Article body

« — Qu’avez-vous à dire aux gens qui estiment que les droits de l’homme

sont un concept occidental qui ne s’applique pas à l’Asie ?

— Je leur pose une question : les Asiatiques ne sont-ils pas des êtres humains ? »

Aung San Suu Kyi[1]

« Pour tout système social le danger, c’est l’individu,

la radicalité de la revendication individuelle,

l’originalité irréductible. »

Marc Augé[2]

La problématique selon laquelle les sociétés africaines contemporaines seraient enfermées dans l’alternative entre individualisme et communautarisme, aussi destructeurs l’un que l’autre, ou condamnées à osciller sans issue de Charybde en Sylla, renvoie à une thématique très générale, puisqu’elle fait implicitement référence à notre postmodernité au sein de laquelle le triomphe de l’individualisme sous l’emprise de la mondialisation ultralibérale provoquerait des contre-acculturations communautaristes dangereuses pour les libertés individuelles et pour la paix civile. En tout cas, cette référence suggère d’emblée que poser la question des rapports entre individualisme et communautarisme comme une alternative revient sans doute à simplifier abusivement un problème complexe.

Préambule terminologique

Pour mieux comprendre la liaison paradoxale entre individualisme et communautarisme et pour éviter d’éventuels malentendus, il peut être nécessaire de s’entendre sur certains concepts centraux. Précisons donc qu’ici « communauté » est pris au sens générique, idéal typique et paradigmatique du terme et non en tant que « substrat primordialiste » (Appaduraï, 2005). Il désigne une logique structurale de « solidarité » au sens durkheimien (soit le principe de cohésion qui fait tenir ensemble les parties d’une totalité sociale), mais, plus que de l’opposition maladroite entre « solidarité mécanique » et « solidarité organique », il s’inspire de la distinction faite par Tönnies (1887) entre société (Gemeinschaft) et communauté (Gesellschaft). Sous cette perspective, nous proposons de définir le principe desolidarité communautaire par la combinaison de trois critères principaux :

  • 1/ La référence à une même origine ou, du moins, à une histoire commune (que cette origine et cette histoire soient réelles ou mythiques ne change rien à leur dimension structurale et fonctionnelle) ;

  • 2/ La référence à des coutumes, croyances, valeurs et visions du monde définissant un patrimoine symbolique hérité, mais qui est le produit d’une construction sociale permanente : transmis par la socialisation, entretenu par l’usage d’une langue commune, par des mises en scène cérémonielles (naissance, initiation, mariage, funérailles, rituels religieux, rites de guérison et de règlement des conflits), ce patrimoine est l’objet d’incessantes réinterprétations instrumentales en fonction des situations ;

  • 3/ La référence à des liens sociaux pensés et organisés selon une logique paradigmatique de la parenté (par filiation, par alliance et par incorporation), ce qui, en Afrique, se traduit par un emboîtement de groupements d’inclusion successive : la famille étendue, le lignage et le clan (groupes de parenté) ; le village (groupe de résidence) et la tribu (espace sociopolitique interclanique défini a minima comme aire d’échange matrimonial préférentiel et de règlement pacifique des différends) ; et enfin, l’ethnie, espace référentiel d’identité socioculturelle et de solidarité d’extension maximale.

L’ethnie constitue donc un ensemble plus flou aux contours historiquement variables, mais que l’on s’accorde à définir à partir d’un critère empirique : celui de la conscience ethnique, fondée sur le sentiment d’une commune origine ou d’une assimilation par incorporation, sur une langue et des coutumes communes et sur des alliances intertribales, souvent sanctionnées par des échanges matrimoniaux, par des liens de parenté rituelle ou fictive et par l’alliance à plaisanteries. L’ethnie n’a donc pas besoin de l’État comme condition nécessaire de la conscience identitaire. En revanche, il convient de souligner que cette conscience présuppose évidemment l’existence d’un paysage pluriethnique : la division ethnique du travail, les échanges commerciaux, les migrations, les changements d’allégeance, les segmentations et incorporations, les rivalités et conflits, les échanges matrimoniaux, les alliances à plaisanterie, l’inégal développement des régions et l’inégal accès au pouvoir et à ses faveurs, tout cela contribue, selon des modalités variables au gré des époques, à faire de l’ethnie le produit d’une construction historique changeante et à faire du sentiment ethnique le produit d’une permanente définition du même par opposition et par comparaison à l’autre.

Aussi, dans les situations modernes de « rivalité mimétique » (Girard, 1972), l’ethnicité peut déboucher sur l’ethnisme quand, faute de structuration en classes sociales organisées, elle devient le véhicule principal de mobilisations porteuses de revendications sociales et politiques contre une politique étatique de modernisation inéquitable. En cas de crise, quand l’État joue du pluralisme ethnique pour mieux asseoir sa domination et s’appuie lui-même sur une base ethnique privilégiée, l’ethnicité débouche alors sur des conflits interethniques (abusivement qualifiés de manifestations de « tribalisme » dans le langage journalistique). Aussi l’État est-il, à juste titre, appréhendé comme le principal producteur de l’ethnicité et de l’ethnisme. Autrement dit, « les ethnies ont une histoire » (Chrétien et Prunier, 2003), notamment celle de la modernisation inéquitable et du développement inégal des régions dans le cadre des États modernes.

Bien entendu, les anthropologues ont montré que les autres formes de socialité communautaire (familles, lignages, clans, villages, tribus) sont également le produit de l’action historique qui les réaménage continûment tant dans leur composition que dans leur structure concrète : les groupes de parenté et de résidence peuvent disparaître ou s’incorporer à d’autres, les chartes généalogiques sont sans cesse remodelées, les règles de filiation, d’échange matrimonial et d’héritage évoluent, les migrations distendent en réseaux les groupes de parenté, etc. En bref, les organisations communautaires ne peuvent relever de définitions substantialistes : ce qui les distingue en propre, ce sont les invariants structuraux sous-jacents à la diversité concrète et à l’évolution de leur réalité phénoménale.

Dans cet article, c’est sous cet aspect que nous traitons de « la » communauté et des modalités spécifiques de son rapport à l’individu, telles qu’elles sont subsumées par le concept de « holisme », repris de Dumont (1983), mais réinterprété sous une autre perspective. En effet, si les sociétés de structure communautaire nous paraissent bien caractérisées par un rapport de subordination de l’individu à la totalité sociale — celle-ci étant érigée en valeur éminente et sacralisée —, pour notre part, cette absolue prévalence du tout sur ses parties n’exclut nullement, au contraire, l’individuation subjective des individus et la reconnaissance sociale de leur individualité (l’unicité et l’unité de chaque personnalité), car il n’est évidemment aucune société qui n’ait besoin de la diversité des compétences et talents individuels, en particulier de ceux nécessaires à l’exercice des fonctions de leadership ou de médiation. En revanche, ce qui caractérise en propre les sociétés communautaires, c’est leur extrême défiance à l’égard de l’individualisation, processus selon lequel les individus sont virtuellement tentés de pousser leur propre individuation au-delà des limitations communautaires, jusqu’à basculer dans l’individualisme : s’affranchir de leurs obligations de solidarité à l’égard de la communauté pour ne plus vouer leurs compétences et talents spécifiques (ou les avantages de leur position sociale) qu’à la satisfaction de leurs pulsions et ambitions personnelles, au détriment des autres et de l’intérêt général. Si, par conséquent, les sociétés communautaires condamnent l’individualisme, c’est bien qu’elles en reconnaissent la présence effective en leur sein, au moins en tant que menace permanente, puisque la pulsion individualiste y est présentée comme une donnée universelle de la condition humaine.

En effet, cette reconnaissance de la présence de l’individualisme, nous avons pensé la trouver dans un signifiant communautaire par excellence, la croyance en la sorcellerie (witchcraft), dès lors qu’on l’interprète en fonction de la thèse selon laquelle le personnage du sorcier est le représentant symbolique de l’individu individualiste. Dans cette perspective, les croyances en la sorcellerie ont une dimension théorique et pratique. Dimension théorique en ce qu’elles affirment l’universalité de la pulsion individualiste (tout individu dispose virtuellement d’un pouvoir d’agression magique sur autrui, même si les personnalités hors norme sont mieux dotées à cet égard que les gens du commun). Dimension pratique en ce qu’elles fonctionnent comme un dispositif de refoulement et de répression de l’individualisme dans la mesure où, parallèlement à la promotion communautaire des vertus de solidarité et d’altruisme, elles impliquent pour leur part tout un arsenal de sanctions dissuasives ou répressives contre quiconque a le malheur de tomber sous le coup des soupçons ou des accusations de sorcellerie.

A contrario, les schèmes qui organisent la solidarité sociétale moderne sont censés assurer « le triomphe de l’individu » : la division sociale du travail, la stratification en classes sociales au sein desquelles l’individu s’identifie à une position sociale « conquise » (achieved) et non plus à un statut communautaire « assigné » à la naissance (ascribed), la spécialisation et l’individualisation des tâches, la définition du lien social fondamental comme relation contractuelle entre individus juridiquement libres, tous ces processus historiques culminent dans les sociétés démocratiques avancées avec la promotion des individus en tant que sujets politiques et juridiques libres et égaux en droit au nom d’un individualisme démocratique érigé en valeur suprême.

Enfin, il convient de préciser que nous parlons de communautarisme pour désigner tout mouvement de revendication sociale et politique qui, dans un contexte très inégalitaire, mobilise des identités communautaires (surtout religieuses, ethniques ou régionales, éventuellement claniques) dans des rivalités ou des luttes ouvertes pour le pouvoir et pour l’accès aux ressources. Mais nous tenterons de montrer que si les communautarismes, en s’appuyant sur une identité ethnique ou a fortiori sur une identité religieuse (relevant par exemple de l’islam ou du christianisme) transcendent les communautés de base (groupes de parenté et groupes de résidence), c’est néanmoins au sein de celles-ci qu’ont joué les logiques matricielles qui sous-tendent ces communautarismes et les prédisposent à la violence extrême : violence réactive fabriquée par la répression anti-individualiste ; violence projective nourrie par le mécanisme de la victime émissaire ; violence civile exaspérée par le schème de la proximité sociale de l’ennemi.

Communautés, fragmentation sociale et communautarisme

À propos de l’Afrique, elle aussi prise dans le mouvement mondial de « banalisation » capitaliste et libérale, nous avançons une thèse qui exclut l’alternative entre individualisme et communautarisme et même envisage que l’anti-individualisme communautaire puisse, paradoxalement, promouvoir l’individualisme comme ressort caché des exaspérations communautaristes. En effet, peut-être encore plus nettement que les autres, les sociétés africaines semblent prises en étau entre trois processus concomitants et, d’une certaine manière, complémentaires, puisqu’ils apparaissent comme liés par un rapport de causalité circulaire.

Il y a d’abord le fait que la société globale, sous la pression des « ajustements structurels » et de l’ouverture accrue à la concurrence internationale imposée par un capitalisme libéral mondialisé, est de moins en moins capable d’intégrer et d’assurer un minimum de sécurité. En effet, faute de pouvoir s’organiser aussi largement qu’auparavant autour d’une politique essentiellement clientéliste de redistribution (des ressources, des emplois, des faveurs, des prébendes), elle produit de multiples exclusions (chômage de masse, sous-emploi, précarité, absence de débouchés pour les « diplômés ») qui amplifient la production des inégalités sociales.

Il y a ensuite, par un effet quasi mécanique, le fait que les solidarités mises en oeuvre au sein des réseaux communautaires (qui fonctionnent normalement comme autant de caisses d’assurances, de crédits mutuels et de filières d’accès à la ville, à l’emploi, à l’école) deviennent de plus en plus aléatoires et sélectives, quand elles ne sont pas totalement défaillantes. En effet, les couches moyennes urbanisées, auparavant intégrées dans l’économie moderne (publique, « formelle », « informelle ») et dans les circuits de redistribution clientéliste les reliant de proche en proche aux couches sociales supérieures, sont touchées de plein fouet par la paupérisation, par le chômage et par la réduction des libéralités étatiques. Elles ne peuvent donc plus autant qu’avant remplir leur fonction d’opérateurs principaux de la solidarité communautaire : la réduction de leurs revenus et l’amenuisement corrélatif de leur capital social diminuent leur capacité de redistribution monétaire et, plus généralement, leur aptitude à remplir leurs obligations de solidarité envers les parents de la ville et du village (Marie, 1995)[3].

Il y a enfin, pour venir en quelque sorte combler ce qui est vécu pour beaucoup comme un double vide social à mesure que cette crise multidimensionnelle (politique, économique, sociale, anthropologique) n’en finit pas de produire ses effets délétères, le fait que diverses formes de groupements néo-communautaires (prophétismes thérapeutiques, Églises syncrétiques, évangéliques ou pentecôtistes, groupes de prières, confréries et associations de solidarité islamiques), mais aussi les diverses mobilisations politico-communautaires (ethniques, religieuses, ethno-régionalistes, ethno-nationalistes), qui constituent les communautarismes stricto sensu, multiplient les offres nouvelles de solidarité, d’identité et de sens et fournissent ainsi la compensation d’une « servitude volontaire » aux individus en proie à une souffrance sociale et à une solitude inédites, leur permettant de retrouver en leur sein « le bonheur du grain de sable, la paix de la goutte d’eau dans la mer » (Mahmoud, 1989 : 142). Mais les communautarismes sont aussi des mouvements militants qui se radicalisent fatalement, soit parce qu’ils luttent les unscontre les autres pour la conquête du pouvoir ou pour l’hégémonie idéologique, soit parce qu’ils mènent une guerre contre des régimes politiques « impies » et injustes : ils tendent donc à devenir des « groupes en fusion » totalitaires annihilant les individus, pour la plupart voués au sacrifice pour la cause commune, au gré des politiciens ou des leaders charismatiques qui les mobilisent[4].

Ainsi, de la communauté au communautarisme en passant par la fragmentation de la société globale (ou du moins par son incapacité à intégrer la majorité paupérisée de la population) difficilement atténuée par les groupements néo-communautaires, les individus ne pourraient faire l’expérience de l’individualisme démocratique, autrement dit de l’autonomie du sujet politique et philosophique. Sans doute est-ce là une dimension essentielle de la faillite des « modernisations sans la modernité » (Copans, 1990)[5] et de l’apparente passivité fataliste face aux démocratisations conservatrices et factices dont l’Afrique donne jusqu’à présent le triste spectacle (qui n’abuse que les partisans béats ou roublards d’un « afro-optimisme » confortable), quand elle n’est pas déchirée par des conflits sociaux et politiques souvent dévoyés en guerres civiles et communautaristes par des « élites » se disputant le pouvoir.

Entre individualisme et communautarisme, un autre possible : l’autonomie subjective et la « démocratisation » communautaire

Pourtant, entre le chacun pour soi de l’individualisme postmoderne et du lien social dissous dans l’ultralibéralisme, d’une part, et la négation de l’individu au sein de communautarismes absolutisant les identités collectives, d’autre part, les recherches de terrain montrent qu’une troisième voie est possible, celle de l’individualisation offrant aussi un champ du possible à l’autonomie du sujet.

Certes, avec l’hétérogénéité sociale croissante et la diversification des itinéraires existentiels dans la société moderne, l’individualisation de la personne débouche sur l’individualisme dans les champs sociaux régis par la lutte pour la vie (la survie, bien souvent), là où tous les coups sont permis, tant la concurrence est féroce pour l’emploi et pour l’argent en ces temps de marchandisation universelle.

Mais l’individualisation favorise aussi l’autonomisation du sujet vis-à-vis de sa communauté d’origine, parce qu’il y est à la fois contraint et porté par sa condition d’homme moderne : « travailleur libre », sujet du droit personnel, sujet politique, individu anonyme de la « foule solitaire » (Riesman, 1964), usager des équipements et du cosmopolitisme urbains, migrant et voyageur au long cours, il lui faut d’abord compter sur lui-même. Toutefois, cette autonomisation tient aussi à ce que, sans vouloir ni pouvoir rompre totalement les liens qui continuent de l’attacher à sa communauté, l’individu met en oeuvre leur renégociation sur une base contractuelle.

Sans que cela soit délibérément pensé, si l’on considère les pratiques sociales ordinaires et la « pensée muette » qui les accompagne (mais trouve les mots pour se dire quand l’écoute anthropologique en favorise l’explicitation), on peut voir l’individu moderne opposer aux impératifs catégoriques de l’ordre communautaire (soumission à la hiérarchie gérontocratique et aux obligations de solidarité) ses propres exigences. Principalement, faire valoir ses projets personnels et les besoins de la « petite famille » (conjugale) pour opposer des refus obliques aux demandes trop pressantes d’entraide émanant de la « grande famille » (Marie, 1997b). Complémentairement, privilégier la solidarité envers les parents proches qui ont effectivement élevé et aidé et, plus généralement, tout « créancier » envers qui l’on a contracté une dette de reconnaissance en échange d’une aide tangible pour un départ dans la vie ou à l’occasion d’un accident de parcours. En somme, faire prévaloir un nouveau contrat social fondé sur un compromis inédit : la solidarité communautaire reste assumée comme une valeur et un devoir, mais elle devient soumise à un donnant-donnant délibéré (aider qui aide, a aidé ou pourra aider) et à un arbitrage en fonction des nouvelles exigences propres au couple et à sa progéniture.

En bref, se trouvent ainsi mis en oeuvre les prodromes d’une « démocratisation » des communautés (claniques et lignagères) accompagnant la « démocratisation » de la famille élémentaire, à l’image de ce que certains sociologues constatent depuis quelques décennies dans les sociétés « postmodernes » occidentales. Or, cette « démocratisation » à la base (qui se traduit par un réaménagement des rapports intergénérationnels remettant en question l’argument d’autorité au profit du débat argumentatif et par de nouvelles modalités, plus négociées, d’éducation des enfants) se transpose en une démocratisation tendancielle du champ macrosociétal et macropolitique.

Potentialité démocratique de la société civile moderne

En même temps que les individus modernes tendent à transformer leur communauté d’origine en un réseau sélectif, régulé par la transaction et le compromis et non plus par la seule autorité de la tradition, ils multiplient par ailleurs les inscriptions sociales extracommunautaires en se regroupant au sein de diverses associations volontaires constitutives d’une société civile, soit parce qu’elles sont indépendantes des adhérences originelles particulières, soit parce qu’elles les transcendent largement.

Ainsi, les associations villageoises, les syndicats de paysans, les comités d’usagers, les associations de quartier ou de parents d’élèves, les syndicats, les partis politiques et aussi les nouvelles Églises ou les associations islamiques recrutent de plus en plus sur la base de l’adhésion individuelle[6]. Tous ces groupements sont plus ou moins régis par le principe du contrat, implicite ou explicite, même si certains, les groupements religieux en particulier, se constituent parfois en « communautés », mais ce sont en fait des néo-communautés récusant les anciens particularismes pour leur substituer de nouvelles allégeances englobantes qui prétendent dissocier l’individu de ses appartenances originelles[7].

En outre, de plus en plus englobés dans une « société des individus » (Elias, 1991) régie par une logique contractuelle qui, de fait, les traite comme tels, les individus peuvent parachever leur advenir comme sujets autonomes quand ils s’engagent dans un débat réflexif, critique et pratique (parfois militant) avec la société globale en tant que citoyens contribuant à un procès de démocratisation nourri de leurs aspirations à plus de justice et de liberté.

Toutefois, il n’en demeure pas moins vrai, comme trop d’exemples le montrent encore, que les communautarismes (ethniques, religieux ou même claniques comme en Somalie) demeurent une donnée toujours prête à ressurgir à l’avant-scène des sociétés africaines, spécialement quand elles sont confrontées à des situations de crise économique ou politique (raréfaction des ressources ou, au contraire, irruption brutale d’un nouveau pactole aiguisant les convoitises et les luttes fratricides — souvent encouragées en sous-main par des forces extérieures —, pour l’accaparement des richesses très inégalement réparties et pour la conquête d’un pouvoir essentiellement conçu comme pouvoir de prédation). Il convient de comprendre ce fait en le resituant dans l’histoire. En effet, même si les communautarismes ne sont pas réductibles au produit d’une reconstruction militante des communautés « traditionnelles », il n’en demeure pas moins évident que la socialité communautaire constitue le terreau sur lequel poussent les structures sociales englobantes, ne serait-ce que parce qu’elle reste la matrice des socialisations primaires. Il est donc nécessaire de mieux analyser le phénomène communautaire dans cette perspective : quelles sont les logiques structurales qui dans son fonctionnement prédisposent aux communautarismes dès lors que des situations de crise favorisent l’éclosion de ces derniers ?

Au coeur du fait communautaire, une logique totalitaire

Pour mieux comprendre la prégnance des identités communautaires, leur omniprésence dans le champ politique et leur permanente virtualité à se cristalliser en communautarismes[8], il convient d’insister sur le fait que, dans les sociétés africaines, tout a longtemps convergé pour river les individus à leur groupe originel et les assujettir à un ordre communautaire sacralisé, au-dessus de tout soupçon.

Sous cet angle, il importe de rappeler synthétiquement quels enseignements ont été tirés d’un réexamen des croyances en la sorcellerie, appréhendées à partir de la structure cognitive qui les organise et leur confère une pleine rationalité, dès lors que l’on considère ces croyances comme le développement systématique, dans leur domaine propre, de postulats relatifs à une conception particulière, essentiellement hétéronome, de la personne et plus généralement à une vision religieuse d’un monde gouverné par des puissances surréelles.

Selon les systèmes de pensée africains[9], la personne est plurielle (composée de diverses instances psychiques : la force vitale, le souffle, le double invisible, le pouvoir de défense et d’agression, l’ombre...), elle relève en partie d’un héritage (certains de ces attributs provenant de la lignée paternelle, d’autres de la lignée maternelle), son destin est en partie prédéterminé par les circonstances de sa conception et de sa naissance et, à tout moment, son être et son devenir sont déterminés par les dispositions et les actions de son entourage social (communautaire) et de son entourage surréel (Dieu, divinités, génies, ancêtres...).

C’est donc à la lumière de cette ontologie, commune mutatis mutandis aux diverses sociétés africaines, qu’il faut interpréter les croyances en la sorcellerie et la structure qui leur donne sens. Ces croyances renvoient à une « idéo-logique » (Augé, 1977), c’est-à-dire à un système de propositions logiques implicites, elles-mêmes parties prenantes d’une idéo-logique générale (constituée par leur articulation cohérente avec les conceptions relatives à la personne, à la parenté, à l’ordre social, au pouvoir et à la religion). Cette idéo-logique générale fonctionne aussi comme une idéologie stricto sensu : elle naturalise et légitime l’ordre social et les rapports de pouvoir. Or, au sein du cadre communautaire, elle ne se heurte encore à aucune autre idéo-logique dissonante : partagée par les dominants et les dominés, elle entretient un ordre social et mental de type totalitaire, que l’on a pu définir génériquement comme « totalitarisme lignager » (ibid.) (par référence au lignage en tant que structure élémentaire du politique communautaire, y compris dans les sociétés à État). En bref, toute communauté, au sens anthropologique du terme, fonctionne comme un « totalitarisme sans État » (ibid.), car son idéologie unique subordonne totalement les individus, sans que soit pensable une autre vision du monde. Dans les situations de crise, elle prédispose au fanatisme et à l’unanimisme communautaristes.

L’anti-individualisme communautaire

Pour notre part, en interprétant les croyances et pratiques relatives à la sorcellerie comme un dispositif de refoulement de la pulsion individualiste — cette part la plus intime et peut-être la plus universelle de l’individu, et la plus rebelle à toute socialisation —, nous avons prolongé cette analyse en proposant de penser aussi les sociétés communautaires comme des « sociétés anti-individualistes », donc comme des « sociétés contre l’individu » (Marie, 1997a, 2003). Rappelons les principaux arguments à l’appui de cette thèse :

  • 1/ Les croyances en la sorcellerie établissent que les malheurs des hommes sont très généralement (surtout s’ils s’accumulent) le fait d’autres hommes qui utilisent leurs pouvoirs magiques à des fins maléfiques pour attaquer leurs semblables, soit par l’effet d’une « méchanceté » congénitale, soit pour assouvir délibérément une passion asociale telle que le ressentiment, la vengeance, la jalousie, le refus de rester à sa place ou l’appétit irrépressible du pouvoir et de la richesse (en ce cas, l’agresseur s’approprie magiquement les biens et la force vitale de la victime) ;

  • 2/ Cette étiologie « attrape-tout » explique que la sorcellerie soit une virtualité de tout individu, quels que soient l’âge, le sexe et le rang. Loin d’être l’apanage de personnages socialement désignés d’avance, le pouvoir de sorcellerie peut à tout moment être décelé chez tout un chacun (qu’on soit censé le posséder par hérédité, par héritage, par apprentissage, par suite d’un pacte avec le « diable », d’une contamination accidentelle ou encore d’un envoûtement). De surcroît, l’ontologie de la personne plurielle, sorte de « topique freudienne » disant à sa manière que « je est plusieurs autres » et que ces « autres » peuvent chacun agir indépendamment, constitue une théorie de l’inconscient avant la lettre qui rationalise l’idée qu’on puisse aussi être sorcier de manière inconsciente (ou subconsciente)[10]. En effet, le savoir commun établit que tout un monde caché, plus ou moins refoulé, de sentiments asociaux, de pulsions agressives et de désirs inavouables peut à tout moment (ne serait-ce que dans le monde « en double » du rêve nocturne, du phantasme inopportun ou de la songerie solitaire) submerger la personne et la pousser à basculer de l’autre côté du miroir de la sociabilité communautaire : du côté de sa propre « inquiétante étrangeté » et de ce « monde invisible » où les sorciers assouvissent leurs passions coupables, perpètrent leurs agressions, parfois s’affrontent en des duels à mort, souvent s’acoquinent au sein de confréries secrètes et de criminels sabbats nocturnes au cours desquels chacun est tour à tour tenu de sacrifier une victime de son entourage social (elle tombe malade, s’affaiblit, dépérit). Chacun sait qu’il peut être sorcier à son insu, jusqu’au jour où le diagnostic du devin chasseur de sorciers, le procès et l’ordalie ou, plus simplement, tel malheur, lui-même interprété comme une attaque en contre-sorcellerie, viennent le convaincre qu’il est bien ce coupable que la société réclame ;

  • 3/ Or, la traduction psychoaffective de cette idéo-logique intériorisée en chacun par les processus de socialisation est bien la construction sociale d’une personnalité que Durkheim caractérise, en opposition à l’individualisme moderne, par son orientation à dominante « altruiste » (1960) : elle est tout entière tournée vers les autres, car elle dépend, pour son bonheur comme pour son malheur, des dispositions d’autrui à son égard, se sait en permanence sous le regard et le jugement des autres, vitalement tributaire de l’évolution des rapports de force implicites qui la lient à son entourage. Savoir vivre au sens littéral du terme, c’est bien apporter un soin quotidien à l’entretien de ses relations avec autrui, car c’est en dernier ressort une question de vie ou de mort : outre les diverses infortunes toujours attribuables à l’action maléfique d’un rival ou d’un jaloux, plane aussi la menace de sanctions extrêmes[11] dont sont porteurs le soupçon ou l’accusation de sorcellerie, épées de Damoclès rappelant en permanence combien il est dangereux de s’écarter de la norme « altruiste » ;

  • 4/ Si la répression anti-sorcière est si forte et omniprésente, c’est que, symboliquement, la figure du sorcier est par excellence le signifiant ubiquiste et protéiforme de l’individu individualiste. En d’autres termes, susceptible de s’incarner dans toutes les situations sociales et en n’importe quel individu (jeune ou vieux, homme ou femme, riche ou pauvre, dominant ou dominé), cette figure concrète incarne une proposition logique infalsifiable : l’individualisme est une menace intrinsèque pour la société, et c’est la chose du monde la mieux partagée. En effet, la caractérologie sorcière présente une palette si large qu’aucune passion humaine ne lui échappe, si bien que, dans les configurations psychosociales et les rapports de force les plus divers, un engrenage de soupçons spéculaires et réversibles peut toujours stigmatiser comme sorciers des types humains fort divers et contrastés.

cf. Rosny, 1981

Il ressort de cela, on l’aura compris, une image essentiellement ambivalente de la socialité communautaire, loin des stéréotypes en vigueur la réduisant à sa dimension de solidarité conviviale et chaleureuse : notamment lorsque certains essayistes occidentaux, individualistes et politiquement libéraux, mais toujours portés à une certaine nostalgie relativiste de bon aloi, invoquent ad nauseam la « joie de vivre » d’une Afrique peuplée de beaucoup trop de pauvres, certes, mais des pauvres toujours heureux d’être ensemble et de s’entraider avec leur bonne humeur d’ingénieux débrouillards.

Sur-communautarisation coloniale et postcoloniale de la société globale

Afin de comprendre pourquoi cette socialité communautaire a si efficacement occupé l’espace du politique postcolonial et pourquoi, en conséquence, sitôt que des enjeux d’accumulation et de répartition aiguisent les conflits de pouvoir, l’anti-individualisme communautaire peut facilement être exacerbé en communautarismes militants, il importe de situer ce processus dans l’histoire précoloniale et coloniale.

Il suffit de rappeler l’une des caractéristiques principales des grands empires et des royaumes précoloniaux : ils fonctionnaient comme une superstructure politique sans intervenir dans le champ de la production, le pouvoir central se contentant de faire régner l’ordre et la paix propices aux échanges à longue distance, de contrôler le commerce et de percevoir des tributs, mais laissant en place, pour le reste, les structures communautaires (tribales, claniques et villageoises) avec leurs propres modalités d’organisation et de fonctionnement.

Dans le prolongement de cette tradition politique, l’État colonial, en la matière « État ethnographe » (Chauveau et Dozon, 1987), pour mieux asseoir son emprise, s’est d’emblée occupé de recenser et territorialiser les populations en les assignant à leurs identités ethniques à partir de classifications ethno-linguistiques souvent hasardeuses et de délimitations territoriales tout aussi hasardeuses et arbitraires, là où régnaient plutôt des ensembles flous, des identités fluctuantes et relatives, des allégeances changeantes et des réseaux souples d’échange intersociétaux en chaîne (Amselle et M’Bokolo, 1985). Or, ces assignations performatrices (qui ont évolué au gré des péripéties de la mise en valeur coloniale) ont surdéterminé et même cristallisé la structure communautaire des sociétés colonisées en lui imposant de nouvelles fonctions « modernes » (institutionnalisation de la chefferie de canton et de village, recrutement des travailleurs et collecte de l’impôt de capitation par les autorités coutumières, développement des cultures de rente sous l’égide des notables, multiplication des « écoles de brousse », participation communautaire au travail forcé et à l’effort de guerre, puis, après la Seconde Guerre mondiale, appui de l’administration coloniale aux partis de notables de manière à contrecarrer les partis indépendantistes, etc.).

En même temps, cette sur-communautarisation des sociétés africaines se trouvait associée à une gouvernementalité coloniale imposant la mise en valeur des territoires sur un mode coercitif et bureaucratique appelant à la collaboration de nouvelles élites « modernes » employées comme personnel subalterne et courtiers locaux, élites que les communautés « traditionnelles » s’empressaient de produire (d’où l’engouement général pour l’école après une première période de réserve[12]), afin d’introduire leurs propres représentants et médiateurs dans les nouveaux appareils du pouvoir.

Aussi la logique communautaire propre aux sociétés africaines s’est-elle combinée sans peine au modèle de l’État colonial despotique et prédateur, lui-même fort peu soucieux des droits de l’homme, et peu différent de ce point de vue du modèle précolonial de l’État guerrier tributaire. Et c’est donc tout « naturellement » que l’État postcolonial a assimilé un double héritage : au nom de la construction de l’unité nationale et du développement, il a repris à son compte la prédation selon une logique « néo-patrimoniale » (Médard, 1991) associée à un semblable autoritarisme, indifférent aux droits de l’homme et du citoyen.

Toutefois, la « postcolonie » (Mbembe, 2000) innove par rapport au modèle colonial (mais en puisant dans le répertoire précolonial) avec la pratique généralisée et systématique d’une gouvernementalité associant prédation étatique et redistribution clientéliste[13] dans le cadre d’une « politique du ventre » (Bayart, 1989). Or, dans un contexte de sur-communautarisation, le clientélisme politique ne peut que renforcer à son tour les identités communautaires, puisqu’il leur confère une fonctionnalité amplifiée : c’est au nom de leur commune identité ethnique, de leur commune appartenance tribale, villageoise, clanique et lignagère que les solliciteurs s’adressent à tous ceux qui ont conquis des places dans les appareils d’État et des positions rémunératrices dans l’économie moderne, afin d’obtenir d’eux les redistributions attendues.

Plus généralement et sur un mode plus quotidien, c’est au nom d’une parenté commune (proche ou élargie, par filiation ou par alliance) ou même d’une identité ethnique partagée, que s’entretient indéfiniment un maillage serré de relations d’entraide entre « créanciers » dispensateurs d’aide et « débiteurs » astreints à la reconnaissance. Les uns et les autres se trouvent en effet pris dans une « logique de la dette » (Marie, 1995, 1997a, 1998), engrenage structural qui s’impose aux individus, leur préexiste et leur survit, les contraint et les soutient. La logique de la dette est la mise en forme du schème central de la socialité communautaire, le cycle sans fin de la réciprocité du don et du contre-don différé, dont la fonction utilitaire est de garantir une assurance mutuelle contre les accidents du présent et les incertitudes de l’avenir, mais dont la transcendance est aussi dans ses dimensions religieuses et politiques : les vivants sont « toujours-déjà » en dette vis-à-vis des Dieux, des génies, des ancêtres et des morts ; les gens du commun le sont vis-à-vis des gens du pouvoir ; les cadets vis-à-vis des aînés ; les receveurs d’épouses vis-à-vis des beaux-parents donneurs ; les enfants vis-à-vis des parents. Sous cette perspective, on comprend mieux que le « pêché » suprême dans l’ordre communautaire soit celui de l’individualisme dès lors qu’on le définit comme attentatoire à la « loi » de la dette. On comprend pourquoi la figure du sorcier constitue un « signifiant refoulant » : le sorcier (sous ses avatars les plus redoutables, car il en est d’autres plus ordinaires) est par excellence celui qui rompt avec toute réciprocité, reçoit sans rendre, prend sans donner, accumule sans restituer, ne veut rien devoir aux autres et s’arroge arbitrairement tous les droits sur eux, en somme s’institue comme créancier sans foi ni loi et, de ce fait, met en péril à son seul profit la « loi de la dette » elle-même (Marie, 1997a).

En quelque sorte, la logique de la dette sociopolitique « moderne » (la « politique du ventre ») ne fait que décliner, à une échelle plus large, la logique de la dette communautaire. Pleinement intégrée dans l’expérience existentielle la plus banale et la plus quotidienne, intériorisée et naturalisée comme habitus (au sens où Bourdieu parlait de leur incorporation comme systèmes de prédispositions à sentir, penser, juger et agir inculqués par les processus de socialisation), elle entretient la sur-communautarisation des sociétés postcoloniales et se prolonge dans l’avènement des communautarismes modernes, comme les ethno-nationalismes, les ethno-régionalismes ou les fondamentalismes politico-religieux.

Cependant, il importe de souligner que ces divers communautarismes se développent dans un contexte nouveau, celui des luttes exacerbées pour le pouvoir d’État et pour les ressources sur fond de crise d’intégration nationale d’autant plus accusée que la redistribution clientéliste, qui était l’opérateur principal de cette intégration, s’est faite parcimonieuse par suite des libéralisations sous ajustement structurel, de la réduction de l’aide financière internationale et de l’accaparement des richesses par les minorités au pouvoir. Opposant entre elles les différentes factions de la classe politique (de la bourgeoisie d’État) dont les rivalités s’aiguisent, ou opposant un État ethnicisé à des dissidences armées à base ethno-régionalistes, ethno-nationalistes ou même claniques animées par des entrepreneurs politiques ou politico-religieux convertis en seigneurs de la guerre et recrutant facilement leurs troupes dans un vivier de jeunes chômeurs déracinés ou de diplômés sans emploi (comme au Congo, au Libéria, en Sierra Leone), ces luttes prennent un tour communautariste du fait que leurs leaders sont « naturellement » portés à s’appuyer sur une base sociale de nature communautaire (éventuellement religieuse dès lors que le contexte global se caractérise par la superposition tendancielle du pluralisme ethnique et du pluralisme religieux).

Ces communautarismes sont d’autant plus radicaux que la crise économique et les effets de la mondialisation avivent les luttes pour le pouvoir (instrument principal d’accès aux richesses), accentuent les processus de paupérisation, amplifient la polarisation entre minorités privilégiées intégrées à la modernité économique et masses rurales et urbaines prolétarisées, réduites à la pauvreté, à l’exode, au sous-emploi, au chômage et aux tentatives d’émigration à l’étranger. De plus, la faiblesse des effectifs des couches sociales salariées, leur précarité actuelle, leur caractère relativement récent n’ont guère permis (sauf chez les salariés plus anciens, bien isolés aujourd’hui) de produire et de transmettre une culture de la lutte sociale et politique transcendant les différences communautaires, ni de conserver les organisations suffisamment stables pour prendre les luttes en charge, ce qui joue également en faveur d’une transposition des luttes sociopolitiques dans des cristallisations communautaristes antagonistes.

Une contradiction apparente : communautarismes et banalisation sociologique des sociétés africaines

Toutefois, prenons garde à ne pas interpréter les communautarismes actuels comme de simples actualisations paroxystiques des communautés préexistantes telles que les ont cristallisées les gouvernementalités coloniales et postcoloniales. En effet, produit de la « mise en valeur » coloniale, puis des politiques postcoloniales de développement inéquitable et clientéliste, l’inégal développement des régions a certes accentué les inégalités entre ethnies, mais celles-ci, il faut le souligner, ne s’identifient pas aussi étroitement qu’on pourrait le supposer à leur enracinement régional. Les migrations de travail, l’exode rural et l’urbanisation, le brassage cosmopolite des ateliers, des bureaux et des usines, les migrations intra-urbaines et les brassages résidentiels, les mariages interethniques, la progression des grandes religions unitaires, transcendant les anciens clivages ethno-linguistiques, les progrès de la scolarisation et de la formation supérieure, le développement des organisations corporatives, des syndicats et des partis politiques nationaux, tous ces facteurs — parmi d’autres, l’influence des mass media nationaux et internationaux et des NTIC, notamment — favorisent l’individualisation des itinéraires existentiels et le brouillage des délimitations ethniques. En outre, la faillite du développement étatiste, les plans d’ajustement structurel et le choc de l’intégration accélérée au marché mondial ont aggravé les inégalités sociales, réduit les ressources (en particulier dans les classes moyennes paupérisées par le chômage de masse et par le blocage des salaires) mobilisables pour la solidarité communautaire et pour la redistribution clientéliste sociopolitique. En même temps, certains effets d’aubaine (rente pétrolière et minière surtout) ont avivé les appétits de la minorité aux affaires et au pouvoir. Ces phénomènes, à l’origine d’une certaine « banalisation » sociologique des sociétés africaines — en bref, leur structuration en catégories et classes sociales « recrutant » sur la base de parcours de vie individualisés —, ont pu réellement brouiller et affaiblir les identités communautaires, parmi les jeunes générations citadines et scolarisées surtout (Marie, 2000 ; Leimdorfer et Marie, 2003).

Aussi n’est-il pas étonnant que les grandes villes soient depuis longtemps déjà le théâtre de mouvements sociaux revendicatifs sur des bases corporatistes ou plus directement politiques (grèves, meetings politiques, rassemblements protestataires, manifestations de rue, journées « ville morte », jacqueries urbaines...). Ces mouvements revendiquent l’amélioration des conditions de travail et de rémunération, le paiement des salaires, des retraites ou des bourses, des débouchés pour les diplômés, ou bien sont porteurs de revendications plus directement politiques au nom des idéaux de justice sociale, de liberté, de défense des droits de l’homme, de transparence et d’alternance démocratiques. Ils mettent en évidence une incontestable banalisation des sociétés africaines : leur sortie potentielle du fait communautaire et leur entrée dans le politique moderne proprement dit (la conflictualité entre regroupements d’individus rassemblés sur la base de leurs intérêts corporatifs ou idéologiques communs).

Le communautarisme, rançon du blocage des luttes sociales sur fond d’inégalités accentuées

Mais alors, pourquoi cette récurrence de manifestations communautaristes, souvent violentes et meurtrières ? À cette question, il convient d’apporter une réponse nuancée qui fait écho à nos analyses précédentes. En bref, les sociétés africaines sont, à ce jour, demeurées des sociétés bloquées. Les raisons en sont évidentes : cela tient d’abord au fait que les régimes en place, loin de prendre courageusement acte des évolutions vers cette banalité politique en marche, se sont au contraire efforcés, sous couvert d’une démocratisation tronquée, de la neutraliser avec, il faut bien le dire, la complicité des puissances tutélaires et des institutions internationales soucieuses de conserver des influences et des droits de tirage privilégiés sur les ressources naturelles locales (pétrole, minerais, métaux précieux, diamant). En clair, les élites au pouvoir, qui organisaient déjà le pillage de leur propre pays avec le soutien de leur protecteur traditionnel, sont aussi devenues les complices actives, généreusement stipendiées, du dernier dépeçage en cours à la faveur d’une mondialisation leur permettant d’être plus que jamais courtisées par des prétendants toujours plus nombreux et empressés, du fait de la concurrence entre les anciennes métropoles européennes, les États-Unis et les nouvelles grandes puissances émergentes (la Chine et l’Inde, notamment).

Dès lors, forts de nouveaux appuis internationaux, jouant aussi des rivalités entre anciens et nouveaux soutiens, les groupes au pouvoir ont retrouvé des capacités d’accumulation importantes. Théoriquement, cela devrait leur permettre de mener enfin des politiques de redistribution équitable et d’investissement productif afin de réduire pauvreté et inégalité.

Or, les faits montrent au contraire que la mondialisation et ses bénéfices, loin de profiter à la grande majorité, celle des petits paysans et des citadins pauvres, contribuent à l’enrichissement des riches et à l’appauvrissement des couches moyennes et des milieux populaires des villes et des campagnes.

Et voici les villes, les métropoles tout particulièrement, se hérisser de monuments et de grands chantiers tous plus somptuairement ostentatoires les uns que les autres : hôtels internationaux, tours de bureaux et de ministères, cités administratives aux proportions pharaoniques, lotissements résidentiels de grand luxe, gate cities à l’américaine, luxueuses villas-palais avec marbre et stucs baroques, supermarchés illuminés de néons agressifs et dont les consoles regorgent de tous les produits du monde, somptueuses mosquées aux flamboyantes coupoles et orgueilleux minarets, opérations d’urbanisme du troisième millénaire, monuments à la gloire du régime ou de certains événements footballistiques, équipements touristiques pour jet set, autoroutes urbaines et voies triomphales hérissées de panneaux publicitaires vantant le dernier cri de la technologie informatique ou automobile...

Les villes théâtralisent ainsi, comme jamais, la coexistence de l’opulence la plus éhontée et de la misère la plus résignée (en apparence du moins). De cela, on trouve encore une illustration concrète, sans doute plus démonstrative que bien des analyses abstraitement statistiques, dans le spectacle le plus ordinaire, le plus quotidien, le plus immédiatement lisible par tous : celui de la circulation. Aux points de passage obligés où toutes les couches sociales se croisent (les grands ponts pour traverser d’une rive à l’autre de la ville, les grands marchés, les centres commerciaux...), les gros quatre-quatre aux vitres teintées pour films hollywoodiens à la gloire des héros mafieux (rapprochement non fortuit...) ignorent superbement le petit peuple étrangement silencieux des cyclistes, des piétons et des pousseurs de carrioles rapiécées, qui se faufilent tant bien que mal dans l’intense cohue de miséreux trop absorbés pour s’étonner ou s’indigner, à filer chacun pour soi, Dieu pour tous, aussi vite que possible, en dépit de l’excessive longueur du trajet, du départ avant l’aube, du ventre vide, du mauvais état de la machine ou du poids de la charge, vers l’aléatoire activité qui permettra peut-être de gagner au jour le jour les quelques sous pour survivre et nourrir les siens.

Entre ces deux extrêmes de la palette sociale, voici toute la gamme des poids lourds prématurément usés par de trop longs parcours, de monstrueuses surcharges et d’innombrables rafistolages par les « mécaniciens de l’impossible », voici les taxis-camionnettes cabossées et déjetées où l’on s’assoit cuisse contre cuisse sur de méchantes banquettes en bois, voici encore les vieux bus brinquebalants surchargés d’un petit peuple d’hommes et de femmes silencieux et déjà fatigués, entassés trop intimement les uns contre les autres, ou encore voici les « France-au-revoir », ces rebuts de toute l’Europe, dont l’importation « libéralisée » achève de transformer l’embarras des routes et la cohue des rues en un cloaque huileux d’immense casse automobile en mouvement, avec ces tôles froissées, ces empilements de formes disparates et de couleurs discordantes où l’on pourrait peut-être voir (si l’on était animé d’un trop commode « afro-optimisme ») quelque chose de chatoyant ou d’exotique comme un ready made « ethnique » ou comme un spectacle vivant à la gloire de « l’art tribal », fort prisé aujourd’hui dans les grandes capitales branchées du Nord. Mais toutes ces carcasses transportent des gens qui les paient beaucoup trop cher pour leurs revenus modestes et qui, eux, n’ont pas la hauteur sur roue ni la climatisation permettant d’échapper, toutes vitres levées, aux épaisses vomissures noirâtres des gaz d’échappement obscurcissant la route au point d’en rendre souvent indistincts les contours et entretenant au-dessus des embouteillages endémiques des véhicules et des hommes (et des petites marchandes accroupies au raz du bitume avec leurs bébés dans le dos) un épais nuage stagnant de poussière sale et de gaz toxique dont on ne peut même pas se consoler en pensant qu’il proviendrait d’un fog industriel !

Blocage de la société et logique de la dette communautaire : un rapport d’implication mutuelle

Si l’on entend rendre compte de cette étrange cécité des classes dirigeantes aux dangereuses inégalités qui s’accroissent, les menacent potentiellement et font déjà le lit de l’islam radical (mais aussi de nombreuses religions de la consolation fort libéralement accueillies quand elles s’importent du dehors), il faut bien en revenir à certaines de nos hypothèses relatives à la gouvernementalité communautaire des sociétés africaines contemporaines. Et se demander si les élites au pouvoir et aux affaires ne restent pas encore prisonnières de l’habitus culturel selon lequel tout est possible à l’individu qui s’élève au-dessus de la condition commune à condition, précisément, qu’il prenne garde à ne pas s’individualiser par rapport à sa communauté et qu’il légitime au contraire sa réussite auprès d’elle (et alors, qu’importe les moyens !) en s’acquittant de toutes ses « dettes » par de généreuses redistributions. N’oublions pas, en effet, que la communauté dispose d’un arsenal de mesures répressives pour châtier tout manquement à la loi de la dette et, à l’inverse, d’une palette d’incitations pour la renforcer (bénédictions, sacrifices propitiatoires ou simplement louanges et bonne réputation, censés attirer sur le méritant la « chance » ou la « baraka » propices à la réussite et protectrices contre les rivaux et les jaloux).

On débouche alors sur la thèse suivante. D’un côté, l’absence de tradition démocratique — à peine entamée par les démocratisations conservatrices mises en scène pour satisfaire les « observateurs » et bailleurs de fonds occidentaux (les nouvelles grandes puissances « émergentes » étant peu regardantes sur ce point) —, entretient le blocage des luttes politiques et permet de neutraliser les mouvements sociaux, que ce soit par la force, par la corruption ou par l’ouverture des allées du pouvoir aux leaders des partis d’opposition, si bien que rien ne change radicalement dans les pratiques de la « politique du ventre ». Par conséquent, la corruption, l’enrichissement illicite, la prévarication et le népotisme ne sont guère contenus du fait qu’aucune alternance politique véritable ne permet d’apurer les comptes, de sanctionner vigoureusement les anciennes gestions frauduleuses et de renouveler à terme les moeurs et le personnel politiques.

D’un autre côté, complémentairement, le détournement des richesses nationales (et de la manne financière internationale) par les classes dominantes et leurs groupes clients permet les redistributions horizontales pour l’entretien des connivences et des complicités entre commensaux et affidés, il permet en même temps les redistributions descendantes aux communautés (région d’origine, groupe ou sous-groupe ethnique, groupe tribal, clan, village, lignage, grande famille) auxquelles on demeure profondément attaché par une logique de la dette à la dimension d’un « fait social total ».

En somme, on se trouve en présence d’un cercle vicieux (entretenu avec la complaisance active des partenaires étrangers) : le blocage des luttes sociales et politiques par les présidentialismes autocratiques renvoie les acteurs du côté de leurs communautés, lesquelles s’en trouvent renforcées ; et le renforcement du principe communautaire contribue au blocage des luttes sociales et politiques dans la mesure où c’est encore dans leur communauté respective que les acteurs sociaux, des plus éminents aux plus modestes, trouvent leurs appuis les plus sûrs (par exemple le noyau de leur base électorale pour les politiciens ou de leur milice pour les chefs de guerre), leur racine sociale et culturelle, leur point de chute et de repli en cas de revers de fortune, sans oublier la légitimation de leurs pratiques criminelles au regard de la loi moderne et de la morale universelle, et même leur glorification comme « enfant du pays » dont on célèbre à l’envi l’insigne réussite dès lors que celle-ci permet d’être généreusement reconnaissant envers les siens.

L’anti-individualisme communautaire : production d’une violence extériorisée dans la prédation politique et dans les communautarismes

Pour interpréter le violent aveuglement au bien commun qui caractérise les élites, on peut encore risquer une hypothèse complémentaire. On a vu dans l’anti-individualisme communautaire une prise en compte (fort réaliste) de l’existence universelle des pulsions individualistes et un puissant dispositif de refoulement totalitaire de ces mêmes pulsions. L’anti-individualisme communautaire exerce donc une double violence permanente sur les individus : d’une part, il leur impose l’arbitraire culturel de ses normes « altruistes » en les obligeant à une socialité « contre-nature » (son intériorisation ne changeant rien à cette violence fondatrice) ; d’autre part, il les fait vivre quotidiennement sous un régime de pensée paranoïaque, puisque, nous l’avons souligné, chacun peut soupçonner tel ou tel proche d’être responsable de ses malheurs, mais chacun sait aussi qu’il peut lui-même être à tout moment soupçonné par ses proches et tomber sous le coup de leur accusation ou de leur contre-attaque maléfique et mortifère.

En bref, l’anti-individualisme communautaire, en lui faisant violence dans l’une de ses dimensions pulsionnelles les plus vitales et les plus intimes (l’agressivité envers autrui), produit un individu virtuellement violent, d’autant plus que cette violence toujours présente ne trouve pas à s’extérioriser directement ni de manière cathartique[14]. Du moins, et cette réserve est capitale, au sein de la communauté, elle ne trouve à s’extérioriser qu’au prix de tragiques, douloureux et nécessairement ambivalents règlements de comptes fratricides.

Aussi n’est-il guère étonnant qu’elle puisse en revanche s’exercer sans état d’âme et sans refoulement lorsqu’on a affaire à des « étrangers », c’est-à-dire, au sens strict du terme, à des « hors-communauté »[15]. Ce pourrait être une explication possible du manque de « patriotisme » des élites africaines sitôt qu’elles parviennent au pouvoir : dès lors, en effet, qu’elles sacrifient aux impératifs « altruistes » de reconnaissance de dette envers leur communauté, en dehors de celle-ci, elles peuvent donner libre cours à leur violence individualiste en pillant sans vergogne les richesses nationales à des fins d’enrichissement personnel et d’entretien d’un capital de relations de connivence au sein de la classe politique[16].

On tient peut-être là aussi une explication de la férocité de certains conflits intercommunautaires. Cette violence individualiste refoulée, qui accumule en chaque individu de l’énergie « ressentimentale » inconsciente[17], n’est-elle pas toute prête à s’exacerber dès que des communautarismes politiques la sollicitent au grand jour, lui confèrent une légitimité inédite et lui assignent un (mauvais) objet du désir (de haine, de vengeance et de mort), quand ils en canalisent le cours furieux contre tel ou tel ennemi extérieur auquel ils imposent le stigmate d’une radicale et nuisible altérité (qui peut être raciale, ethnique ou religieuse, et qui peut culminer dans la négation de l’humanité de l’autre, fait dont il convient, afin d’éviter tout malentendu, de souligner l’universalité : les « cafards » tutsi des extrémistes hutu ont été la réplique des « sous-hommes » ou « rats » juifs des nazis).

Alors chacun peut s’abandonner ouvertement à sa propre violence intime dans un déchaînement de pulsions d’autant plus irrésistible qu’il est partagé et collectif, donc re-socialisé, en un sens, sous l’autorité de seigneurs de la guerre ou de prophètes de la mort parlant au nom de leur « peuple », de leur religion ou de leur idéologie et dont le charisme tient d’abord à ce qu’ils savent dériver et cristalliser cette énergie ressentimentale sur des « victimes émissaires » (Girard, 1972) désignées comme ennemis à éliminer. Dans cette perspective, pillages, meurtres, viols, mutilations, massacres de femmes et d’enfants, tortures, anthropophagies de guerre, mises en scène sanglantes de terreur et d’humiliation, enfants soldats fanatisés par la profanation sous contrainte des liens sociaux les plus sacrés (quand leur « initiation » forcée passe par l’obligation de mutiler ou de tuer au sein de leur propre parenté), candidats au terrorisme aveugle prêts au suicide sacrificiel, toutes ces diverses formes de rupture brutale, ostentatoire, des interdits originaires fondateurs du lien social (prohibition de l’inceste, du vol, du meurtre, du suicide) peuvent faire l’objet d’une interprétation paradoxale. Si on les analyse comme autant de manifestations d’un individualisme exacerbé par l’ordinaire de son refoulement communautaire, mais brutalement libéré par sa mise au service d’une violence fanatique, il faut bien en conclure que, loin d’être l’antithèse (ou l’antidote) du communautarisme, l’individualisme en constitue au contraire un aliment énergétique. En produisant continûment de l’individualisme refoulé, la socialité communautaire constitue donc un terreau du communautarisme.

Autre facteur de violence communautariste : la « paranoïa » communautaire contre la victime émissaire

Toutefois, une autre condition favorable à ces cristallisations communautaristes a été jusque-là peu mise en avant : la propension fort générale (en Afrique et ailleurs), à développer une « théorie persécutive du mal » (Zempléni, 1975), par opposition à une conception selon laquelle la personne, parce qu’elle est libre de ses choix moraux et de ses décisions, est responsable, éventuellement coupable, de ses malheurs. La conception « persécutive », au contraire, en assignant systématiquement la responsabilité des malheurs, donc la culpabilité, à un autre que soi, détourne l’énergie ressentimentale sur l’autre, coupable qu’il s’agit de démasquer, de neutraliser et souvent, dans les cas les plus graves, d’éliminer[18]. Le bénéfice de l’opération est de conjurer la « haine de soi » (dont on a dit qu’elle caractérisait la conscience malheureuse en Occident), mais, a contrario, elle détourne de tout examen autocritique et empêche l’émergence d’une conscience réflexive fondée sur l’idée de responsabilité d’un sujet individuellement libre de ses choix moraux et de ses actes. Or, la traduction sociologique de cette absence d’individualisation morale de la personne est une impensable conscience critique de l’ordre social : si les responsables des malheurs (individuels et collectifs) sont toujours les autres — au sein ou hors du groupe —, la société se trouve de fait toujours hors d’atteinte de la pensée critique.

On comprendra alors aisément que, dans les situations de trouble et d’instabilité extrêmes, les sociétés africaines, leurs régimes et leurs élites au pouvoir, loin de se remettre en cause, ont tendance à chercher des responsables à leurs malheurs ailleurs que dans leur propre organisation et fonctionnement : dans l’action de quelque ennemi de l’intérieur (au choix, comploteurs présumés, adversaires politiques, intellectuels indociles, leaders syndicaux indépendants, prophètes des religions de la contestation, immigrés, minorités ethniques turbulentes) ou d’un ennemi de l’extérieur (au choix, impérialisme, ex-puissances coloniales, institutions internationales, États voisins abritant des oppositions de l’intérieur ou ayant des visées expansionnistes ou encore prompts à s’émouvoir du sort réservé à leurs ressortissants émigrés).

Conclusion : pas d’autre issue que l’individualisme... démocratique

Au bout du compte, l’anti-individualisme communautaire, l’individualisme ravageur des élites prédatrices et la violence paranoïaque des communautarismes s’imbriquent dans un rapport complexe de causalité circulaire.

Parce qu’elle impose à ses membres la violence du refoulement et de la répression de leur individualisme, la communauté se dévoile en profondeur comme une « société contre l’individu ». Mais cette violence à l’égard de l’individu, loin d’aboutir à l’éradication ou à la seule sublimation positive des pulsions individualistes, renforce leur puissance de réactivité. Ressort trop fortement comprimé par l’impératif catégorique de solidarité tel qu’il est entretenu par une « logique de la dette » prédéterminant le versant social de la personnalité (contrainte structurale, elle est intériorisée comme intérêt « naturel » à la « reconnaissance » réciproque) et tel qu’il est aussi soutenu par une répression sans pitié contre les résurgences délictueuses du versant irréductiblement asocial (pulsionnel) de la personne, l’individualisme se détend avec une puissance réactive d’autant plus brutale et amorale dès lors que s’ouvre à lui le vaste champ en friche d’un espace public extracommunautaire essentiellement régi par la loi du plus fort.

Il faut bien constater une étrange continuité entre les guerres intertribales traditionnelles (assorties de pillage et de prise de captifs), la construction guerrière des grands empires et royaumes précoloniaux (imposant aux communautés tribales et villageoises leur violence prédatrice sous la forme de trafics d’esclaves ou de prélèvements tributaires), les « stratégies d’extraversion » (suggestive formule de Bayart) mises en oeuvre par bien des chefferies et des notables collaborateurs afin de prélever sans état d’âme leur part du butin sur la traite saharienne, puis atlantique, puis sur l’extorsion coloniale et, enfin, les États prédateurs de la « postcolonie » essentiellement utilisés par les « élites » au pouvoir et aux affaires pour le pillage des ressources publiques. Et cela dans une sidérante indifférence à l’intérêt général et, mis à part les indispensables redistributions clientélistes et communautaires, dans un total mépris du sort de tous les autres, du plus grand nombre, du petit peuple des villages et des villes.

Faut-il s’en étonner ? Nombreux sont ceux, dans les milieux populaires, mais aussi dans les nouvelles classes moyennes paupérisées, qui extériorisent dans la violence communautariste toutes les violences accumulées qu’ils subissent, violence de leur environnement communautaire travaillé par les ressentiments réciproques de tous les « déçus » d’une solidarité chancelante, violence de la lutte individualiste pour la survie quotidienne où l’on ne fait pas de quartier aux autres sitôt passées les frontières de sa communauté, violence enfin de la société et de ses élites qui les ignorent, les excluent, les méprisent et les humilient. Ou bien faut-il s’étonner que, malgré toutes ses manifestations récentes ou actuelles, cette violence des pauvres et des nouveaux pauvres ne soit pas plus explosive, plus irrépressible et plus radicale ? Faut-il penser, alors, qu’à côté du blocage des luttes sociales et politiques par les oligarchies despotiques et du détournement du processus démocratique par les démocratisations conservatrices, les communautarismes viennent bien utilement (pour le profit des seigneurs de la guerre, des prophètes de l’apocalypse, de leurs commanditaires masqués et des bourgeoisies aux affaires) dévoyer cette violence populaire dans des luttes fratricides entre pauvres (dans le cadre de conflits intercommunautaires directs ou de guerres interétatiques instrumentalisées par des bourgeoisies d’État rivalisant d’avidité) ?

Faudrait-il sombrer dans « l’afro-pessimisme » dénoncé par les partisans d’un « afro-optimisme » agréablement accueilli par tous les tenants de l’ordre établi ? Ou bien être plutôt « afro-réaliste » en rappelant pour finir que l’énergie de l’individualisme réactif peut aussi trouver d’autres débouchés à la fois réellement critiques et constructifs.

C’est, modeste et discrète, la voie du compromis négocié entre l’anti-individualisme communautaire et les aspirations individuelles à l’autonomie, compromis qui porte en lui les ferments de la « démocratisation » des univers communautaires au travers de pratiques et de stratégies quotidiennes remaniant en profondeur les rapports sociaux les plus intimes et les plus ordinaires (au sein des familles et des couples) et, par conséquent, portant en germe le remaniement décisif des subjectivités.

C’est aussi, ne l’oublions pas, le développement parallèle de toutes ces nouvelles formes de socialité contractuelle à l’oeuvre dans la prolifération des associations, des syndicats indépendants et des partis politiques d’opposition, dans les mouvements de défense des droits de l’homme et aussi dans certains mouvements politico-religieux, quand, peu ou prou, ils se réclament d’une sorte de théologie de la libération.

Ce sont encore tous ces itinéraires religieux individuels qui, d’essais en erreurs, conduisent un nombre grandissant de fidèles vers de nouvelles religiosités, Églises charismatiques protestantes ou catholiques, Églises africaines prophétiques et thérapeutiques, nouvelles mouvances réformistes d’un islam pacifique mais engagé dans la Cité : car là, sans doute plus explicitement qu’ailleurs, les individus sont en quête de nouvelles formes de rapport à soi et à autrui, d’une autre subjectivité et d’une autre socialité. Certes, dans le religieux, ils trouvent un refuge et un recours contre les tensions intracommunautaires, contre la sorcellerie, contre la dureté économique et les déceptions politiques, mais ils cherchent aussi une nouvelle morale de vie personnelle (tempérance, fidélité, honnêteté, sens de l’épargne, valorisation du travail, de l’effort, de l’éducation des enfants) et une nouvelle morale sociale (fraternité épurée des soupçons inhérents à la vie communautaire, entraide raisonnée et raisonnable entre fidèles, ouverture à l’autre pensé comme un « prochain », même s’il n’est pas un parent).

Si l’on peut trouver une dynamique commune à toutes ces expériences existentielles, c’est bien celle du cheminement souterrain d’un autre individualisme que celui du chacun pour soi dans l’indifférence à l’autre ou contre lui : l’individualisme que l’on peut qualifier de « démocratique » dans la mesure où il en appelle à une autre forme de solidarité que celle de l’assujettissement à des transcendances totalitaires, que ces transcendances soient inhérentes à la logique communautaire de répression anti-individualiste ou à la logique communautariste de néantisation des individus dans la fusion sacrificielle et fanatique de leurs violences communes. Cette solidarité démocratique, compatible avec les libertés individuelles, le libre-arbitre et l’autonomie du sujet (toujours à conquérir et à protéger), passe effectivement par la « transcendance immanente » (Renaut, 1989) de lois communes librement négociées, ce qui présuppose une limitation consentie de l’individualisme pulsionnel et de sa violence anomique.

Mais encore faut-il, pour que cette dynamique débouche sur des cristallisations effectives, qu’un effort sans précédent d’instruction publique assure la victoire des « Lumières » sur l’imaginaire de la sorcellerie (et sur les illusions du recours politique au religieux) et que la conflictualité démocratique puisse se développer, autrement dit que les nouvelles générations d’individus individualisés, aspirant à la liberté autant qu’à une vie meilleure, trouvent à sublimer leurs impatiences et leurs révoltes dans les luttes sociales et politiques, au lieu d’être acculées à des émigrations au long cours de plus en plus incertaines et périlleuses, d’être vouées à l’humiliant démarchage d’une petite faveur échangée contre leur asservissement clientéliste ou d’être repoussées vers les violences extrêmes des communautarismes.

Ceci devrait faire réfléchir les « élites » au pouvoir et leurs soutiens étrangers, notamment en Occident, s’ils ne veulent pas que s’amplifient encore les conflits sociaux et politiques exacerbés en violences communautaristes autrement plus destructrices et dangereuses pour eux (et pour leurs peuples) que les « bonnes vieilles » luttes sociales et politiques qui toujours et partout ont été nécessaires pour imposer la démocratie et qui le sont encore pour continuer de la promouvoir, de la défendre et de l’améliorer.