En 1997 paraissait sous la direction d’Alain Marie un ouvrage collectif intitulé L’Afrique des individus. Sur la base de récits de vie collectés par des anthropologues et sociologues auprès des populations urbaines africaines, l’objectif de l’ouvrage était de mettre la question de l’individualisme, pièce maîtresse de la réflexion sociologique sur la modernité et la postmodernité occidentale, à l’épreuve de la réalité africaine. Si plusieurs travaux avaient déjà constaté la mise à mal par la crise économique des années 1980 des solidarités familiales et lignagères sur le continent (Hugon, 1990 ; Eloundou, 1992 ; Antoine et al., 1995 ; Adjamagbo, 1997), le collectif dirigé par Alain Marie ouvrait pour sa part une brèche importante en abordant pour la première fois, de manière explicite, les processus corrélatifs d’individualisation dans quatre capitales ouest-africaines. Dans la lignée, ce numéro thématique de Sociologie et sociétés réinterroge et approfondit, dix ans plus tard, la question de l’individualisme et du rapport changeant de l’individu à sa communauté sur le continent africain, en élargissant cette fois le débat à plusieurs disciplines. Sous le regard croisé à nouveau de sociologues et d’anthropologues, mais aussi de démographes et de politologues, et sur la base de méthodologies propres à chaque discipline, l’objectif commun des textes présentés ici est de cerner les différentes facettes du processus d’individualisation à l’oeuvre dans les sociétés africaines. Outre le besoin d’appréhender les profondes mutations économiques, politiques et sociales aujourd’hui en cours dans ces sociétés et le désir de le faire sous un angle novateur, l’idée de ce numéro est née d’un impératif partagé par ses deux responsables, à savoir la nécessité de combattre les stéréotypes et les idées reçues encore tenaces sur l’immobilisme et l’imperméabilité des sociétés africaines à toute forme de modernité. Hérités de la colonisation et de l’ethnologie coloniale, entretenus par l’ignorance, le désintérêt et un certain racisme, les préjugés sur l’Afrique et les populations africaines ont la vie dure (d’Almeida-Topor, 2006 ; Courade, 2006). Parmi le large éventail d’idées reçues sur le continent africain, celle de sociétés figées dans les traditions et imperméables à toute modernité occupe une place de choix. Le discours prononcé à Dakar en juillet 2007 par le président français Nicolas Sarkozy illustre à quel point ces idées reçues sont répandues dans les plus hautes sphères du pouvoir : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas encore assez entré dans l’histoire », qu’il « reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble écrit d’avance » et vit dans « un imaginaire où il n’y a pas de place pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès » . Les préjugés culturels sur l’homo africanus et les sociétés africaines font, en effet, partie intégrante de la vague d’afro-pessimisme généralisé qui caractérise les analyses de la situation de l’Afrique subsaharienne contemporaine et n’épargne évidemment pas les perspectives d’avenir que l’on dresse du continent. Dans la recherche des causes des malheurs multiples et largement médiatisés du continent noir (pauvreté, sida, guerres, génocides, famines, épidémies, corruption, dictatures), la tendance actuelle est de mettre l’accent sur les facteurs endogènes. La thèse avancée par Smith (2003) dans son ouvrage à succès Négrologie, pourquoi l’Afrique se meurt en est une parfaite illustration : les Africains sont seuls responsables des maux qui accablent leur continent et le précipitent vers une « mort » certaine . Parmi les facteurs explicatifs internes mis en avant par les afro-pessimistes, les « mentalités » africaines jugées fatalistes, irrationnelles et réfractaires au développement sont fréquemment pointées du doigt. Cette vision culturaliste, majoritairement adoptée par des Occidentaux, est également partagée par …
PrésentationLes processus d’individualisation « à l’africaine »[Record]
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Anne E. Calvès
Département de sociologie, Université de Montréal, 3150, rue Jean-Brillant, Montréal (Québec) H3T 1N8
anne.calves@umontreal.caRichard Marcoux
Département de sociologie, Université Laval, Pavillon Charles-de-Koninck, Québec (Québec) G1K 7P4
richard.marcoux@soc.ulaval.ca
À noter, le présent texte est quelque peu différent de la version imprimée.