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L’accroissement sans précédent du recours aux médicaments dans les sociétés occidentales contemporaines (ISQ, 2000; OMS 2004 et 2005) et le succès phénoménal et rapide de certains d’entre eux (Viagra, Prozac) ont redonné vigueur à l’analyse critique de la médicalisation amorcée dans les années 1970 (Nye, 2003). Au cours de ces années, et depuis, de nombreuses études se sont penchées sur la médicalisation de la vieillesse, de la sexualité, des problèmes sociaux (délinquance, chômage, pauvreté), du quotidien (lifestyle drugs) et de la performance.

La médicalisation y est généralement définie comme un processus d’attribution de causes et de solutions médicales à des problèmes d’ordre non médical. Selon les interprétations les plus largement véhiculées, le phénomène serait lié aux efforts concertés de l’industrie pharmaceutique, de la profession médicale ainsi que des tiers payeurs (notamment les compagnies d’assurance) pour étendre l’influence de la médecine à toutes les sphères de la vie sociale, créant de nouvelles maladies, faisant de la santé un bien de consommation courante et du médicament, le moyen tangible pour y accéder. Bien que la profession médicale ne soit plus, en elle-même, identifiée comme le moteur de cette médicalisation inextricable, la thèse du complot au sein du complexe médico-industriel et scientifique y demeure centrale. Médicalisation et médicamentation se confondent alors dans un argumentaire qui cible le pouvoir de l’industrie pharmaceutique et du grand capital comme éléments moteurs, et le rôle des médecins comme gardiens de ce nouveau pouvoir (Conrad, 2004).

Le phénomène qui sous-tend l’accroissement du recours au médicament est pourtant beaucoup plus complexe. Il relève, non pas du complot, mais bien de la convergence entre les aspirations de divers acteurs et les valeurs dominantes dans les sociétés occidentales contemporaines face au risque et à la santé. Depuis le milieu du xxe siècle, les enjeux de la médecine et de la santé publique se sont réorganisés autour d’une série de transformations (essor de l’industrie pharmaceutique d’envergure internationale, développement des spécialités médicales, institutionnalisation des champs de l’épidémiologie et de la promotion de la santé) faisant de la santé, non pas un simple objectif, mais une véritable norme. Les discours de la médecine et de la santé publique se fondent dès lors sur une transformation épistémologique majeure de ce que signifie, socialement et médicalement, être malade (ou en santé) aujourd’hui. Passant d’entités discrètes à des variables continues, les deux composantes du couple santé/maladie se voient désormais disposées sur un continuum borné, d’un côté, par le noyau dur de la maladie avérée et de l’autre, pas sa valeur antinomique qu’incarne l’objectif de la santé parfaite. Entre ces deux pôles, l’identification de facteurs et de niveaux de risque constitue le principal dispositif à partir duquel se redessinent les contours de la maladie et se reconfigure la notion de prévention. Tant la détection des signes avant-coureurs de la maladie que le contrôle de ses formes chroniques donnent désormais lieu à une prévention de plus en plus axée sur le recours au médicament. Dans les deux cas, une même finalité oriente les interventions, celle de contrer la détérioration des fonctions physiques, morales et sociales de l’individu.

À partir de l’analyse croisée de trois cas, celui de l’hypertension artérielle, de la dysfonction érectile et de la dépression, cet article vise à déterminer un certain nombre de mécanismes ou de dispositifs par lesquels médicaments et entités nosologiques se définissent mutuellement à travers la recherche médicale et les raisonnements cliniques, dans une zone, celle du risque sanitaire, où se rejoignent les angoisses, mais également les aspirations de la science, de la médecine et de la société.

Culture du risque et reconfiguration du couple santé/maladie

Véritable leitmotiv des discours publics actuels, le risque sanitaire l’est également dans l’univers privé de l’individu contemporain. Selon Crawford (2004), l’amélioration de la santé est devenue l’une des icônes de la modernité tardive, une pratique symbolique qui canalise les angoisses reliées à la vie et à la mort et consacre les savoirs et institutions identifiés comme responsables de la production du bien-être. L’anxiété face à la maladie est surdéterminée par une culture médicale fortement orientée vers la prédiction et la prévention et, par conséquent, vers l’anticipation des dangers associés à de multiples pratiques sociales, individuelles et collectives; en somme, une insécurité engendrée par le désir d’un monde sécuritaire.

Ainsi la production sociale des risques de santé et la politisation des enjeux de leur régulation ont fait l’objet de nombreuses études depuis une vingtaine d’années, notamment à travers l’analyse critique du risque comme élément extérieur à l’individu puisque généré par les grandes entreprises et organisations étatiques sur lesquelles il a peu de prises (Beck, 1992). Toutefois, un autre versant de la sociologie du risque se focalise sur le concept de risque interne à l’individu, c’est-à-dire généré par ses propres comportements sociaux, son mode de vie et ses pratiques de santé. Depuis les années 1970, ceux-ci constituent ainsi la cible des discours de la médecine et de santé publique qui se fondent sur le paradigme de la responsabilisation des individus face à leur santé. Cet autre registre de discours sur le risque est celui dont il est question dans cet article.

Selon plusieurs auteurs (Lupton, 1995; Petersen, 1997), c’est à travers la production de discours sur le risque que la santé publique s’imposerait, depuis quelques décennies, comme entreprise de moralisation, coercition, culpabilisation de l’individu contemporain face à ses comportements et modes de vie (Conrad, 1992; Lupton, 1995). Fortement ancrés dans une culture de la peur et du doute (Douglas et Wildavsky, 1983), les discours de santé publique et de promotion de la santé useraient ainsi, de façon systématique, d’une sorte de pédagogie du danger pour s’imposer comme principale technologie du pouvoir (Petersen, 1997). Totalement compatibles avec l’idéologie néo-libérale de la responsabilisation individuelle, ceux-ci font de la santé une métaphore du contrôle de soi (Massé, 2003).

L’intégration d’une nouvelle moralité liée à, et modulée par, l’omniprésence du risque et la nécessaire discipline du corps (traduire : habitudes de vie) reproduirait, en contexte contemporain, le dispositif du panoptisme de Foucault (Foucault, 1975; Armstrong, 1995). La volonté de prendre en considération l’influence du social dans le développement des problèmes de santé, conduit en définitive à rendre l’individu, de par ses habitudes de vie, ses valeurs, ses actions, sa situation socioéconomique, sa culture, responsable de sa santé, et par là, de ses choix de vie. À preuve : la prégnance du discours sur le risque génétique et la façon dont il régule les décisions des individus face à leur devenir (se marier, avoir des enfants, poursuivre une carrière, procéder à des amputations préventives, etc.) (Novas et Rose, 2000).

C’est à la faveur d’un élargissement du regard médical, allant du chevet du malade à la sphère publique et de la clinique à la surveillance des populations normales que serait née la santé publique dans la seconde moitié du xixe siècle. Selon Armstrong (1995), cet élargissement du champ de visibilité et d’action de la médecine implique alors progressivement la reconfiguration de l’espace de la maladie et une redéfinition de la relation entre symptômes et pathologies. Les premières enquêtes sanitaires menées par les médecins hygiénistes au xixe siècle (Adam et Herzlich, 1994) se systématisent en effet au xxe siècle, notamment après la Seconde Guerre mondiale. Le tracé des courbes normales fournit alors des repères statistiques pour identifier comme populations à risque celles qui se situent en dehors de ces courbes. Dans cette mouvance, il y a passage d’une perspective clinique fondée sur la dichotomie entre santé et maladie à une approche épidémiologique fondée sur une distribution de variables continues. Les maladies chroniques, cibles privilégiées de la santé publique, seront progressivement appelées à être diagnostiquées sur la base de déviations numériques (par rapport à la courbe normale) plutôt qu’au regard de symptômes (Green, 2007). En conséquence, elles seront traitées de façon préventive avant même que n’apparaisse tout signe de maladie avérée. Se situant toujours plus ou moins à la marge, plus ou moins dans la moyenne, en somme sur un continuum, l’individu à risque constitue nécessairement, aux yeux de la médecine et de la santé publique, un malade en devenir (Collin, à paraître; Armstrong, 1995; Lupton, 1995).

Cette reconfiguration conduit donc à brouiller les frontières entre santé, bien-être et confort, d’un côté, et entre santé et maladie, de l’autre, le médicament devenant un outil dont l’usage est justifié, tant par la prévention de la maladie que par sa présence.

En fait, cet objet joue un rôle de passeur d’un ordre moral et cognitif à un autre, médical et social et ces deux ordres en viennent à se recouvrir l’un et l’autre, non pas superposés, mais étroitement imbriqués. Il y a lieu de distinguer deux processus de fond : celui de la médicalisation comme basculement d’enjeux sociaux et moraux dans le champ du médical et celui de sanitarisation (healthization) qui agirait en concomitance à travers la traduction (ou codification) de problèmes médicaux ou de santé publique comme enjeux moraux et sociaux. Si l’un et l’autre de ces mouvements de fond se recouvrent et s’englobent, c’est largement à travers des dispositifs qui orientent, d’une part, les raisonnements médicaux et les valeurs morales qui les sous-tendent, et d’autre part, qui alimentent chez les profanes des objectifs convergents (quête d’une santé parfaite, de performance et de dépassement, d’immortalité et de certitude) avec celles du monde médical et scientifique.

Le médicament est un élément majeur à partir duquel le médical devient social et le social, médical. Ainsi la médecine aspire à faire mieux que bien à travers l’abaissement des seuils et des cibles au-delà desquelles les individus sont considérés comme malades, comme en témoignent les trois cas sur lesquels nous nous pencherons maintenant.

Dysfonction érectile, dépression et hypertension : trois cas d’espèce

Si la dysfonction érectile et la dépression sont parmi les exemples les plus couramment utilisés pour illustrer la médicalisation du social, tel n’est pas le cas pour l’hypertension artérielle. La nature véritablement médicale de cette entité nosologique est en effet rarement remise en question. D’emblée, ce cas d’espèce offre donc un point de comparaison intéressant pour rompre avec l’interprétation courante de la médicalisation en sciences sociales et suggérer qu’une étroite corrélation entre risque, prévention et recours au médicament est un fait constitutif de la médecine occidentale contemporaine.

L’objectif n’est donc pas ici de traiter en profondeur chacun de ces cas dans leur complexité et leur spécificité[2], mais bien de montrer comment, au cours des dernières décennies, l’évolution des raisonnements cliniques, l’arrivée de nouveaux médicaments sur le marché et la mobilisation de la santé publique autour des enjeux que représentent ces problèmes se conjuguent pour redéfinir la configuration du couple santé/maladie[3]. Il s’agit enfin de suggérer que les différents dispositifs mis en place à partir d’un ancrage social qui déborde largement du champ de la médecine conduisent éventuellement à substituer la relation de fonction propre aux raisonnements scientifiques et médicaux à la relation de sens qui sous-tend et oriente les dynamiques en société.

L’hypertension artérielle : des niveaux de risque au continuum entre santé et maladie

L’hypertension artérielle est un problème de santé jugé grave dans la mesure où elle constitue un facteur de risque important dans le développement de maladies cardiovasculaires. Or, celles-ci se classent au premier rang des causes de mortalité dans les sociétés occidentales contemporaines (OMS, 2004). Avant les années 1970, aucune thérapie véritablement efficace ne permettait de contrôler l’hypertension artérielle chez les individus. De façon schématique, on peut avancer que la conjonction de deux événements débouchera, au cours de cette décennie, sur un changement de perspective majeur à cet égard[4]. Le premier événement est la publication d’une étude randomisée, la première enquête populationnelle du genre, démontrant l’impact positif d’un traitement de l’hypertension au sein de la population sur la morbidité et de la mortalité associées aux maladies cardiovasculaires (Veterans Administration Cooperative Study Group Antihypertensive Agents, 1970). Le second événement est l’arrivée sur le marché d’agents thérapeutiques plus efficaces. La conjonction des deux conduira rapidement à faire passer le dépistage et le contrôle de l’hypertension au premier rang des préoccupations médicales. La prévention primaire sera transférée, du même coup, des mains des cardiologues à celles des médecins généralistes. Enfin, dans cette foulée, les guides de pratique commenceront à se multiplier (Hansson, 2002).

Si les contours de l’hypertension n’ont cessé d’évoluer depuis les années 1960 (Wang et Vasan, 2005), c’est essentiellement en fonction de deux processus. Le premier correspond à l’abaissement progressif des seuils à partir desquels on définit la tension artérielle comme anormale. Le second renvoie quant à lui à une évaluation de plus en plus complexe du cumul des facteurs de risques accompagnant l’hypertension et susceptibles de conduire à la maladie coronarienne (Will, 2005). L’un et l’autre participent d’un élargissement progressif de la zone d’intervention de la médecine et de la santé publique[5].

Avec la publication de guides de pratique, on distinguera d’emblée des niveaux d’hypertension, établis en fonction des risques associés à chacun (WHO-ISH, 1999). À chaque type d’hypertension, allant de faible (SBP :140-159 ou DBP 90-99 mm Hg), à modérée (SBP :160-179 ou DBP 100-109 mm Hg) puis à élevée (SBP>179 ou DBP >109 mm Hg), sont associés des niveaux de risque qui varient en fonction de la condition du patient. Ainsi, un diabétique, souffrant par exemple d’hypertension faible, se verra attribuer un niveau élevé de risque cardiovasculaire. Mais plus encore, on distingue désormais parmi les individus ne souffrant pas d’hypertension ceux qui ont une pression artérielle optimale (<120/80), de ceux dont la pression est jugée normale (120-129/80-85 mm Hg) ou supra-normale (high normal) (130-139/85-89 mm Hg)(Hansson, 2002). Dans ce dernier cas, on parle également de pré-hypertension (Nesbitt et Julius, 2000; Greenlund et autres, 2004; Ritz, 2007).

Comme les études montrent par ailleurs qu’il n’existe pas de seuil en deçà duquel la relation entre le niveau de pression et la mortalité cardiovasculaire n’est pas statistiquement significative, les experts en concluent que moins la pression artérielle est élevée, plus les risques d’incidents cardiovasculaires sont faibles (Hansson, 2002; Ritz, 2007). Les guides de pratique tendent dès lors à préconiser les niveaux de tension artérielle les plus bas possibles pour l’ensemble de la population, avec comme résultat d’englober un nombre toujours plus important d’individus dans le groupe des personnes à risque et susceptibles d’être la cible d’interventions médicales (Nesbitt et Julius, 2000). Ainsi, selon les critères de pratique norvégiens, 76 % des individus âgés entre 20 et 79 ans s’inscriraient dans le groupe des personnes à risque de développer des maladies cardiovasculaires (Getz et al., 2004). Cinquante pour cent des personnes âgées de 24 ans et plus en Norvège, et 90 % de celles âgées de 49 ans et plus, présenteraient des taux de cholestérol ou de pression artérielle supérieurs à ceux recommandés (Getz et al., 2004). La mise en application des guides de pratique pose dès lors problème dans la mesure où la population norvégienne est, selon les indicateurs de santé des populations, une population en bonne santé, bénéficiant d’une espérance de vie très favorable et dont le profil socioéconomique se compare avantageusement à celui de l’ensemble des pays européens.

Suivre à la lettre les recommandations des guides de pratique revient dès lors à considérer que la majorité de la population est en deçà de la norme; une norme établie, non pas en fonction d’une courbe de distribution normale de la population, mais bien en regard d’une cible idéale. Posant d’emblée la question de savoir si les valeurs moyennes doivent constituer la norme, les auteurs d’un article sur la question constatent que les valeurs tensionnelles des populations isolées et ayant conservé un mode de vie primitif, sont bien meilleures que celles des populations occidentales contemporaines (Law et Ward, 2002).

This raises the question as to whether average Western values should be regarded as « normal. » Today’s average levels are not typical of values throughout human evolution. Differences in lifestyle (diet and habitual exercise) underlie the differences in the physiological variables, and relatively recent changes are likely to have been responsible for the emergence of the associated diseases (ischaemic heart disease, non-insulin dependent diabetes, hip fracture). Present average values of certain key risk factors in Western populations should not be regarded as « normal. »

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De fait, le regard se déplace de plus en plus en amont pour scruter les risques de développement de problèmes cardivasculaires chez les jeunes adultes (Grossman et al., 2004; Israeli et al., 2007).

Ainsi, à partir de l’idée que la prévention, poste avancé de l’action sur la maladie, peut précisément permettre d’éviter l’aggravation d’un problème de santé avéré, voire d’éviter l’apparition de ce problème de santé, on cherche à détecter, à repérer et à diagnostiquer les problèmes éventuels comme des préproblèmes, tel que l’illustre la notion de pré-hypertension. Ici, apparaît en clair la conceptualisation du couple santé/maladie comme un continuum où les recherches permettraient de tracer la frontière entre les deux pôles, frontière mouvante il va sans dire, puisque susceptible de changer à la lumière des nouvelles recherches. Or, la médecine fondée sur la preuve (Evidence Based Medicine) et donc sur des données populationnelles alimente cette quête perpétuelle.

Dysfonction érectile et réorientation des attentes normatives

Jusqu’au début des années 1990, la dysfonction érectile était considérée essentiellement comme un problème relevant de causes psychologiques ou relationnelles[6]. On discerne néanmoins plusieurs points de similitude avec le cas de l’hypertension artérielle[7]. C’est vers la fin des années 1980 que la dysfonction érectile commence à attirer l’attention. Les enquêtes de population concernant ce problème se multiplient alors, du moins en Amérique du Nord (Hatzimouratidis, 2007). En 1993, le National Institute of Health définit la dysfonction érectile comme une incapacité à atteindre ou à maintenir une érection suffisante pour avoir des rapports sexuels satisfaisants (NIH, 1993). Une norme de ce que signifie un rapport satisfaisant devra forcément être établie.

Interprété comme provenant d’une étiologie mixte, à la fois psychologique et physiologique, le problème ne disposera pas de traitement simple et efficace, jusqu’à l’arrivée sur le marché du premier inhibiteur de la phosphodiestérase de type 5 (PDE5), le sidenafil commercialisé sous le nom de Viagra en 1998. Dans ce cas, comme dans celui de l’hypertension, on constate donc au cours d’une période charnière, — en l’occurrence ici les années 1990 — deux phénomènes convergents qui marquent l’introduction, dans la sphère publique, de la problématique de la dysfonction érectile. On note ainsi, d’une part, la mobilisation des acteurs du médical et de la santé publique autour de la production d’études scientifiques et d’enquêtes épidémiologiques (Hatzimouratidis, 2007) et, d’autre part, la mise en marché et l’intégration rapide en pratique clinique d’un médicament dont l’efficacité est jugée pour le moins spectaculaire (Harrold et al., 2000). Au cours de cette décennie, les résultats d’une enquête longitudinale américaine sur le vieillissement de la population masculine, la Massachussetts Male Aging Study (Feldman et al., 1994; Araujo et al., 2000), constituent un point tournant dans la redéfinition des contours de cette entité nosologique. Cette enquête qui se déploie en deux phases (1987-1989 et 1995-1997), aura été la première, selon Marshall (2002), à envisager la dysfonction érectile dans la perspective d’un continuum plutôt que d’une dichotomie entre normal et pathologique, et ce, en établissant des niveaux d’intensité ou de gravité du problème. À partir d’un questionnaire auto-administré, 1290 hommes âgés entre 40 et 70 ans ont ainsi été appelés à rapporter la fréquence de leurs érections, les difficultés éprouvées à avoir ou à maintenir une érection, ainsi que leur niveau de satisfaction au cours des six mois précédant l’enquête. Les réponses obtenues conduisent par la suite à catégoriser le problème éprouvé selon une échelle allant d’une dysfonction totale à modérée ou faible. Fait intéressant, au cours de cette étude, les hommes dans la soixantaine rapportent des niveaux de satisfaction sexuelle comparables à ceux des hommes plus jeunes; résultats attribués par les chercheurs à des attentes normatives différentes d’un groupe d’âge à un autre; ce sur quoi misera d’ailleurs l’industrie pharmaceutique pour s’assurer le marché le plus large possible.

De l’identification de niveaux de gravité jusqu’à la redéfinition de la maladie comme affection progressive, il n’y a qu’un pas. Marshall (2002) constate ainsi une tendance de plus en plus marquée dans les écrits scientifiques à conceptualiser et à appréhender la dysfonction érectile comme un problème susceptible de s’aggraver si l’on n’intervient pas en amont. Être attentif aux signes avant-coureurs ou aux premiers symptômes est dès lors fortement recommandé, comme en témoigne cet extrait d’un article dont les auteurs sont rattachés à la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health de Baltimore : « With the advent of highly effective and widely available pharmacotherapy for erectile dysfunction, physicians should be aggressive in screening for and managing their middle-aged and older patients with this important quality-of-life issue. » (Selvin et al., 2007, p. 157).

Mais qui sont les protagonistes de la détection précoce de la dysfonction érectile? L’industrie pharmaceutique, certes, au premier chef, qui y trouve son compte en tablant sur les identités masculines contemporaines et leur désir d’affirmation pour atteindre le bonheur[8]. Toutefois, bien que davantage préoccupée par l’immense popularité des nouveaux traitements médicamenteux et de leur mésusage, la santé publique se mobilise néanmoins dans la production et la diffusion de discours sur les risques afférant à la dysfonction érectile; discours susceptibles d’attiser les craintes et de paver la voie d’un recours pharmacologique. Elle insiste sur les conséquences de l’ampleur épidémique que semblent prendre, depuis la fin des années 1990, les problèmes de santé sexuelle.

As sexual dysfunction in the late 20th century became fixed in men and women as potentially epidemic, progressive disease for which everybody is « at risk », the onus became placed on individuals to manage that risk through new regimes of bodily discipline and physical activity that must start early in life course. Consequently, both commercial and public health promotion discourses about positive aging have incorporated the fear of sexual dysfunction into more general models of healthy living.

Katz et Marshall; 2003 : 9

Les études épidémiologiques, dont la plupart sont axées sur la recherche des causes physiologiques de la dysfonction érectile[9], mettent en évidence les liens entre celle-ci et le manque d’exercice, l’obésité ainsi que le tabagisme (Whitehead et Malloy, 1999; Selvin et al., 2007). Santé Canada s’appuie d’ailleurs sur les risques de dysfonction érectile pour mettre en garde les fumeurs contre les méfaits de la cigarette[10]. On fait dès lors porter à l’individu lui-même la responsabilité du problème en l’attribuant à des habitudes ou à une hygiène de vie malsaines. Un usage prophylactique du traitement contre la dysfonction érectile est même envisagé et préconisé par certains cliniciens, auteurs de livres à succès, selon une logique semblable à celle qui encourage la prise quotidienne d’aspirine pour éviter les maladies cardio-vasculaires : « Some experts are predicting that, in the near future, the drug will be taken two or three times a week, even when the man is not engaging in sex, to ensure erectile health » (Lamm et Couzens, 1998 : 137).

En fait, si l’argumentaire justifiant la codification de la dysfonction érectile comme pathologie reposait, à l’origine, sur le fait qu’elle puisse, en soi, constituer l’indicateur précoce d’un problème de santé grave comme le diabète ou l’hypertension artérielle, l’efficacité du Viagra, du Cialis et d’autres médicaments pour traiter la dysfonction, quelles qu’en soient les causes, conduit à un élargissement considérable du cadre clinique de son recours. Le succès de la médication devient la preuve irréfutable de la présence de la maladie ainsi que de la nécessité de la traiter. Une logique gommant les raisonnements étiologiques au profit des raisonnements symptomatiques et substituant le cumul des facteurs de risque à l’investigation des causes elles-mêmes du problème éprouvé est à l’oeuvre. Si le médicament a une action, même sur les hommes se considérant comme sains, c’est qu’ils étaient malades sans le savoir. Dans cette optique, le succès du Viagra confirme, aux yeux des acteurs du médical et de la pharmaceutique, la véritable prévalence des problèmes de dysfonction érectile au sein de la population et le sousrepérage qui les avaient caractérisés avant l’arrivée sur le marché de cette nouvelle thérapeutique (Broderick, 1998). L’élargissement du cadre clinique implique également que le marché des utilisateurs potentiels du traitement ne se limite plus à l’homme éprouvant des difficultés érectiles manifestes ou indéniables, mais qu’il inclut désormais tous ceux dont les érections pourraient être améliorées. On se situe clairement, à cet égard, dans la quête du mieux que bien, de la perfection, en somme. Comme le souligne Marshall (2002), tant la presse populaire que la publicité émanant de l’industrie pharmaceutique suggèrent au lecteur qu’il souffre peut-être de dysfonction érectile sans le savoir. En cas de doute face à son état, constater une amélioration de ses érections avec la médication reviendrait en définitive à confirmer qu’il était réellement atteint de dysfonction érectile (Lamm et Couzens, 1998).

Une réorientation des attentes normatives face à la population ciblée devient donc partie intégrante de la définition des contours de cette entité nosologique, de concert avec l’identification et le marketing de sa solution. Ce phénomène est tout à fait similaire à celui qui concerne la dépression (Kirmayer, 2002).

La dépression : raisonnement thérapeutique et éclatement des catégories nosographiques

Avant le milieu du xxe siècle, on parle de neurasthénie plutôt que de dépression (troubles dépressifs unipolaires, codification CIM-10, 1993) pour désigner un problème de santé qui, selon l’Organisation mondiale de la santé, constitue la première cause d’incapacité (AVI années vécus avec une incapacité) en Occident depuis 2001 (OMS, 2004). Entre 1993 et 2003, les consultations relatives à la dépression ont presque doublé au Canada. En 2004, celle-ci se classait troisième en importance, après l’hypertension et le diabète et avant l’examen médical courant, parmi les causes de consultation médicale (IMS Heath, 2004). En fait, l’accroissement fulgurant des cas diagnostiqués trouve écho dans l’augmentation sans précédent du recours aux antidépresseurs. Les psychotropes figuraient au 2e rang des agents thérapeutiques les plus prescrits au Canada en 2004 (après les antihypertenseurs), et dans le cas spécifique des antidépresseurs, leur recours a tout simplement doublé en cinq ans, soit de 1999 à 2004 (IMS Health, 2004). Il est vrai que 77 % des consultations pour dépression débouchent sur une ordonnance d’antidépresseurs, dont les plus prescrits sont les ISRS (inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine) (IMS Health, 2001).

Le cas de la dépression répond assez bien au modèle qui semble se dégager jusqu’à présent de l’analyse de ces cas. On y constate ainsi une conjonction forte entre la transformation des raisonnements cliniques et la mise sur le marché d’une nouvelle génération d’antidépresseurs que sont les ISRS. Les années 1980 sont ainsi bornées d’un côté par la parution du DSM-III (1980), manuel diagnostique à l’usage des cliniciens en santé mentale, et de l’autre, par l’arrivée du Prozac sur le marché nord-américain (1988). Le passage du DSM-II au DSM-III représente une véritable rupture dans la façon de conceptualiser les problèmes de santé mentale (Kirk et Kutchins, 1992). Il marque en effet l’abandon de la psychanalyse par la psychiatrie nord-américaine et la substitution d’un raisonnement de type étiologique, axé sur la recherche des causes psychiques du problème, par un raisonnement syndromique axé, quant à lui, sur l’identification d’un ensemble de critères propres à chacune des catégories nosologiques. Quant à la thérapeutique, elle est marquée de façon spectaculaire par la mise sur le marché des ISRS, dont le Prozac constitue le premier fleuron. Si les antidépresseurs existent depuis la fin des années 1950, il aura en effet fallu attendre la troisième génération — soit celle des ISRS — pour avoir affaire à des produits largement perçus par les médecins comme efficaces et sans effets secondaires importants.

À partir de cette période charnière, trois phénomènes sous-tendent le recours extensif aux antidépresseurs. En amont, la détection précoce de la dépression, ainsi que la prise en charge de ses formes légères et persistantes, seront préconisées. En aval, le recours à un traitement pharmacologique chronique de la dépression est envisagé. En toile de fond, une transformation profonde s’opère progressivement au niveau des raisonnements diagnostiques. De la publication du DSM-III à la parution prochaine du DSM-V, c’est l’établissement d’un continuum entre santé et maladie qui prend ainsi forme, avec l’abandon annoncé d’une classification catégorielle des entités nosologiques au profit d’une perspective dimensionnelle, fondée, quant à elle, sur l’identification de traits et de niveaux de sévérité de la maladie mentale (Widiger, 2005).

Les discours médicaux et de santé publique font ainsi état, depuis quelques décennies, de l’ampleur du sous-repérage des problèmes de dépression au sein des populations dites vulnérables, ainsi que de l’importance d’une détection précoce pour prévenir les risques de suicide. Bien que des voies discordantes mettent en garde contre les risques liés précisément à la prise d’antidépresseurs (Healy, 2004), un décryptage des signes avant-coureurs et un traitement précoce, notamment de type pharmacologique, sont largement encouragés à travers les écrits scientifiques et les guides de pratique (WHO World Mental Health Survey Consortium, 2004). Plus encore, ce sont désormais les risques de transformations pathophysiologiques dans la structure du cerveau que l’on anticipe (Greden, 2001). L’exposition constante au stress associé à la dépression produirait ainsi des changements neuro-dégénératifs dans le cerveau, suggèrent les experts. Malgré un traitement pharmacologique jugé efficace, l’échec thérapeutique et clinique persisterait pour deux raisons fondamentales : la détection et prise en charge tardives de la maladie d’une part, et la non-observance des patients face à leur traitement, d’autre part (Greden, 2001; Keller et Boland, 1998). La prévention, et donc la détection précoce, devient dans cette logique l’une des clés pour contrer cette maladie dont l’ampleur serait tout simplement épidémique.

Élargir la zone d’intervention et de prise en charge pharmacologique signifie également envisager qu’un individu qui répond bien aux antidépresseurs et éprouve un plus grand bien-être en les consommant est possiblement porteur d’un ou de plusieurs traits associés à la dépression. Il faut voir que les ISRS ont eu pour effet également de renforcer, par leur popularité, l’hypothèse biologisante selon laquelle la dépression correspondrait à une défectuosité dans la neurotransmission de la sérotonine, au même titre que le diabète est un état carencé au niveau de la sécrétion de l’insuline dans l’organisme.

Ainsi, le fait d’être, par nature, une personne plutôt négative ou morose, timide et renfermée, ou souvent angoissée et inquiète, conduirait à l’identification d’un autre type de cas cliniques, celui des déprimés chroniques ou personnalités dépressives, requérant un support thérapeutique lui aussi chronique (Greden, 2001). Dès lors, le dépistage et le traitement des formes de dépression plus difficiles à détecter, parce que légères, deviennent également un impératif à travers la littérature scientifique : « Criteria for major depressive disorder are listed in the DSM-IV-TR, but even less severe depression may merit intervention — especially if chronic » (Gelenberg et al., 2007).

Parmi ces formes légères, le trouble dysthymique, qui figure dans le DSM comme entité diagnostique caractérisée par une humeur dépressive perdurant pendant au moins deux ans, soulève des interrogations quant à sa catégorisation. Ainsi :

Le fait que de nombreux symptômes dysthymiques puissent être retrouvés dès l’enfance et suivent une évolution continue et persistante tout au long de la vie nous conduit à nous demander si les symptômes dépressifs de début précoce ne devraient pas être appelés « Personnalité dépressive ». Cet éventuel diagnostic serait lié au Trouble dépressif majeur de l’Axe I, comme la personnalité schizotypique est liée à la Schyziphrénie.

Frances et Ross, 1997 : 118

Dans le cas de la dépression majeure, comme dans ses formes moins sévères, la chronicité est envisagée comme le pronostic le plus plausible. La multiplication des enquêtes épidémiologiques évaluant les risques de rechute chez les individus ayant traversé un épisode de dépression majeure, conduit ainsi les experts à préconiser l’instauration d’un traitement pharmacologique chronique chez les patients ayant vécu deux épisodes de dépression majeure (Keller et al., 1986; Kupfer, 2001). Ainsi : « Understanding the chronic nature of this illness is key to the development of a more informed, longitudinal perspective on the diagnosis and treatment of depression » (Greden, 2001 : 5).

Toutefois, s’opère également, de manière sous-jacente, un éclatement progressif des catégories diagnostiques proposées par le DSM. La difficulté d’établir un diagnostic de santé mentale à partir du DSM constitue désormais un fait avéré (Widiger, 2005), avec comme conséquence que des tableaux cliniques qualifiés de mixtes ou multiproblématiques conduisent à la prescription concomitante de plusieurs types de psychotropes pour un même patient (Lafortune et Collin, 2006). À une approche traditionnelle fondée sur l’établissement d’un diagnostic principal s’est progressivement substituée une approche ciblant des symptômes spécifiques susceptibles d’appartenir à des catégories diagnostiques différentes. Selon Widiger et les protagonistes d’une perspective dimensionnelle face aux problèmes de santé mentale, les médicaments à disposition sont utilisés pour plusieurs pathologies différentes, car ils agissent sur certains des symptômes qui leurs sont associés et non sur l’ensemble. Par exemple, l’anxiété, qui constitue l’un des symptômes de la dépression, est également présente dans plusieurs autres syndromes et figure même comme entité spécifique. Devant la difficulté à fonder leur diagnostic sur les catégories nosologiques définies par le DSM, les cliniciens passent alors d’une logique syndromique à une logique symptomatique.

Pour contrer cette dérive par rapport aux objectifs de standardisation et de rigueur scientifique du DSM-III, la publication prochaine du DSM-V s’inscrit dans une logique de reformulation des pathologies mentales à partir de traits ou de dimensions envisagés selon un continuum sur lequel on établira des seuils, ou niveaux de sévérité, en fonction de critères liés au fonctionnement normal d’un individu en société (Widiger, 2005; Rounsaville et al., 2002). L’identification de seuils au-delà desquels il y a risque de dysfonctionnement s’impose dès lors comme la façon la plus efficace de diagnostiquer les problèmes de santé mentale, comme le souligne Widiger : « This approach provides both a comprehensive and precise description of the personality functioning of an individual patient (and) avoids the confusions generated by the categorical system... » (2005 : 214).

De la détection précoce à l’épidémie : le médicament pour contrôler le risque

L’argumentaire de l’épidémie et du fardeau social qu’entraîne la prévalence alarmante de la dépression n’est pas sans rapport avec celui qui concerne l’hypertension et la dysfonction érectile. Dans les trois cas, on insiste sur la détection et le repérage des signes avant-coureurs du problème, sur sa prévention et son traitement précoce. Dans les trois cas, la mise sur le marché d’une nouvelle médication, sinon efficace, du moins spectaculaire, cristallise l’attention des publics et les rend réceptifs à l’argumentaire du risque et de la prévention. Dans les trois cas, on préconise la diffusion d’outils diagnostiques simples et même d’instruments d’autodiagnostic. Outre la publicité directe sur les médicaments d’ordonnance, qui se targue de permettre le dépistage précoce des problèmes visés par les médicaments-vedettes, la santé publique et les associations scientifiques et professionnelles multiplient les efforts pour produire des outils de dépistage destinés aux profanes, souvent de concert avec l’industrie pharmaceutique. Des objectifs différents, certes, animent alors les acteurs du médical, de la santé publique et de l’industrie. Ceux-ci conduisent néanmoins, à travers un argumentaire sur les risques et les dangers associés à ces conditions, à attiser l’incertitude et les craintes, tant chez les profanes que chez les cliniciens et à produire, de la sorte, un terreau fertile pour une intervention précoce à partir de traitements pharmacologiques.

Dans les trois cas étudiés ici, on constate également, depuis quelques années, que la prise en charge du traitement de ces problèmes est passée du champ des spécialistes (médicaux et non médicaux) à celui des ressources médicales de première ligne, toujours au nom de la prévention. À preuve, les consultations pour dépression, qui sont désormais, pour plus des deux tiers, traitées par des médecins de famille plutôt que par des psychiatres (IMS Health, 2001). Le même phénomène caractérise la dysfonction érectile. La prise en charge médicale du problème, assumée au début des années 1990 par les urologues, l’est désormais par les médecins généralistes (Harrold et autres, 2000). Du reste, le diagnostic de dysfonction érectile est pratiquement devenu une condition autoévaluable (sur la base d’un outil produit par The International Index of Erectile Dysfunction (Marshall, 2002). Dans un contexte de restrictions budgétaires et compte tenu de la mise sur le marché d’un médicament considéré comme efficace et sécuritaire, de grands journaux comme The Lancet suggèrent même qu’il n’est plus nécessaire de passer par la consultation médicale pour diagnostiquer et traiter le problème (Morgentaler, 1999 : 1716). Il faut dire en outre qu’à travers une stratégie agressive — et efficace — de la part de l’industrie pharmaceutique, l’accès direct au sildenafil par l’entremise d’Internet, comme aux antidépresseurs et à certains antihypertenseurs d’ailleurs, s’effectue par l’examen clinique virtuel d’un médecin tout aussi virtuel (Armstrong et Schwartz, 1999; Kahan et al., 2000). Finalement, le cas de l’hypertension ne fait pas exception puisque les années 1970 ont marqué le passage d’un objectif de traitement des complications associées à l’hypertension, à un impératif de prévention primaire et donc de dépistage à l’échelle de l’ensemble de la population. Dans la foulée, les cardiologues allaient céder aux médecins généralistes la responsabilité du suivi des patients hypertendus n’ayant jamais subi d’accident cardiovasculaire. Outre la mise à disposition de questionnaires incitant les individus à calculer les risques auxquels les exposent leurs habitudes de vie, des tensiomètres sont désormais disponibles dans plusieurs pharmacies pour que les patients assument leur propre suivi.

Il est vrai que dans ce transfert progressif des responsabilités et des prises en charge, le médicament joue un rôle majeur. En fait, il constitue l’une des seules biotechnologies qui ne requiert pas l’action de l’expert, comme intermédiaire, pour être efficace. Dans un article phare sur le médicament, Van Der Geest et Whyte (1989) mettent en perspective le caractère métonymique du médicament, c’est-à-dire sa propension à incorporer dans sa propre matérialité l’expertise scientifique et les savoirs médicaux. De fait, contrairement à la chirurgie qui ne saurait exister sans l’intervention du chirurgien, le médicament comme objet concret comporte en lui-même un potentiel d’effets — et éventuellement d’efficacité — de par sa seule ingestion. Nul besoin, dès lors, de l’action de l’expert pour arriver à un résultat tangible : le passage est direct, de la science au monde profane.

Dans le cas des antidépresseurs, tout comme dans ceux du sildenafil et des antihypertenseurs, l’argumentaire de la détection précoce, voire du traitement préventif, se fonde, dans les raisonnements médicaux, sur l’identification de seuils, de niveaux de risque et de signes avant-coureurs. S’il y a un poste avancé de l’hypertension, il y a également un poste avancé de la dépression et même de la dysfonction érectile. Dans les trois cas, l’effet des médicaments sur les symptômes considérés comme précurseurs justifie un usage préventif de ceux-ci. L’efficacité pressentie ou ressentie du médicament conduit par ailleurs à confirmer la présence de la pathologie, accroissant d’autant la quantité de cas dénombrés. On voit bien comment, dans ce contexte, la boucle se boucle. L’emballement et l’argumentaire de l’épidémie prennent alors forme et justifient la mobilisation de la santé publique autour de l’enjeu qu’il représente. Ainsi, la primauté d’un raisonnement symptomatique allonge la perspective d’anticipation du problème de santé. Et plus on affine les outils de détection, plus on se trouve à interpréter comme des certitudes les risques annoncés. Dans cette spirale, la médecine, comme du reste l’ensemble de la société, cherche à faire mieux que bien, comme l’exprime bien V. Miké dans un article portant sur l’éthique de la pratique médicale contemporaine : « The task of the medical profession today goes far beyond seeking to cure or prevent organic disease. The aim is to meet the norm of a happy life that is central to American culture. The doctor, in a range of medical specialities, is asked to relieve the patient’s unhappiness as manifested in a variety of physical and emotional symptoms » (2003 : 146).

De la réparation au rehaussement des potentialités : les deux pôles d’orientation de la finalité thérapeutique

Cette perspective de dépassement de la maladie implique un continuum dans les finalités de l’intervention de la médecine qui va de la réparation et du contrôle de la maladie chronique au rétablissement fonctionnel et jusque vers l’amélioration perpétuelle des potentialités de l’individu. Si les significations sociales et médicales de la santé n’ont cessé de se transformer au cours de l’histoire et si l’ambition d’améliorer ses potentialités y est présente à toutes les époques, il semble que la période actuelle se distingue en en faisant une norme sociale. Conrad et Potter (2004) ont consacré un article fort intéressant à cette question. C’est d’abord à travers la réflexion socio-éthique sur les percées récentes de la génétique que la notion de rehaussement (enhancement) des potentialités s’est démocratisée. La définition précise du concept demeure cependant floue. Selon Juengst (1998), bioéthicien, la notion renverrait aux interventions destinées à améliorer l’apparence ou le fonctionnement des individus au-delà de ce qui est nécessaire pour soutenir ou restaurer la santé. Toutefois, cette précision ne dissipe en rien le flou inhérent aux concepts sur lesquels elle s’appuie, puisque la définition de la santé est, elle-même, fluide et changeante selon les espaces géographiques et temporels. Difficile, dans ce contexte, d’identifier ce qui se situe au-delà de la restauration de la santé. Par ailleurs, on peut suggérer avec Juengst qu’une intervention — en l’occurrence ici une médication — destinée à soigner un individu malade, donc à ramener l’individu à la santé ou à la normale, est susceptible de se transformer, dans le cas d’un individu considéré comme sain, en un dispositif de rehaussement des potentialités. Cela est facile à envisager dans le cas des médicaments psychotropes qui, agissant sur la cognition et les émotions, pourraient améliorer la mémoire, la concentration, l’optimisme, le dynamisme, la capacité relationnelle, le sentiment d’euphorie chez des individus sans problème de santé mentale avérés. Cependant, qu’en est-il des problèmes physiques? À partir du cas des hormones de croissance, Conrad et Potter (2004) font une démonstration de la pertinence de les appréhender selon le même cadre.

Dans les années 1970, les hormones de croissance sont d’abord commercialisées par Genentech en vue de traiter les enfants atteints de déficiences hormonales. Puis, progressivement, elles seront prescrites à des enfants de très petite taille, certes, mais ne présentant pas de problèmes de déficience, et ce, en vertu du pouvoir discrétionnaire que possèdent les médecins de prescrire des médicaments en dehors des indications thérapeutiques pour lesquels ils ont été approuvés. S’appuyant sur de telles pratiques, les associations de parents, de concert avec l’industrie, feront dès lors pression pour que cette particularité ou ce problème soient reconnus comme indication officielle pour l’utilisation du médicament. Dans la foulée, cette mobilisation contribue à l’inscription de la très petite taille dans le champ du pathologique et participe, du même souffle, au renforcement du stigmate concernant les individus très petits. Ainsi, tant la pathologisation que le renforcement du stigmate contribueront à l’accroissement du recours aux hormones de croissance (Conrad et Potter, 2004).

Dans un tel contexte, la clinique crée ses propres preuves en se fondant sur le jugement et l’expérience du clinicien — on est loin de l’Evidence Based Medicine — pour conforter le recours. En même temps, l’industrie s’allie les groupes de parents et de patients, soit pour faire reconnaître la spécificité des personnes atteintes de ces problèmes, soit pour développer des moyens de tendre vers la norme.

La même logique semble pouvoir s’appliquer au cas de la dysfonction érectile, de la dépression, voire de l’hypertension. Entre le dysfonctionnement (sexuel, comportemental, cardiovasculaire), la performance normale (ou attendue selon les groupes d’âge) et supranormale (jusqu’à la limite ultime que permet d’atteindre le médicament), s’établit un continuum allant de la réparation au rehaussement des potentialités. Le recours au même médicament change alors de signification ou de finalité (réparation ou rehaussement) en fonction du contexte dans lequel il s’inscrit. En effet, lorsque l’on passe d’un objectif de réparation (de guérison ou de retour à la normale) à un objectif d’amélioration et que ce second objectif devient la cible, on fait de ce qui, jadis, était de l’ordre de l’accroissement facultatif des potentialités, une nécessité pour rester dans la norme (Conrad et Potter, 2004).

De la pathologie au dysfonctionnement (physiologique, comportemental, sexuel) : relation de sens et relation de fonction

À travers ce passage de la réparation au rehaussement des potentialités, le paradigme du fonctionnement atteint son stade ultime, celui d’être le plus soi-même possible — en étant au sommet de ses potentialités — pour être le mieux intégré possible et le mieux reconnu pour des capacités affirmant son identité propre. Pourtant, être le mieux intégré possible équivaut à se conformer au plus près à la norme et donc être le plus normal possible. Il convient dès lors de dresser un parallèle entre les ambitions de la médecine et celles auxquelles nous poussent les sociétés occidentales contemporaines. Ces deux processus agissent ensemble et se renforcent mutuellement. Beaucoup plus complexe que dans sa définition désormais conventionnelle (l’empiètement du médical sur le social), la médicalisation requiert la prise en compte des valeurs morales (les notions de risque, le primat de l’individualisme, la quête de la santé parfaite, l’ambition d’être mieux que bien, la notion de naturel) et les dispositifs sociaux par lesquels s’effectue, dans un sens comme dans l’autre, le passage du médical au moral et du moral au médical. Comme le souligne avec justesse R. Nye, l’objectif de la santé parfaite — et ce faisant, de corps naturels et non médicalisés — ne peut être envisagé que dans un contexte où il y aurait eu intériorisation totale, par les individus, de la norme médicale : « The irony of this development is that the goal of a perfectly healthy population — bodies that are “natural” and unmedicalized — can only be achieved by the individual internalization of a totally medicalized view of life » (Nye, 2003).

Or, les conceptions profanes du « naturel » s’ancrent dans un certain nombre de paradoxes (Katz et Marshall, 2004; Conrad et Potter, 2004). L’opposition entre nature et culture dans l’imaginaire populaire est aussi irréductible que la dualité entre santé et maladie. Ce que l’on considère comme naturel est, par définition, non altéré par l’activité des hommes, la nature se posant comme immanente et hors de portée de l’intervention humaine. Ce n’est donc pas tant le résultat qui compte, que les moyens mis en oeuvre pour y arriver. Obtenir un corps musclé à force d’entraînement physique ou parvenir au même résultat avec des médicaments sont deux stratégies dont l’une est célébrée et l’autre dénigrée car considérée comme non naturelle. Comme le remarque Kirmayer (2002), les différentes cultures tendent à naturaliser leurs valeurs les plus fondamentales, de sorte que ce que l’on identifie comme naturel n’apparaît comme tel que parce que s’inscrivant dans les normes et habitudes du groupe ou de la collectivité. Le naturel est d’emblée assimilé au vrai, au juste et au bon.

Est-ce que le véritable soi-même est celui qui se sent mieux intégré, plus fonctionnel, davantage capable d’être en relation avec les autres — la société — (avec ou sans support pharmacologique) ou est-ce celui qui supporte/assume/accepte ses propres limites? Est-ce que le médicament lui permet de redevenir lui-même ou fait de lui quelqu’un de différent? Et ses limites ne deviennent-elles pas d’autant plus évidentes s’il refuse le traitement (la réparation ou le rehaussement) que peut lui procurer le médicament, alors que les autres l’acceptent? Il s’avère en fait qu’envisager la dualité nature/ culture sous l’angle d’une opposition entre deux catégories substantielles et antinomiques devient une posture de plus en plus difficile à soutenir parce que constamment confrontée aux scénarios que proposent la génétique, les cellules souches, la conception informationnelle de l’humain, la figure du Cyborg (Hayles, 1999). Le transhumanisme selon lequel le corps ne serait pas une nécessité, mais bien davantage un artifice dont il faudrait s’affranchir en repoussant au maximum ses limites biologiques, poursuit pourtant paradoxalement cette même quête du naturel ou en tout cas du vrai et de l’authentique par des moyens opposés. Rabinow (2001) avance que la pharmacologisation — l’expansion d’une culture reposant largement sur le médicament — illustre de façon exemplaire l’idée d’une biosocialité où la nature colonisée par la technique devient artificielle tout comme la culture devient naturelle.

Mais, de cette antinomie qui n’en est pas une se dégage aussi, et s’impose, l’idée de fonction et de fonctionnalité. Katz et Marshall (2004) suggèrent ainsi que la dualité fonction/dysfunction a remplacé celle de normal/pathologique dans l’épistémologie médicale contemporaine. S’appuyant sur les travaux de Foucault concernant l’émergence, avec Cuvier (1769-1832), du concept de fonction en médecine, les auteurs rappellent ainsi que ce dernier faisait partie du vaste mouvement qui a conduit à déplacer le regard médical — et les raisonnements étiologiques afférents — de l’anatomie vers la physiologie, de la recherche des lésions de tissus et d’organes à la compréhension du fonctionnement normal de ceux-ci. À une logique classificatoire fondée sur les similitudes et les différences visibles, se substituait une logique fondée sur l’homogénéité des fonctions et leur rôle à l’intérieur des systèmes. Ce changement majeur se repère également dans la classification de la matière médicale, c’est-à-dire des substances entrant dans la composition des médicaments au xixe siècle (Collin, 2006). Le projet médical moderne aurait ainsi été porté par l’ambition de découvrir les avenues permettant d’atteindre un stade optimal de fonctionnement.

Le développement et l’orientation du champ de la gérontologie en constituent un bel exemple. Dès les années 1950, les experts soutiendront qu’il est nécessaire de distinguer l’âge chronologique de l’âge physiologique, l’un variant parfois grandement par rapport à l’autre. Une vaste recherche portant sur un groupe d’hommes de 21 à 84 ans est alors conduite en vue d’établir une mesure d’âge qui soit comparable ou généralisable d’un individu à l’autre. Émerge alors le concept d’âge fonctionnel établi à l’aide de biomarqueurs qui permettent de retracer et d’évaluer l’état réel de fonctionnement des organes et des systèmes d’organes chez un même individu puisqu’ils ne vieillissent pas forcément au même rythme (Katz et Marshall, 2004).

Conclusion

L’évolution des raisonnements scientifiques et cliniques, dans chacun des trois cas illustrés ici, donne lieu au cours des dernières décennies à la réorganisation du couple santé/maladie selon un continuum où sont identifiés des seuils, fondés sur l’établissement de niveaux de risques, à partir desquels s’organise la prévention. Si cette prévention, largement pharmacologique, est le fait d’un discours médical, épidémiologique et clinique étroitement imbriqué aux intérêts de l’industrie pharmaceutique, il faut voir que les discours de santé publique et de promotion de la santé, quant à eux, pavent la voie à cet accroissement d’un recours préventif au médicament. En effet, en usant d’une pédagogie du danger, ils inscrivent le risque au coeur des préoccupations contemporaines, tant chez les profanes qu’au sein de la pratique médicale.

Par ailleurs, l’arrivée d’un nouveau médicament contribue grandement à une réorientation normative des attentes face à la santé. Le phénomène est indéniable dans le cas de la dysfonction érectile et dans celui de la dépression, bien qu’il soit certainement moins évident dans le cas de l’hypertension. Mais, c’est précisément parce que le cas ne présente pas les allures d’un success story, parce qu’il est moins spectaculaire, qu’il est intéressant. Cette réorientation des attentes attise le désir d’être mieux que bien puisque le médicament comme biotechnologie permet de l’envisager comme possible, à portée de main, et éventuellement comme nécessaire pour rester dans la course. Si, dans le cas de la dépression comme de la dysfonction érectile, les finalités en sont l’atteinte du bien-être et du bonheur, la réalisation de soi, le succès, l’intégration (ou la réintégration) dans la société, dans le cas de l’hypertension, l’ambition est de retarder le vieillissement, de repousser la mort, en évitant la détérioration de l’organe — et du système — le plus vital de l’organisme : le coeur et le système cardiovasculaire. Et c’est véritablement l’ambition dont témoignent les chercheurs et experts, comme le souligne C. Lasch :

La tendance qui favorise la longévité met en jeu les possibilités utopiques de la technologie dans leurs formes les plus pures. Au milieu des années 1970, Albert Rosenfeld, le plus éminent défenseur de cette tendance, a prédit que « la plupart des grands mystères du processus de vieillissement seraient résolus » dès la troisième décennie du xxie siècle. Auguste Kinzel, ancien président du Salk Institute, a annoncé en 1967 : « Nous allons complètement résoudre le problème du vieillissement, de sorte que seuls les accidents seront une cause de mort ».

2000 : 301

En fait, la quête du mieux que bien pousse autant la médecine — comme institution et comme science — au dépassement et à la performance (maîtriser et contrôler le vieillissement, maîtriser la maladie en anticipant son apparition et en agissant en amont), qu’elle exerce une pression sur les individus pour qu’ils s’intègrent à la société et fonctionnent dans le cadre d’un processus d’adaptation continuelle pour se maintenir dans la norme (Ehrenberg, 1992; 1998). Tout n’est pas dit à partir de là, mais il me semble qu’il s’y trouve une piste féconde pour penser le médical et le social et croiser l’analyse de phénomènes relevant, à première vue, de la sociologie de la santé avec l’un des thèmes au coeur des sociologies de la modernité (Martucelli, 1999), celui de l’individu.

Dans la perspective d’une sociologie relationnelle telle qu’elle est privilégiée par N. Elias (1987), individus et sociétés ne constituent pas des entités distinctes, mais se représentent plutôt sur un continuum comme les pôles d’orientation d’un monde habité. Ce sont les liens d’interaction et d’interdépendance entre les individus et les groupes d’individus, liens à géométrie variable et sans cesse redéfinis en fonction des contextes, qui dictent les règles du jeu et génèrent le sens à partir duquel ils agissent et se définissent. Si l’objet du social se fonde ainsi sur une relation de sens, l’objet du médical, également déployé sur un continuum, se fonderait, quant à lui, sur une relation de fonction, tels qu’en témoignent les raisonnements scientifiques et cliniques exposés dans le présent article.

Se peut-il, dès lors, que le médicament constitue un dispositif transformant la relation de fonction, fait constitutif du raisonnement scientifique et médical, en relation de sens, fait constitutif de nos sociétés occidentales contemporaines? Se peut-il que le médicament insuffle un sens à la relation de fonction dont il est issu comme produit de la science? Quoi qu’il en soit, le médicament préside ainsi assurément à la reconfiguration de la notion de prévention du risque en santé. Son recours découle d’une norme médicale de plus en plus incontournable pour contrer le risque. Le médicament s’impose donc comme dispositif de socialisation de la même manière que l’école ou la famille, à travers leur rôle de socialisation, constituent en propre une forme de prévention contre l’anomie, les troubles sociaux, etc. Plus qu’un simple corollaire de l’obsession du risque sanitaire, le médicament est, en quelque sorte, un fait social total, au sens de Mauss.