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Le fait est qu’un phénomène humain qui n’est expliqué que d’une seule manière n’est, pour ainsi dire, pas expliqué du tout... et cela même et surtout si sa première explication le rend parfaitement compréhensible, contrôlable et prévisible dans le cadre de référence qui lui appartient en propre.

Georges Devereux

L’histoire est traversée de questions fondatrices des sciences humaines. Qu’est-ce que l’individu ? d’où vient la conscience ; comment comprendre la vie affective ? comment la société est-elle possible ? sont quelques-uns des problèmes qui, pour reprendre un titre célèbre, passent « de l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement » (Devereux, 1967). Or la question n’est pas si simple. Derrière les divergences et les querelles d’écoles se profilent des enjeux fondamentaux pour la pratique comme pour la recherche. L’un de ces enjeux concerne l’idée même de ce qu’est l’humain et plus particulièrement l’individu.

Il est proposé de frayer quelques pistes de réflexion précisément sur la question si délicate de l’individu d’après le point de vue d’une sociologie de la connaissance des théories au fondement de la recherche et de l’intervention sociales. Notre travail consiste donc à interroger les théories du comportement humain, qu’elles relèvent de la psychologie ou de la sociologie, puisque de ces théories découlent des approches cliniques. Dans certains cas, le versant clinique des théories n’est pas immédiatement évident. Une sociologie clinique est à plusieurs égards à distinguer d’une psychologie clinique et fait appel à l’idée plus large d’une sociologie compréhensive. À la différence de la psychothérapie dont le but est de soigner l’autre, l’objectif de la sociologie clinique demeure la recherche sociologique. La sociologie clinique a d’abord pour objectif de produire du sens sur un phénomène donné dans le but de présenter une connaissance sociologique de ce phénomène. Par ailleurs, l’élucidation de certaines situations dans un entretien sociologique peut amener le sujet à comprendre sa situation différemment. Vincent de Gaulejac (1999) souligne que la mise en évidence de déterminations sociales dans l’expérience individuelle provoque un effet de sidération dans un premier temps mais le sujet comprend dans un deuxième temps qu’il participe à son tour à la production de la société par ses interactions. Il comprend alors mieux l’intérêt d’une « introspection sociologique ». Selon l’auteur, l’analyse de l’impact des déterminations sociales est un point décisif pour favoriser une meilleure compréhension du sujet de son expérience individuelle. Cette nouvelle compréhension amène des effets thérapeutiques. De même, l’insistance sur le fait de l’impératif généalogique dans la construction de l’individu démontre au sujet sa relativité et le situe dans une constellation dont il n’est certainement pas le centre. Par conséquent, ce nouveau regard permet de se voir parmi les autres. L’individu « décentré » devient relatif aux autres et par conséquent la souffrance (la solitude) diminue car prenant moins de place. Inversement, on peut discerner une certaine conception du social derrière les théories psychologiques, ce que Robert Sévigny (1988) nomme « une sociologie implicite ». La clinique sera donc considérée dans son sens large comme modalité particulière d’un rapport sujet/objet. Selon Jacques Ardoino (1989), sera considéré comme clinique ce qui appréhende le sujet à travers un dispositif dont le centre est le rapport sujet/objet en tant que relation sociale où les deux protagonistes sont impliqués, que ce soit dans un travail visant l’évolution, le développement ou la transformation, ou encore la production de connaissances. C’est à partir de cette démarche qu’est soutenue l’idée d’une impossibilité logique à enfermer le sujet dans une seule théorie. La clinique ouvre plutôt la voie à un pluralisme pragmatique.

Cette interrogation n’a pas pour objet de nous introduire à l’intérieur de chacun des discours et ainsi de livrer un traité complet de ces théories, ce qui serait l’oeuvre d’une vie, mais bien d’explorer en amont comment est socialement configuré l’individu à l’intérieur de ces discours auxquels font largement appel divers intervenants.

Il va de soi que nous parlons ici d’un individu inscrit dans le social et non de l’individu au sens strictement psychologique. L’individu comme figure de proue de la modernité contemporaine ne fait pas l’unanimité ; tantôt décrit comme victime d’un ordre normatif en continuité avec les procédures de contrôle du xixe siècle ou vécu par certains comme occupant entièrement la scène en donnant en spectacle ses états d’âme les plus divers. Cet indéniable surgissement du soi dans la mentalité contemporaine introduit de nouveaux questionnements qu’il est devenu difficile d’éluder. Ainsi comment est-il question de l’individu dans ces théories ? Quelles sont les catégories utilisées pour parler de l’individu ? Comment parle-t-on de l’individu en définitive ? D’un point de vue sociologique la question est bien : quelle est la configuration sociale de l’individu ?

La diversité des théories du comportement humain est à l’image de la complexité du réel. Mais pour Simmel (1984), affirmer que la réalité est trop complexe pour être reproduite dans sa totalité ne fait qu’indiquer le manque de moyens à portée de l’observateur. Il s’agit d’une réponse incomplète au problème de la connaissance. Aurions-nous un jour la possibilité de reproduire entièrement le monde, on ne parlerait encore que d’une représentation. Il faut donc se résoudre à reconnaître que toute traduction du réel demeure une représentation particulière du monde.

Mise au point sur la connaissance

L’épistémologie des sciences sociales est engagée dans un débat scientifique qui donne lieu à des prises de position entre explication et compréhension. La connaissance du social est donc d’abord un problème qui se traduit par des oppositions. Ces oppositions s’incarnent inévitablement dans le jeu des pratiques. Il est donc nécessaire de prendre un temps de réflexion sur ces argumentations contradictoires au milieu desquelles se retrouve le praticien-chercheur. Peut-être serait-il possible d’y porter un regard critique avec le postulat que toute prétention explicative ne rend compte du réel qu’à l’intérieur de son propre langage. L’explication met l’accent sur les grands ensembles, la distance par rapport à l’objet, sur les structures. L’explication tendra à penser la société en accentuant l’extériorité et la contrainte propres aux faits sociaux. La compréhension met l’accent sur les individus en relation, les significations et la réflexivité des individus et des groupes. La compréhension mettra plus l’accent sur la compréhension de l’action sociale. Ces deux postures épistémologiques font respectivement ressortir d’autres dualités : objectivité et subjectivité ; proximité et distance ; extériorité et intériorité ; structure et sens. Or, dans la pratique, ces vecteurs s’enchevêtrent en dépit du rationnel.

Le choix des mots importe grandement lorsqu’il s’agit de définir l’individu. Il faut aussi choisir ceux qui rendent compte le plus clairement possible de l’étude des théories qui cherchent à le définir. La notion de représentation sociale ouvre une avenue intéressante à l’idée d’une mise en acte ou, si l’on préfère, d’une mise en scène du rapport à l’autre à travers les approches qui découlent des théories du comportement humain. Cependant, il y manque peut-être la dimension « constructive » de l’individu et des rapports sociaux. Nous pourrions les saisir comme des construits sociaux qui, à leur tour, sont des éléments de construction de l’individu et de la société. Par ailleurs, les différents modes d’appréhension de l’individu sont ici conçus comme étant des logiques qui donnent forme à l’individu alors que, réciproquement, le sujet dans la clinique, c’est à dire dans l’échange avec le praticien fait naître d’autres avenues de recherche. Il faut compter avec la créativité des individus qui ouvre en fait sur de larges pans de l’existence. Cette inventivité se trouve dans le registre de l’intime, du symbolique, de ce qui reste caché, dans l’ombre et pourtant qui s’insinue quotidiennement dans l’intervention. Le terme de « construction » ne rend pas assez compte de la dimension formale (Simmel) des langages : ces langages, à l’image de la forme plutôt que de la structure, sont effectivement perméables à la mouvance du social, ne serait-ce que dans la clinique, et l’on a tendance à abuser de cette notion de « construction » qui donne à voir des structures rigides, réductibles à des systèmes de contraintes et de détermination qu’il faut « déconstruire ». Nous proposons le terme de configuration car l’individu est formé, configuré dans les limites seulement de chacune des théories (de production) de l’individu. Autant dire que chacune des théories possède une connaissance toute relative de l’individu et que celui-ci échappe aux échafaudages théoriques les plus complexes. Or, réciproquement, ces langages se transforment, se reconfigurent obligatoirement à partir de l’interaction clinique. On abandonne ici la croyance en une structure théorique finalisée. Par exemple, les approches psychanalytiques groupales et familiales sont apparues au milieu d’un fort courant où, sous l’influence systémique, l’interaction était devenue centrale dans la pensée psychothérapique. L’individu était alors moins pensé isolément comme il fut traditionnellement représenté dans la cure type psychanalytique, qu’en interaction avec son milieu. Enfin, cette configuration de l’individu s’effectue d’après des perspectives qui relèvent soit de données probantes favorisées par le néopositivisme, soit de l’univers symbolique ou encore d’un projet de transformation sociale. Quoique non réductibles l’une à l’autre, les théories du comportement humain sont en relation continuelle.

Par ailleurs, l’étude des théories du comportement humain passe nécessairement par l’étude du rapport sujet/objet. Dans ce contexte, il est peut-être utile ici de reconsidérer l’idée d’une objectivité sans faille. Il se trouve que le praticien-chercheur et son objet, contrairement à d’autres domaines, sont de même nature, ce qui, il faut bien le dire, complique les choses dans l’explication des comportements. Il existe bel et bien différents modes d’appréhension, ce qui nous porte à penser que tout est dans la manière de voir. Or, l’objectivité est-elle possible ? La recherche et la sélection des faits ne sont pas objectives. Les faits en eux-mêmes ne sont pas objectifs et même s’il s’agit d’une information dure, les faits donnent lieu à un ensemble de croyances auxquelles n’échappe pas l’observateur. Le concept d’objectivité est un concept fragile. Et pourtant, il faut tendre vers une certaine objectivité. Le rôle du praticien-chercheur n’est pas simplement de faire valoir sa subjectivité, ni en se prétendant neutre, se contenter de déclamer la grammaire propre à sa théorie de prédilection. Mais encore, reconnaître sa subjectivité n’est pas tout ; il faut s’en distancier aux fins de l’analyse. À partir du moment où l’on conçoit le rapport sujet/objet comme étant irrécusablement médié par l’une ou l’autre de ces représentations ou, pour le dire métaphoriquement à la manière de Wittgenstein (2003), par un maillage particulier du filet théorique, c’est donc du maillage du filet lui-même dont il faut s’occuper. Et puisqu’il est logiquement impossible d’éliminer la subjectivité inhérente à toute observation de l’humain, il faut donc introduire cet élément perturbateur, selon certains, comme une composante incontournable de la connaissance. C’est pourquoi l’étude du comportement humain est d’abord un travail sur l’observateur, celui qui projette en avant son filet sur l’objet de son observation. Ce travail sur soi-même comme observateur est à la base de l’éthique du rapport à l’autre. Ce travail ne se résume pas simplement à une introspection psychologique à travers la proposition si courante et qui atteint parfois des sommets de complaisance, « se connaître soi-même », bien qu’il comporte la nécessité d’une connaissance de soi. Ce travail exigeant consiste à interroger « l’acte de voir » lui-même. L’acte de voir est à réinsérer dans le contexte social de sa production. Ainsi, nous interprétons le comportement humain comme nous le voyons, c’est-à-dire à l’intérieur d’un langage théorique particulier. Ce langage doit lui-même être replacé dans le contexte de sa production. On voit le signe « acte manqué » dans le contexte de la psychanalyse. On voit le signe « faute d’attention » dans le contexte du cognitivisme ; pourtant le signe demeure le même, c’est-à-dire l’oubli.

« L’idée est placée comme des lunettes sur notre nez et nous ne regardons rien qu’au travers de l’idée », nous dit Wittgenstein (Chauviré, 1990 : 76). Raison de plus pour questionner cette posture lorsqu’il s’agit du domaine du comportement humain. Nous ne disposons ni d’instrument de mesure ni de concepts appropriés pour expliquer de façon définitive ce genre d’effets. Ainsi, comment est-il question de l’individu dans ces théories et dans les approches qui en découlent ?

Après cette petite mise au point sur la connaissance, nous proposons trois aspects reliés à l’étude des théories et des approches de l’individu qui en découlent. Le premier s’intéresse à trois perspectives des théories du comportement humain : 1- transformation ; 2- sens ; 3- structure ; le deuxième aspect se penche sur la question de la complémentarité inscrite dans un pluralisme pragmatique ; enfin, le troisième est lié à la construction du rapport clinique.

Trois perspectives

Toute théorie est la traduction des données immédiates de l’expérience en une langue nouvelle. Ce langage possède ses règles propres, ses catégories. C’est donc à l’intérieur de ses propres règles que chaque théorie qualifie le réel. Ainsi, certains discours portent sur les structures, d’autres sur le sens, d’autres sur les transformations. Nous constatons déjà que ces qualifications du réel ont une incidence sur la configuration de l’individu. Ces logiques s’organisent autour de schèmes d’intelligibilité distincts que Jean-Michel Berthelot a brillamment relevés dans son excellent ouvrage, L’intelligence du social (1990) : dialectique, schème actanciel, herméneutique, schème structural, fonctionnalité, causalité. Ces schèmes d’intelligibilité peuvent être regroupés deux par deux et ainsi correspondre à une qualification du réel. Ainsi, a) les modes dialectique et actanciel sous-tendent un monde en transformation constante ; b) les modes structural et herméneutique renvoient au sens ; et c) les modes fonctionnel et causal correspondent à l’univers sociostructurel.

Transformation

De la dialectique découle, entre autres, le matérialisme historique de Marx, tandis que le schème actanciel se trouve au coeur de programmes interactionnistes. Il faut souligner le caractère différentiel de la transformation générée par ces deux logiques. La théorie des conflits inspirée du marxisme, relevant de la dialectique, voit l’individu comme un être aliéné. L’équation personnelle de l’individu sera peu signifiante dans le discours car celui-ci doit être replacé dans les grands ensembles que sont les classes sociales, l’âge, le genre. Nous nous trouvons ici dans une logique qui vise la transformation structurelle. Cette transformation est comprise comme un processus de dépassement des contradictions vers des niveaux supérieurs. L’approche structurelle et féministe défendue par certaines écoles de service social en est une application. Les problèmes individuels doivent être remis dans le contexte plus large de la société qui détermine les problèmes. En effet, on s’oppose ici à la théorie systémique qui prétend que l’inceste par exemple est le symptôme d’un dysfonctionnement familial. L’inceste est ici expliqué comme étant l’expression du pouvoir mâle sur les femmes et les enfants. Selon l’approche structurelle, c’est dans les structures de domination justement qu’il faut replacer le problème. Chaque problème sera donc replacé dans le cadre des grands ensembles : genre, ethnie, milieu d’appartenance, etc. La référence aux grands ensembles désigne des systèmes sociaux vastes auxquels le sujet n’a pas accès de façon directe mais qui ont une incidence sur les autres aspects de son existence individuelle et sociale. Il s’agit de ce qu’on peut appeler la place « objective » qu’occupe le sujet au sein du social. La référence aux grands ensembles est effectivement matière à analyse puisqu’elle situe l’individu de façon macrosociologique. L’identification des diverses appartenances donne de solides indications mais ces explications sont toutes relatives car tout sens donné par l’acteur semble n’être déterminé que par la position sociale. La conséquence sera de renvoyer à la psychologie toutes les questions relatives au sens et ne conserver que le principe général selon lequel les styles de vie sont les produits des divisions de classe.

Des théories se trouvant également dans le registre de la transformation découlent du schème actanciel. Beaucoup de choses peuvent être dites de l’action. Ainsi, Parsons (1955) a développé une sociologie de l’action dont on trouve une application dans son analyse du rapport médecin/patient. L’action dans ce cas est liée aux rôles sociaux et a plus à voir cette fois avec le schème fonctionnel. Plutôt que la transformation, on vise ici l’équilibre à travers l’ajustement de l’individu à ses rôles. L’action qui relève du schème actanciel est considérée plutôt comme une action intentionnelle. On parle moins de transformations structurelles que de l’entrecroisement des cercles sociaux qui transforment la société. Ici l’espace social est un champ d’actions réciproques. Le schème actanciel met en relation un ensemble d’acteurs mais chacune des théories relevant du schème actanciel aboutit à l’individu. Celui-ci dispose d’une marge de jeu qui lui permet d’élaborer des stratégies, donc de jouer avec les codes. Par ailleurs, les actions individuelles se définissent par l’anticipation de ce que pensent les autres. La quête de soi se joue sous le regard des autres. Les phénomènes sont donc pensés comme résultant du comportement des acteurs impliqués. On peut rattacher à ce schème des théories aussi variées que l’interactionnisme symbolique, la phénoménologie, l’ethnométhodologie, la sociologie de l’action de Touraine (1973). L’action, ici, suppose l’agrégation d’actes individuels qui transforment le social. Nous reviendrons à ce schème qui croise l’herméneutique au sein de divers programmes de la sociologie compréhensive.

Sens

L’herméneutique est le plus ancien mode d’appréhension du réel. La psychanalyse et la phénoménologie, par exemple, s’appuient sur cette logique qui cherche à construire un sens. Nous sommes ici dans le domaine des représentations et de la pensée symbolique. L’interprétation sera considérée comme une manière fondamentale d’être au monde. Ainsi, il n’existe pas de différence de nature entre le sens commun et le savoir scientifique puisque tout est interprétation. L’explication porte plutôt sur le sens que produit l’individu de sa propre expérience. Cependant, ici tout se passe comme si l’on pouvait prétendre penser en dehors des cadres sociaux. Mais il faut d’abord comprendre ces interrogations dans le contexte actuel d’une appropriation (médicaliste) du comportement humain. On établit une distinction entre la méthodologie expérimentale et un principe d’altérité. Les approches compréhensives poursuivent un questionnement quant à la méthodologie expérimentale dont les modèles théoriques seront posés a priori et qui contiennent en eux-mêmes l’explication des phénomènes à observer en dirigeant le regard du clinicien. Le problème réside sur le plan de l’intentionnalité à l’origine d’une telle pratique, c’est-à-dire dans sa prétention à définir le réel comme si la grille théorique était elle-même un objet naturel, seule possibilité d’explication.

Le principe d’altérité implique plutôt une relation dialogique. La psychanalyse a fait du transfert et du contre-transfert l’un de ses thèmes majeurs. Ce phénomène sera d’abord perçu comme une entrave puis admis non seulement comme étant irrépressible mais bien au coeur de la cure. C’est peut-être en ceci que la psychanalyse passe d’une science de l’observation à celle d’interprétation car ce sera à partir de la relation elle-même que l’analyste saisira un sens au malaise psychique de l’autre. Pour Eugène Enriquez (1993), l’inconscient s’inscrit à tous les niveaux du langage. Il suscite les liens et est en retour suscité par ces liens. Ainsi, l’inconscient serait à l’oeuvre non seulement chez l’individu mais dans la société tout entière.

Les approches psychosociologiques se réclament aussi d’une certaine herméneutique. Il s’agit de se préoccuper du lien établi entre l’individu et la société. On cherche à définir les problèmes selon les rapports symboliques de l’individu avec les autres. L’individu cherche un sens à ce qui lui arrive. En milieu scolaire par exemple, on a pu établir le lien entre des problèmes familiaux et les difficultés de l’enfant. Par exemple, on pouvait établir qu’un enfant souffrait d’une phobie scolaire en raison de son angoisse de séparation avec une mère dépressive. L’approche psychosociale a une compréhension dynamique des problèmes vécus par l’individu. La sphère structurelle fait ici place à l’aire sociosymbolique car nous nous situons beaucoup plus sur le plan des croyances, de la subjectivité, des représentations sociales. Pour devenir un être social, l’humain doit apprendre à se regarder comme dehors par rapport aux autres, comme un autrui. L’observateur social a donc affaire à un monde subjectif, dont les conduites sont dotées de sens, construites symboliquement. Il y a le discours sur l’autre mais il existe également la possibilité d’articuler une parole et une écoute. Cette posture compréhensive permet la reconnaissance d’une intelligibilité particulière. L’observateur qui s’intéresse à l’objet du point de vue de son intériorité se doit d’admettre le sens commun, sa subjectivité et son imaginaire comme constitutifs d’une connaissance de l’objet. Ce modèle a été peu à peu évacué par les approches cognitivo-comportementales.

Par ailleurs, certaines positions herméneutiques s’allient aussi au schème actanciel. Ainsi il est très fréquent de rencontrer les schèmes herméneutique et actanciel au coeur des mêmes programmes. Les individus ont une conscience discursive qui formule des rationalisations sur les actions. Pour Anthony Giddens (1987), que l’on peut situer dans l’entrecroisement de ces deux schèmes, les acteurs peuvent presque toujours formuler de façon discursive les intentions et les raisons de leurs actions. En fait, la conscience discursive pourrait correspondre à la conscience freudienne. Les acteurs n’ont bien sûr pas accès aux motifs inconscients de leurs actions, c’est pourquoi la question du choix est presque toujours ambiguë. Giddens (1987) ne nous semble pas insister suffisamment sur l’existence de l’inconscient. Mais, selon lui, il n’est pas nécessaire de se préoccuper outre mesure de ce qui n’a pas été retenu dans la perception du sujet en cherchant les blocages et les refoulements. L’inconscient fait appel à des modes de connaissance auxquels le sujet n’a pas accès. L’intention n’est d’ailleurs pas le fait du seul individu mais aussi des interactions qu’il entretient avec la culture ambiante. Autrement dit, les interactions quotidiennes déterminent l’intention au même titre que la psychologie de l’acteur.

Les individus ont une conscience pratique. Elle fait référence à des connaissances que l’individu ne peut exprimer verbalement et son niveau dépend de la routinisation qui fonde la sécurité ontologique. Des mécanismes, semblables aux rituels d’interaction de Goffman (1974), protègent la sécurité ontologique. La prévisibilité des routines est le mécanisme cognitif qui assure cette sécurité. Cependant, « la radicalisation de la Modernité » entraîne des conséquences importantes sur cette prévisibilité car la vie sociale est à présent, et à la différence des sociétés pré-modernes, soumise à des changements continuels. La distance toujours plus grande entre l’espace et le temps, dans un contexte de mondialisation, et les relations abstraites que cette distanciation engendre ébranlent effectivement la confiance. La réflexivité en ce sens n’est pas qu’une conscience individuelle mais bien une façon humaine de construire le social. La mise au jour des mécanismes d’action de la réflexivité reste largement à faire. Cependant, lorsque nous parlons de réflexivité, nous parlons surtout d’une connaissance liée au sens que nous donnons à notre expérience.

Le deuxième schème qui fait appel au sens, le mode structural, produit une intelligibilité de comportements dont les significations ne sont pas immédiatement évidentes, restent cachées de prime abord aux yeux de l’observateur. Outre Lévi-Strauss (1967), célèbre représentant de ce vaste programme qui établit les structures de parenté par le jeu d’oppositions et de relations entre différents termes, plusieurs observateurs de la famille, notamment dans les milieux psychothérapiques, ont mis en relief l’existence de mythes au fondement des familles, de la transmission intergénérationnelle de certains symboles dont la signification se perd dans la nuit des temps. Des recherches démontrent que la transmission intergénérationnelle des secrets et des mythes familiaux est constitutive de l’individu. Dans une perspective structuraliste, il s’agira de comprendre les régularités des cultures. Ce sera dans la transgression de codes communs que l’on verra apparaître les pathologies. L’inceste dans la famille en est un bon exemple. Ces structures seraient en quelque sorte des ancrages culturels qui peuvent différer d’une culture à l’autre mais qui possèdent certains traits universels. Il est donc possible de faire une classification des structures. Dans ce contexte, l’individu est inséré dans ces ancrages culturels et paraît donc entièrement déterminé par les interdits et les contraintes. La modernité contemporaine voit pourtant certains structurants, les plus ancrés dans l’inconscient collectif, se transformer sous la gouverne de l’individu. Ainsi la critique la plus courante de la pensée structuraliste vise sa tendance à théoriser le sens, laissant en cela échapper certaines contingences à travers ses maillages complexes.

Foucault (1988), qui s’intéresse à la folie comme analyseur des significations sociales, procède de cette tradition intellectuelle qui cherche à formaliser le sens. Au lieu de se pencher sur les valeurs intégratives de la société, il se demande ce qui dans une société est exclu. L’histoire de la folie est bien l’histoire de l’enfermement de ce qui fut exclu. Il y aurait à travers l’histoire un statut ethnologique universel de la folie.

Le schème structural met donc les termes d’une structure de signes en relation d’association et d’opposition. Une structure de sens apparaît à partir des signes observés. Le sens revêt les attributs de la signification et s’inscrit dans le collectif plutôt que l’individuel.

Structure

Les structures ici s’apparentent plus à l’idée de système que de structurants culturels dont on parlait précédemment. L’univers sociostructurel met en relation mécanique des termes au sein d’un système physique qui cherche à maintenir son équilibre. Les besoins du système exigent que l’élément remplisse sa fonction. L’individu est déterminé par ses rôles sociaux. Nous nous trouvons dans l’univers de la contrainte et de l’extériorité. La variante fonctionnelle en est la suivante : chaque élément du système a sa fonction. Cette logique est au coeur de plusieurs théories en sciences sociales dont la version clinique la plus fameuse est la systémique.

La théorie des systèmes pose un certain nombre de principes : interaction, totalité, organisation, complexité, aspect structurel et fonctionnel d’un système. On pose donc ici l’interaction des systèmes comme étant primordiale ; les systèmes communiquent entre eux et les heurts entre ces derniers ont une incidence sur l’individu. Les problèmes sociaux sont ici explicables par le milieu. L’équation individuelle est peu signifiante dans le discours. C’est le tout qui détermine ses parties. La famille, par exemple, est vue comme une totalité non réductible à ses éléments. Le comportement individuel est décrit comme une adaptation fonctionnelle au milieu. Tout système possède une structure organisationnelle. Ainsi, tout concourt à maintenir l’équilibre de cette structure. Les actions sont des régulations du système. C’est pourquoi on parle de l’aspect fonctionnel d’un système. La compréhension des interactions et la recherche d’un sens au symptôme seront considérées comme inutiles pour le système. On peut se demander pourquoi il est si nécessaire aux systémiciens de nier l’apport de l’inconscient ; quelle est la place de l’individu dans le système, n’est-il qu’acteur ? La systémique réussit mal à se départir d’un certain machinisme. Loin de disparaître, cette logique domine encore largement aujourd’hui, notamment dans les programmes écosystémiques. Selon ce point de vue, le comportement de l’individu doit être étudié à partir des systèmes qui composent son environnement. Il réside un certain paradoxe dans ce discours qui s’est tourné résolument du côté des systèmes vivants et s’affirme contre l’expérimentalisme. L’approche écosystémique établit des comparaisons non plus avec les machines (les systèmes logiciels) mais avec d’autres systèmes vivants et en cela elle emprunte trop souvent aux thèses biologiques pourtant clairement fondées sur l’expérimentalisme. Dans le contexte de l’écologie, on remarque aussi la présence de logiques relevant de la causalité. Par exemple, on établira un lien de causalité entre un facteur social et un problème de comportement. On se fie ici sur la loi des probabilités. Une relation sera clairement établie entre des facteurs de violence dans l’enfance et l’apparition de la délinquance à l’adolescence. On remarquera aussi que l’approche écologique est très près de l’approche comportementale. Par ailleurs, la causalité est ici envisagée selon un point de vue multicausal car, à la différence de l’approche comportementale qui se concentre sur l’antécédent immédiat du comportement, l’approche écologique portera un regard plus large sur l’environnement.

Peut-on encore parler de causalisme, deuxième schème qualifiant le monde social du point de vue de son extériorité structurelle ? Certainement. Personne n’ira jusqu’à prétendre clairement et sans la moindre gêne aujourd’hui qu’une cause engendrera toujours le même effet. On parle plutôt de covariation entre variables structurelles. Cependant la caractéristique fondamentale de ce schème sera de ramener les problèmes étudiés à des modèles de relations mathématiques. Plusieurs programmes qui dominent largement de nos jours se fondent sur les méthodes statistiques. Qu’on pense à l’épidémiologie, à l’écologie sociale, aux théories comportementales qui donnent le ton à la plupart des interventions cliniques aujourd’hui.

Un comportement efficace s’acquiert progressivement lorsqu’il est récompensé par ses conséquences. Cette formulation de Thorndike (1898), citée dans l’ouvrage d’Ovide Fontaine (1978 : 51) sur les thérapies comportementales, constitue le fondement de la théorie behaviorale, plus tard développée par Pavlov (1977) et Skinner (1971). Si nous nous en tenons à cette proposition, on comprend que l’intervention sera orientée vers l’idée d’un renforcement positif des comportements et de ce que nous nommons maintenant tous « les conséquences ». On remarquera ici que les mots même de l’approche comportementale et de la plus-value cognitiviste qu’elle a gagnée ces années-ci sont devenus des mots courants dans le discours quotidien. Conditionnement, association, environnement, apprentissage, cognition sont des catégories de construction de l’individu se rapportant au langage comportemental.

L’expérimentation comportementale remet en cause le libre arbitre de l’espèce humaine et active le débat entre le libre choix et les déterminations. Le behaviorisme rejette la méthode introspective, lui reprochant de ne s’appuyer que sur le subjectif. Elle pose que l’on ne doit étudier les phénomènes qu’à partir de faits observables. Pavlov (1977) avait bien fait une distinction importante entre les animaux et l’humain et cette distinction se trouvait dans le langage qu’il a nommé « le second niveau de signalisation ». Les théories behavioristes ne sont pourtant pas entrées dans le symbolisme du langage. Il s’agit ici de ramener l’explication d’un phénomène à sa cause et cette cause à sa conséquence. Les études s’appuient sur une nosographie qui domine actuellement principalement en psychiatrie. De ce point de vue, on peut affirmer sans l’ombre d’un doute que la causalité demeure un schème d’intelligibilité au fondement des théories majeures ces années-ci.

L’approche centrée sur la modification du comportement repose sur des données probantes : le comportement. Elle a un objectif : modifier des comportements indésirables. On remarquera ici que la notion d’indésirable est peu définie comme s’il y avait des raisons objectives d’expliquer un comportement désirable ou indésirable. Elle réfère en tout cas aux normes sociales et au devoir-être qui est en concordance avec ces normes. Il faut donc recourir au contrôle des comportements. Par exemple, Watson, dans les années 1950 donnait des conseils aux mères pour prévenir l’homosexualité des garçons. Cela nous rappelle que les théories sont liées au contexte social de leur production.

Apports et limites des schèmes

Il faut retenir qu’il existe des zones d’interactions entre les schèmes. Berthelot (1990) avec d’autres auteurs nous a conduits à penser qu’il y a un pluralisme explicatif dans l’intelligence du social. Ce pluralisme se conçoit dans la recherche théorique en postulant qu’il existe une diversité de langages dans la connaissance et que ces langages se constituent comme modélisation d’un savoir social. Nous avons vu qu’il était possible de regrouper les schèmes d’après trois perspectives : structures ; sens ; transformation. Mais plus encore, ce pluralisme se conçoit dans la pratique (l’intervention). La complexité et l’imprévisibilité du social font ressortir le caractère réducteur des théories du comportement humain dans l’intervention. C’est pourquoi le praticien ne peut concevoir son intervention qu’en tant que pluralisme pragmatique. L’intervenant, dont l’objectif est d’abord d’approcher l’autre, recourt, selon le besoin, à une diversité de techniques relevant de plusieurs approches. Cependant, ce pluralisme pragmatique laisse dans le non-dit le principe de la diversité.

L’individu n’est ni le résultat d’un réseau de variables ou de systèmes physiques, ni seulement le réceptacle d’un ensemble de significations, de représentations et de langages ; il n’est absolument pas seul face au destin et pourtant jamais il n’est complètement agglutiné dans le quotidien. Cette complexité peut être réduite dans un travail statistique, duquel, pour plus de commodité, on a choisi de l’évacuer, ou encore dans l’univers feutré du sens où, cette fois, on croit pouvoir faire abstraction des conditions d’existence. Mais ce travail demeure une dimension réduite.

Certains schèmes paraissent pourtant plus aptes à saisir certains phénomènes. Par exemple l’herméneutique sera plus utile dans l’analyse d’une croyance qu’un programme causal. D’autre part, plusieurs phénomènes s’expliquent par ce que l’on a l’habitude de nommer « les conditions objectives » d’existence. Cette analyse répond aux règles d’investigation classiques et trouve sa preuve dans les faits. Les faits se reconnaissent alors, si l’on en revient à Durkheim (2004), à leur pouvoir de coercition sur l’individu et existent donc indépendamment des formes individuelles. De ce point de vue, la transformation visée par le schème dialectique rejoint ces mêmes structures dont il est question dans le fonctionnalisme. Dans le premier cas, il s’agit de transformer ces structures coercitives, tandis que dans le deuxième, il est plutôt question de maintenir l’ordre de ces mêmes structures.

Il est donc possible de regrouper les schèmes à nouveau, cette fois en tenant compte des deux postures épistémologiques que sont l’explication et la compréhension. Les schèmes fonctionnel, causal et dialectique se trouvent sous la gouverne de l’explication. À son tour, la compréhension fonde les schèmes herméneutique, structural et actanciel.

La tendance sera de n’en référer qu’à l’opposition entre la transformation et le maintien des structures en évacuant le sens. De la sorte, on demeure prudemment dans les limites de l’explication. Il est en fait presque toujours question de se positionner par rapport à un ordre normatif. Et « on ne saurait reconstituer la vie en société (...) à partir des seules structures » (Simmel, 1981 : 89). Peut-être faudrait-il reconnaître que les contraintes ne sont pas les seuls déterminants de nos actions.

La question de la complémentarité

La clinique mise sur le sens. Par ailleurs, ce n’est pas pour cela que sera nié l’impact des contraintes structurelles. Il ne s’agit pas de nier le caractère normatif de la vie sociale. Par conséquent, il n’est pas question de rejeter une analyse dialectique des forces en présence (transformation) ni une équation fonctionnelle du système (structures). La question est bien : suffisent-elles pour comprendre l’action humaine ? Selon Devereux, si un objet peut être explicable par une théorie, il peut aussi bien l’être par d’autres. Dans l’étude de l’Homme, dit-il :

Il est non seulement possible mais obligatoire d’expliquer un comportement déjà expliqué d’une manière, aussi d’une autre manière — c’est-à-dire dans le cadre d’un autre système de référence.

1972 : 9

Nous avons vu qu’il existe un certain nombre de théories, chacune relevant de schèmes d’intelligibilité. Ces théories sont produites par leur discipline concernée, soit les domaines psychologique et sociologique. Ce qui est observé en définitive est bien l’individu, lieu immédiat des réalités sociales. Tout ce qui se manifeste chez les individus sous forme de tendances, de mobilités psychiques, de conflits constitue en fait la matière brute de la psychologie et de la sociologie. Ces deux discours, distincts quant à leur grammaire respective, doivent être également considérés comme étant complémentaires.

Considérons le problème suivant, d’après la logique complémentariste de Devereux.

Voici un fait brut : Julie (38 ans) a fait une tentative de suicide.

  1. Explication psychologique

    • Motif opérant : Julie a un fond de (dépressivité).

    • Motif instrumental : Mise à pied dans l’entreprise où elle travaille depuis 10 ans.

  1. Explication sociologique

    • Motif opérant : L’annonce des mises à pied.

    • Motif instrumental : Julie a un fond de (dépressivité).

Le motif opérant de l’explication sociologique correspond au motif instrumental de l’explication psychologique tandis que le motif instrumental de l’explication sociologique correspond au motif opérant de l’explication psychologique.

M.O. (s) → M.I. (p)
M.I. (s) → M.O. (p)

L’explication que l’on donne du fait brut le transforme en donnée psychologique ou sociologique. Devereux aura tendance à délimiter les deux domaines en utilisant les notions de dedans pour désigner la psychologie et de dehors pour la sociologie. Cependant, l’interdépendance des deux discours nous semble configurée d’une façon plus complexe. La socialisation, que l’on définira comme l’entend Georg Simmel, c’est-à-dire comme processus ontologique de liaison, est un phénomène psychique. Or, traitant des contenus psychiques, je ne fais pas nécessairement de la psychologie. Le domaine subjectif n’est pas qu’objet de la psychologie car plusieurs phénomènes sociaux sont lisibles à partir de l’intériorité des individus sans que cette discipline en rende compte d’une manière explicite. Le discours subjectif réfère bien sûr à l’intériorité, traditionnellement objet de la psychologie. Cependant, la sociologie peut aussi porter sur ce même contenu mais elle s’intéresse aux processus relationnels plutôt qu’aux structures psychologiques. L’individu devient objet de sociologie en tant que « laboratoire de l’imaginaire social » suivant l’heureuse expression de Fernand Dumont (1993). Il est objet psychologique lorsqu’il s’agit d’en saisir la structure singulière. Il serait en effet intellectuellement plus productif de parler d’une interdépendance des disciplines concernées, la donnée psychologique et la donnée sociologique, toutes deux traversées d’une part par la question structurelle et d’autre part par ce que l’on pourrait nommer, avec Jürgen Habermas (1981), « l’agir communicationnel », ayant plus à voir avec le sens – ce qui nous ramène à l’opposition complémentaire entre explication et compréhension. Le débat sur ce qui est, ou n’est pas, la psychologie ou la sociologie n’est certes pas dénué d’importance. Ce qui importe encore plus est ce qui est visé par chacune des disciplines ; c’est donc l’acte de voir qui s’insère dans une logique explicative ou compréhensive. Ainsi, une psychologie peut forcément relever de l’explication à travers la théorie cognitivo-comportementale comme une sociologie peut être compréhensive à travers l’analyse clinique. Inversement, on peut reconnaître une sociologie explicative à travers une dialectique marxiste et une psychologie compréhensive relevant de l’herméneutique psychanalytique. Au demeurant, l’objet reste le même, contrairement aux disciplines de la nature. La biologie a son objet, la chimie a également son objet. En sciences du comportement humain, ce qui différencie les domaines est le regard porté sur un même objet.

Or, le point de départ et le point d’arrivée demeurent l’individu. C’est Marx (1972) lui-même qui écrivait : « Il faut éviter de fixer de nouveau la société comme une abstraction en face de l’individu. L’individu est l’être social » (Touboul, 2007 : 3). Le sociologisme le plus éloigné des considérations individuelles ne peut se départir d’un discours sur l’individu, ne serait-ce que pour justifier son évacuation de la connaissance comme le fait Durkheim en parlant des « éléments étrangers ». L’individu pose problème ; il semble bien être l’empêcheur de tourner en rond dans chacun des systèmes conceptuels. C’est pourquoi une perspective pluraliste fera intervenir la complémentarité.

Jacques Rhéaume pose bien la question : « Comment une épistémologie pluraliste se déploie dans la pratique clinique ? » (2007 : 59). Un pluralisme pragmatique, qui s’apparente d’ailleurs à l’hyperpragmatisme décrit par Rhéaume (2007), se différencie bien sûr d’un empirisme classique mais aussi d’une vision subjectiviste qui ne ferait intervenir que l’expérience immédiate de l’observateur. Par ailleurs, il faut aussi le différencier d’un savoir-faire instrumental qui, au nom d’un concept de complexité mal défini ou naïvement expliqué, plaque des morceaux de théorie au gré des situations. La tendance sera en effet de traduire l’un dans l’autre des langages par ailleurs divergents, voire diamétralement opposés. Ainsi, il n’est pas rare de constater qu’un empowerment, développé dans l’approche structurelle relevant de la théorie critique, se trouve instrumentalisé dans une approche fonctionnaliste qui prêche le développement de l’autonomie. Il faut en fait compter avec le théorique, un observateur qui possède une subjectivité, un objet-sujet détenteur d’une connaissance de sens commun, ce qui en fait un individu inscrit dans l’altérité. Rhéaume regroupe ces savoirs sous trois formes : scientifique, pratique et d’expérience. Nous laisserons de côté les encadrements organisationnels et professionnels des pratiques tout en reconnaissant, que tout comme les autres formes de savoir (culturel, esthétique, spirituel), ils ont une incidence directe sur la pratique. Nous nous concentrerons donc au prochain point de façon plus précise sur le théorique, l’observateur et l’observé.

La clinique comme cadre d’un rapport sujet/objet

Le rapport du sujet avec son objet sera nommé la clinique. En sciences humaines, le rapport sujet/objet est compliqué par le fait que l’objet est un sujet de même nature que son observateur, disions-nous précédemment. Le rapport sujet/objet est ici considéré comme un rapport social. Chacune des théories du comportement humain a sa façon d’établir le rapport sujet objet. Depuis quelques décennies, on assiste à une remise en cause de cette relation. La classique dichotomie entre le sujet et l’objet tend à être dépassée au profit d’un paradigme esthétique. Ce qui caractérise l’esthétique ici concerne la régénération du lien social entre deux sujets qui cherchent, en tant qu’élément constitutif de la connaissance. La logique binaire du sujet et de l’objet, la théorie de la distinction (Bourdieu, 1979) sont ici remises en question. L’introduction toujours plus affirmée de l’individu dans toutes les sphères de la vie sociale est à notre avis au fondement de cette nécessaire transformation épistémologique. La posture compréhensive, à travers la sociologie clinique par exemple, s’insinue en mineur bien sûr, mais ouvre la voie au renouvellement de la recherche et de l’intervention en sciences sociales. Cependant, dans la pratique institutionnelle, cela peut paraître ironique, ce qui domine sont des représentations qui tendent justement à évacuer le sens. Le vocabulaire de la théorie cognitivo-comportementale correspond à la gestionnarisation des problèmes sociaux et il est de plus en plus fréquent de le voir utilisé par les gestionnaires eux-mêmes.

Puisque seul le type de théorie utilisé détermine si un phénomène devient une donnée essentielle dans l’étude du comportement plutôt que telle autre, il est nécessaire d’examiner les procédés qui transforment l’action d’un individu en une donnée de la science du comportement. Tout système de pensée s’enracine dans la culture. On le traduit du langage primaire au langage secondaire, qui est plus logique, qui classe, ordonne, gère. Pour paraphraser une fois de plus Wittgenstein (2003), on peut dire que le fait qu’un objet soit décrit par une théorie n’énonce rien quant à cet objet même, mais plutôt le fait que cet objet puisse être décrit par telle théorie.

Or, le caractère fondamental de toute science du comportement humain est la réciprocité entre l’observateur et l’observé. On peut bien clamer la beauté des étoiles, elles, ne pensent rien. Voilà ce qui distingue fondamentalement les sciences sociales et humaines des autres sciences où l’observation est à sens unique. Boris Cyrulnik (1995) constate que son chien ne sait pas mentir. Cette authenticité tragique vient du fait qu’il ne peut se représenter les représentations de son maître. C’est à dire que dans sa dramaturgie interne, dans son monde de chien, il s’adapte à l’autre mais ne peut s’adapter à l’idée que l’humain se fait de lui.

Dans le contexte de la réciprocité humaine, les deux parties sont tout à fait capables de maîtriser les codes communicationnels qui permettent d’agir sur le comportement d’autrui. Pour cela, il faut être apte à se représenter les représentations de l’autre. Ainsi l’observé réagit à mes observations. L’authenticité en prend pour sa peine. Disons déjà que la théâtralité, le jeu, apparaît justement en raison de cette réciprocité fondamentale. Une des illustrations les plus convaincantes se trouve justement dans le mensonge qui est la capacité de jouer avec les codes, et d’en inventer d’autres, ce qui est le propre de la théâtralité. Ce que l’autre me raconte est aussi une représentation. Par ailleurs cette représentation, cet ensemble de symbolisations, sera la matière sur laquelle je vais devoir travailler.

Un certain quant-à-soi, défini comme la part intime de l’individu qui se trouve en rupture avec la société, permet de se distancier de toute société et laisse libre cours à la construction d’un discours sur soi. Cette construction s’opère dans une certaine sélection consciente et inconsciente des faits, sentiments et souvenirs. Il y a, en cette matière, toujours une part de dissimulation. C’est là le propre de la présentation de soi au sens où le définit Goffman (1972) et avant lui Simmel (1988). C’est pourquoi les théories du comportement humain, dans leur application clinique, constituent les scénarios d’une véritable mise en scène de soi. C’est pourquoi aussi, le rapport à l’autre, inscrit dans chacune de ces théâtralités, dirions-nous, implique toujours une part de savoir et de non-savoir sur l’autre. La relation clinique est fondée sur une tension paradoxale entre la confiance et la non-confiance. On ne doit évidemment pas comprendre ceci dans sa dimension morale mais bien du point de vue de sa nécessité sociologique dans la construction des rapports sociaux. De ce point de vue, il est loin d’être sûr que les théories du comportement humain, dans leur caractère obligatoirement « contraignant » sur l’individu, gagnent complètement la mise. Le rapport à l’autre, inscrit dans la relation clinique, implique une autre tension paradoxale qui est la distance et la proximité. Cette oscillation nécessaire dans l’acte clinique du praticien l’est autant chez l’autre. L’ordre et le désordre cohabitent dans la dynamique sociale pour Georges Balandier (1971) qui souligne l’impossibilité d’enfermer la complexité dans une seule théorie. L’objet de nos investigations réagit aux propos tenus sur lui. Il réagit à nous comme observateurs. Mais outre cela, l’autre possède aussi sa propre idée sur sa situation et il est à proprement parler impossible de mettre de côté cette idée. Au contraire, de la même façon que nous devons faire avec notre qualité d’observateur et le contre-transfert que nous ne manquons pas de produire comme élément de connaissance, nous ne pouvons pas éliminer la partie volontaire de l’autre. Pour Simmel (1992 : 72) :

(...) l’âme individuelle ne peut jamais se trouver à l’intérieur d’une relation si elle n’est pas en même temps à l’extérieur de celle-ci. Elle ne fait pas partie intégrante d’un ordre sans être en même temps face à lui.

Il se trouve que plus l’individu est fortement individualisé, plus il est capable d’entrer en relation. C’est avec cette transition qu’il faut à présent compter. Les destinées individuelles sont peut-être en partie configurées à partir de rapports sociaux « objectifs » qui contraignent mais il existe de larges espaces d’interactions qui n’ont pas fait l’objet de beaucoup de sociologies. L’approche clinique remet donc en question le morcellement de l’objet que produit le découpage disciplinaire. Ainsi une même réalité possède plusieurs points de vue et les résultats dépendent du point de vue de l’observateur. C’est pourquoi les théories du comportement humain, quoique bien délimitées quant à leur territoire, sont dans la clinique en correspondance continuelle. Il n’est pas du ressort du sociologue de faire la psychanalyse d’un récit de vie mais le clinicien doit savoir que le travail d’élaboration touche à des questions relevant de cette discipline. Tout dépend en fait de ce que le chercheur cherche. Si le récit de vie inclut un mouvement de soi vers les autres, l’écoute de ce récit implique un décentrement disciplinaire vers les autres théories. Sartre, dans L’idiot de la famille a cherché à conjuguer la biographie subjective (Proust), le matérialisme (Marx), l’inconscient (Freud). Vincent de Gaulejac (1999) démontre dans son approche des récits de vie à quel point le territoire familial, la logique des rapports sociaux et les sentiments, tels que la honte, participent à la construction du sujet. La méthodologie clinique correspond en effet à des questionnements de départ assez larges qui laissent place à la pluralité des points de vue. Il n’est pas question d’un impérialisme mono-disciplinaire, toutes théories confondues, mais il n’est pas question non plus de prétendre à la vérité d’une seule explication. Structure, sens, transformation sont autant de points de vue sur la vie sociale. Le problème n’est pas de faire un choix entre ces perspectives mais de se débarrasser de la tentation hégémonique.

Conclusion

Les schèmes d’intelligibilité ont leurs racines dans la vie sociale. Pourtant, ils se présentent comme définitifs, tels des éléments naturels, et sont à la source de conclusions qui semblent indiscutables. Depuis un certain temps, déjà aussi s’y oppose un antipositivisme. Le réalisme critiqué par Simmel n’exclut en rien l’interprétation, et les idées naissent et vivent dans un contexte donné. Ce que l’on tient généralement pour des évidences est susceptible d’interprétation. Il se passe beaucoup de temps à échafauder des théories sur l’objet et peu de questions sont en fait posées alors qu’affluent les réponses. Or, le savoir se situe tant sur le plan des questionnements, plus proches de l’intuition, que des réponses, plus proches des formes.

Par ailleurs, s’il est nécessaire de défendre l’idée d’une impossibilité logique à enfermer l’individu dans une seule théorie et appuyer un pluralisme pragmatique qui se situe plus proche des acteurs, il est essentiel de poursuivre une réflexion sur les limites d’une pragmatique et les dangers du « patchwork » théorique. Il faut aussi prendre garde de limiter la clinique à l’instant de l’acte. Un scepticisme trop accentué face aux théories prive l’observateur de savoirs, somme toute, susceptibles d’être universalisés. Il faut donc aussi éviter d’autres excès, qui, au nom d’un relativisme paradoxalement érigé en absolu, limitent les possibilités de compréhensions plus générales. Après tout, il y a des risques au manque de théorie aussi. Le développement d’une réflexivité sur la clinique exige une capacité à se mouvoir souplement dans l’univers conceptuel. Le manque théorique peut être à la source de bien des dérives que l’on peut reprocher d’ailleurs aux défenseurs de l’efficacité technique. Là aussi la tentation hégémonique est vigoureuse.