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Introduction

Virus à l’histoire singulière, le VIH/sida a provoqué une mondialisation sans précédent du financement des soins de santé dans les pays du Sud. Les flux d’argent générés en réponse à l’épidémie servent à offrir des tests de dépistage, à acheter des médicaments et à mettre sur pied des programmes de prévention visant différentes populations plus ou moins à risque. Toutefois, les effets de ce financement vont au-delà des objectifs quantifiés dans les rapports annuels des organisations impliquées dans la lutte au VIH ; en effet, dans le processus, différentes appartenances « globales » sont créées, entretenues et reprises dans des contextes nationaux et locaux très différents.

Ainsi, les luttes et les enjeux locaux sont cadrés par des mots et des identités issus du champ mondialisé du VIH/sida, qui combine la recherche en médecine fondamentale, la santé publique, l’activisme social avec les droits humains. Particulièrement visibles lors des conférences internationales sur le sida, ces appartenances globales font partie de choix et de stratégies de la part des acteurs impliqués dans le champ du VIH/sida. S’il est à l’avantage des mouvements globaux de voir leurs identités et leurs idéologies s’enraciner sur le plan local, il est aussi souvent à l’avantage des individus et groupes locaux de rattacher leurs positions particulières à des enjeux et à des référents théoriques et politiques plus larges.

Ces stratégies d’appartenance cosmopolite sont toutefois mieux réussies par certains que par d’autres ; la popularité d’un christianisme très conservateur en Afrique est un exemple de succès retentissant, tandis que les logiques plus libérales de santé publique et de droits humains semblent avoir plus de mal à y devenir la norme, malgré une adoption sincère et enthousiaste de certains secteurs. Ces deux discours, la religion chrétienne d’une part et la science combinée aux droits humains d’autre part, partagent l’ambition d’affirmer une vérité absolue et universelle ; pourtant, tous deux sont des construits sociaux issus d’un contexte historique spécifique. Leur succès différencié devient évident dans les luttes autour de la prévention du VIH auprès des jeunes au Malawi, un domaine marqué par les conflits entre des impératifs moraux et des impératifs de santé publique.

Ce conflit ne prend toutefois pas la forme d’un affrontement entre religieux et laïques, comme c’est le cas aux États-Unis ; il est plutôt visible par la mise en place sélective des programmes de prévention, particulièrement par la mise de côté des éléments scientifiquement fondés mais qui vont à l’encontre de certaines normes chrétiennes. Ainsi, si les Malawites qui oeuvrent dans le domaine du développement international maîtrisent très bien le vocabulaire des donateurs, dans les faits ils s’en tiennent souvent aux pratiques et aux discours qui ne dérangent pas les normes dominantes de leur société. Le cas de l’éducation sexuelle semble démontrer que le financement transnational, même lorsqu’il implique des sommes considérables, n’est pas nécessairement suffisant pour mener à des changements profonds dans les normes sociales d’une société, surtout en ce qui a trait à la sexualité. Cet article se base sur des recherches de terrain effectuées en 2008 au Malawi auprès de différentes personnes impliquées dans la prévention du VIH chez des jeunes au sein du gouvernement, de la société civile et d’organisations chrétiennes.

I. Financement du VIH : mondialisation et dépendance

Le VIH a généré au cours des 10 dernières années une vague de financement international sans précédent, qui a permis à des millions de personnes de gagner plusieurs années de vie en santé grâce aux traitements antirétroviraux (ARV). Toutefois, ce financement a aussi créé une dépendance qui a restructuré le domaine des soins de santé et du développement international dans plusieurs pays touchés par l’épidémie. Le dispositif complexe créé par ces flux a mené à une multiplication des acteurs mobilisés par la « lutte au VIH », et ce, à tous les niveaux.

Un virus, plusieurs milliards

Fort d’un historique de mobilisation sociale et d’implication inédite des patients dans les questions médicales les concernant, le mouvement des personnes atteintes du VIH exige depuis des années de la « communauté internationale » qu’elle finance la réponse à l’épidémie — traitement, prévention et soins pour les personnes infectées et affectées. La réponse s’est faite massive : depuis la Session spéciale de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le sida en 2001, plusieurs projets multilatéraux et bilatéraux ont été mis sur pied pour augmenter et coordonner le financement international dédié au VIH — notamment le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme et le President’s emergency plan for AIDS relief (PEPFAR), programme bilatéral américain (Piot et al., 2009 : 51).

Les montants impliqués dans cette réponse internationale ont explosé au début des années 2000, à la suite de la mise au point de traitements pharmaceutiques efficaces pour retarder les symptômes du sida, les antirétroviraux (ARV). Ainsi, entre 2001 et 2008, le VIH/sida a reçu, de loin, la plus grande part (30 %) du financement international dédié à la santé (Kates et al., 2010). Au cours de ces sept années, le financement dédié au VIH a augmenté de 875 % ; pendant cette période, l’aide publique au développement n’augmentait que de 78 % (Kates et al., 2010). C’est l’Afrique subsaharienne qui a bénéficié le plus de ce financement, le continent recevant 43 % de l’aide publique au développement dédiée à la santé. Cette mondialisation du financement des soins de santé ne se fait pas sans conséquence sur la manière dont ceux-ci sont organisés. En effet, plusieurs pays africains se retrouvent dans une situation d’abondance relative des ressources, mais aussi de dépendance accrue aux donateurs et à leurs conditionnalités spécifiques.

À cet égard, le cas du Malawi est frappant : doté de peu de ressources et parmi les plus pauvres au monde, ce petit pays d’Afrique de l’Est est affecté par une épidémie généralisée qui touche 12 % des adultes[2]. La part du financement de la santé provenant de donateurs externes y est passée de 47 % en 2002-2003 à 61,5 % en 2004-2005 ; pour le VIH/sida, cette proportion est passée de 46 % à 73 % pour la même période (Malawi Ministry of Health, 2007). La charge de travail que demande l’argent reçu est lourde, chaque donateur ayant son propre système d’attribution des financements, mais aussi de suivi et d’évaluation, de rapports financiers, d’appels d’offres, etc. Dans les mots du ministère de la Santé, la dépendance financière du secteur de la santé

a fait que le système de santé a été de plus en plus dépendant de bailleurs de fonds, ce qui pose un défi majeur pour la viabilité de la prestation des soins de santé en cas de désaccord avec le pays bailleur de fonds sur des questions politiques ou de gestion. En outre, certains fonds des donateurs sont délivrés avec des conditions d’exploitation complexes, ce qui retarde la mise en oeuvre des activités planifiées.

ministère de la Santé du Malawi, 2007 : 32 [3]

En réponse aux critiques de ce genre portant sur la lourdeur de la conditionnalité, les donateurs internationaux se sont engagés par la Déclaration de Paris à faire en sorte que l’aide serve réellement les priorités des pays récipiendaires (DAC de l’OCDE, 2005). Dans le cas du VIH/sida, ces engagements se matérialisent sous la forme de mécanismes de financement commun [pool funding], qui permettent à un ministère ou à un organisme gouvernemental de gérer les fonds reçus de l’ensemble des donateurs, de manière à les utiliser le plus efficacement possible pour l’atteinte des objectifs établis par le gouvernement récipiendaire. Ainsi, dans le cas du Malawi, c’est la Commission nationale du sida (National AIDS Commission, mieux connue sous son acronyme anglais, NAC) qui gère les fonds de multiples donateurs. La NAC a été fondée sur le modèle des programmes nationaux de lutte contre le sida dont l’OMS avait encouragé la mise sur pied dans les années 1980 et 1990 (Chazan et al., 2009), et qui existent dans pratiquement tous les pays africains.

Un financement complexe

Malgré les promesses de la Déclaration de Paris, dans les faits, l’aide versée continue d’obéir aux priorités politiques et administratives des donateurs (Biesma et al., 2009), et le schéma du financement des activités liées au VIH/sida au Malawi révèle la complexité des flux (Figure 1).

Figure 1

Le financement du VIH/sida au Malawi en 2008

Le financement du VIH/sida au Malawi en 2008

(Schéma de l’auteure, avec l’apport de M. Edward Chikhwana)

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La majorité des donateurs internationaux[4], y compris le Fonds mondial, mettent en commun les ressources destinées au VIH/sida dans le mécanisme commun de financement, dont la gestion est confiée à la NAC (National Aids Commission). Celle-ci distribue ensuite les fonds selon deux systèmes : d’une part, l’argent va aux assemblées de district, de l’autre il est versé aux organisations faîtière (umbrella organizations). Les assemblées de district distribuent ensuite l’argent localement aux différentes institutions, publiques et associatives : gouvernement local, ONG, associations et organisations communautaires (community-based organizations, CBOs) et organisations religieuses (faith-based organizations, FBOs). Quant aux groupes d’encadrement, ils distribuent l’argent à leurs membres.

Par ailleurs, il existe d’autres systèmes de financement : les donateurs bilatéraux, les ONG internationales et les organisations onusiennes. Certains donateurs bilatéraux et multilatéraux sont présents au Malawi, et financent des projets ou des ONG directement, sans passer par le mécanisme commun de financement. C’est le cas notamment des États-Unis, qui en 2008 finançaient trois organisations dans des programmes liés directement au VIH/sida. Certaines ONG internationales, comme Vision Mondiale, CARE ou Plan Malawi, sont présentes dans certaines parties du pays, ou financent des contreparties nationales ou locales. Finalement, certaines organisations onusiennes, notamment l’UNICEF, l’OMS, l’ONUSIDA et UNFPA, travaillent directement avec certains ministères sur des programmes liés à leur champ d’expertise.

Il est à noter qu’à chacune des étapes de déboursement, le processus est compétitif : les organismes subventionnaires font des appels d’offres, reçoivent des demandes de financement, et choisissent les bénéficiaires de leur aide selon leurs priorités et la qualité des propositions reçues. Il arrive que certaines organisations du Nord offrent un financement récurrent ; il s’agit là toutefois d’une exception, et la plupart des ONG et des associations vivent de financements pour des projets d’un à trois ans, et changent de donateurs. Si une des organisations rencontrées en 2008 réussissait à atteindre 20 % d’autofinancement dans le cadre d’activités génératrices de revenus[5], les autres organisations interrogées à ce sujet ont cité entre 1 % et 5 % d’autofinancement — la dépendance financière est donc réelle non seulement pour le gouvernement, mais aussi pour la société civile.

Une dépendance certaine

Cette forme de financement signifie souvent que les organismes locaux doivent adapter leurs activités et leurs programmes aux priorités des donateurs, sans quoi leurs revenus fondent. Selon certains informateurs rencontrés en 2008, plusieurs organisations jouent les caméléons en fonction des financements disponibles.

Genève décide des priorités à suivre, et nous avons nos propres problèmes ici. Quelles sont les priorités en Afrique ? […] Nos priorités sont débattues là-bas et on nous dit simplement ce que nous devrions faire… Par exemple, vous voulez financer mon organisation ? Vous me direz vos domaines prioritaires, les domaines thématiques dans lesquels vous oeuvrez. Vous allez me dire : « […] voici 25 000 $, retournez au travail et revoyez votre plan stratégique pour qu’il englobe ces choses. » Je me hâterais pour revoir mon plan stratégique, vous le présenterai et vous me réponderiez : « Oh ! Mais c’est exactement ce que nous attendions ! »[6]

Gabriel, coordonnateur régional d’un regroupement d’associations liées au VIH/sida, notre traduction

Ainsi, les missions et priorités affichées des organisations locales et nationales changent au gré de celles des donateurs. Les Malawites qui travaillent dans le développement, et qui changent souvent d’emploi au gré des contrats de un à trois ans, deviennent des professionnels des termes en vogue (buzzword) — ces mots et expressions à la mode qui constituent le jargon du développement. Comme les professionnels du développement partout dans le monde, les Malawites « sont familiers avec ces termes en vogue, très utilisés dans les propositions de financement et mis en vedette sur des pages web ou dans du matériel promotionnel » (Cornwall, 2007 : 471, notre traduction)[7]. La maîtrise de ces buzzwords est un outil-clé pour obtenir influence et financement, pour se distinguer des « récipiendaires » du développement (Englund, 2004) et plus généralement pour éviter la remise en question des objectifs du développement, qui deviennent intouchables — en effet, qui pourrait être contre la participation, les droits humains ou l’efficacité ? Le milieu du développement et son vocabulaire sont présents à travers la société malawite, et leur reprise dans le milieu commercial provoque l’amusement de plusieurs visiteurs — par exemple, le Good governance coffin shop qui se trouve sur la route entre Blantyre et Mulanje, dans le sud du Malawi.

Cette adhésion d’apparence aux principes et aux priorités des pays donateurs ne signifie pas toujours un ancrage profond des principes placardés, comme on le verra plus tard ; toutefois, elle reflète bel et bien une dépendance qui a des conséquences plus graves. Quelques années après l’augmentation massive des fonds disponibles pour les activités reliées au VIH, on observe parfois que l’obtention de financement semble devenir une fin plutôt qu’un moyen, et que les activités entreprises servent avant tout à financer des emplois, et non à atteindre les objectifs annoncés. Dans un contexte où les diplômés se font nombreux et les emplois formels rares, il n’est pas étonnant que l’argent du développement soit perçu comme une source de revenu de choix. La compétition entre les organisations, plutôt que la complémentarité des interventions, semble régner.

Plus généralement, le financement compétitif et les modes de gestion qui découlent de la Déclaration de Paris semblent miner l’action des organisations indépendantes. Ce résultat n’est peut-être pas étonnant, l’objectif de la Déclaration de Paris étant après tout le renforcement des États récipiendaires et la fin du « détournement » de l’aide au développement par l’intermédiaire d’ONG. Une étude récente, portant sur plusieurs pays d’Afrique, dont le Malawi, conclut que les nouveaux modes de financement « compétitifs » ont tendance à réduire la capacité d’action, l’expertise et l’originalité de la société civile, pour en transformer les organismes en simples sous-traitants de programmes conçus par (et pour) les donateurs (Kelly et Birdsall, 2010). La réponse à l’épidémie de VIH est donc de moins en moins « communautaire », et de plus en plus centrée sur les priorités des pays donateurs — et non sur les priorités locales.

II. Les choses de la vie, un terrain miné

Cette dépendance se fait sentir dans tous les secteurs liés au développement, mais ses effets sont encore plus évidents dans les domaines où les luttes idéologiques et politiques sont virulentes. L’éducation sexuelle est un de ces domaines houleux, et les agences de développement n’ont pas le choix de s’y frotter dans le contexte de la prévention du VIH. Il est impossible de comprendre les débats internationaux à ce sujet sans d’abord passer par ceux qui ont lieu aux États-Unis depuis les années 1990.

Les sables mouvants de la prévention

Comme le soulignait le ministère de la Santé du Malawi, l’aide dédiée au VIH ne présente pas qu’une conditionnalité administrative, elle est aussi parfois accompagnée d’une forte conditionnalité politique. Bien que tous les donateurs financent des activités qui s’inscrivent dans la stratégie nationale de lutte contre le VIH (National AIDS Commission, 2003), dans les faits, ils choisissent généralement de soutenir une partie ou une autre de cette stratégie d’ensemble, en fonction de leurs propres intérêts et priorités. Au risque de caricaturer, la plupart des donateurs aiment mieux financer la soupe des orphelins que les seringues des héroïnomanes (à ce sujet, voir Pisani, 2008). Les luttes idéologiques qui sous-tendent ces préférences font en sorte qu’une réelle mise en commun des ressources est extrêmement difficile, puisque les donateurs ont des idées contradictoires sur ce qu’est la « bonne » prévention.

En général, celle-ci n’est pas définie à partir d’une situation locale particulière, mais plutôt par des institutions et organisations fortement mondialisées : journaux académiques, articles scientifiques, recensions des « meilleures » pratiques, plaidoyers de la société civile et conférences internationales. C’est ainsi qu’au Malawi, les luttes locales et nationales autour de la prévention du VIH, et plus particulièrement de l’éducation sexuelle, se retrouvent largement orientées par des appartenances idéologiques globales ; plus spécifiquement, par des débats dont les termes ont été consolidés dans le contexte des États-Unis, et qui s’étendent à l’Afrique à travers le financement américain.

Les débats actuels sur l’éducation sexuelle ont commencé à la fin du xixe siècle et les positions défendues à cette époque ont remarquablement peu changé depuis. D’un côté, les « hygiénistes sociaux » souhaitaient éduquer rationnellement les jeunes aux périls des maladies vénériennes pour renforcer les normes sexuelles chrétiennes, tandis que de l’autre côté, les « citoyens respectables » estimaient qu’une discussion publique de la sexualité mènerait nécessairement à une sexualité prénuptiale débridée (Moran, 2000). Pour les opposants à l’éducation sexuelle, c’était la responsabilité des parents de parler de sexualité à leurs enfants — ce à quoi les hygiénistes sociaux répondaient, statistiques en main, que les parents ne le faisaient pas et que les jeunes étaient mal informés. Des deux côtés, on supposait une pureté presque absolue jusqu’à un âge relativement avancé de l’adolescence ; les uns y voyaient une ignorance à éduquer, les autres une innocence à préserver.

Ces deux positions illustrent le fait que les enjeux de santé sexuelle et reproductive ne peuvent être posés en dehors du cadre normatif et moral dans lequel une société ou une communauté conçoit la sexualité. Le problème se pose concrètement lorsque les prescriptions de la santé publique entrent en conflit avec celles d’un certain cadre moral : lorsqu’une posture perçue comme étant moralement correcte est liée à une augmentation de la morbidité et de la mortalité, ou au contraire lorsque les mesures qui gardent les gens en santé sont perçues comme étant immorales. C’est souvent le cas des mesures qui permettent d’éviter les conséquences négatives des rapports sexuels (infections sexuellement transmises, grossesses non désirées). Souvent, les catégories de « comportement à risque » de la santé publique et celles de « comportement immoral » de la morale judéo-chrétienne sont presque parfaitement superposées : la sexualité non monogame est aussi celle qui présente le plus de risque d’infection, et la monogamie parfaite (avec un seul partenaire à vie) protège virtuellement de toute infection.

Ainsi, les IST, y compris le VIH/sida, font partie des maladies lourdes de sens, qui ne sont pas « seulement des maladies » mais bien une réflexion du caractère moral de la personne malade. L’histoire des réactions sociales aux IST en est une de stigmates et d’ostracisme : « Les malades ont souvent été « diabolisés » par une société empreinte de peur et mépris, et la prévention a souvent été négligée, selon le principe qu’il était immoral d’enseigner aux personnes comment éviter une maladie transmise par un acte qui n’aurait pas dû être accompli en premier lieu[8] » (Allen, 2002 : 20). La prévention des IST, salaires du péché, pose donc le problème suivant : doit-on donner les moyens aux gens de commettre des actes immoraux sans en subir les conséquences ?

L’abstinence aux États-Unis

Avec le mouvement de libération des femmes et l’arrivée de la pilule contraceptive dans les années 1960 et surtout 1970, plusieurs pensèrent que ç’en était fini des positions conservatrices, et que la libération des moeurs était là pour rester. C’était sans compter l’arrivée sur la scène publique de la droite évangéliste, qui fit son apparition vers la fin des années 1960 aux États-Unis. Cette « nouvelle droite », qui se démarquait de la « vieille droite » obsédée par le communisme, fit des questions sociales, et tout particulièrement des questions sexuelles, son outil de mobilisation par excellence. Dans une stratégie d’une efficacité redoutable, elle constitua dès les années 1980 ses propres programmes d’éducation sexuelle pour les écoles religieuses et publiques : c’était le début de l’éducation sexuelle basée sur l’abstinence (Irvine, 2002 : 102-103). En 1996, une réforme de l’aide sociale ouvrit la porte au financement fédéral de l’éducation à l’abstinence, définie selon huit critères très restrictifs et dont les termes sont sans équivoque : l’abstinence complète avant le mariage, et la monogamie hétérosexuelle au sein du mariage, y sont définies comme « une norme standard « attendue » de l’activité sexuelle humaine[9] » — rien de moins (Gouvernement des États-Unis, 1996).

Cette formulation, bien qu’elle puisse sembler risible, situe clairement l’éducation sexuelle dans le champ des politiques moralistes. Celles-ci visent à réguler des pratiques dont l’approbation relève de valeurs personnelles et de jugements moraux souvent polarisés au sein d’une population — par exemple l’avortement, la peine de mort, etc. Les « camps » qui se forment autour de tels sujets invoquent souvent des arguments empruntés à d’autres types de logique (économique, droits humains) mais la position initiale de « pour ou contre » demeure essentiellement morale (Arseneault, 2001 : 439).

Mais si l’éducation sexuelle est perçue et présentée comme un problème moral par la droite religieuse, d’autres y voient un problème de santé publique, problème auquel la solution doit être dictée par les meilleures connaissances scientifiques. Or, les données disponibles semblent indiquer que l’éducation à l’abstinence ne fonctionne pas ; même pour les adolescents qui y croient, elle aurait un effet neutre dans le meilleur des cas, et contribuerait à des pratiques sexuelles plus dangereuses dans certaines circonstances (Rosenbaum, 2009). Non seulement l’information qu’elle dispense est souvent incorrecte (Waxman, 2004), mais elle omet une grande partie de l’information dont les jeunes ont besoin pour assurer leur santé sexuelle et reproductive (Santelli et al., 2006 : 78). Les études disponibles semblent toutes indiquer qu’il est préférable de parler à la fois d’abstinence et d’autres méthodes de prévention (Kirby et Laris, 2009 ; Kirby et al., 2007).

Le PEPFAR et l’approche AB(c)

Il semble donc difficile de croire que les règles fédérales de promotion de l’abstinence sont conçues pour réellement aider les jeunes à rester en bonne santé. La promotion exclusive de l’abstinence fut toutefois promue au rang de politique de lutte au VIH dans le cadre du programme d’aide bilatérale dédiée au VIH/sida mis sur pied par l’administration Bush, le PEPFAR, adopté en 2003 et mis en place à partir de 2005 (Government, 2003). Le PEPFAR, plutôt que de défier ouvertement les orthodoxies de la santé publique, notamment l’approche ABC[10], trouva moyen d’en modifier le contenu pour y mettre sa marque moralisatrice.

Alors que les trois options de prévention sont conçues pour être présentées conjointement à toute personne désireuse de se protéger, le PEPFAR fait une pirouette conceptuelle et attribue chaque option à un « type de personne ». Le groupe le plus important regroupe les adolescents et les jeunes adultes célibataires, auxquels on parle d’abstinence sexuelle. On trouve ensuite les adultes mariés et sexuellement actifs, auxquels on enseigne l’importance de la fidélité conjugale. Finalement, il y a les autres, dont les comportements sortent de la norme du mariage hétérosexuel et qui sont « à risque » : les travailleuses du sexe, les injecteurs de drogues intraveineuses, les personnes qui font usage d’alcool et de drogues, les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, les couples sérodiscordants[11] et les travailleurs migrants (Office of the Global Aids Coordinator, 2005). Pour ces personnes déviantes, et seulement pour elles, il est souhaitable de promouvoir l’utilisation du préservatif.

De manière transversale, la mouture ABC du PEPFAR vise à instaurer et maintenir des normes sociales dans lesquelles la sexualité est acceptable à l’intérieur d’un mariage monogame hétérosexuel — pas avant, pas après, pas en dehors. Dans cet esprit, les programmes financés par le PEPFAR doivent toujours préciser que l’abstinence et la fidélité sont les seuls moyens de se protéger efficacement du VIH, et souligner les taux d’échec des condoms et les dangers de leur utilisation (Office of the Global Aids Coordinator, 2005 : 4). En complément à cette promotion du mariage, on dénonce la sexualité transactionnelle et intergénérationnelle, ainsi que la violence sexuelle, les abus et l’inceste. Enfin, il est important pour le PEPFAR que les approches soient complémentaires et non contradictoires ; la promotion des condoms ne doit pas nuire à la norme de l’abstinence, doit avoir lieu hors de l’école, et ne doit pas viser les jeunes. Plus spécifiquement, on recommande aux éducateurs et autres travailleurs de prévention d’identifier les jeunes qui sont sexuellement actifs[12] et de les diriger vers les programmes spécifiquement destinés aux personnes à risque, où on leur parlera de préservatifs, tout en insistant sur l’abstinence comme étant la seule prévention réellement efficace (PEPFAR, OGAC 2005, p. 4). Dans aucun cas, le condom ne doit être présenté comme une méthode de prévention efficace et acceptable pour la majorité des jeunes.

Nul besoin de préciser que ce programme a fait couler beaucoup d’encre, tant dans les quotidiens que dans les journaux académiques. Ces débats firent partiellement oublier que le PEPFAR était un programme dédié avant tout aux traitements pharmaceutiques, et qu’au total, c’était environ 6 % de ses fonds qui devaient aller à la promotion de l’abstinence. Fidèle à ses stratégies, la droite conservatrice avait toutefois réussi à mobiliser l’opinion sur une question relativement mineure (en termes de financement), en allant à l’encontre de toutes les études scientifiques sérieuses sur le sujet[13].

III. La santé publique, impossible neutralité ?

Si le PEPFAR représente bien les approches conservatrices favorisées par la droite chrétienne, qu’en est-il de l’autre camp, celui des hygiénistes sociaux ? Cette approche plus réaliste est devenue, avec le temps, l’apanage de la santé publique. Dans les dernières années, les praticiens et les chercheurs en santé publique ont appelé à ancrer la discipline dans les données[14] (evidence-based) et dans le respect des droits humains (rights-based). Malgré la force potentielle de ces deux ancrages, et malgré leur présence sur le plan du discours, ils semblent remarquablement peu mobilisés dans le cas de l’éducation sexuelle au Malawi.

Une approche fondée sur les données scientifiques

Winslow, un des pères fondateurs de la santé publique, l’avait définie comme « Une science et un art de prévention de la maladie, l’allongement de la durée de vie et la promotion de la santé par des efforts concertés et des choix éclairés de sociétés, d’organisations publiques ou privées, d’individus ou de communautés[15] » (Winslow, 1920, notre traduction). Plus récemment, elle a été définie comme « un projet scientifique et technique, mais aussi social et politique, qui cherche à améliorer la santé et le bien-être de communautés ou de populations[16] » (Rychetnik et al., 2004 : 538, notre traduction). Son objectif n’est pas le traitement des maladies des individus, mais la prévention des problèmes de santé des populations. La santé publique n’est donc pas axée tant sur les connaissances biomédicales elles-mêmes que sur l’utilisation de ces connaissances afin d’intervenir sur des segments de la population pour prévenir ce qui est perçu comme étant des problèmes de santé.

Discipline fondamentalement moderne, la santé publique n’est pas entièrement sortie de l’esprit positiviste qui l’animait à ses débuts : armés de connaissances irréfutables, puisque obtenues de manière scientifique, ses praticiens visent à comprendre, prédire et contrôler la maladie. Son histoire étant liée de près à la médecine occidentale, elle est souvent perçue comme étant du côté des « sciences exactes », dont les recommandations ne font que traduire les faits objectivement observés. Sa nature dans l’action collective la rend toutefois profondément politique : « Ce qui peut être fait [par la Santé publique] sera déterminé par la connaissance scientifique et les ressources disponibles. Ce qui est effectivement réalisé sera déterminé par la situation sociale et politique existant à une période t et en un lieu x[17] » (Detels et Breslow, 2002, notre traduction). Il s’agit d’une des arènes dans lesquelles la science et la politique se rencontrent, et déterminent certaines interventions visant à contrôler le corps (Foucault, 1976 : 183).

Elle est aussi liée de près à l’histoire coloniale, invoquée par les pouvoirs coloniaux comme faisant partie du « fardeau de l’homme blanc », qui devait mettre fin à la guerre, aux famines et aux maladies des sauvages (Kipling, 1929 [1899]). Ainsi, malgré des nobles intentions de la part de certains administrateurs coloniaux et du personnel médical de l’époque, les interventions médicales coloniales peuvent être comprises comme faisant partie d’une forme d’impérialisme culturel, « le triomphe de la science et des égouts sur la sauvagerie et la superstition[18] » (Marks, 1997 : 205, notre traduction). Malgré ce passé trouble, la santé publique est généralement, de nos jours, perçue comme étant progressiste, et ses données sont fréquemment utilisées par les groupes de citoyens, par exemple pour dénoncer les effets des inégalités sur l’état de santé des populations ou des individus marginalisés.

L’expression « basée sur les données scientifiques » peut laisser perplexe — sur quoi d’autre la santé publique pourrait-elle se fonder ? En théorie, les différentes interventions de santé publique devraient se fonder sur des recherches scientifiques pour déterminer ce qui constitue un problème, quelles interventions peuvent y remédier, et de quelle manière ces interventions devraient être mises en place (Rychetnik et al., 2004). Toutefois, la prise de décision en santé publique est un processus humain et donc politique ; les décideurs peuvent être mal informés sur l’état de la science (Jones et Datta, 2011), ou alors choisir d’ignorer certaines données — comme ce fut le cas pour l’élaboration du PEPFAR, dont les directives sur l’abstinence vont à l’encontre d’un consensus scientifique fort. Ainsi, même les défenseurs d’une approche fondée sur les données reconnaissent que les preuves scientifiques ne sont qu’un des éléments qui sont pris en compte dans la prise de décision en santé publique ; les facteurs sociaux, politiques et commerciaux déterminent souvent la manière dont la science est prise en compte par les décideurs (Rychetnik et al., 2004 : 541). C’est pourquoi, de plus en plus, les praticiens et chercheurs en santé publique complémentent leur base scientifique avec une base politique ancrée dans les droits humains.

Une approche fondée sur les droits

Depuis les années 1990, les chercheurs et praticiens en santé publique adoptent de plus en plus une approche fondée sur les droits. La vague de l’approche par les droits touche l’ensemble des acteurs qui travaillent en coopération pour le développement (Cornwall et Nyamu-Musembi, 2004) ; elle a mené, en 2003, à l’adoption d’une position commune de différentes agences des Nations Unies travaillant dans le développement (UNDG, 2003). Dans le domaine de la santé, elle signifie que la conception et la mise en oeuvre de programmes de santé publique doivent tenir compte à la fois de certains droits spécifiques mais aussi des principes généraux qui les sous-tendent : participation, non-discrimination, équité, responsabilité, transparence. Les liens entre la santé et les droits humains sont nombreux, mais n’ont été explicités que relativement récemment, dans le courant des années 1990 (UNAIDS Global Reference Group on HIV/AIDS Human Rights, 2004). Mann et ses collègues, par exemple, voient trois types de liens : l’impact des programmes de santé publique sur les droits humains ; l’impact des violations des droits humains sur l’état de santé des populations et des individus ; et le besoin fondamental de faire la promotion des droits humains pour améliorer l’état de santé des populations (Mann et al., 1994). Ce dernier élément est de plus en plus reconnu dans les publications académiques (voir par exemple Farmer, 2004 ; Gruskin et al., 2007 ; London, 2008) ; sa mise en pratique dans les systèmes de santé semble toutefois particulièrement difficile, au Nord comme au Sud (Backman et al., 2008).

L’approche par les droits est particulièrement utile pour les gens qui travaillent avec les personnes les plus vulnérables — celles dont les droits sont le plus régulièrement bafoués et qui souffrent le plus de problèmes de santé (Farmer, 2004 ; Organisation mondiale de la Santé, 2008). Ainsi, l’approche par les droits a été utilisée par le milieu de la santé sexuelle et reproductive (Cornwall et Welbourn, 2002 ; Petchesky, 2000), mais aussi par les personnes travaillant avec les jeunes (Aggleton et Campbell, 2000), les travailleurs et travailleuses du sexe et les injecteurs de drogues illicites (Gruskin et al., 2007). Elle offre un cadre juridique qui s’appuie sur l’autorité des institutions internationales pour lutter contre les injustices et les inégalités qui mènent à une morbidité et à une mortalité accrue chez les personnes marginalisées, pauvres, stigmatisées.

Dans le cas de l’éducation sexuelle auprès des jeunes, deux éléments du droit international sont régulièrement évoqués : le droit à la santé et les droits des enfants. Le droit au meilleur état de santé susceptible d’être atteint, mieux connu comme le droit à la santé, est reconnu par l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), voté par l’Assemblée générale des Nations Unies dès les années 1960 (ONU, 1966). Dans son observation générale 14, le comité sur les DESC précise que ce droit ne vise pas que les soins de santé, mais qu’il englobe aussi les « facteurs fondamentaux déterminants de la santé tels que l’alimentation et la nutrition, le logement, l’accès à l’eau salubre et potable et à un système adéquat d’assainissement, des conditions de travail sûres et hygiéniques et un environnement sain » (CDESC, 2000). Il s’agit donc évidemment pour l’État de fournir des soins de santé accessibles[19], acceptables et de qualité, mais aussi de faire en sorte que tous les citoyens jouissent de conditions de vie saines — ce qui lie le droit à la santé à d’autres droits économiques et sociaux, tels que le droit à l’alimentation, au logement, à la sécurité sociale, etc. Il est à noter que l’accessibilité inclut le droit à l’information : « l’accessibilité comprend le droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées concernant les questions de santé » (CDESC, 2000 art. 12.4).

Par ailleurs, l’éducation sexuelle auprès des jeunes est aussi liée aux droits des enfants, qui sont définis dans la Convention sur les droits de l’enfant (CDE) — la convention de droit international la plus ratifiée du monde (OHCHR, 1990). Ainsi, la CDE souligne le droit des enfants à la liberté d’expression, incluant le droit de « rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce » (art. 13), ainsi que le droit des enfants à jouir du meilleur état de santé possible, incluant à travers une information appropriée pour les parents et les enfants, ainsi que le droit à des soins de santé préventifs, à l’éducation sexuelle et aux services de planification familiale (article 24). L’article 17, qui porte sur le droit à l’information, souligne que l’enfant doit avoir accès à différentes sources d’information, « notamment [celles] qui visent à promouvoir son bien-être social, spirituel et moral ainsi que sa santé physique et mentale » (art. 17a).

Dans l’observation générale 3, qui porte sur les droits des enfants en lien avec le VIH/sida, le Comité sur les droits de l’enfant note :

Une prévention efficace du VIH/sida suppose que les États s’abstiennent de censurer, de retenir ou de déformer intentionnellement les informations concernant la santé, et notamment l’éducation et l’information en matière sexuelle et que […] les États parties doivent veiller à ce que les enfants aient les moyens d’acquérir les connaissances et les compétences nécessaires pour se protéger et protéger autrui dès qu’ils commencent à avoir des expériences sexuelles.

CDE, 2003 par. 16

Il ne s’agit pas ici de faire une liste exhaustive des dispositions du droit international touchant l’éducation sexuelle, mais plutôt de montrer que la position du droit international est sans équivoque : les enfants et les adolescents ont droit à une information complète et correcte, et ce, même si les parents et les adultes estiment qu’une information est inappropriée pour des raisons morales ou culturelles. Ainsi, la neutralité même de la santé publique est une prise de position potentiellement forte. « Laisser parler les faits » et avoir recours aux droits peut mener à une remise en question fondamentale de la « naturalité » de la santé et de la maladie, et sur le rôle de chacun pour changer les conditions sociales et matérielles qui mènent à des problèmes de santé évitables (Gruskin, 2006 : 5).

Si l’approche par les droits est de plus en plus adoptée dans le milieu du développement, et si elle constitue une prise de position si forte en faveur d’une éducation sexuelle complète et dénuée de jugements moraux, comment expliquer qu’une telle éducation sexuelle demeure pratiquement inexistante au Malawi ?

IV. Risques et immoralité : la prévention au Malawi

Ce long détour par les politiques de l’abstinence aux États-Unis et par les principes de la santé publique est nécessaire pour comprendre dans quel cadre global situer les opinions, les positions et les pratiques rencontrées au Malawi en 2008. En effet, dans les débats et les pratiques locales de la prévention, les identités et les arguments que l’on retrouve sur le plan international sont présents, mais de manière inégale. Les arguments des groupes religieux conservateurs, qui correspondent aux normes morales largement partagées dans la société malawite, sont repris avec succès. Les arguments basés sur la santé publique et les droits humains, s’ils sont présents dans certains discours, semblent avoir plus de mal à trouver preneur dans les faits.

Une culture sexuelle conservatrice[20]

La prévention du VIH et l’éducation sexuelle ne se font jamais dans un vide moral et culturel : au contraire, les messages dispensés dans le cadre d’interventions de prévention ne sont qu’un des nombreux messages circulant dans une société au sujet de la sexualité. Pour mieux comprendre l’environnement normatif dans lequel ces messages sont émis et reçus, le concept de culture sexuelle est utile :

Le système de signification, de connaissances, de croyances et de pratiques qui structurent la sexualité dans différents contextes sociaux. Cette notion de culture sexuelle, par extension, soulève la question des liens entre la sexualité et une variété d’autres systèmes socioculturels tels que la religion, la politique et l’économie. La culture façonne la sexualité personnelle à travers les rôles, les normes et les attitudes de chacune de ces institutions, tout en contribuant en même temps à la reproduction de la collectivité.[21]

Parker et al., 1991 : 79, notre traduction

Au Malawi l’idéal religieux d’une sexualité monogame hétérosexuelle vécue uniquement au sein du mariage est très fort, et la culture sexuelle est généralement comprise, par les étrangers comme par les Malawites, comme étant extrêmement conservatrice. Un lourd silence règne autour des questions de sexualité, du moins dans la sphère publique, et crée un écart entre les discours et les pratiques. Les gens parlent bel et bien de sexualité, mais uniquement en privé, entre personnes du même âge et du même sexe (Tawfik et Watkins, 2007). Cet écart n’est pas unique au Malawi ; au contraire, la cohabitation des idéaux et des réalités plus ou moins contradictoires fait partie de toute culture sexuelle (Parker et al., 1991 : 79-80). Ainsi, on trouve au Malawi d’un côté des pratiques sexuelles variées, plus ou moins à risque ; de l’autre un discours aseptisé et limité qui ne reconnaît que la sexualité monogame au sein du mariage et la présence de travailleuses du sexe. Entre ces deux extrêmes, rien ne semble exister. Ceci est bien illustré par un sondage de l’Association évangéliste du Malawi, dans lequel 100 % des 900 jeunes interrogés ont affirmé que la sexualité prénuptiale était « mauvaise » ; toutefois, aucun d’entre eux ne pensait pouvoir trouver dans sa communauté un seul couple dans lequel les deux mariés étaient vierges (Evangelical Association of Malawi, 2008).

Ceci s’explique en partie par les normes de genre qui sont présentes, et qui assignent aux hommes une sexualité débridée et aux femmes une sexualité passive et utilitaire. Nous emprunterons ici le concept de masculinité hégémonique — cet idéal masculin auquel tous les hommes sont comparés, par rapport auquel les autres manières d’être sont catégorisées comme non masculines, et à travers lequel la domination sur les femmes est justifiée et institutionnalisée (Carrigan et al., 1985 : 592). La masculinité, contrairement à la féminité, est construite comme étant très fragile ; elle doit par conséquent être protégée et renforcée constamment. La sexualité et, particulièrement, les rapports sexuels non protégés sont donc vus par les jeunes hommes comme une manière d’affirmer leur pouvoir, leur maturité. Les conquêtes sexuelles, contées publiquement, sont la clé du respect parmi le groupe de jeunes hommes (Izugbara et Undie, 2008 : 285). De même, certains hommes se vantent d’être séropositifs, sans avoir passé de test de dépistage du VIH, afin de souligner l’inévitabilité du diagnostic étant donné leur activité sexuelle effrénée (Kaler, 2003). La prédominance de la sexualité dans les constructions de la masculinité s’explique en partie par les conditions structurelles dans lesquelles les jeunes Malawites évoluent. Les autres attributs de la masculinité hégémonique, notamment l’argent et les biens de consommation qui en découlent, sont largement hors de la portée des adolescents dont la majorité n’ont ni diplôme, ni emploi, ni revenu régulier.

Les normes de féminité, elles, donnent accès à trois rôles potentiels : la vierge, la mère de famille ou la prostituée. La féminité respectable consiste à passer du statut de vierge à celui d’honnête épouse et mère de famille, dans le cadre d’une hétérosexualité monogame encadrée par l’Église et la famille ; toute femme dont le comportement sexuel s’écarte de ce droit chemin risque de se faire étiqueter comme prostituée. Les campagnes de prévention du VIH qui utilisent une approche segmentée de l’ABC ne peuvent que renforcer cette trilogie en séparant l’abstinence pour les vierges, la fidélité mutuelle pour les honnêtes épouses et les condoms pour les prostituées. La féminité sexuelle est donc constituée de manière contradictoire, dans cette dichotomie de vierge/prostituée. D’une part, les femmes sont perçues comme des êtres plus ou moins asexués, dont la sexualité consiste à satisfaire passivement celle des hommes, ou à obtenir autre chose dont elles ont réellement envie, nommément le mariage ou des ressources matérielles. Par contre, les femmes portent le blâme, ce sont elles qui sont « responsables » de la sexualité. En effet, les hommes n’ayant aucun contrôle sur leur désir sexuel, et les femmes n’ayant pas de désir sexuel pour embrumer leur jugement, elles sont seules en mesure de refuser des rapports sexuels.

Religiosité et vie sociale

Une forte religiosité sous-tend cette culture sexuelle conservatrice. La croyance religieuse est un phénomène qui est à la fois vaste et profond au Malawi : l’immense majorité des gens sont croyants, et pour beaucoup cette croyance occupe une place centrale dans la vie de tous les jours. La majorité de la population (environ 85 %) est chrétienne, avec une importante minorité musulmane, et la présence de différentes croyances, spiritualités et « sociétés secrètes » traditionnelles selon la région du pays. La majorité chrétienne est divisée en une variété de dénominations, et aucune église ne forme de majorité convaincante. Les chiffres les plus récents datent du Demographic and Health Survey (DHS) de 2004, dans lequel les catholiques représentaient environ 22 % des répondants, les presbytériens 19 % et les musulmans 12 % (National Statistical Office of Malawi, 2005 : 26).

Comme ailleurs en Afrique et dans les pays postcoloniaux, les Églises évangélistes dites charismatiques sont en forte croissance au Malawi depuis les années 1980, et particulièrement depuis les années 1990 (Daneel, 2004 ; Freston, 2001 ; Gifford, 2004 ; Ranger, 2008 ; Robbins, 2004). Ce christianisme, loin de la tolérance grandissante des Églises occidentales ou du militantisme des théologiens de la libération d’Amérique latine, est généralement extrêmement conservateur (Jenkins, 2006). Gifford explique leur montée dans les années 1980 par des facteurs à la fois spirituels et socioéconomiques : comme les religions africaines précoloniales, ces versions du christianisme mettent l’accent sur la vie matérielle et promettent des solutions immédiates aux problèmes des croyants — le tout dans un contexte d’appauvrissement, de marginalisation politique et d’aspiration de la jeunesse africaine au mode de vie américain (Gifford, 2004). Les thèmes préférés des Églises pentecôtistes de Lilongwe, par exemple, sont la guérison de maladies, dont le VIH, la délivrance des mauvais sorts et de la sorcellerie, et la prospérité matérielle.

Les églises ne font pas que tenir des services religieux les dimanches, elles sont au coeur d’une vie associative foisonnante. La plupart des congrégations offrent l’école du dimanche pour les enfants, ainsi que des groupes pour les jeunes et les femmes, parfois pour les hommes aussi. Ces groupes sont dédiés principalement à l’étude de la Bible, à des rencontres de prière et à des oeuvres caritatives, mais peuvent aussi inclure des discussions sur le VIH/sida et sur d’autres questions pratiques. Par ailleurs, il existe des organisations chrétiennes pour les jeunes, Scripture Union Malawi et Students Christian Organization of Malawi (SCOM). Les deux font partie de réseaux internationaux et sont implantées au Malawi depuis les années 1960. Scripture Union anime des clubs dans les écoles primaires, publiques et privées, et est parfois chargée de donner les leçons du programme public d’éducation sexuelle, tandis que SCOM vise les élèves du secondaire et des institutions postsecondaires.

Étant donné l’importance de la religion dans la vie sociale, la distinction entre le religieux et le laïque dans la société malawite est tout sauf nette. Bien sûr, certains discours proviennent explicitement d’institutions religieuses et d’autres pas. Toutefois, il semble exister très peu de discours, même en milieu laïque, qui ne sont pas marqués par des références religieuses. Les professionnels du développement passent, au gré des contrats, de la promotion des condoms au sein d’organisations laïques à l’incitation à l’abstinence et à la fidélité dans une organisation chrétienne. Lorsqu’un grand hôpital public cherchait des bénévoles pour assurer les services de dépistage du VIH, l’administration s’est tournée vers une église évangéliste qui visitait régulièrement les malades. Lorsque les écoles ne veulent pas donner elles-mêmes les cours d’éducation sexuelle, elles font appel à Scripture Union, dont les intervenants enseignent cette matière dans plusieurs écoles publiques. Même les programmes les moins moralisateurs et les plus laïques sont parfois mis en oeuvre par des personnes profondément religieuses, avec des résultats problématiques.

Le relativisme jette l’éponge

Il n’est pas surprenant, dans un tel contexte, qu’il semble incroyablement difficile de mettre en oeuvre les meilleures interventions d’éducation sexuelle — celles qui suivraient les recommandations tirées des nombreuses études sur le sujet, et qui respecteraient les droits des jeunes à une information correcte et complète. Dans les faits, la plupart des adultes rencontrés en 2008 ne voulaient pas de tels programmes, ou du moins ne voulaient pas avoir à les mettre en oeuvre, de près ou de loin. Comme on l’a noté, les données disponibles permettent de savoir assez bien quel type d’intervention « fonctionne » auprès des jeunes (Kirby, 2006, 2008 ; Kirby et Laris, 2009 ; Robinson et al., 2002). Toutefois, les programmes requièrent une franche discussion de la sexualité et une approche positive qui vont à l’encontre d’une grande partie de la culture sexuelle malawite ; et d’autre part, ils doivent inclure l’information sur les contraceptifs et les préservatifs, ce qui va à l’encontre de ce qui y est religieusement acceptable. Lorsqu’ils ont dû composer avec les règles de financement du PEPFAR, ce n’est donc pas de la méfiance ou de l’opposition dont ont fait preuve les Malawites, mais plutôt un grand soulagement devant cette conditionnalité qui ne les « forçait » pas à parler de préservatifs.

Si les Malawites ne veulent pas mettre en oeuvre les « meilleures pratiques » que la santé publique recommande mais qui vont à l’encontre de certaines de leurs normes morales, les donateurs internationaux sont-ils en droit d’imposer des changements normatifs à travers la conditionnalité ? Ou le relativisme culturel exige-t-il plus de retenue, et la non-imposition des valeurs occidentales en matière de sexualité ? Le problème du relativisme culturel n’est pas nouveau, particulièrement en matière de santé sexuelle (Cornwall et Molyneux, 2006), puisque le droit à la santé inclut aussi le droit à des services de santé culturellement acceptables, et l’obligation pour les travailleurs de la santé de respecter les valeurs et les pratiques des communautés qu’ils servent. Ainsi, les services de santé doivent « être appropriés sur le plan culturel, c’est-à-dire respectueux de la culture des individus, des minorités, des peuples et des communautés, réceptifs aux exigences spécifiques liées au sexe et au stade de la vie » (CDESC, 2000 par. 12). Si la culture malawite refuse de parler de sexualité aux jeunes non mariés si ce n’est pas sur le mode de la peur, l’insistance de la santé publique et de ses preuves constitue-t-elle un exemple d’impérialisme culturel — affirmant la supériorité de la culture occidentale et de sa biomédecine sur les « pratiques traditionnelles » africaines ? Si l’on prend au sérieux la fameuse appropriation (ownership) de la Déclaration de Paris, qui exige que les récipiendaires d’aide puissent « se développer » à leur manière, faut-il accepter l’éducation sexuelle « inadéquate » que semblent préférer les Malawites ? Ou, au contraire, les droits des enfants et des jeunes priment-ils sur le respect de la culture sexuelle de leurs aînés ?

La question semble bien théorique devant l’apparente impossibilité de mettre en oeuvre des interventions réellement laïques, complètes et qui ne soient pas moralisatrices. Malgré des intentions louables et des programmes parfois intéressants sur papier, l’éducation sexuelle opère pratiquement toujours une hiérarchisation des ABC qui limite l’information disponible pour les jeunes, et qui finit par être une approche AB(c). Systématiquement, les interventions qui visent les jeunes « ordinaires », et non les travailleuses du sexe ou un autre groupe à risque, mettent en avant la supériorité de l’abstinence. C’est la politique officielle du ministère de l’Éducation dans les écoles primaires et secondaires, et c’est l’approche qui était favorisée par les intervenants rencontrés en 2008, qui semblaient appliquer les règles du PEPFAR, même lorsqu’ils n’y étaient pas liés à travers leur financement.

Si vous pouvez vous abstenir, c’est préférable jusqu’à ce que vous soyez mariés ; en tant que jeunes gens, vous êtes de futurs leaders, jeunes et productifs, vous devriez donc vous abstenir. Mais parfois vous sentez que vous ne pouvez pas vous abstenir… alors vous devriez utiliser un préservatif[22].

Dorothy, chargée de projet dans un regroupement d’associations liées au VIH/sida

Les travailleuses du sexe seraient ciblées avec le message de l’utilisation du préservatif. Des messages d’abstinence devraient cibler les jeunes, mais là encore, certains jeunes gens ne peuvent pas vraiment s’abstenir, de sorte qu’ils devraient utiliser un préservatif. Quant aux familles, elles devraient privilégier la fidélité. Le préservatif est vraiment un ultime recours. Avec l’abstinence, vous vous devez d’être fidèle[23].

Arnold, employé d’une clinique pour les jeunes

Le message est clair : idéalement, les jeunes doivent s’abstenir de tout rapport sexuel avant de se marier. Même les approches les plus complètes, qui posent le moins de jugements sur les pratiques sexuelles des jeunes, utilisent un discours du condom comme défaite. Les intervenants rencontrés parlent rarement des jeunes qui « choisissent » d’avoir des rapports sexuels, plutôt de ceux et celles qui « ne peuvent s’en empêcher », mus par une force extérieure à leur volonté. Ce discours fait partie d’une tendance lourde dans le monde de l’éducation sexuelle séculaire, celle d’accepter les termes de l’approche moraliste et de présenter la sexualité comme une substance contaminante, et comme une force extérieure et hostile (Real Reason, 2008 : 12). Pour les jeunes, l’utilisation du préservatif est donc présentée comme un échec de volonté, de caractère moral, d’affirmation de soi — dans tous les cas, un échec profond et individuel.

La constante, à travers l’éducation sexuelle laïque malawite, est son recours à la peur des conséquences de la sexualité. Il est certain que les rapports sexuels non protégés peuvent avoir des conséquences particulièrement désastreuses. Toutefois, il n’y a pas que des conséquences négatives à la sexualité, et tout semble indiquer que les rapports sexuels consentants et protégés ne posent pas de risques pour la santé des jeunes (Santelli et al., 2006 : 74). Ce message, qui va dans le sens contraire de l’idéal sexuel chrétien, n’a jamais été mentionné par les intervenants rencontrés. Bien que les directeurs de programmes reconnaissent la nécessité de parler des condoms, très peu semblent oser parler de sexualité comme pouvant être acceptable et vécue de manière saine ; un tel discours serait perçu comme un encouragement à vivre dans une immoralité totale. Par conséquent, les initiatives laïques n’arrivent pas à briser la perception négative et le silence qui entourent toute forme de sexualité adolescente.

Ainsi, même en milieu laïque, et même lorsqu’elles sont financées par des donateurs internationaux aux politiques progressistes, les interventions de prévention ne semblent respecter ni les recommandations de la science, ni les droits des jeunes à une information correcte et complète. Le respect de la culture sexuelle malawite et de ses normes religieuses semble donc, dans les faits, prévaloir sur l’efficacité des interventions et le respect des droits humains.

Conclusion : développement, conflit et changement social

L’éducation sexuelle touche à un des aspects les plus intimes de nos existences, et pourtant elle s’insère dans des circuits mondiaux d’idées, de pratiques, de normes et de discours. Ceux-ci, à leur tour, s’implantent dans un contexte local particulier, où certains sont mieux reçus et s’enracinent plus facilement que d’autres. Les deux camps qui s’opposent au sujet de l’éducation sexuelle, les conservateurs qui font la promotion de l’abstinence sexuelle et les progressistes qui favorisent une information complète et une approche non moralisatrice, tentent tous deux de s’implanter dans le contexte du Malawi en affirmant détenir une vérité universelle. Tandis que les idées conservatrices issues de la droite évangéliste américaine trouvent un terrain fertile et sont reprises par les intervenants de tout acabit, les idées progressistes issues de la santé publique ne sont adoptées que partiellement. En effet, celles qui entrent en conflit avec des éléments importants de la culture sexuelle malawite, en particulier les normes de genre et les normes religieuses, sont soigneusement ignorées lorsque vient le temps de la mise en oeuvre.

Ce constat pose la question plus large du développement et du changement social. Celui-ci peut-il être pensé et financé de l’extérieur — ce que tentent de faire, depuis les années 1950, les différentes moutures du développement international ? Les politiques et programmes de développement financés par des donateurs internationaux peuvent-ils engendrer des changements normatifs aussi fondamentaux que la libération des moeurs ? Il faut se rappeler que cette libération ne date, en Occident, que de quelques décennies ; qu’elle a été le fruit de conflits sociaux et des luttes du mouvement féministe ; et qu’elle n’est ni achevée, ni acquise[24]. Cette libération des moeurs n’est pas historiquement nécessaire, et ne vient certainement pas de manière « naturelle » à toutes les sociétés ; dans une certaine mesure, elle paraît même improbable dans une société où personne ne semble y tenir. Si les praticiens en santé publique prennent au sérieux leurs propres exhortations à suivre des pratiques « scientifiquement » documentées et à intégrer le respect des droits humains dans sa programmation, ils doivent être prêts au conflit social. Une fois de plus, le développement ne semble pas prêt à assumer sa nature politique et les conséquences des changements de rapports sociaux qu’il prétend vouloir accomplir.

L’autre problème fondamental posé par cette situation est celui du conflit entre différents droits humains. En effet, même si ces droits sont, en théorie, complémentaires et indivisibles, il semble qu’ils puissent être invoqués par différents acteurs pour appuyer des positions conflictuelles. Le droit des parents à une éducation sexuelle « culturellement acceptable » est-il compatible avec le droit des jeunes à une information complète et correcte ? Dans une société hiérarchique et inégalitaire, qui est en mesure de trancher ces questions et de décider des droits les plus importants lorsqu’aucun compromis ne semble possible ?

Finalement, la situation souligne les limites du relativisme culturel, et la nécessité pour les acteurs et institutions de clarifier leurs limites. Les donateurs doivent-ils d’abord respecter les cultures locales, ou financer les programmes les plus efficaces et rigoureux ? Évidemment, on répondra qu’il faut adapter les meilleurs programmes à la culture locale, sans perdre leur essence ; je ne sais pas à quel point c’est possible, dans le cas de l’éducation sexuelle. Lorsque le choix se pose, les donateurs semblent plus souvent pencher du côté du relativisme ; la vague d’homophobie violente en Afrique dans les dernières années illustre le rejet violent de l’influence externe lorsque les donateurs vont à l’encontre des normes locales sur des questions sexuelles — même lorsque ces normes « locales » viennent en fait d’influences internationales d’une autre époque, comme dans le cas des lois africaines homophobes. Difficile de ne pas voir une certaine ironie dans cette situation ; alors que l’on n’hésite pas à changer les rapports de propriété, de production ou de travail, on hésite toujours énormément à s’ingérer dans les normes sexuelles — où la « tradition », patriarcale et conservatrice, est perçue comme noble et devant échapper à l’ingérence occidentale.

Pendant ce temps, les jeunes Malawites écoutent de la musique américaine, lisent des livres britanniques, regardent des films du Nigeria et des téléromans d’Afrique du Sud, et consomment de la pornographie de toutes origines. Loin des débats académiques, ce sont ces autres identités globales et ces récits distribués sur les circuits capitalistes du désir qui sont en train d’apporter les changements les plus profonds à la manière dont les jeunes vivent leur vie romantique et amoureuse.