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La « gestion de la différence », la « création d’une société inclusive » et la « convivialité multiculturelle » sont trois formulations qui décrivent le travail d’intégration propre à nos sociétés marquées par le pluralisme et une sensibilité à la diversité.

Ces formulations renvoient toutefois à différents types d’acteurs : si la « gestion de la différence » et la « création d’une société inclusive » font appel à des acteurs officiels — ou à des acteurs occupant des postes officiels —, la « convivialité multiculturelle » implique des actions de nature informelle venant de divers individus dans la vie quotidienne. La « gestion de la différence » suggère généralement une action entreprise par des acteurs qui ne représentent pas cette différence, mais qui agissent « sur » ou « au nom » de ceux qui la représentent. La convivialité multiculturelle se manifeste quant à elle par le biais de relations entre des acteurs qui représentent la différence et ceux qui la gèrent.

À travers une association communautaire de la ville d’Ottawa, « Initiative : une ville pour toutes les femmes » (IVTF), je me penche, dans le cadre de ce numéro sur les passeurs de frontières, sur des questions touchant l’agentivité des femmes immigrantes. J’analyse en quoi la participation des femmes immigrantes dans cette association représente, pour ces dernières, une série de frontières. Le dépassement de ces frontières conduit, comme nous le verrons, à un engagement citoyen égalitaire dans la société canadienne. Cet engagement reflète à la fois l’expression d’une agentivité de la part des femmes immigrantes et un travail réalisé par d’autres acteurs qui représentent ces femmes.

Cet article se base sur une recherche de terrain et un engagement au sein du groupe. Avant d’aller plus loin, je me dois de situer ma propre position au sein de l’IVTF. Depuis les débuts de l’association, je suis à la fois participante et membre du comité d’orientation. Pendant six ans, j’ai écouté les débats au comité d’orientation, j’ai participé aux activités de l’IVTF, j’ai conversé avec des participantes et j’ai conduit des entrevues sur leurs expériences d’immigration. Ces sources d’information m’ont permis d’identifier les motivations des femmes immigrantes et leurs hésitations (voir aussi Andrew, 2008 ; Andrew et Klodawsky, 2006 ; Andrew, Doerge et Klodawsky, 2009 ; Klodawsky, Siltanen et Andrew, 2009). Ma position au sein de l’organisation me donne un accès privilégié à l’information, mais teinte sans nul doute ma perspective d’analyse.

Les assises théoriques et empiriques de l’article peuvent être situées dans deux champs d’études : les écrits sur l’organisation communautaire des femmes (Saegert, 2006 ; Smock, 2004 ; Appadurai, 2001 ; Gibson-Graham, 2005 ; Rankin, 2009 ; Harcourt et Escobar, 2005 ; Wekerle, 2005)[2] et les écrits portant sur les liens entre la mondialisation, le néolibéralisme et le potentiel de la mobilisation politique des villes-régions (Purcell, 2007 ; Sassen, 2005 ; Keil, 2009 ; Boudreau, Boucher et Liguori, 2009 ; Mayer, 2009). La combinaison de ces deux champs a attiré mon attention sur l’importance de bien comprendre le fonctionnement de l’IVTF au quotidien. En insistant sur cette dimension empirique, je m’inspire de la position de Flyvbjerg (2001) sur la pertinence des études de cas, mais aussi sur les écrits de Wekerle (2005) et Boudreau, Boucher et Liguori (2009) sur l’organisation politique autour des enjeux de la vie quotidienne.

Ma présentation de l’IVTF se veut une description détaillée qui tente de rendre compte des dynamiques qui sous-tendent les activités du groupe. En plus de cette visée descriptive, ma présentation est également conçue comme une exploration du potentiel et des limites d’une organisation communautaire progressiste au niveau municipal dans le contexte de la mondialisation et du néolibéralisme. Le questionnement de Purcell (2007) sur les multiples versions de la démocratie en lien avec la ville-région est à cet effet pertinent pour mon analyse de l’IVTF, tout comme celui de Sassen (2005) sur les pratiques politiques de la citoyenneté et le discours du « droit à la ville ».

Initiative : une ville pour toutes les femmes

Pourquoi s’intéresser à l’IVTF ? Bien que n’étant pas un regroupement exclusif de femmes immigrantes, la particularité de l’IVTF est qu’elle est caractérisée spécifiquement par la présence de femmes immigrantes. Comme j’aurai l’occasion de le montrer, la direction de cette association n’est pas assumée par des femmes immigrantes, mais l’énergie et le dynamisme de son organisation proviennent en grande partie de ces dernières. La décision de participer à IVTF représente, pour les femmes immigrantes, un premier passage de frontières. Le groupe noyau des femmes immigrantes à l’IVTF est constitué de personnes qui ont toutes été actives dans des groupes ethno-spécifiques et, dans la plupart des cas, continuent à y oeuvrer[3]. Elles sont d’avis que la participation dans une association mixte représente une voie alternative et, pour certaines, un choix judicieux vers une inclusion dans la communauté d’Ottawa.

Les femmes immigrantes ayant choisi de participer à l’IVTF sont en général des femmes bien instruites dans leurs pays d’origine, qui se retrouvent sous-employées, ou sans emploi, au Canada. La non-reconnaissance de leurs diplômes et de leur expérience dans la société canadienne est frustrante pour toutes et, dans certains cas, tout à fait démobilisante. Mais, en dépit de la frustration, ces femmes ont un sens de leurs propres capacités, une volonté de contribuer à la société et de se faire reconnaître pour leur contribution. Cette situation permet de comprendre leurs décisions de passer d’un engagement communautaire ethno-spécifique à une participation dans une organisation mixte avec, entre autres, objectifs de faire entendre la voix des femmes. Cette décision de participer à l’IVTF reflète l’agentivité des femmes immigrantes comme passeurs. En même temps, ce choix les introduit au sein d’une organisation où le travail de passage des frontières est mené en premier lieu par des femmes non immigrantes. Afin de mieux saisir les implications de ce choix d’engagement politique, il est nécessaire de présenter l’IVTF plus en détail.

Histoire et structure

L’objectif principal de l’IVTF est d’inscrire la perspective des femmes, dans toute leur diversité, à l’intérieur des processus de prise de décision de la Ville d’Ottawa. Il est à souligner qu’il existe des antécédents à la création de l’IVTF. Avant que l’association fût créée, le Groupe de travail sur l’accès des femmes à des services municipaux existait déjà. Celui-ci avait été mis sur pied avec le concours de la Ville autour du dossier de l’inclusion des femmes, un dossier remontant à l’époque précédant la fusion municipale de 2000[4]. En tant que telle, l’IVTF a connu ses débuts en 2004 avec l’obtention d’une subvention de Condition féminine Canada dans le but d’oeuvrer, en collaboration avec la municipalité, à l’amélioration de l’accessibilité aux services sociaux et urbains pour les femmes.

Depuis ses débuts, les activités de l’IVTF sont caractérisées par deux volets : premièrement, la formation des femmes issues des groupes communautaires en vue d’améliorer leur participation aux processus de prises de décision, et deuxièmement, un travail avec l’administration municipale dans le but de créer des outils permettant à la Ville d’évoluer et de s’adapter d’une façon plus efficace et inclusive à une population de plus en plus diversifiée. À l’heure actuelle, les principales activités de l’association comprennent la formation dans les quartiers d’Ottawa, un projet de participation à la consultation pour le plan des services récréatifs de la Ville et la création d’un outil prenant la forme d’un énoncé formel « une optique d’équité et d’inclusion », visant 11 groupes marginalisés[5].

La structure de l’IVTF est à la fois simple et complexe. Un comité d’orientation symbolise le partenariat. Il est composé de femmes issues de groupes communautaires (élues pour une année, parmi les candidates qui ont déposé une demande), de membres du personnel de la Ville, de représentantes des programmes en études des femmes de deux universités[6] et de la coordonnatrice en plus des autres employées. Il y a également une participation dans le cadre de projets spécifiques, comme lors de formations communes ou d’un travail sur le guide d’égalité.

Le financement de l’IVTF se fait selon le modèle typique des groupes communautaires en Ontario, c’est-à-dire par le biais d’un financement par projet provenant de sources multiples. En l’occurrence, le financement provient de Condition féminine Canada, de la Fondation Trillium, de Centraide Ottawa ainsi que de la Ville d’Ottawa. Les défauts de ce système sont bien connus : ils comprennent les difficultés de rétention du personnel, l’obligation de penser continuellement à des nouveaux projets plutôt que de consolider les activités existantes, l’incertitude constante et l’impossibilité de financer l’infrastructure et l’administration du groupe.

Bien qu’elle soit officiellement bilingue, l’IVTF fonctionne surtout en anglais. L’association est plus connue par son appellation anglaise, City for All Women Initiative, et son sigle CAWI. Son bilinguisme est manifeste lors des présentations publiques où les porte-parole sont généralement au nombre de deux, une femme anglophone et une femme francophone. Le bilinguisme est également visible dans les documents officiels qui sont produits en anglais et en français. On dénote un effort pour embaucher du personnel bilingue et, sauf exception, une des personnes employées par l’IVTF est francophone. Les femmes immigrantes de l’Afrique francophone assurent une présence immigrante francophone. Certains membres du comité de direction sont également bilingues. Dans le contexte spécifique de la Ville d’Ottawa, l’IVTF respecte ainsi mieux la politique de bilinguisme que la majorité des groupes de la société civile, tout en fonctionnant surtout en anglais.

Parce que cette étude s’intéresse à l’agentivité des femmes, la composition de l’IVTF doit être soulignée. On peut distinguer quatre groupes au sein de l’organisation. Le premier est composé de femmes immigrantes qui sont, ou qui ont été, membres du comité d’orientation et qui forment la majorité des membres actifs de l’IVTF. J’ai déjà évoqué les principales caractéristiques de ces femmes. Le deuxième groupe est composé des femmes blanches siégeant au comité d’orientation ou actives dans les projets spécifiques de l’IVTF[7]. Ces femmes représentent souvent des organisations de la société civile. Le noyau de ce groupe est composé des deux représentantes des universités en plus de la coordonnatrice de l’IVTF, tout en incluant également des personnes issues du mouvement syndical et du milieu de la consultation. Toutes sont actives dans des activités spécifiques de l’IVTF. Le troisième groupe est plus hétérogène en terme d’origine ethno-raciale, mais se distingue par sa relative jeunesse. Ce groupe est, d’une part, composé d’étudiantes actives dans des projets de l’IVTF et, d’autre part, du personnel plus temporaire de l’association qui oeuvre au sein de projets spécifiques. Finalement, le quatrième groupe est composé des femmes qui sont employées de la Ville d’Ottawa et — si elles ne sont pas actives dans un des projets de l’IVTF — font partie du comité d’orientation.

Si les représentantes de ces quatre groupes partagent l’espoir que l’IVTF puisse être un instrument efficace pour faciliter le passage de frontières dans la société canadienne, on dénote des motivations différentes qu’il convient de souligner.

Pour les femmes immigrantes, ce passage est forcément une question personnelle, mais il constitue aussi une volonté plus collective — qui rejoint également leurs familles, leurs communautés et l’ensemble de la population immigrante. Eu égard à leur engagement dans les organisations immigrantes ethno-spécifiques, l’IVTF constitue donc pour ces femmes une stratégie d’insertion dans la société canadienne à travers une association « mixte ». La perspective municipale peut expliquer pourquoi elles font le choix d’adhérer à l’IVTF, même si cela n’est peut-être pas aussi déterminant que leur volonté de reconnaissance par la société canadienne. Les personnes du deuxième groupe, celui des femmes blanches, sont motivées par le fait de voir la perspective des femmes mieux intégrée aux processus de prise de décision de la Ville d’Ottawa ainsi que par une volonté de s’assurer que cette perspective soit en adéquation avec la reconnaissance d’une diversité admise et reconnue pour ces femmes. Cette inclusion de la pleine diversité des femmes correspond à une volonté partagée à la fois par le troisième groupe, les étudiantes et les employées temporaires, et par les femmes immigrantes. Le quatrième groupe, les gestionnaires de la Ville, défend une idée auprès de l’administration municipale, celle d’une meilleure reconnaissance et intégration par la Ville de la diversification croissante de la population d’Ottawa. Cette idée concorde avec le travail de l’IVTF.

La dynamique de l’IVTF découle surtout de l’interaction entre les deux premiers groupes, les femmes immigrantes et les femmes blanches. Le troisième groupe joue un rôle intermédiaire entre les deux premiers alors que le quatrième assume un rôle plus spécifique en fonction de ses responsabilités à la Ville. Si les femmes immigrantes ont fait un choix en s’engageant à l’IVTF, leur passage de différentes frontières — une fois à l’intérieur de l’organisation — se fait avec le groupe des femmes blanches qui, en même temps, facilitent et contrôlent les passages. Les femmes immigrantes sont conscientes des choix qu’elles ont faits : elles ont peut-être moins d’autonomie que dans une organisation ethno-spécifique, mais l’association à laquelle elles ont adhéré est possiblement mieux placée dorénavant, étant donné leur présence, pour se faire entendre.

Passages de frontières

Dans cette présente section, je souhaite illustrer les tensions, les ambiguïtés et les solidarités au sein de l’organisation du point de vue des différents types de frontières auxquels les femmes immigrantes sont confrontées afin de devenir des citoyennes à part entière au Canada. Avant de me pencher sur la position des diverses figures de passeurs, j’aimerais d’abord m’attarder un instant aux types de frontières.

J’ai déjà mentionné une première frontière franchie par les femmes immigrantes : le passage d’un engagement dans leur communauté d’origine à la participation dans une association mixte. Les objectifs de l’IVTF visent, je l’ai également souligné, un engagement à l’échelle de la Ville d’Ottawa. Un tel engagement implique un passage de la sphère de la société civile — ou même de la sphère privée — à la sphère politique. Il y a là une frontière qui se définit par des éléments concrets (des activités, des gestes, des affiliations), mais également par des éléments de nature psychosociale (le sens de soi, les pratiques des autres, les normes sociétales) à quoi s’ajoutent des réalités relevant de discours et des représentations propres à chacune des participantes. On remarque en effet que ces dernières sont enclines à naturaliser la dichotomie entre le privé et le public. Pour les femmes immigrantes, il s’avère difficile de franchir la frontière qui constitue et délimite la sphère publique. Les difficultés sont liées dans un premier temps à leur situation matérielle, mais aussi à l’image des femmes immigrantes que projette la société d’accueil.

Rappelons qu’un très grand nombre de femmes immigrantes vivent des situations de précarité économique difficiles, particulièrement au cours des premières années de leur arrivée au Canada. La recherche d’emploi et, souvent l’obligation de travailler dans des conditions pénibles et mal rémunérées leur laissent peu de temps pour un engagement citoyen. En outre, l’identification au rôle maternel est fréquemment forte chez les femmes immigrantes. Pour beaucoup d’entre elles, la décision d’immigrer a été avant tout liée aux enfants et à la volonté d’accorder la priorité à leur vie et à leur avenir. Cette volonté découle d’une conception du rôle maternel et du sacrifice de leurs intérêts personnels au bénéfice de leurs enfants. De plus, le soin des enfants — propre à toutes les femmes et auquel les femmes immigrantes ne se soustraient pas — renforce l’identification des femmes à leur rôle de mère. Ce n’est pas en soi cette identification qui conduit à établir un lien entre femme (et mère) et sphère privée, mais plutôt l’ambiguïté de l’identification — particulièrement depuis la deuxième vague du mouvement féministe — qui confère au rôle de mère un caractère public dans la société canadienne (Abu-Laban, 2008 ; Andrew, 2004).

La vision des femmes immigrantes véhiculée par certains éléments de la société canadienne tend à renforcer l’idée d’une relation prioritaire ou prédominante avec la sphère privée. Les communautés immigrantes sont souvent perçues comme traditionnelles ou patriarcales. Par conséquent, on les définit comme des communautés où le rôle des femmes est avant tout contraint par la sphère privée. La force de cette représentation impose des contraintes ou des barrières réelles aux femmes immigrantes. En effet, mes observations indiquent que ces barrières peuvent indéniablement ralentir le passage de la frontière vers un engagement dans la vie publique. Étant donné les difficultés rencontrées par les femmes immigrantes qui désirent se faire reconnaître par la société canadienne en tant qu’acteurs politiques, ce passage particulier est souvent pris en charge par les femmes blanches de l’IVTF, celles qui sont responsables de l’association et des tractations de celle-ci avec la Ville d’Ottawa.

En plus du passage vers une organisation mixte et un engagement politique, un troisième type de passage de frontière peut être relevé. Celui-ci implique cette fois une démarche plus collective. L’activité des groupes et des associations composés majoritairement de femmes — et de surcroît de femmes marginalisées comme les femmes immigrantes — est souvent considérée comme peu importante par rapport à l’activité communautaire des principaux acteurs de la société civile, tels les Centraides ou les Chambres de commerce. Dans le cas de groupes semblables à l’IVTF, cette frontière est moins une ligne divisant un espace en deux qu’une zone à la marge délimitant ce qui est exclu de ce qui est inclus. Passer la frontière entre des groupes peu valorisés et des groupes reconnus signifie passer de la marginalité à l’inclusion à la majorité par l’intermédiaire de mécanismes et de processus propres à la société civile. Passer cette frontière ne correspond pas nécessairement à une valorisation du statut du travail communautaire, mais implique plutôt une reconnaissance du travail communautaire des associations ou groupes de femmes et d’immigrants comme faisant partie intégrante de ce secteur communautaire. Dans le vocabulaire spécialisé des politiques d’égalité, on peut parler de mainstreaming, non pas seulement au sujet genre, mais plus généralement, au sujet des femmes marginalisées. Il s’agit là d’une démarche collective : le rôle accordé au groupe ainsi que sa visibilité sont à la base du passage de frontière. En même temps, il est clair que ce passage recouvre des implications pour les individus. La reconnaissance collective demeure liée à une reconnaissance individuelle.

Il y a un dernier type de frontière que je souhaite évoquer. Celui-ci concerne le passage de l’inclusion à la transformation, la capacité d’articuler une vision alternative, un « vivre ensemble... autrement ». Dans ce cas précis, la frontière se situe avant tout sur le plan discursif. Elle sépare, d’un côté, une vision que l’on pourrait qualifier de « confortable », fondée sur des valeurs largement acceptables et acceptées de notre société et, de l’autre, une vision reposant sur un nouvel imaginaire collectif. Cette frontière conceptuelle est issue d’un processus collectif permettant de se projeter dans l’avenir. Ce processus exige un équilibre délicat entre une colère contre les injustices et un sens d’inclusion — voire même de confort — qui établit la confiance nécessaire à la construction d’un projet alternatif de société. Il s’agit ici de la frontière entre l’adaptation et la transformation, entre l’inclusion dans la société d’accueil et la transformation de cette même société. C’est un engagement citoyen exemplaire qui peut se réaliser à partir d’un sentiment d’inclusion de ses propres valeurs dans le groupe dans lequel nous sommes actifs tout en demeurant conscients, et en partie frustrés, par la non-inclusion de ces valeurs dans l’ensemble de la société.

Dans la prochaine section, je souhaite revenir d’une façon plus systématique sur ses quatre types de passages et sur les dilemmes qui s’y rattachent. Je m’attarderai à des exemples qui illustrent la façon par laquelle ces frontières peuvent, sous l’angle d’une perspective égalitaire et citoyenne, être franchies dans la société canadienne.

La frontière entre la société civile et la sphère publique

Pour l’IVTF, le passage de frontière qui démarque la société civile et la sphère publique est facilité par des sessions de formation organisées dans le but de permettre aux femmes issues des groupes de femmes du milieu communautaire de mieux comprendre les structures municipales, les processus de prises de décision, de même que les exigences et les procédures de présentation devant les comités du conseil municipal. L’objectif premier de ce type de formations est justement de favoriser un passage vers un rôle public et une capacité d’influencer les décisions de la Ville d’Ottawa. À leurs débuts, les relations entre l’IVTF et l’administration municipale se sont révélées conflictuelles, surtout concernant la fiscalité municipale et certains enjeux budgétaires. Pour les participantes aux sessions de formation, ces conflits ont été l’occasion de réaliser en quelque sorte des « travaux pratiques ». Entre 2004 et 2009, l’IVTF a effectué 24 présentations devant les comités du conseil ou le conseil municipal.

Les présentations des participantes ont été préparées avec soin et la coordonnatrice de l’IVTF a travaillé conjointement avec elles afin de les aider à intervenir, s’assurant que celles qui devaient prendre la parole se sentent appuyées par le groupe. Les sessions de formation ont été évaluées très positivement par les participantes.

Le passage vers l’engagement public se manifeste visiblement lors des cérémonies de « diplomation » qui se tiennent au terme de chaque session de formation. Des certificats sont remis par des représentants de la Ville — élus et fonctionnaires — et par les représentantes de groupes communautaires associés à l’IVTF. Ces cérémonies sont très vivantes : on applaudit, chante, photographie. Les femmes qui reçoivent des certificats et ceux et celles qui les remettent s’embrassent. Les discours prononcés par les représentants de la Ville évoquent l’IVTF comme partenaire de la Ville dans la réalisation des objectifs d’inclusion, reconnaissant ainsi les participantes « diplômées » comme acteurs dans les processus décisionnels de la Ville.

Ces deux exemples, les sessions de formation et les cérémonies de « diplomation », illustrent le rôle central que joue les non-immigrants à cette étape d’activité de l’association. Malgré un discours récurrent à l’IVTF voulant que tout le monde soit à la fois expert et apprenti, il y a une perception assez claire selon laquelle les femmes immigrantes doivent être « formées » en vue de franchir une frontière tandis que le deuxième groupe, celui des femmes blanches, possède déjà les ressources qui facilitent le passage des femmes immigrantes.

Ces ressources au sein de l’association sont multiples et il est possible d’associer certaines catégories d’acteurs avec certains types de ressources. Sans aller jusqu’à une analyse des trajectoires empruntées à ce sujet par des individus particuliers, on peut néanmoins identifier les types de ressources en cause : l’appui au transfert d’habiletés individuelles au contexte canadien, la réflexion sur les structures organisationnelles et la façon de rendre plus efficaces les compétences acquises lors de la formation et, finalement, le networking au sein la société d’accueil qui peut faciliter l’utilisation des nouvelles connaissances.

Le discours et la dynamique de l’IVTF laissent présager des tensions entre le rôle de facilitateur du passage de frontières conféré aux femmes blanches et leur contrôle du passage de ces mêmes frontières. Ces tensions se sont notamment matérialisées lorsque des femmes blanches ont dû exprimer leurs opinions sur des candidatures de femmes immigrantes pour des postes à la Ville. Par l’expression de leurs opinions, leur rôle de « contrôleur » du passage de frontières devient manifeste. Accepter de « faire jouer ses contacts » (un autre exemple d’utilisation de la ressource « contacts au sein de la société d’accueil ») renvoie également — que le contact soit efficace ou non — au potentiel de contrôle de la frontière. Si le contact s’avère utile pour une femme immigrante, la situation renforce la perception d’un pouvoir de contrôle sur le passage de frontière. Si le contact ne mène à aucun résultat utile, on remarque aussi — voire même plus — une perception de contrôle et de barrière imposée au passage de frontière.

Malgré les tensions évoquées, il demeure néanmoins que le passage vers un engagement politique se fait surtout par l’entremise du rôle assumé par les femmes blanches. Leurs ressources sont mises à profit par les femmes immigrantes, leur permettant ainsi d’adapter leurs habiletés individuelles au contexte canadien.

La frontière entre la périphérie et le centre

Le prochain passage de frontière qui retient mon attention se situe à l’intérieur de la société civile : il s’agit du passage de la marge ou de la périphérie vers le centre. Le travail communautaire des groupes de femmes, des groupes immigrants et, en général, des groupes représentant les milieux marginalisés, est peu reconnu et peu visible au coeur de la société civile. Les groupes les plus importants sont souvent des associations du secteur des affaires ; dans le secteur à portée sociale, une position dominante est occupée par Centraide ainsi que, dans une moindre mesure, les fondations communautaires et les conseils de planification sociale. Dans le cas spécifique d’Ottawa, l’organisme central du secteur des affaires est l’Ottawa Centre for Research and Innovation (OCRI), une association qui représente les entreprises dans le secteur des technologies de pointe en partenariat avec les universités — surtout les facultés de génie. L’OCRI a développé une série d’activités autour de l’éducation en général, y compris des programmes de bénévolat d’aide à la lecture dans les écoles primaires, en plus de concours rendant hommage aux meilleurs enseignants et professeurs de la région[8]. Malgré la présence de plusieurs immigrants dans le secteur des technologies de pointe, la direction de l’OCRI est largement constituée de personnes nées au Canada. La gestion du secteur à portée sociale est principalement assurée par Centraide Ottawa dont l’action du comité de campagne de souscription est particulièrement visible. Celui-ci est dominé par des hommes blancs d’ici, provenant soit du milieu privé ou du milieu gouvernemental.

Ottawa n’est pas différente d’autres villes canadiennes. En effet, la société civile y est dominée par les organismes dirigés par des personnes de classe moyenne, souvent issues du secteur des affaires et très peu représentée par des membres de communautés d’immigrants récents ou des minorités visibles. Il s’agit donc, tout comme pour l’ensemble du secteur public, d’un domaine largement contrôlé par des hommes. Comme en témoigne une quantité considérable d’écrits à ce sujet, le travail communautaire des femmes — et de surcroît des femmes immigrantes pauvres — peine à se faire reconnaître. En Ontario, c’est la Fondation Maytree qui a fait le travail le plus intéressant afin d’inclure une présence immigrante et des minorités visibles au sein de la société civile[9].

L’IVTF s’efforce d’être reconnue à titre d’association qui défend des valeurs centrales pour la vie collective de la communauté d’Ottawa tout en faisant la promotion de valeurs humanistes universelles. La position de l’IVTF peut se résumer ainsi : les dimensions d’équité, d’inclusion de même que l’égalité entre femmes et hommes constituent des valeurs centrales pour le fonctionnement des groupes, des institutions et de la société en général. Le travail de promotion d’une telle position se fait en collaboration avec la Ville d’Ottawa, les médias et les autres acteurs de la société civile. Dans la phase antérieure à la création de l’IVTF, la participation du personnel de la Ville d’Ottawa au Groupe de travail sur l’accès des femmes à des services municipaux se faisait sur une base volontaire. La Ville refusait de reconnaître qu’une telle participation fît pleinement partie du travail régulier de son personnel. En plus de rendre difficile la participation des employés de la ville à ce groupe, cette non-reconnaissance a profondément découragé celles et ceux qui valorisaient l’engagement dans ce projet. Dès le départ — au moment de la création de l’IVTF —, ses responsables ont dû déployer des efforts considérables afin de convaincre la Ville de s’engager sur la voie d’un véritable partenariat. Les responsables de l’IVTF souhaitaient que des membres du personnel de la Ville aient comme responsabilité, inscrite dans leurs tâches, un travail avec leur organisation. L’association espérait obtenir trois directeurs afin de couvrir le plus grand nombre possible de fonctions administratives de la Ville. Même si l’administration municipale n’a finalement accepté de nommer que deux membres de son personnel à cette tâche, cette décision peut toutefois être interprétée comme une victoire importante, la perspective et l’approche de l’IVTF ayant été légitimées.

Au cours des dernières années, le partenariat entre la Ville et l’IVTF s’est accru. Cette nouvelle situation est due en bonne partie à la reconnaissance de la qualité du travail de l’IVTF, mais aussi à la qualité des relations qui règnent entre la coordonnatrice de l’IVTF et le personnel de la Ville. Ce changement dans l’attitude de l’administration municipale est également le reflet de changements au sein des priorités de la Ville, en même temps que d’une reconnaissance de la part des administrateurs municipaux de la capacité de l’IVTF à contribuer à la réalisation de ces priorités. À l’instar de plusieurs bureaucraties, les dirigeants administratifs de la Ville d’Ottawa sont préoccupés par la relève et la nécessité d’attirer dans un proche avenir des employés de grande qualité. Cette préoccupation accroît l’intérêt de créer un milieu de travail stimulant et attrayant pour les employés les plus prometteurs et inclut la création d’outils destinés à augmenter la qualité du travail administratif. Dans ce contexte, la mise en oeuvre d’outils comme ceux destinés à faire la promotion de l’équité et l’inclusion revêt une importance grandissante. Dans cette foulée, le partenariat avec l’IVTF acquiert forcément un statut différent. Ainsi, le fait que deux des services de l’administration municipale se soient concurrencés pour travailler en priorité avec l’IVTF témoigne déjà d’une réussite, surtout si on compare cette situation à l’indifférence qui régnait aux débuts de l’association.

Dans le passé, l’IVTF a tenté d’établir des relations avec les médias afin d’être perçue par la Ville comme une association légitime, c’est-à-dire une association dont l’engagement et la position comptent dans l’espace public. La représentation de la diversité des femmes a été centrale dans le message médiatique. De plus, l’IVTF a souligné la nécessité d’obtenir de bons services publics, des services qui répondent ou reconnaissent l’importance de la voix des femmes et qui respectent des conditions équitables et inclusives. Faute de temps, les relations avec les médias se sont cependant avérées moins décisives qu’elles auraient pu l’être. Toutefois, leur importance pour la reconnaissance publique a été bien comprise par les membres de l’IVTF.

Une illustration du changement de la nature des relations entre l’IVTF et les acteurs centraux de la société civile a été la remise d’un prix à l’IVTF par Centraide Ottawa. Le prix, qui souligne la qualité du travail du groupe, a été remis en mai 2009 lors d’un banquet de Centraide. On peut voir une certaine ironie dans ce prix puisque Centraide avait préalablement refusé une demande de l’IVTF concernant le financement d’un projet. Ce refus avait eu des conséquences fâcheuses quant à la capacité de l’IVTF de réaliser, et même de poursuivre, son travail. La coordinatrice de l’IVTF a cependant décidé que la reconnaissance par Centraide demeurait extrêmement importante pour les femmes de l’IVTF et l’avenir du groupe. Cette décision l’a conduite à préparer une présentation de l’IVTF dont l’objectif était d’insister sur la présence des femmes en tant que citoyennes actives et engagées et sur celle de l’IVTF comme acteur autonome et partenaire avec des associations de femmes à base communautaire, la Ville et les universités. En d’autres mots, le message insistait sur le fait que les femmes de l’IVTF ne sont pas simplement des « clientes » qui reçoivent des services de Centraide, mais des acteurs impliqués dans la vie de la communauté.

La joie des femmes qui ont participé au banquet suivant la remise du prix était visible et palpable. On comptait trois tables de femmes actives au sein de l’IVTF. Les tenues des femmes, des femmes immigrantes en particulier, étaient spectaculaires. Toutes portaient des foulards de couleur pêche, symbole de l’IVTF. La plupart des groupes honorés étaient représentés sur la scène par le président du conseil d’administration et le directeur général de l’association — le masculin dans ces cas représentant un homme et non pas une forme générique. Toutefois, quand fut venu le tour de l’IVTF, une trentaine de femmes se sont levées de tables situées au fond de la salle. Elles ont suivi le tapis rouge et se sont dirigées vers la scène à l’avant. Deux femmes ont pris la parole et, à la fin de leur discours, toutes les femmes ont lancé leurs foulards en l’air. Les discours soulignaient avant tout les objectifs de travail de l’IVTF. Tout en remerciant Centraide pour sa reconnaissance, les femmes ont insisté sur l’importance de réduire les inégalités et d’accroître l’inclusion. Les deux présentatrices lors de l’occasion étaient Fantu Melesse Tewabe et Dondji Kapalati.

Voici des extraits de ces discours :

Fantu

« Thank you for honouring our contribution to the city with this inspiring award. We stand here as women from every corner of the earth. We are Canadian-born and immigrant women, working together to create a more inclusive city and promote gender equality. We are community women, academics and city staff. »

Dondji

« Nous croyons qu’une ville est en santé lorsque ses décideurs et décideuses tiennent compte des idées et de l’expérience de la pleine diversité des femmes et des hommes. Comme femmes, nous apportons une nouvelle perspective à la planification municipale. Tout changement durable est incomplet sans la participation des femmes au point de vue social, culturel et politique. »

Fantu

« Many of the immigrant women in our network have been leaders and even politicians, in our home countries, but have found our skills and knowledge often go unrecognized in Canada. Others of us came from countries where our democratic rights were limited. Through our involvement in CAWI, and thanks to United Way, we are discovering ways to make our views known to city decision makers. »

Dondji

« Nous vous remercions de croire en cette oeuvre. Cela nous donne du courage pour continuer à travailler afin que les femmes immigrantes, ainsi que toutes les femmes dont les voix risquent de ne pas être entendues, soient incluses dans le façonnement de notre ville. »

Fantu

« Our Views Matter ! »

Dondji

« Notre point de vue compte ! »

La présence des femmes immigrantes au sein de l’IVTF est fondamentale pour la reconnaissance de l’association. L’IVTF est perçue comme une association oeuvrant pour que la communauté d’Ottawa puisse réduire l’écart entre, d’un côté, les principes — un discours d’inclusion et d’équité — et, de l’autre, la réalité des femmes immigrantes ainsi que celle d’autres groupes marginalisés. En même temps, le discours des femmes de l’IVTF lors de la cérémonie soulignait à quel point les participantes de l’IVTF se réjouissent de la reconnaissance par Centraide Ottawa. La joie exprimée par ces femmes pour cette reconnaissance illustre, de façon dramatique, la peine inhérente à l’exclusion vécue, en même temps que les difficultés qui découlent de la réalité subie par les femmes immigrantes au quotidien. La joie ressentie reflète l’importance de se voir reconnues par des acteurs considérés légitimes de la société civile, et cela dans cadre d’une cérémonie officielle. En outre, on peut dire que la présence des femmes immigrantes a permis à l’IVTF de franchir la frontière de la reconnaissance et de la légitimité du travail communautaire.

Les quatre groupes mentionnés plus haut aspirent à faire davantage reconnaître que le travail communautaire des femmes. Les gestionnaires de la Ville souhaitent cette reconnaissance pour diverses raisons : leur reconnaissance personnelle, leurs propres carrières, la réussite de leur travail à la Ville et le bénéfice des femmes immigrantes elles-mêmes. Les femmes blanches souhaitent cette reconnaissance parce que leur motivation d’engagement à l’IVTF repose en grande partie sur la promotion de l’acceptation de la perspective des femmes, parce qu’elles se définissent comme féministes et parce qu’elles sont heureuses d’être reconnues à titre d’actrices dans la vie municipale d’Ottawa. Le groupe plus jeune, composé d’étudiantes et d’employées, partage en général les motivations des femmes blanches. Quant aux femmes immigrantes, elles considèrent qu’une plus grande reconnaissance de leur travail communautaire contribuera à l’intégration de leurs familles, de leurs communautés, et viendra en aide à la population immigrante en général tout en favorisant leurs propres intérêts et leur sentiment du travail accompli.

La frontière entre l’inclusion et la transformation

La présentation des prix nous conduit à une dernière frontière, celle qui marque le passage d’une volonté d’être inclus dans la société d’accueil — celle où l’on vit — à une volonté de transformer cette société. L’idée de transformation est consubstantielle d’une vision tournée vers l’avenir. Elle comporte une inclusion de valeurs qui ne sont pas présentes dans la société. Ces valeurs sont portées par des personnes ayant une vision différente de la société.

Dans l’analyse des activités de l’IVTF, la transformation sociale implique des actions concrètes qui découlent d’une vision alternative de la société, lesquelles rendent visible « le vivre autrement ». Certains exemples d’éléments de transformation ont déjà été soulignés dans les descriptions antérieures des activités de l’IVTF. Lors d’une présentation au conseil municipal en 2005, les femmes de l’IVTF ont décidé de commencer leur intervention par une chanson[10]. Cette décision avait été prise à la suite d’une longue discussion sur les objectifs de la présentation, sur les contraintes de la procédure et sur les limites de la non-conformité à la procédure. La chanson avait été choisie comme une façon d’illustrer ce qu’est une société plus holistique (la culture faisant partie de la politique). Elle devait également avoir un impact sur le conseil municipal, juxtaposant une musique douce et « féminine » à un message plus dur, porteur de critiques à l’endroit de la conduite de la Ville lors des élections et soucieux d’évaluer les réalisations de la Ville à l’égard des groupes marginalisés.

Les éléments de transformation mis en avant sont la vision holistique qui, d’une part, incorpore la politique aux autres secteurs d’activités et, d’autre part, considère que le plaisir du travail collectif et les rires font partie intégrante d’une démarche très sérieuse visant à influencer les décisions prises par l’administration municipale.

Cette frontière se rapproche de la deuxième frontière mentionnée dans la mesure où elle permet d’exprimer des différences dans les visions sociales et politiques entre, d’une part, les femmes immigrantes et, de l’autre, les femmes blanches, au sein de l’IVTF. De façon un peu simpliste, on pourrait dire que les femmes immigrantes font la promotion d’une vision plus « transformatrice » tout en voulant davantage intégrer la société canadienne actuelle. En revanche, les femmes blanches souhaitent — du moins d’un point de vue théorique — une transformation de la société, bien qu’elles vivent plus confortablement dans la société canadienne, tout en rejetant de façon concrète les dimensions de celle-ci qu’elles n’approuvent pas.

Les femmes immigrantes critiquent la société canadienne : la segmentation de la vie dans des catégories étanches — « économiques », « politiques », « culturelles » — et une des conséquences importantes de cette segmentation, le cantonnement de la famille dans la sphère privée au détriment de son intégration dans un ensemble social et politique. En même temps, les femmes immigrantes sont conscientes que la société canadienne véhicule une vision individualiste de la famille et des femmes. Cette spécificité est à la source d’une hésitation concernant la promotion du thème de la famille. Cette hésitation impose des limites à l’articulation d’une vision alternative de la société misant sur un rôle accru de la famille et la mère. Si une telle hésitation ne vient pas spécifiquement de l’engagement des femmes de l’IVTF, elle influence néanmoins le fonctionnement de l’association. Plusieurs femmes immigrantes sont convaincues qu’une opposition explicite à l’articulation du rôle accordé à la famille et à la mère dans la société canadienne pourrait freiner aussi bien leur capacité à franchir des frontières que leur possibilité de devenir des passeurs de frontières. Dans un sens, la situation impose un choix entre la possibilité d’inclusion dans la société canadienne et l’effort de transformer cette société.

Des tensions peuvent survenir parce que les femmes blanches ne comprennent pas les raisons à la source de cette hésitation ou ne voient même pas qu’il y a hésitation. En réagissant ainsi, les femmes blanches sous-estiment les éléments de transformation, mais également la volonté d’inclusion des femmes immigrantes. Le fait que les femmes blanches ne perçoivent pas l’hésitation des femmes immigrantes à exprimer leurs opinons sur la famille et le rôle de la mère peut être interprété par les femmes immigrantes comme une position rigide et inflexible qui tend, par ricochet, à accroître leur hésitation. Si les femmes immigrantes perçoivent aisément le confort des femmes blanches et leur intégration effective à la société canadienne, elles peuvent, à leur tour, sous-estimer la volonté des femmes blanches à transformer la société actuelle.

Conclusion

L’objectif de cet article a été d’explorer la question de l’agentivité des femmes immigrantes à l’intérieur d’une association mixte, Initiative : une ville pour toutes lesfemmes. En examinant les différents passages de frontières entrepris par les femmes immigrantes, il est possible de saisir la complexité de leur cheminement et de leur agentivité. Leur premier choix, celui de faire appel à un engagement civique à travers l’IVTF, en plus de participer à des groupes ethno-spécifiques, est clairement une illustration de leur rôle d’acteur social et politique. À d’autres étapes de leurs parcours, les femmes immigrantes ont aussi clairement opté pour se fier aux femmes blanches de l’IVTF afin de les aider à franchir des frontières. Le cheminement vers un engagement citoyen égalitaire pour les femmes immigrantes dans la société canadienne témoigne donc, mais seulement d’une manière partielle, de leur agentivité.