collaboration avec l’association « Terres des hommes »). Le rapport fait au nom de la Commission d’enquête sera publié en mars 1994[13].

Le parti pris méthodologique que nous faisons ici est de considérer l’émergence de ce « débat public » sur la traite des êtres humains, y compris la prostitution, comme la constitution d’un « champ » spécifique, avec ses enjeux propres et ses acteurs ayant des trajectoires et des positions différentes selon les univers professionnels à partir desquels ils s’engagent dans ce débat : politique, administratif, juridique, associatif, etc. Cela a comme conséquence principale de considérer que la prostitution ne peut être débattue en Belgique que dans un espace symbolique dont l’enjeu principal est la lutte contre la traite des êtres humains. Entre 1992 et 1995, alors que la traite des êtres humains est à l’agenda médiatique et politique, est créé le « Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme »[14] qui s’occupera, entre autres, de traite des êtres humains. La loi du 15 avril 1995 précisera explicitement que l’une de ses missions est de stimuler la lutte contre la traite des êtres humains[15]. En mars 1993, l’association « Prévention — Sida — Prostitution », créée en mars 1989 sous l’impulsion de quelques médecins, dont les objectifs principaux sont « la sensibilisation, l’information et la prévention visant à réduire la transmission du virus VIH et des autres MST, parmi la population des personnes prostituées [et] la formation de personnes-relais volontaires afin d’adapter au mieux l’information »[16], change de nom et s’appelle désormais « Espace P... ». Ce faisant, en gardant comme but prioritaire la sensibilisation, l’information et la prévention du sida, elle élargit son intérêt « vers d’autres problématiques liées au phénomène prostitutionnel : traite des êtres humains, toxicomanie, pauvreté, violence... »[17]. Si ces deux organismes nous intéressent — le Centre pour l’égalité des chances et Espace P... —, c’est parce qu’ils représentent chacun une position particulière dans le champ du débat actuel sur la traite des êtres humains. Le Centre pour l’égalité des chances dispose d’un capital symbolique important en ce sens qu’il est, pourrions-nous dire, un produit de ce champ et qu’il a pour mission de stimuler, de coordonner et d’assurer le suivi de la politique de lutte contre la traite des êtres humains[18]. Chaque année, il est également tenu de rédiger un rapport évaluant les résultats et les difficultés des politiques de lutte contre la traite des êtres humains.

L’association « Espace P... », par contre, existait — sous le nom de « Prévention — Sida — Prostitution » — avant la constitution de ce débat public. Cette association, très proche des associations françaises de « santé communautaire » décrites par Mathieu (2001), n’avait pas la lutte contre la traite des êtres humains comme mission d’origine. Nous faisons ici l’hypothèse que ce n’est qu’en élargissant ses missions à ce problème désormais « public » que l’association a pu rentrer dans le champ du débat, et ainsi y débattre de prostitution et y défendre la cause des prostituées. L’évolution de l’association est en ce sens fort intéressante : tout comme le « Bus des femmes » en France, Espace P... se préoccupait, jusqu’en 1993, de la population prostituée en ce qu’elle constituait une « population à risque » pour l’épidémie du sida. L’aspect social de la prostitution n’était pas explicitement présenté ; il était simplement mentionné que l’association se montrerait particulièrement soucieuse du respect de la liberté individuelle et de la vie privée, et qu’elle s’opposera à toute atteinte à la dignité de la personne humaine[19]. Et c’est la même année, en 1993, que l’association, d’une part, élargit ses missions à la lutte contre la traite des êtres humains ; et d’autre part, met en place un programme d’émancipation et d’insertion socioprofessionnelle qui :

vise d’une part le soutien des personnes prostituées dans la lutte contre les violences, l’exploitation, les discriminations et la stigmatisation dont elles sont victimes, l’amélioration de leurs conditions de travail et d’autre part, la possibilité pour elles de s’insérer socialement afin d’accéder plus facilement à un choix de vie différent le moment voulu[20].

Notre hypothèse est que l’on peut observer ici un « effet de champ », en ce sens que la prise en charge, même secondaire, de la traite des êtres humains est la condition de possibilité d’entrée dans le champ du débat sur la prostitution et, par conséquent, d’une possibilité de lutte contre la stigmatisation des prostituées dans le débat actuel. Cet effet de champ met alors cette association dans une position ambiguë similaire à celle décrite par Mathieu (2001, p. 276), en ce sens qu’il s’agit à la fois de défendre la prostitution et de lutter contre la traite des êtres humains. Dans son Rapport des activités. Des 10 ans d’Espace P..., l’association exprime clairement cette double orientation :

Une de nos priorités est la lutte contre toutes les formes de coercition, d’exploitation ou de traite des êtres humains. Une autre est le combat contre la prostitution des mineurs. Par contre, plus que jamais, après dix ans de travail, nous considérons l’homme ou la femme qui se prostitue librement comme étant citoyen(ne) à part entière responsable et acteur de son existence. Nous ne nous reconnaissons pas le droit de juger de l’intégrité, ni de la dignité d’une personne.

Plus loin, à la nécessité de lutter contre la traite des êtres humains pour lutter en faveur des droits des prostituées, l’association répond — entre autres aux abolitionnistes — par la nécessité de lutter en faveur des droits des prostituées pour lutter contre la traite des êtres humains :

Notre objectif est que le milieu du travail du sexe soit le moins clandestin possible, que l’accès des travailleurs à l’aide et à l’information soit le plus aisé possible et que la lutte contre la traite des êtres humains soit ainsi facilitée.

Notre pratique quotidienne montre que le système abolitionniste actuellement en vigueur en refusant toute réglementation officielle de la prostitution et en plaçant ce secteur hors du champ du travail, a des effets extrêmement nocifs [...]. Proposer un statut de travailleur aux personnes prostituées, c’est leur ouvrir la porte à des nouveaux droits. C’est les sortir du champ du « pénal ». C’est posséder un outil pour combattre les abus. Le flou et la marginalisation qu’engendre le système abolitionniste entraînent l’arbitraire et ouvrent la porte à l’exploitation.

Autrement dit, dans le débat tel qu’il est actuellement structuré, pour une association comme Espace P..., néoréglementariste et originaire des actions de « santé communautaire », tout l’enjeu est de différencier ces « réalités » que sont la « prostitution volontaire » et la « traite des êtres humains », tout en liant intimement les discours, les politiques et les luttes qui s’y rapportent. Dit encore autrement, la différenciation ou non de ces deux « réalités » est un tel enjeu actuellement, qu’il est impossible de parler de l’une sans l’autre, et ce d’autant plus que tant ceux qui ont « intérêt » à cette différenciation que ceux qui ont « intérêt » à nier les différences, ont de manière différente intérêt à les lier dans le discours : que ce soit parce que l’une et l’autre sont des formes d’exploitation des femmes ou plus généralement des êtres humains ; parce que la lutte contre la traite des êtres humains est l’enjeu du débat public dans lequel peut être discutée la prostitution ; ou encore parce que reconnaître des droits aux personnes prostituées permettra de lutter contre la traite des êtres humains.

Nous ne disons donc pas que la dichotomie entre « traite des êtres humains » et « prostitution » est une production propre au débat belge, mais que les spécificités des qualifications de cette dichotomie, ainsi que les raisons de cette opposition renvoient à la structure du débat belge, c’est-à-dire à sa constitution autour de la lutte contre la traite des êtres humains.

Ce ne sont ici que quelques observations préliminaires à la construction méthodique du « champ », mais ce sont celles-ci, relatives à la constitution du débat, qui nous ont amené à l’idée d’aborder ce débat « comme » un champ. Les différents lieux de discussions qui le composent, les enjeux qui lui sont propres et les protagonistes qui participent à ce débat se constituent à la suite de la publication de l’ouvrage de Chris de Stoop sur la traite des êtres humains, et de la commission parlementaire qui s’ensuivit[21].

« Lieux » du débat et pouvoir symbolique

C’est dans cet espace du débat, tel qu’il s’est progressivement constitué depuis 1992, et plus particulièrement dans un des lieux de cet espace — l’« arène » législative — que cinq propositions de loi sont déposées entre 2000 et 2002. Si l’on se penche sur les références de ces différentes propositions de loi, on remarque que plusieurs d’entre elles se basent directement sur les différentes commissions parlementaires sur la prostitution et la traite des êtres humains. Les rapports du Centre pour l’égalité des chances sont également invoqués.

Ces deux lieux symboliques sont particulièrement intéressants par le capital symbolique qu’ils détiennent et qu’ils sont aptes à attribuer. Les commissions, tout d’abord, sont instituées légalement et sont garanties par l’État. Le Centre pour l’égalité des chances, ensuite, fut créé par la loi du 15 févier 1993 et doit, selon la loi du 16 juin 1995, produire chaque année un rapport d’évaluation des politiques en vigueur. Autrement dit, les rapports des commissions, publiés en 1994 pour la commission d’« Enquête parlementaire en vue d’élaborer une politique structurelle visant la répression et l’abolition de la traite des êtres humains »[22] et en 2000 pour la sous-commission « Traite des êtres humains et prostitution »[23], et les rapports du Centre ont valeur de discours officiels, accomplis en situation d’autorité par des personnages autorisés, des personnages « officiels », agissant ex officio, en tant que détenteurs d’une fonction, d’un officium, mandatés par l’Etat, publicum, et désignés selon la règle de la représentation proportionnelle des groupes politiques. Dans ce cadre, ceux et celles qui sont appelés à témoigner devant ces commissions et dont le discours est repris dans les rapports, du Centre ou des commissions, se voient, de la sorte, doublement dotés, pourrions-nous dire, d’un pouvoir symbolique. D’une part, par la reconnaissance de l’expertise de terrain, donc de la connaissance des « réalités » de la prostitution, « réalités » qui constituent bien un des enjeux centraux de ce conflit de représentation :

La commission devra en outre faire appel à des experts. [...] L’auteur estime que certaines réunions de la commission d’enquête doivent être publiques, notamment celles au cours desquelles on procédera à l’audition de personnes ou d’organisations, comme Le Nid ou Payoke, qui s’occupent activement de la lutte contre la traite des femmes depuis plusieurs années. L’organisation de réunions publiques permettra d’ailleurs aussi de reconnaître et de souligner les mérites de ces personnes ou organisations[24].

D’autre part, les auditions lors de commissions instituent ce pouvoir proprement symbolique de faire « voir », de montrer, d’« attirer l’attention », terme que l’on retrouve dans presque chaque audition. Dans ces lieux de pouvoir que sont les commissions, les « experts », institués comme tels par leur présence même, munis du capital symbolique que cette présence leur procure, ont ce pouvoir symbolique de « prescrire sous apparence de décrire ou de dénoncer sous apparence d’énoncer » (Bourdieu, 2001, p. 188). Ces rapports sont des « états des lieux », objectivés et officiels, faisant connaître les lieux et reconnaître celui qui en dresse l’état. En tant que capital symbolique, cette reconnaissance est effectivement mobilisable dans d’autres champs, dans d’autres lieux. C’est sur la base de l’« état des lieux » de ces rapports que se formulent les propositions de lois, et une audition lors des commissions est bien souvent mentionnée par la personne ou l’organisation qui en fut l’auteur.

Comme pour redoubler l’effet de non-reconnaissance, ou de domination, aucune personne prostituée, ni même un membre d’Espace P..., ne fut appelé à témoigner devant ces commissions. Autrement dit, en Belgique, il n’y a pas encore eu un équivalent du « Rapport Pinot » français que Mathieu (2001, p. 93) décrit comme l’acte de reconnaissance par l’État des personnes prostituées : celles-ci ne sont pas reconnues comme « disposant d’une compétence à s’exprimer sur la politique nationale en matière de prostitution ». Remarquons d’ailleurs que cette non-reconnaissance s’étend à d’autres lieux dans lesquels est discutée la prostitution. Ainsi, lorsqu’à une conférence, organisée en avril 2003 à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, la présentatrice pose la question de « la réalité quotidienne des personnes prostituées », c’est vers une représentante d’Espace P... qu’elle se tourne et non pas vers la personne prostituée faisant partie des intervenants. Les personnes prostituées sont effectivement tenues de parler de leur propre « vécu » dans la prostitution ; non dotées en capital nécessaire à une « montée en généralité » (Boltanski, 1984), que ce soit vers « la Prostitution » ou vers « la Femme dans la prostitution », les personnes prostituées ne sont pas invitées, au sein de certaines « arènes », à produire un discours sur des réalités qui dépasseraient leur propre vécu quotidien. Et si jamais elles tentaient néanmoins de le faire, ce sont des réactions de surprise, voire d’amusement, dans la salle, qui les rappellent à leur place. Ainsi, lorsqu’une prostituée, toujours à cette même conférence, prononce des termes tels qu’« ostracisme » ou étend son discours à la domination sociale et masculine vécue par les personnes prostituées, cela surprend ; alors même que juste avant, une philosophe avait parlé de la prostitution en des termes éthiques, et dans un vocabulaire bien plus complexe, sans que cela ne surprenne personne.

Autrement dit, reprenant quelques observations de Memmi (1999), ce que nous observons ici, ce sont ces effets d’inclusion-exclusion de certains lieux, produits par la capacité à monter en généralité et la reconnaissance sociale de cette capacité. Il y a, dans chacun des lieux du débat, des formes légitimes et autorisées de généralisation, et des acteurs sociaux légitimés, aptes et perçus comme tels, à produire cette généralisation.

Ce ne sont ici que quelques premières observations sur le débat sur la prostitution, qui décevront certainement ceux et celles qui auraient souhaité en apprendre davantage sur ce celui-ci. Mais ce sont ces observations, parmi d’autres, qui nous ont amené à « intégrer » les approches en termes d’« arènes publiques » dans une approche spatiale du débat sur la prostitution, c’est-à-dire à aborder cet ensemble d’arènes en relation comme un « champ ».

Cela, nous semble-t-il, nous permettra de rendre compte de la constitution de ce débat public, tel que nous venons de la décrire, c’est-à-dire la constitution des différents « lieux » de ce débat et les formes spécifiques de capital nécessaires à l’entrée dans ceux-ci ; les positions relatives de ces lieux et des protagonistes dans la structure des relations objectives de ce débat ; et les formes spécifiques de capital produit par ce champ, que les acteurs sociaux peuvent engager dans leurs interactions au sein de celui-ci.

Reste maintenant à mettre en oeuvre méthodiquement les principes qu’implique la notion de « champ » pour aborder cet espace social du débat sur la prostitution « comme » un champ et rendre compte des observations préliminaires que nous avons pu faire.

L’analyse statistique

Comme nous l’avons déjà esquissé, l’analyse statistique utilisée dans la construction du « champ » est celle de l’« analyse des correspondances multiples » qui, selon Bourdieu, a l’avantage de « penser » en termes de relations (Bourdieu, 1992, p. 72). L’analyse des correspondances multiples a effectivement comme vocation essentielle de traiter sous forme de facteurs les relations internes à un tableau croisé et de dégager de la sorte, la « structure d’une réalité complexe » (Legros, 1989, p. 12). Plus précisément, cette technique statistique permet de traiter toutes les variables comme un « ensemble », et donc de prendre en compte l’ensemble du phénomène étudié, sans a priori sur les relations entre les variables prises en compte (Legros, 1989).

On s’écarte donc d’une part des méthodes statistiques que Lewin qualifiait d’aristotéliciennes, en ce sens qu’elles cherchaient la moyenne des traits communs à un groupe de faits donnés pour caractériser les propriétés intrinsèques de ce groupe (Lewin, 1959, p. 39). La loi dégagée n’était alors valide que pour une situation « moyenne » qui n’existe pourtant pas. C’est ainsi que Lewin, construisant son concept de « champ psychologique », plaidait pour une méthode permettant de considérer « la situation totale étudiée, en tenant compte, avec toute la précision souhaitable, de toutes ses particularités » (Lewin, 1959, p. 53).

D’autre part, on s’écarte également des approches traditionnelles en termes de « variables dépendantes » et de « variables indépendantes », puisqu’elle permet d’aborder ensemble toutes les variables concernées, d’interpréter les interrelations qui se manifestent et de repérer s’il existe des relations entre ces variables (Legros, 1989, p. 10). Les variables sont ainsi distinguées, dans l’analyse des correspondances multiples, entre « variables actives — c’est-à-dire celles qui interviennent directement dans la solution factorielle — et variables supplémentaires qui, introduites, par la suite peuvent compléter et illustrer la représentation issue de l’analyse » (Legros, 1989, p. 10). Les variables introduites dans l’analyse des correspondances multiples possèdent donc toutes le même statut : « il n’est donc pas question de considérer que certaines variables sont dépendantes ou indépendantes, c’est-à-dire explicatives ou à expliquer » (Legros, 1989, p.137). Bourdieu remarque d’ailleurs à ce propos que c’est dans la recherche des « facteurs explicatifs » que peut se donner libre cours « le mode de pensée substantialiste », dont essaye de se détacher les théories en termes de « champ », et qui :

traite les propriétés attachées aux agents, profession, âge, sexe ou diplôme, comme des forces indépendantes de la relation dans laquelle elles « agissent » : ainsi se trouve exclue la question de ce qui est déterminant dans la variable déterminante et de ce qui est déterminé dans la variable déterminée, c’est-à-dire la question de ce qui, parmi les propriétés prélevées, consciemment ou inconsciemment, au travers des indicateurs considérés, constitue la propriété pertinente, capable de déterminer réellement la relation à l’intérieur de laquelle elle se détermine.

Bourdieu, 1979, p. 20

Ainsi donc, l’analyse des correspondances multiples est bien davantage un outil d’analyse descriptive que d’analyse explicative[25]. Les « êtres mathématiques » qui ressortent de l’analyse des correspondances se trouvent, nous dit Legros (1989, p. 137), sur un pied d’égalité et la seule chose que l’on puisse dire, c’est que les premiers facteurs comportent une plus grande quantité d’information que les facteurs qui suivent, c’est-à-dire que le premier facteur emporte le maximum d’inertie possible et le deuxième facteur emporte le maximum d’inertie dans ce qui reste, etc., constituant de la sorte les « propriétés pertinentes » dont parle Bourdieu.

Cette volonté d’utiliser une technique permettant de décrire et non d’expliquer correspond, nous semble-t-il, à la dimension compréhensive et phénoménologique d’une telle approche sociologique. On n’a effectivement rien expliqué, ni rien compris, nous dit Bourdieu,

lorsque l’on a établi l’existence d’une forte corrélation entre une variable dite indépendante et une variable dite dépendante : aussi longtemps qu’on n’a pas déterminé ce que désigne dans le cas particulier, c’est-à-dire dans chaque relation particulière, chacun des termes de la relation [...], la relation statistique, pour si grande que soit la précision avec laquelle elle peut être déterminée numériquement, reste un pur donné, dépourvu de sens.

Bourdieu, 1979, p. 16

Il faut donc rompre avec l’illusion de la constance des variables, résultant de l’identité nominale des indicateurs ou des termes reliés, pour observer ce qu’indiquent ces indicateurs, c’est-à-dire « le sens qu’ils revêtent dans la relation considérée et qu’ils reçoivent de cette relation même » (Bourdieu, 1979, p. 16)

Enfin, quant à la dimension « spatiale » de la méthode des champs, remarquons, pour conclure, que cette technique d’analyse, en pensant relationnellement, correspond également tout à fait au raisonnement « more geometrico » qui nous intéresse ici, puisqu’elle fournit une représentation géométrique en projetant simultanément, sur un même plan, les relations qui peuvent exister entre les lignes et les colonnes d’un tableau croisé (Legros, 1989, p. 16).

Conclusion

Cet article, certainement trop bref pour présenter convenablement le concept de « champ », ne visait qu’à proposer quelques pistes de réflexion pour une utilisation de la théorie des champs en matière de débat public et de constitution des problèmes publics. Plus précisément, cet article constitue un moment du travail empirique portant sur le débat sur la prostitution en Belgique et sur sa médiatisation ; moment qui intervient lorsque les outils théoriques et méthodologiques utilisés jusque-là commencent à montrer leurs limites et qu’il s’agit, pour rendre compte des phénomènes sociaux observés, de revenir sur la méthode et la théorie utilisée.

Bien entendu, ce retour et l’apport de nouvelles méthodes ne peuvent se faire sans une réflexion sur ce que cela implique épistémologiquement, au niveau des théories de la connaissance qui sous-tendent ces nouvelles méthodes. C’est en ce sens que cet article s’est donné comme objectif de montrer, par un historique de la genèse et de l’utilisation du concept de « champ », l’articulation entre les niveaux épistémologique (mode de pensée relationnel plutôt que substantialiste), théorique (Lewin en psychologie, Weber et Bourdieu en sociologie), et méthodologique (l’analyse des correspondances multiples).

Lewin disait que le traitement scientifique des « forces sociales » présuppose un dispositif d’analyse qui serait adéquat par rapport à la nature des processus sociaux et qui permettrait un traitement mathématique : ce dispositif était pour lui la représentation des situations sociales comme des « champs sociaux » (Lewin, 1973, p. 286-287). Il s’agira donc, pour nous, de mettre en oeuvre ce « dispositif d’analyse » qu’est le champ pour aborder le débat sur la prostitution comme un « champ » particulier.

Nous n’avons pas encore de résultats à fournir, cet article n’était, comme nous l’avons dit, qu’une première réflexion, préalable à la mise en oeuvre de cet outil empirique. C’est maintenant que devra commencer le travail à proprement parler sociologique de collecte systématique des données et de traitement de celles-ci. Les premiers résultats que nous avons semblent aller dans le sens de l’intérêt de cette méthode, mais ce n’est qu’une fois le travail terminé que l’on pourra réellement en conclure de la pertinence de la méthode utilisée, et que l’on pourra, éventuellement, voir si aborder un débat public « more geometrico » peut s’appliquer à d’autres débats que celui portant sur la prostitution en Belgique.