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À Robert Sévigny,

mon vieux compagnon

dans l’édification d’une psychosociologie

et d’une sociologie clinique

Que l’individu existe ou non, c’est une question indifférente pour l’ordre éthique objectif, qui seul est stable. C’est le pouvoir qui gouverne la vie des individus. Il a été représenté par des nations comme une justice éternelle ou comme des divinités qui sont absolues ; par contraste, l’effort des individus est un jeu stérile comme le mouvement de la mer.

Hegel, Philosophie du droit (1826)

L’homme est périssable. Il se peut mais périssons en résistant.

Senancour, Oberman (1804)

Une précision s’impose d’emblée pour éclairer le lecteur sur le style de cet article. Dans la mesure où l’auteur fait référence à des éléments biographiques concernant un de ses ancêtres et lui-même, il lui a semblé préférable d’écrire à la première personne, adoptant ainsi plus la manière d’un conférencier que d’un chercheur rédigeant scrupuleusement une étude à présenter à ses collègues[1].

I. Introduction

Si la question du pouvoir m’a passionné (et me passionne d’ailleurs toujours) depuis ma jeunesse, c’est essentiellement pour deux raisons : l’existence d’un ancêtre, Antonio Enriquez Gomez (Cf. 2003), qui s’y était déjà intéressé et qui mourût dans les geôles de l’Inquisition ; le fait que mon enfance et mon adolescence se soient déroulées pendant la deuxième Guerre mondiale et que j’ai été durablement frappé par les atrocités qui s’y sont déroulées, ce qui m’a fait m’interroger sur la signification profonde de ce qu’il est courant de nommer « la civilisation occidentale ».

Je vais donc les examiner successivement. Au xviie siècle, Antonio Enriquez Gomez était l’auteur de nombreuses pièces de théâtre qui connurent un certain succès, même si elles n’avaient pas la qualité de celles de Lope de Vega ou de Calderon de la Barca. Il faisait partie, en Espagne, des « marranes », descendant donc de juifs convertis. On sait que les marranes ont toujours été suspectés par les pouvoirs étatiques et religieux de continuer à pratiquer en secret leur religion d’origine. Au xviie siècle, bien que l’Inquisition fût sur le déclin et moins opérante que du temps des « rois catholiques », elle était toujours présente et pouvait déchaîner ses foudres contre ceux qui semblaient ne pas faire partie des « personnes qui ont véritablement adhéré » (pour reprendre la formule de Freud). Aussi, lorsqu’il eut le sentiment de devenir un suspect, préféra-t-il s’exiler et venir s’installer en France, à Rouen. Là, il écrivit des textes sur le pouvoir et l’Etat et il offrit l’un d’eux, sa « philosophia angelica » au jeune Louis xiv qui l’en remercia. On peut trouver dans cet ouvrage des éléments qui devaient caractériser la monarchie absolue et différents conseils (dont profita peut-être le roi) sur la manière dont le monarque devait traiter ses sujets et susciter chez eux des émotions et des sentiments d’admiration, de respect et d’amour pour sa personne.

Pourtant, au bout d’un certain temps, il éprouva de l’ennui et décida de revenir incognito en Espagne. Là, sous un autre nom, il poursuivit sa carrière interrompue de dramaturge. Malheureusement pour lui, les religieux prirent connaissance de ses tragédies et comédies et trouvèrent que leur écriture ressemblait fort à celle d’un certain Enriquez Gomez qu’ils s’étaient mis à rechercher. Il fut arrêté, jeté en prison et, d’après les renseignements recueillis par les historiens, il mourut la veille du jour où il devait être torturé.

Le lecteur de cet article comprendra aisément qu’une telle histoire ait pu frapper et bouleverser l’adolescent que j’étais quand mon père m’en fit le récit. Par la suite, cette histoire m’apparut exemplaire car elle me permettait de pouvoir préciser la figure du sujet. Le sujet est (ce n’est pas une découverte, bien d’autres auteurs l’ont remarqué avant moi) à la fois une personne maître de ses actes et de sa vie, capable de faire des choses difficiles, comme de s’exiler et, plus tard, retourner dans son pays, être donc un individu qui pense, qui décide, qui agit, et en même temps, un assujetti au pouvoir politique ou religieux. Tout sujet individuel vit cette tension entre être lui-même et n’être qu’une personne en proie à un pouvoir impersonnel qui peut faire de lui ce que bon lui semble. De plus, lorsque ce sujet fait partie d’une minorité considérée comme non intégrée et non intégrable[2], il peut devenir quelqu’un que l’on tue sans culpabilité, comme l’a bien montré le philosophe italien Giorgio Agamben dans son « Homo sacer » (1997).

En ce qui me concerne maintenant, le fait d’avoir vécu durant la deuxième Guerre mondiale (je me souviens, comme d’hier, du 3 septembre 1939 quand mon père affolé, nous dit, revenant du travail : « C’est la guerre »), d’avoir subi des discriminations à l’école puisque je faisais partie d’un peuple honni, d’avoir eu peur pour ma famille et pour moi-même pendant un temps qui me sembla fort long[3], et, à la fin de la guerre, d’avoir pris connaissance des meurtres collectifs commis par les Allemands aidés par les « collaborateurs », a été déterminant pour ma formation affective et intellectuelle. Je me suis dit alors qu’il ne fallait pas qu’une telle catastrophe se renouvelle et qu’il fallait que j’essaye de comprendre de tels actes de barbarie. C’est de là que vient ma vocation de sociologue clinicien et de psychosociologue, c’est-à-dire de praticien et de théoricien des sciences humaines qui s’intéresse aux aspects aussi bien rationnels qu’irrationnels des conduites humaines autant collectives qu’individuelles. « Démasquer le réel », pour reprendre le très beau titre de l’ouvrage du psychanalyste français Serge Leclaire (1971), devint et est toujours ma préoccupation quotidienne.

II. Qu’est-ce que le « sujet »

Il est possible maintenant, après cette longue introduction, d’inscrire mon propos « in medias res ». Mais comme j’ai déjà énormément écrit sur les processus de pouvoir (en témoignent en particulier deux livres : De la horde à l’État [1983] et Les figures du maître [1991], repris, complété et remanié sous le titre Clinique du pouvoir [2007], et n’aimant guère me répéter, même dans un texte écrit pour mon grand amis québécois Robert Sévigny, psychosociologue et sociologue clinicien respecté internationalement, je serai quelque peu cursif, allant à l’essentiel, en me demandant ce qu’il en est actuellement (en 2008) des rapports du sujet, du pouvoir et de l’État[4]. Commençons par le sujet. De nombreux penseurs l’avaient vu mourir ou disparaître durant les années 1970. Seules comptaient pour eux les grandes déterminations sociales, en particulier la détermination en dernière instance que représentait l’économie ou alors, comme Gilles Deleuze et Félix Guattari s’en faisaient les porte-drapeaux, les « machines désirantes », les « branchements », les « intensités ». Soit l’individu était écrasé par le social, ou n’était que l’effet des structures, soit il avait implosé et seul avait subsisté le désir avec un grand D et ses mécanismes. Cornélius Castoriadis (1975) avait beau essayer de montrer que l’histoire, contrairement à ce que pensait Louis Althusser (1968), n’était pas un « procès sans sujet », qui se déroulerait donc au-dessus de nos têtes suivant certaines lois immuables et que Marx lui-même avait bien indiqué que la lutte des classes transformait les rapports sociaux et la société toute entière, celle-ci étant la conséquence de l’action collective des individus. Alain Touraine, que des mouvements sociaux importants existaient, qui avaient pour but de tenter de transformer le monde ; les sociologues et les psychosociologues cliniciens, que les groupes et les organisations étaient radicalement différents suivant la manière dont ils étaient conduits (de manière autoritaire ou démocratique), rien n’y faisait. Ceux qui étaient écoutés, bien qu’ils avaient des vues diverses sur le sujet et le social (leur seul point commun étant le renvoi du sujet à la métaphysique) étaient principalement P. Bourdieu qui regrettait que la sociologie ait affaire à des « objets qui parlent[5] » (1968), L. Althusser ou N. Poulantzas qui étaient les hérauts d’un marxisme enfin scientifique, M. Foucault (sur lequel je reviendrai et dont la pensée a heureusement évolué), G. Deleuze et F. Guattari, ou encore R. Barthes. Même J. Lacan, que l’on classait parmi les structuralistes, était tenu en suspicion. Maintenant le vent de la mode intellectuelle a tourné et, au contraire, on ne parle plus que du retour de l’individu, voire de l’acteur et du sujet. Il est vraisemblable que l’implosion de l’Union soviétique après les réformes de Gorbatchev, les écrits des dissidents qui parfois osaient, comme l’a montré S. Moscovici (1979), incarner « la dissidence d’un seul », le génocide cambodgien, la révélation sur la réalité de la Révolution culturelle chinoise (qui avait fait déjà l’objet des analyses subtiles de S. Leys (1971), que tous ces facteurs aient joué leur rôle pour dessiller en partie les yeux de ceux qui avaient propagé leurs croyances et leurs illusions en croyant n’exprimer que la vérité des faits.

Alors ces derniers, le plus souvent honnêtement, se mirent à avoir un autre discours. P. Bourdieu, qui se méfiait des récits, fit parler les individus dans La misère du monde (1993), R. Barthes se détourna de la séméiologie — dont la caricature fût son « système de la mode » —et redécouvrit l’amour dans ses Fragments d’un discours amoureux (1976), G. Deleuze et F. Guattari mirent une sourdine à leur « schizoanalyse » et Guattari utilisa à nouveau la pratique psychanalytique. Plus tristes furent les destins de L. Althusser, de N. Poulantzas, de M. Pêcheux sur lesquels, par pudeur, je ne m’appesantirai pas. C. Castoriadis, C. Lefort, E. Morin furent à nouveau appréciés et commentés, ainsi que A. Touraine et les sociologues de l’individu, tel N. Elias, et les psychosociologues eurent à nouveau droit de cité. Quant à M. Foucault, il s’intéressa aux processus de « subjectivation » (retrouvant ainsi le sujet en train de se faire chez les Grecs et les Romains et montra la diversité de ses figures) dans des contextes sociohistoriques donnés.

Le sujet avait retrouvé sa place et même la première place. Mais de quel sujet s’agit-il ? Est-ce le sujet psychique cher aux psychanalystes, qui se penchent sur les méandres de l’intimité, sur les conflits intrapsychiques, les processus d’identification et de projection, sur la tension constante entre les pulsions de vie et de mort ? Est-ce le sujet du groupe, ce qui fait que sous la conduite d’un leader ou même en son absence, le groupe tout entier ou une partie de celui-ci se place sous l’égide des hypothèses de base de Wilfred R. Bion, ou développe un « appareil psychique groupal » comme le dit René Kaës (1976), ou une enveloppe protectrice comme l’écrit Didier Anzieu (1987) ? Est-ce le sujet sociohistorique, au fondement des oeuvres de Marx, de Castoriadis (qui tient compte également de la vie intrapsychique) ou de Touraine ? Ou encore le sujet juridique, le seul qui apparaisse digne de l’objet du droit, ou le sujet moral que les politiques ont, récemment, découvert ? On ne sait pas trop bien et force est de constater que de plus en plus de théoriciens traient du sujet sans que leurs lecteurs puissent toujours savoir avec un haut degré de certitude de « qui » et de « quoi » ils parlent. Il y aurait bien d’autres subdivisions possibles : par exemple, s’agit-il d’un sujet avec une identité forte, ou en crise d’identité, ou encore oeuvrant par un travail de « réflexivité » à se construire une identité évolutive ? Pour ma part, je donne une réponse limitée et précise à cette notion. Dans la mesure où je vais examiner les rapports de ce sujet avec le ou les pouvoirs ou avec l’État, je m’en tiendrai à une définition simple du sujet : l’individu qui, par sa pensée, son travail, son action journalière vise à devenir, comme le disaient les anciens Grecs, autotelès (être à lui-même sa propre fin) et autonomos (autonome), en ne niant pas les autres mais qui, au contraire, grâce à la sympathie et l’amitié (philia) envers autrui, imagine et met en oeuvre des actions lui permettant d’exprimer tout son pouvoir de faire et d’agir, de résister à la domination et de transformer l’univers socio-politique auquel il appartient. Autrement dit, c’est un homme, ou une femme, qui réfléchit, parle, résiste, agit dans le présent, sans espérance particulière dans l’avenir et qui donc ne se laisse pas aller à seulement exister, comme tous les conformistes, mais à vivre ; autrement dit, à affronter le plus lucidement possibles les défis qu’il se donne ou qui lui sont proposés par la vie moderne, un homme « qui persévère dans son être », suivant la formule de Spinoza.

III. La difficulté d’être un sujet dans les sociétés contemporaines

Or, et c’est une constatation triste, un tel sujet se fait rare et connaît les plus grandes difficultés à advenir dans le monde moderne. En effet, tout son environnement le dissuade de choisir cette voie. Dans les régimes totalitaires ou même simplement autoritaires, il serait obligé, comme l’écrit Castoriadis, « d’aller en contrepente », car ces régimes n’admettent que les conformistes, les adeptes de la bureaucratie, les parfaitement intégrés. Ils vomissent (Lévi-Strauss, d’ailleurs, a bien évoqué ces régimes qui vomissent « ceux qui n’adhèrent pas ») les dissidents, les non-conformistes, ou les faibles qui désirent se rebeller. Dans ces conditions, ne pas « être dans la ligne » signifie être ostracisés et connaître un jour la prison ou un hôpital psychiatrique où ils seront « normalisés ». Et peu d’individus auront le courage nécessaire pour affronter des pouvoirs qui ont, pour eux, « la violence légitime », comme l’évoquait M. Weber.

Dans les États théocratiques[6], comme la plupart des pays du Moyen-Orient, il en sera de même. Tous les jours nous parviennent des nouvelles de ceux qui risquent de perdre leur métier ou même leur vie en ayant un autre discours que celui de « la majorité compacte » (Ibsen, 1882). Dans les pays où la démocratie est peu assurée et où l’État est faible, l’ordre est aux mains d’une caste de privilégiés qui se maintient au pouvoir grâce à la corruption, aux privilèges qu’elle s’est accordés, à la force de ses milices, ou encore qui doit partager le pouvoir avec des trafiquants de toute sorte qui édictent leurs propres lois et font régner la terreur dans les populations pauvres sur lesquelles ils ont prise. Que faire dans ces conditions ? Certes, certains créent des partis d’opposition, d’autres des réseaux de sociabilité pour contrer les mafias qui veulent les diriger. Mais combien laissent tomber les bras et se contentent de « survivre » dans l’univers qui est le leur ?

On pourrait penser que dans les pays développés, régis par des lois démocratiques, l’individu soit dans de bonnes conditions pour devenir un sujet sociohistorique (politique), c’est-à-dire un citoyen capable d’être « contre les pouvoirs », comme le disait le philosophe Alain (1926). Dans ces pays, la liberté d’opinion et la liberté syndicale sont admises, la torture absente, la police ou l’armée sévèrement encadrées par le pouvoir civil, et les partis politiques pratiquent l’alternance. L’individu-citoyen peut donc avoir une action concernant non seulement ses affaires privées mais également l’orientation de la politique de son pays, de sa région, de sa cité. Et, incontestablement, il possède un tel pouvoir, que je préciserai plus loin dans ce texte. Mais ce pouvoir d’agir utilement, tout le monde s’en rend compte actuellement, est entravé par une série de processus sociaux qui le limitent sérieusement et que je vais évoquer succinctement, car ils sont de notoriété publique : a) la transformation progressive du citoyen en consommateur. À partir du moment où se sont développés le « doux commerce » cher à Montesquieu (1748) et la consommation de masse, l’individu a été moins défini par son rôle dans la production[7] que par son désir de posséder et de consommer tous les biens mis à sa disposition par le marché. La propagande, la publicité, le marketing lui ont fait miroiter l’idée que son bonheur dérivait essentiellement de la possibilité d’« avoir » le maximum de choses et, d’acquérir, pour sa réalisation personnelle, des objets et des services toujours nouveaux. Ainsi, une demande toujours renouvelée a été créée et les désirs d’être se sont transformés en besoins à satisfaire. Dans cette quête incessante, puisque lorsqu’un besoin est satisfait, un autre suscité par les médias prend sa place, l’individu évolue d’une position possible de sujet en celui d’objet manipulé par les médias. Certes, tous ne tombent pas dans ce piège. Mais le plus grand nombre le font et se désintéressent, petit à petit, autant de la conduite de leur vie que de celle de la nation à laquelle ils appartiennent. b) Le processus de globalisation. Il a pour conséquence non seulement l’envahissement de tous les « objets » imaginables à un coût relativement peu élevé mais également la délocalisation des entreprises, leur fermeture totale ou celle de leurs services les moins rentables, leur disparition ou leur transformation profonde lors des fusions et des acquisitions, leur fragilité dès qu’elles sont cotées en bourse. Les membres de l’entreprise ont peu de possibilités de s’opposer à ces changements, qu’ils soient des travailleurs de base ou des dirigeants, et même lorsqu’ils résistent en faisant grève ou en entreprenant des actions désespérées, ils voient leur avenir s’assombrir et leur destin devenir funeste. c) La crise des valeurs. La dégradation des valeurs perçue dès les années 1930 par des philosophes comme Edmund Husserl (1935) ou des romanciers comme Hermann Broch (1932) n’a fait que s’amplifier et comme l’individu moderne n’est plus guidé dans ses choix et dans ses actes par des valeurs solides transmises par ses parents et par des institutions respectées, il doit prendre des décisions en n’ayant guère que lui-même comme point de référence, ce qui entraîne « la fatigue d’être soi » (Alain Ehrenberg, 1998). Ballotté par les évènements, manquant de point de repère (car il y en a trop, fort différents et souvent contradictoires), il a tendance au retrait dans la vie publique et même dans sa propre vie et il attend des jours meilleurs qui, naturellement, ont peu de chances de venir. d) L’étiolement de la distinction vie privée-vie publique. Jusqu’au milieu du xxe siècle, les institutions, les organisations n’exigeaient de l’individu que sa compétence et sa conscience professionnelle. Un travail bien fait lui permettait de conserver sa place et souvent de participer à une ascension sociale, désirée par tous. Il n’en est plus de même aujourd’hui. La gestion moderne (Gaulejac, 2005) exige de lui la mobilisation générale de ses affects. Il doit aimer son organisation, lui être dévoué, montrer son enthousiasme, ne pas compter ses efforts et son temps, mettre ses sentiments, voire son inconscient, au service exclusif de l’organisation sous peine de se voir marginalisé, placardé, licencié. Il doit ainsi être, corps et âme, un homme de l’organisation, être conformiste avec ardeur, flexible, adaptable, parfois innovateur dans des limites bien précises, sans savoir s’il sera récompensé pour cet investissement total. Et bien souvent, il ne le sera pas car une organisation, contrairement aux individus, n’a pas « d’états d’âme » et peut se débarrasser de ses plus fidèles collaborateurs sans éprouver la moindre culpabilité. Elle doit être rentable, assurer le profit de ses actionnaires et des possesseurs de fonds de pension, continuer son développement. Point final. Les entreprises citoyennes se sentant responsables de leurs collaborateurs sont rares et en général plus fragiles que celles qui s’accordent aux lois du marché.

IV. La résistance du sujet

D’autres processus sociaux ont de l’influence. Mais il me semble que j’ai énoncé les principaux. On voit donc que dans nos sociétés, même celles de démocraties développées, il n’est pas évident pour un individu de se poser comme sujet et d’exercer un véritable pouvoir, que ce soit sur sa propre vie ou sur l’orientation des affaires publiques. Et pourtant, les individus pensent et agissent, du moins un certain nombre d’entre eux, car ils ne se résolvent pas à la situation de « termites », comme le disait Freud (1930), et ils ne renoncent pas à se définir comme des « êtres historiques », comme l’écrivait Walter Benjamin (1986). Comme les anciens Grecs, et sans le savoir, les individus modernes veulent être autotelès, autonomes, se donner (ou contribuer à se donner) leurs propres lois et pouvoir ainsi parler et agir en leur nom propre. Les psychosociologues et les sociologues cliniciens, et en premier lieu Kurt Lewin, dont les disciples plus ou moins avoués ne se comptent plus, s’en étaient rendu compte depuis longtemps. Ils avaient montré que les individus spontanément préféraient, dans leur très large majorité, vivre et travailler dans un climat démocratique plutôt que dans un climat autoritaire, qu’ils étaient capables de prendre collectivement des décisions meilleures que celles édictées par un leader unique et qu’ils étaient en mesure de se débarrasser de leurs préjugés, de s’interroger sur leurs sentiments et de parvenir à poser, à résoudre les problèmes de manière rationnelle sans pour cela abdiquer leurs sentiments toujours évoluables, et à exercer un certain pouvoir dans les organisations et les institutions. M. Foucault est revenu sur la question du pouvoir et il a montré, dans La Volonté de savoir (1976) que personne ne pouvait posséder « le grand pouvoir », que la vie sociale était la résultante de quantités de micro-pouvoirs et que chaque individu était à même de pouvoir influencer les choses. De plus, comme Lewin, il a mis en avant la notion de résistance et a montré que chaque fois qu’une force s’exerçait dans un sens, une autre force se faisait jour dans le sens contraire. Ainsi, celui qui avait été considéré comme le prophète de « la mort du sujet » se mettait à proclamer que le sujet n’était pas mort ni agonisant mais qu’il était bien vivant. Freud de son côté, il y a fort longtemps, ne s’était pas seulement intéressé aux grandes figures (le chef de la horde primitive, Léonard de Vinci ou Moïse) mais avait également insisté sur le fait que tout le monde, du plus petit au plus grand, laissait sa marque, autant infime soit-elle dans l’histoire. Max Weber, quant à lui, avait souligné le rôle joué par des sujets charismatiques et également par tous ceux qui étaient mus par des convictions profondes.

Tous ces théoriciens et praticiens des sciences humaines avaient vu juste. Sans toujours pouvoir les formuler nettement, ils savaient que certaines régularités (je dirais même, en m’avançant, que certaines lois psychosociologiques) leur donnaient raison. Examinons-les.

  1. Toute tendance, tout trend, toute force dans nos sociétés sont contrebattus par une tendance, un trend, une force qui vont momentanément en sens inverse. Ceux-ci peuvent soit être en germe, soit encore émerger lentement, soit enfin se développer à cette occasion, mais ils existent toujours. Ainsi, en 1968, se sont manifestés des désirs de solidarité, de chaleur, de fête, de proximité, de dialogue dans un monde considéré comme égoïste, froid, ennuyeux (on se souvient du titre de l’éditorial de Pierre Viansson-Ponté, dans le journal Le Monde, en mars 1968 « La France s’ennuie »), distant, sans parole et sans dialogue.

  2. Toute tendance lourde présente des contradictions internes. Si le capitalisme financier favorise d’immenses profits, il occasionne aussi des pertes colossales. Au « casino financier », terme utilisé simultanément par deux penseurs se situant aux extrêmes, l’économiste libéral Maurice Allais, prix Nobel, et le théoricien révolutionnaire Cornélius Castoriadis, il ne peut y avoir que des vainqueurs. Si des entreprises fleurissent, d’autres disparaissent.

  3. Les sociétés actuelles ont privilégié l’éphémère et le court terme au détriment de la durée, du long terme se rappelant peut-être la phrase de Staline : « Sur le long terme, nous sommes tous morts ». Les sociétés qui ont des aspects mortifères mais qui se détournent, avec effroi, de la mort et qui donc choisissent de vivre dans le présent sans se préoccuper de l’avenir, empêchent que de vrais investissements affectifs, intellectuels, financiers puissent voir le jour. Elles se condamnent ainsi à une échéance plus ou moins lointaine et font porter le poids de leur absence de décision sur les générations futures. Le long terme se venge toujours.

  4. Toute tendance dans un certain sens entraîne inévitablement le refoulement de certains désirs ou projets. Or, comme nous l’enseigne la psychanalyse, qui, sur ce point, n’est guère réfutable, le refoulé revient toujours. Non seulement le refoulé mais aussi le réprimé. Non seulement dans le domaine intrapsychique (sous les aspects bien repérés de lapsus, d’acte manqué, de rêve, de symptôme) mais également dans le domaine social. L’ordre social suscite le désir de révolution, le désordre lorsqu’il provoque des tensions intolérables, l’appel à un homme providentiel. La chute du communisme a fait surgir un désir inextinguible de richesse et de consommation, la généralisation du néolibéralisme, le désir d’un monde moins inégalitaire.

  5. Les interdits structurants d’une société (non pas les interdits fondamentaux comme la prohibition de l’inceste) sont, à un moment ou un autre, objets de transgression. Marcel Mauss avait coutume de dire à ses étudiants : « les tabous sont faits pour être violés ». Il ne disait pas : les tabous peuvent être violés. Il pensait que les interdits sont, dans leur essence même, un appel à la transgression, au sacrilège, et que c’est l’acte de sacrilège lui-même qui donne aux interdits (fondements de toute institution traditionnelle ou expressive de la modernité) leur caractère sacré. C’est pourquoi son disciple Roger Caillois a distingué dans « L’homme et le sacré » (1938), à côté d’un sacré de respect, un sacré de transgression. En transgressant, l’individu invente ainsi un autre monde et comme le désir de transgression est commun à tous les hommes, avec naturellement des intensités différentes, même s’il ne le sait pas, il intervient dans l’histoire.

  6. Toute décision, toute tendance lourde a pour conséquence non seulement la réalisation des buts désirés mais également des effets non escomptés, nommés par les économistes des effets pervers. L’exemple historique le plus probant est l’effet non prévu des actions de la bourgeoisie montante du xixe siècle : la création du prolétariat. Alors que la bourgeoisie, actrice du capitalisme, ne voulait avoir affaire qu’à des individus atomisés, « sans feu ni lieu », qu’elle pourrait ainsi exploiter et aliéner sans vergogne, elle a suscité par la violence de ses conduites (n’oublions pas que les grèves, pendant une grande partie du xixe siècle, étaient interdites et qu’elles étaient réprimées sauvagement par les autorités policières et militaires au service de la classe dirigeante) la volonté des travailleurs de s’unir dans des associations et dans des syndicats et de se donner une conscience de classe. Aussi peut-on dire que la bourgeoisie a contribué à créer le prolétariat.

  7. Enfin, toute tendance prédominante, quand elle a pu transformer son environnement, donne naissance à un monde nouveau qui va connaître de nouveaux problèmes que nul ne peut, malgré les efforts de planification et de prévision, véritablement anticiper, comprendre et naturellement résoudre. Pour toutes ces raisons, « l’avenir n’est à personne », comme le disait V. Hugo, à quoi on doit ajouter que l’avenir est à tout le monde, qu’il est le produit, la résultante d’un très grand nombre de comportements locaux[8] qui, au moment où ils se sont produits paraissaient dénués de toute signification globale. C’est pourquoi tout individu est « créateur d’histoire », comme je l’ai écrit antérieurement (1997). Personne ne doit renoncer à transformer le réel. On se souvient que Reich avait déjà dit que la révolution se faisait tous les jours et que, même un sociologue relativement conservateur comme Michel Crozier (1974) a pu écrire que « lorsqu’un individu se cogne la tête contre les murs, habituellement il se la casse », mais il a ajouté : « Et pourtant, parfois, le mur tombe. » La chute du mur de Berlin en est le meilleur exemple.

Certes, comme je l’ai montré précédemment, la majorité des individus ne résiste pas au pouvoir dominant, ne se révolte pas, est mue par des valeurs conformistes, vise à avoir une vie tranquille, se soumet volontairement. Pourtant, bien qu’il n’en ait pas conscience, l’individu oeuvre dans ses interactions quotidiennes (Goffman et Garfinkel l’ont fortement souligné dans leurs oeuvres) à la modification de lui-même et de son environnement. De plus, les psychologues du travail ont découvert que, même dans le travail le plus standardisé, le plus prescrit, l’ouvrier a une certaine zone de liberté, il dispose d’un petit pouvoir « discrétionnaire », il manifeste, comme l’écrit en particulier Yves Clot (2002), une certaine « puissance d’agir ». L’individu est toujours un acteur qui joue, dans la pièce imposée, son rôle à sa manière. Il refuse d’être un clone et il ne l’est pas. Les autres, les êtres de « conviction » étudiés par Weber, les dissidents analysés par S. Moscovici (1979), les saints, les prophètes, les héros chers à Henri Bergson (1932), semblent d’une autre trempe. Ils ne veulent pas du monde tel qu’il est, ils refusent le pouvoir dominant bien que sachant qu’ils peuvent mettre leur vie en danger. Dans son livre sur « le choix de la morale en politique », Michèle Ansart (2004) nous a dessiné certaines des grandes figures de la résistance au moment de l’occupation allemande. Elle remarque que sont d’ailleurs devenus de grands résistants des individus que nul n’attendait (pas même les protagonistes de l’action), alors que d’aucuns, auxquels on attribuait une grande valeur morale ont eu peur, ont collaboré ou se sont réfugiés dans un attentisme tranquille. Le « héros », celui qui sort « de la formation collective », comme l’écrit Freud (1939), n’est pas toujours celui qu’on pense. Et c’est pour cela qu’il est impossible d’établir une distinction tranchée entre le « héros » et « l’homme sans qualités ». La résistance de l’humain, suivant la psychanalyste Nathalie Zaltzman (2000), ne peut donc pas être localisée dans certains êtres, a priori. Ce n’est que dans des conditions extrêmes, comme l’écrit Primo Lévi (1997), que se révèlent les individus capables d’être de véritables sujets, des « hommes », et non pas des animaux destinés à l’abattoir.

Ainsi, comme le pouvoir ne peut pas être approprié durablement, chacun dispose de plus de pouvoir qu’il ne pense et met en échec la phrase de Hegel mise en épigraphe. Mais pour cela il vaut mieux rester vigilant que passif et croire en soi-même plutôt qu’aux discours prononcés par ceux qui ont tout intérêt à maintenir le monde inchangé.

Il est possible que certains lecteurs trouvent que je suis en train de faire la part belle à l’individu sujet. Au contraire, j’ai déjà montré que son action, aussi déterminante soit-elle (sauf dans le cas extraordinaire de leaders charismatiques qui ont pu avoir une influence décisive dans le destin de leur pays ou de l’humanité ; citons, entre autres, et sans leur accorder un jugement favorable ou non : Moïse, le Christ, Mahomet ou, plus près de nous, De Gaulle, Hitler, Staline ou Mao[9]), n’a eu souvent que peu d’impact[10], sauf à être, comme dans le cas de la résistance au nazisme, relayée par un mouvement collectif ou qu’elle ne l’engendre pas. Elle est et elle demeure toujours entravée par les tenants du pouvoir. Aussi dois-je maintenant aborder ce point.

V. Le rôle de l’état aujourd’hui

Une thèse, qui a eu longtemps un grand succès et qui est la préférée encore de maints théoriciens est que le pouvoir suprême n’est plus l’apanage de l’Etat (qui serait devenu un « État modeste » (M. Crozier, 1987) mais des spéculateurs et des grandes entreprises internationales ou multinationales. Si cette thèse a eu un succès auprès du public, c’est qu’elle se fondait sur des arguments sérieux. Tout le monde se souvient du raid couronné de succès du grand capitaliste Georges Soros contre la livre sterling, sait également que les profits de certaines immenses entreprises dépassent le P.I.B. de la Belgique, qui n’est pas un pays pauvre, ou que l’élection de Georges W. Bush est due, en grande partie, à l’appui du complexe militaro-pétrolier aux États-Unis, sait, en outre que si bien des pays pauvres se mettent à connaître un développement durable, d’autres, principalement en Afrique, continuent à être livrés à un véritable pillage des ressources naturelles par des sociétés multinationales qui ont obtenu la complicité (grâce à une corruption de grande ampleur) des dirigeants de ces pays. Ces constatations ne peuvent être sérieusement réfutées et je ne le ferai donc pas. Que l’argent semble dominer la terre entière, que l’économie soit devenue la valeur dominante, comme le répètent inlassablement les experts réunis à Davos ou les médias les plus performants, ne paraît pas plus contestable. Le monde moderne adore le veau d’or et qui ne se soumet pas à cette orientation a de moins en moins de chances de survivre. L’« horreur économique », pour reprendre le terme du livre de V. Forrester, a encore de beaux jours devant elle. Il n’est que de suivre, de temps en temps, les cours de la Bourse pour en être persuadé.

Les grandes entreprises, les grandes banques d’affaires, les compagnies d’assurances essaient donc (c’est leur logique, qu’avait bien perçue au siècle dernier K. Marx, et qui n’a jamais été réfutée) de continuer à dominer le monde[11].

Est-ce que cela signifie pour autant que les États modernes ne sont plus que les instruments des grands capitalistes, qu’ils ne disposent plus du « monopole de la violence légitime », qu’ils n’encadrent plus strictement les citoyens ? Je ne le pense pas. Certes, certains États, et non des moindres, doivent faire face à des mafias, chaque jour plus vigoureuses (ex : Brésil, Italie), d’autres n’osent plus intervenir dans les zones dites « de non-droit » (ex : France), d’autres encore doivent affronter des résistances armées qui se disent révolutionnaires (ex : Colombie), qu’un peu partout se développe une violence endémique (ex : Mexique, Guatemala, Nicaragua), que la corruption atteint les plus hauts sommets de l’État (la plupart des États d’Afrique, la Russie, la Chine, le Japon). Tout cela est vrai et doit être répété inlassablement. Pourtant, simultanément, on est bien obligé de se rendre compte que les États-Unis interviennent directement (ce qui est contradictoire avec le néo-libéralisme proclamé) pour protéger leurs entreprises par des mesures protectrices, par des subventions, plus ou moins bien déguisées, et par des appuis directs à des entreprises au bord de la faillite[12]. Que ces mêmes États-Unis continuent à entretenir une armée importante, ils interviennent militairement en Afghanistan, en Irak ou à la frontière pakistanaise, ils installent des dispositifs de missiles ou d’antimissiles en Europe et ils veulent toujours être les gardiens de la paix dans le monde.

On peut relever également que la Russie prolonge sa guerre en Tchétchénie, peut envahir la Georgie et amputer celle-ci de deux de ses régions, qu’elle redevient une menace pour le monde occidental, qu’elle continue à poursuivre ses dissidents ou même des opposants qui réclament simplement un peu de démocratie ; que la Chine veut montrer sa force non seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan sportif, veut frapper l’imaginaire de tous les habitants du Sud-Est asiatique et devenir l’alter ego des États-Unis, qu’elle fait régner l’ordre chez elle, en utilisant tous les moyens de coercition ; qu’Israël est toujours en guerre et est en butte à l’animosité de la plupart des pays arabes, que, dans ces derniers, l’État est toujours dirigé par les mêmes dirigeants qui empêchent toute contestation véritable (Égypte, Libye, Maroc, Algérie, Tunisie) ; que les riches pays arabes, du fait de la manne pétrolière, investissent leur argent, en fonds souverains, dans les pays développés pour pouvoir, plus ou moins, les contrôler et les obliger à avoir une politique qui leur soit favorable ; ou que dans des pays d’Afrique Noire (où dans leur très grande majorité), les dirigeants, mal élus, s’incrustent dans le pouvoir d’État.

Tous ces exemples, qui ne sont pas exhaustifs, loin de là, et qui sont bien répertoriés, empêchent d’affirmer que les États-nations ne sont plus les acteurs principaux du théâtre mondial. Au contraire. On peut, sans risque de beaucoup se tromper, affirmer que nous sommes en train de vivre une situation de tentation de nationalisme exacerbé. Même quand on tourne ses yeux vers une Europe qui dit vouloir son unification, devenir une grande puissance, apte à traiter d’égal à égal avec les États-Unis, la Russie et la Chine, force est de constater que se multiplie le nombre d’eurosceptiques, que chacune des nations veut maintenir son identité (ce n’est pas seulement le fait des grandes nations traditionnelles — l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal — mais aussi, et cela se comprend, des petites ou moyennes nations nouvelles — l’Ukraine, les Pays baltes, la Slovénie, la Croatie, la Bosnie, le Monténégro, la Macédoine ou le Kosovo —, et ceci d’autant plus qu’elle est parfois minée par des revendications internes - l’Écosse et l’Ulster pour le Royaume-Uni, la Catalogne et le Pays basque pour l’Espagne, la Lombardie et la Vénétie pour l’Italie) — et revendique un statut particulier pour elle (« l’exception française n’est pas la seule »).

Ce ne sont donc pas seulement les pays considérés comme anciens et solides qui veulent préserver leur unité et leurs forces mais également les pays faibles. Aussi peut-on dire de manière lapidaire : les forts veulent demeurer forts, les faibles veulent devenir forts et, pour cela, ils ont besoin d’affirmer leur homogénéité (le nettoyage ethnique ou la peur de l’immigration vont dans le même sens).

Aussi, bien qu’il n’y ait plus guère d’États dans le monde qui puissent vivre dans une situation de relative harmonie ou de conflits modérés, tous sont obsédés par la question de « l’identité nationale ». Ils essaient par tous les moyens à leur disposition (la répression, la fascination, le contrôle des citoyens ou la séduction, pendant, en particulier, les périodes électorales[13]) de maintenir leur solidité ou de la conquérir.

VI. L’action humaine dans le monde moderne

L’État reste encore (et je dirais, de plus en plus) l’acteur de la scène internationale et n’est pas prêt à se voir retirer ce rôle, même lorsqu’il montre ses failles et ses béances. En définitive, l’État est loin de disparaître ou de dépérir comme l’ont cru certains marxistes. Il applique ses lois, ses normes, ses règles et refuse toute contestation véritable en utilisant des moyens de coercition variés, il impose un imaginaire à l’ensemble de la population. Il localise le pouvoir suprême dans certains dirigeants (pouvoir autoritaire, totalitaire, ou charismatique), il n’accepte l’alternance dans les démocraties développées qu’entre des partis dont le programme et les actions diffèrent peu. Il idéalise la nation et désire des citoyens disciplinés. Même s’il n’est pas un « État d’exception », comme le pense G. Agamben (2003), et qu’il ne désigne pas d’ « Homo sacer », il demeure l’« Ultima verba ». Le sujet individuel (l’homme de conviction), quand il existe, a peu de chances de le transformer, à moins qu’il ne prône d’autres valeurs et qu’il n’agisse, comme je l’ai déjà indiqué, à l’intérieur de mouvements collectifs qui pratiquent ce qu’on pourrait appeler une « utopie réalisante », si ces deux termes n’étaient pas contradictoires.

Néanmoins, « il ne faut pas insulter l’avenir » (De Gaulle) puisqu’il est imprévisible. En effet, à travers les siècles, à chaque époque qui ne paraissait pourtant promettre aux hommes que « du sang, de la sueur et des larmes » (W. Churchill), ceux-ci ont su, par leurs efforts, par leur courage (Wittgenstein), affronter, malgré les pires difficultés, et souvent résoudre les problèmes de leur temps. Nombre de ceux qui ont subi la barbarie nazie n’ont pas renoncé à agir, même s’ils ne pouvaient pas savoir la conséquence de leurs actions. Ils ont tenu bon. Depuis, le nazisme s’est effondré. C’est pourquoi, même aux périodes les plus obscures, aux heures incertaines où tout semble vaciller, où le « coeur brûle » (suivant la belle expression du poète Coleridge), il faut continuer. L’humain résiste plus qu’on ne le voie. Et les pouvoirs les plus assurés ont toujours les « pieds d’argile ».

Au moment de conclure ce texte, j’aimerai citer certaines phrases de différents auteurs qui expriment parfaitement bien ce que je pense concernant ce que peut être l’action humaine dans le monde moderne : « Il faut vivre chaque jour, accomplir chaque acte comme si c’était le dernier… ne rien attendre, ne rien fuir, mais se contenter de l’action présente » (Marc-Aurèle, Pensées et maximes) ; « Si je ne suis pas pour moi, qui sera pour moi ? Si ce n’est maintenant, quand alors ? (rabbin Hillel, iie siècle après J.-C. Maximes rabbiniques) ; « Alors l’esprit ne regarde ni en avant ni en arrière, le présent est le seul bonheur » (Goethe, Faust).

Ces phrases expriment bien les capacités de tout un chacun à se situer, aussi « petit » soit-il, comme un « être historique ». En outre, elles peuvent être considérées comme scandant le début du virage de la sociologie contemporaine. Alors que la sociologie s’était préoccupée, depuis sa naissance, des institutions — en particulier de l’État — et des modes de régulation globale[14], depuis, par contre, l’émergence de la psychosociologie et de la sociologie clinique, auxquelles R. Sévigny a profondément contribué, elle s’intéresse de plus en plus au rôle du sujet dans la dynamique sociale. Pendant de longues années, j’ai été, parmi les sociologues en France, un des rares à être le tenant de cette orientation. Depuis d’autres — et non des moindres comme A. Touraine — se sont, à leur tour, penchés sur l’action des sujets individuels et des sujets collectifs (les mouvements sociaux)[15].

Il n’est donc plus possible, dans notre « société des individus », de faire l’impasse sur les apports de la psychologie, de la psychanalyse, de la psychosociologie à l’analyse sociologique, sauf à croire encore au déterminisme social le plus étroit et le plus réducteur. Voici venu, enfin, le temps de l’interdisciplinarité, de la transdisciplinarité, de l’indisciplinarité, des « sciences diagonales », comme les nommait R. Caillois, autrement dit, le temps d’une « gaya scienza » et non celui d’une sociologie qui revêtirait les apparences d’une « science sinistre » analogue à l’économie politique, telle qu’elle avait été caractérisée, au xixe siècle, par Thomas Carlyle.