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Lire Simmel est plaisant, tenter de présenter sa pensée, non pas dans son ensemble systématique (cette systématicité est sujette à caution), mais seulement sur un point choisi, quel qu’il soit, est une entreprise souvent décourageante. Le plaisir que l’on prend à le lire vient de ce qu’il décrit, avec une minutie que l’on ne rencontre que chez peu d’autres auteurs, les multiples facettes de l’expérience vécue de la modernité : les relations monétaires, la vie dans la grande ville, la mode, la consommation des oeuvres d’art, etc. Le découragement qui saisit celui qui se veut son commentateur résulte de cette minutie même, qui se traduit par la profusion inépuisable et les nuances infinies de ses descriptions. Qui se met en tête de les synthétiser court inévitablement le risque de se voir objecter tel ou tel passage, tiré peut-être des mêmes textes sur lesquels ce commentateur appuyait sa lecture, contredisant celle-ci ou l’obligeant à l’amender. Toute lecture de ce sociologue est condamnée à être partielle. Ainsi en va-t-il de celle qui est ici présentée.

Invitée à confronter les deux grandes figures de la sociologie allemande du début duxxe siècle,Georg Simmel et Max Weber, j’ai très vite renoncé à une perspective globale quise serait donné pour but de comparer les conceptions que les deux auteurs sefaisaient de la tâche de la sociologie. On sait que Weber ne partageait pasl’antipathie de certains de ses contemporains à l’endroit de Simmel et qu’il estintervenu à l’occasion pour soutenir sa candidature à des postes universitairesqui lui ont été régulièrement refusés, avant tout parce qu’il était juif. Ilavait cependant aussi des réticences envers le style général de sa sociologie.Ses références aux travaux de Simmel sont rares, et elles concernentexclusivement ses écrits et conceptions méthodologiques[1]. C’est pourtant par un autre biais que je propose ici uneesquisse de comparaison. L’objectif du présent article est de déterminer laplace que chacun des deux auteurs a réservée à un thème central de la sociologienaissante, celui de l’individualisation, et la manière dont ils l’ontrespectivement interprété. Luhmann a observé, au début du remarquable articlequ’il a consacré à « l’individu, l’individualité, l’individualisation », quel’individu a été un objet d’élection de la sociologie depuis ses tout premiersdébuts (Luhmann, 1989)[2]. Il en voit la raisonprincipale dans le fait que la sociologie s’est constituée à une époque où lesconflits politico-idéologiques s’étaient cristallisés sur la question du rapportentre individu et société. La sociologie se voyait imposer son thème par lesdébats entre libéraux et socialistes. Elle ne pouvait cependant acquérir lestatut d’un discours scientifique qu’à la condition de refuser de prendresimplement parti dans ce qui était présenté comme une alternative, en faveur del’individu ou au contraire du collectif. Il lui fallait penser le rapport entrel’un et l’autre autrement que comme une opposition. La société était son objet,mais tout autant l’individu, ou, plus précisément, la forme particulièred’individualisation que produisent les structures spécifiques des sociétésmodernes.

Aussi central qu’ait été le thème de l’individu, avec ses harmoniques : individualisation,individualisme, déclinés positivement ou négativement[3], dans les textes fondateurs de la sociologie du xxe siècle, on peut sedemander pourtant s’il constitue un point d’entrée approprié pour effectuer uneconfrontation entre Simmel et Weber. Il n’est nul doute sur son importance dansle cas de Simmel, lequel a consacré un chapitre entier de la Philosophie de l’argent (1900) à « la libertéindividuelle » et un chapitre également des Questions fondamentales de la sociologie (1917) à « l’individuet la société dans certaines conditions de l’existence des xviiie et xixe siècles[4] ». Mais on cherchera en vain quelque chose decomparable dans l’ensemble de l’oeuvre de Weber. Les termes « individu » et «individualisme » sont symptomatiquement absents dans l’index rerum de l’édition traditionnelle deWirtschaft und Gesellschaft (Weber,1972), où l’on ne trouve que des formes adjectives : « appropriationindividuelle du sol », « droit naturel individuel », « garantie de la sphèreindividuelle du droit », etc. Il en va différemment en revanche dans ses textespolitiques où il est question parfois de l’individualisme, en liaison souventavec les « droits de l’homme » (Weber, 2005)[5].Ce simple constat pourtant offre déjà un point de départ pour une comparaison :Simmel a traité de l’individualisme, de façon très développée, dans le cadre deson analyse des dimensions économiques et culturelles de la modernité, tandisque Weber a surtout souligné, et toujours brièvement, ses aspects juridiques etpolitiques[6]. Nous reviendrons sur ce pointau terme de cet article. On notera simplement ici que l’inégalité du traitementréservé par chacun des deux auteurs à l’individualisme a pour conséquence queleur confrontation à travers ce thème ne peut être que déséquilibrée. Lesanalyses de Simmel sur l’individualisme sont le fil conducteur du présentarticle, tandis que les textes de Weber sont sollicités de façon plusfragmentaire, voire éclatée. Pour rétablir l’équilibre, il eût fallu élargir lacomparaison au diagnostic que les deux auteurs portent sur la modernité, untravail qui, pour être solidement argumenté, exige à l’évidence plus d’espaceque celui d’un article.

Solidarité ou impersonnalité des rapports sociaux ?

La comparaison qui paraît en vérité à première vue s’imposer, s’agissant de l’invidualisme, est celle entre Simmel et Durkheim, plutôt qu’entre Simmel et Weber[7]. Une des thèses centrales de Simmel comme de Durkheim est que l’interdépendance croissante entre les individus, tant en extension qu’en intensité, bien loin d’être contraire à l’individualisation, est au contraire la cause de celle-ci. Certes, ce n’est pas la division du travail qui occupe le premier plan du tableau que Simmel dresse de la société moderne, mais l’argent. Il est cependant clair pour lui que l’expansion de l’économie monétaire et l’intensification de la division du travail progressent de concert. Durkheim aurait sans doute pu signer ce constat de Simmel :

Parmi les quelques règles que l’on peut établir avec une généralitéapprochée concernant la forme du développement social se trouve la suivante: l’élargissement d’un groupe progresse de concert avec l’individualisationet l’autonomisation de ses membres individuels. L’évolution des sociétésdébute d’ordinaire par un groupe relativement petit, qui maintient seséléments dans une liaison et une similitude étroite, et elle progresse versun groupe relativement grand qui accorde à ses éléments la liberté, l’êtrepour soi, la différenciation réciproque[8].

L’interprétation que Durkheim et Simmel donnent de l’individualisme dessociétés modernes est cependant loin d’être identique, ce qui apparaît déjà dansla différence de leurs perspectives historiques. Chez Durkheim, l’individualismedes sociétés modernes, reposant sur la solidarité organique, est mis en valeurpar contraste avec l’absence radicale d’individualisation des sociétés reposantsur la solidarité mécanique, qui se présente sous une forme pure dans lessociétés « primitives[9] ». La focale de Simmelest généralement plus étroite. C’est dans les relations de dépendancepersonnelle caractéristiques de l’époque médiévale, dont il trouve encore destraces à son époque dans le statut des domestiques, qu’il va chercher depréférence les éléments de sa comparaison (même si reste imprécise l’époque oùselon lui les phénomènes caractéristiques de l’économie monétaire commencent àse laisser clairement percevoir). Or cette différence des termes de lacomparaison a pour corrélat une interprétation également très différente desrapports entre individualismeet personnalité.

On se souvient de la manière dont Durkheim résumait, dans la préface de la première édition de la Division du travail social, la question qui était à l’origine de sa recherche : « Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société ? Comment peut-il être à la fois plus personnel et plus solidaire[10] ? » Un aspect essentiel de sa réponse est déjà impliqué dans la formulation de sa question : l’accroissement de l’interdépendance par la division du travail et le développement de la personnalité individuelle sont directement corrélés parce que c’est la spécialisation des fonctions sociales qui donne substance à la personnalité individuelle. Ce que Durkheim entend par « personnalité individuelle » ne recouvre pas par conséquent une originalité radicale. La division du travail favorise la distinction de types professionnels, plutôt que d’individualités singulières. Pour cette raison précisément, le développement de la personnalité individuelle, loin de menacer la cohésion du tout de la société, peut au contraire apparaître comme le vecteur d’une forme nouvelle de solidarité, plus forte que celles qui l’ont précédée (que désigne de façon globale la notion de solidarité mécanique)[11]. Pour Simmel, au contraire, la « forme particulière de la dépendance réciproque[12] » qui résulte de son intensification sans précédent a pour effet premier et majeur une dépersonnalisation des relations sociales. Le fait que, pour chacun, le nombre des « autres » dont il dépend, quand il produit ou quand il consomme, s’étend bien au-delà de ceux qu’il peut connaître, se paye d’une disparition de la personnalité des autres (et de lui-même pour les autres) dans l’anonymat des fonctions sociales. « Pour le sujet, les personnes [dont il dépend] ont désormais la signification de porteurs de ces fonctions, possesseurs de capitaux, intermédiaires de ces conditions de travail ; ce qu’elles sont en outre en tant que personnes n’entre pas en considération de ce point de vue[13]. » Il est difficile de penser cette forme d’interdépendance en termes de solidarité, et plus difficile encore de voir, dans la fonction assignée à chacun par la division du travail, le vecteur d’une individualisation qu’il puisse revendiquer comme sa personnalité propre. Plutôt que de Durkheim, c’est de Marx ou de Max Weber que Simmel est ici le plus proche, c’est-à-dire de ces auteurs qui ont décliné de diverses manières le thème de l’impersonnalité des relations sociales médiatisées par l’argent. L’argent rend les individus mutuellement étrangers les uns aux autres. Il est « le représentant des forces abstraites du groupe[14] », par quoi il faut comprendre que la dépendance à l’égard des autres humains ne se donne plus à percevoir que dans le rapport entre des choses, un thème central, on le sait, dans l’analyse que Marx fait du « fétichisme de la marchandise[15] ». Il est aussi « l’objet économique le plus étranger à la personnalité[16] », formule qui fait écho au constat de Weber selon lequel « la communauté de marché, en tant que telle, est le plus impersonnel des rapports de la vie pratique dans lequel des hommes peuvent se trouver[17] ».

La sensibilité à l’impersonnalité des relations sociales fondées sur l’économie de marchéparaît être un trait marquant chez les auteurs allemands de la seconde partie duxixe et dudébut du xxesiècle. Parce que Simmel partage cette sensibilité, la description qu’il fait del’individualisme moderne inclut une dimension critique qui est absente chezDurkheim. Mais, plutôt que la critique, c’est l’ambivalence qui caractérise sesanalyses. Le chapitre consacré à « la liberté individuelle » dans la Philosophie de l’argent se lit avant tout eneffet comme un éloge de l’argent. Loin de nourrir une quelconque nostalgie desrelations personnelles des sociétés d’antan, Simmel célèbre le pouvoirémancipateur de l’argent. Et ce pouvoir émancipateur n’est pas la contrepartiedes effets dépersonnalisants qu’il exerce sur les relations sociales, quelquechose qui, quoique peut-être causalement lié à ces effets, en serait néanmoinsdistinguable, mais il réside dans cette dépersonnalisation même. L’argent rendlibre, non parce qu’il rend l’individu indépendant des rapports aux autres, maisparce qu’il substitue une altérité anonyme aux autres singuliers auxquelsl’individu était jadis lié. « La liberté au sens social, de même que lanon-liberté, est un rapport entre des hommes […]. Si la liberté estl’indépendance à l’égard de la volonté des autres en général, elle commence avecl’indépendance à l’égard de la volonté d’autres déterminés[18]. » Un rapport personnel engage peu ou prou les individusconcernés dans la substance même de leur activité, quand ce n’est pas dans latotalité de leur être. Aussi longtemps que les prestations que les dépendantsdoivent à leur maître sont à fournir en nature, l’obligation à laquelle ils sontsoumis concerne le contenu même de leur activité. La limitation quantitative desprestations requises est un premier pas vers l’indépendance, mais c’estseulement avec la monétarisation de ces prestations que l’individu se libèredéfinitivement de la contrainte directe sur son agir. Le seigneur foncier quipeut exiger de ses paysans une quantité fixe de bière, de volailles ou de miel,note Simmel, impose à ceux-ci une forme d’activité déterminée. Dès que le paysann’est plus obligé qu’à une redevance en argent, il est en principe libre de seconsacrer à son gré à l’apiculture, à l’élevage du bétail ou à quoi que ce soitd’autre[19].

On note souvent comme une curiosité le fait que Durkheim a qualifié d’organique le type de solidarité caractéristique des sociétés modernes, tandis que les sociologues allemands insistaient au contraire sur leur caractère « mécanique ». Cette différence sémantique est plus significative qu’on ne le pense d’ordinaire ; Durkheim avait explicité les raisons de son choix terminologique : elle voulait indiquer que l’individualisation des parties du tout social est ce par quoi se réalise leur unité, dans le cas des sociétés modernes, comparable à celle des animaux supérieurs[20]. La prégnance du thème de la cohésion sociale, qui commande son interprétation du phénomène de l’individualisation, oblige à comprendre l’individu comme un membre du tout. Sa différence « personnelle » n’est sociologiquement compréhensible et, surtout, positivement valorisable, que dans la mesure où elle contribue au bon fonctionnement de l’unité que constitue la société dans son ensemble. Cette perspective ou cette question (celle des conditions de l’ordre social) n’est pas constitutive du questionnement sociologique d’un Weber ou d’un Simmel au même titre qu’elle l’a été pour la sociologie française, probablement sous l’influence d’Auguste Comte. La récurrence chez les premiers du terme « mécanique » ne qualifie pas un type de solidarité entendu comme forme de cohésion du tout de la société, mais un mode de relation sociale, celui précisément de la contrainte impersonnelle dont l’opérateur principal est l’argent. De ce point de vue, non seulement l’individualité personnelle n’est pas réduite à sa fonction sociale, mais il est même possible d’y voir avant tout une résistance aux prétentions que le tout de la société fait peser sur les individus. Cette ligne d’interprétation est particulièrement marquée dans les textes de Simmel, dont certains passages pourraient passer pour une critique des présupposés de Durkheim, s’il avait eu l’occasion de prendre connaissance de ses travaux. Penser la société comme un tout organique, note-t-il, et considérer l’individu exclusivement comme membre de ce tout, appelé par conséquent à s’investir entièrement dans la fonction spéciale qui lui est dévolue, c’est passer à côté du « désir d’unité et de totalité que l’individu possède pour lui-même ». Cette unité est ce que Simmel nomme « personnalité », d’où il résulte qu’elle doit nécessairement entretenir des relations conflictuelles avec les exigences du tout de la société. L’individu s’élève contre le rôle limité qui lui est assigné, « il veut prendre sa place pour lui-même et non pas seulement pour aider l’ensemble de la société à prendre la sienne ; il veut déployer toutes ses facultés, indépendamment des ajournements que la société exige de chacun d’eux[21] ».

Nostalgie de la Gemeinschaft ?

Les interprétations sociologiques de l’évolution sociale de la fin du xixe siècle et du débutdu xxe ontsouvent situé le noeud de la différence entre sociétés du passé et sociétésmodernes dans le rapport que l’individu entretient avec le groupe en sa totalité: différence entre la relation quasi fusionnelle de la Gemeinschaft et celle, médiatisée par lesvolontés individuelles, de la Gesellschaft chez Tönnies, entre la solidarité mécanique et lasolidarité organique du travail chez Durkheim, etc. On peut trouver des échos decette thématique dans quelques passages de la Philosophie de l’argent. L’argent, remarque Simmel, est uneassignation abstraite sur le travail d’autrui, de n’importe quel autrui, pourautant qu’il est impliqué dans les échanges de l’économie monétaire. Dans lesépoques antérieures à cette économie, l’individu était au contraire assigné à ungroupe circonscrit, et « l’échange des services le liait étroitement avec latotalité[22] ». La capacité qu’a l’argent dedéfaire ce lien immédiat entre l’individu et le groupe ressort non seulement dela comparaison entre l’économie naturelle et l’économie monétaire, mais elleapparaît aussi dans la différence entre des sociétés que l’on peut déjàconsidérer comme modernes, selon qu’elles ont privilégié le commerce desmarchandises ou les affaires financières. Simmel en donne pour exemple, citantBotero, les républiques de Gênes et de Venise. Les Vénitiens se sont adonnés aucommerce des marchandises ; leur État en a tiré richesse et grandeur, tandisqu’eux-mêmes, individuellement, ne se sont que modérément enrichis. À l’inverse,les Génois, financiers avant tout, ont accumulé des fortunes privéesconsidérables, mais leur État s’est appauvri. Simmel appuie sur cet exemple unerègle générale selon laquelle la prédominance des intérêts financiers porte àson extrême la possibilité pour l’individu de se constituer en une puissancetraitant d’égal à égal avec le tout de la société. Un siècle après que Boteroeut formulé cette remarque, note-t-il encore, on a constaté dans le même sens ledanger que représentait pour l’État une classe dominante dont l’essentiel dupatrimoine consiste en biens mobiliers, « que l’on peut mettre en sécurité enpériode de détresse publique », à l’opposé des propriétaires fonciers liés defaçon indissoluble à leur patrie par leurs intérêts[23]. Il n’a pas fallu attendre le début du xxie siècle pourconstater que le capital financier, plus que tout autre, ne connaît pas depatrie.

Aussi étroit qu’ait été le lien que l’individu entretenait jadis avec le groupe en sa totalité — soit en raison des limites du groupe à l’intérieur duquel étaient cantonnés les échanges de service, soit du fait de la nature des intérêts concernés (cas de la propriété foncière) —, ce lien n’était pas cependant, dans la représentation que s’en fait Simmel, l’identification affective quasi fusionnelle que Tönnies ou Durkheim attribuent aux sociétés de jadis. L’interprétation de la « grande transformation » qui a donné naissance à la modernité au prisme des facultés de l’argent n’est pas une variation sur le thème du déclin de la communauté. Le terminus a quo de cette transformation n’est pas en effet la communauté, quelle que soit la manière dont on se la représente, mais une forme particulière de la relation sociale, dont Simmel constate la disparition. Cette transformation affecte tout d’abord les relations d’obligation : entre le seigneur foncier et le serf, ou entre le maître de maison et le domestique. Simmel revient à plusieurs reprises sur ce dernier exemple pour souligner la différence entre le statut du domestique et celui du travailleur salarié. À son époque encore, les domestiques étaient souvent logés et nourris au domicile de leurs employeurs, et la quantité, voire la nature exacte de leurs obligations était indéterminée. La tendance allait cependant dans le sens d’un recours croissant à des individus logés de façon indépendante et effectuant contre rémunération monétaire des services précisément fixés. Le statut du domestique se rapprochait ainsi de celui du travailleur salarié qui vend son travail, par contrat, comme une quelconque marchandise, ce travail figurant désormais un facteur du procès de production parmi d’autres. L’obligation demeure, mais sa nature est profondément changée. N’étant plus requis dans la totalité de sa personne, l’ouvrier ou le domestique acquiert, dans l’espace de vie libéré en marge de son travail, le lieu d’un développement personnel possible. En cela consiste sa liberté, qui n’est pas l’absence de relation aux autres, mais une modalité particulière de relation dans laquelle ces autres, auxquels nous sommes liés pour des raisons purement objectives, nous sont indifférents[24]. La relation du producteur au consommateur, ou, à l’inverse, celle du consommateur à celui, qu’il soit producteur ou intermédiaire, auprès duquel il se pourvoit, subissent une modification analogue. Produisant pour le marché, le producteur n’est pas directement soumis aux goûts de ses clients[25], et le consommateur de son côté a le choix entre des fournisseurs multiples avec lesquels il n’entretient pas généralement de relation personnelle. C’est dans la grande ville, où l’économie monétaire a détruit jusqu’aux derniers restes de la production autonome, de l’échange immédiat et du travail à la commande, que cette dépersonnalisation des relations se manifeste de la façon la plus caractéristique, celle d’une « objectivité (Sachlichkeit) impitoyable[26] », d’un égoïsme économique calculateur sur lesquels les impondérables des relations d’homme à homme n’ont pas de prise. Si l’argent est le principal facteur de la liberté moderne, c’est parce qu’il a pour propriété de créer des relations entre les hommes tout en laissant les hommes en dehors de ces relations[27].

On aura compris que ce que Simmel nomme liberté personnelle ne peut se déployer que dans la« réserve » que l’individu se constitue en marge ou en deçà de ses activités etrelations économiques. Seules les relations étroites de la famille ou del’amitié gardent encore quelque chose d’affectif, bien que la famille elle-mêmesoit touchée par l’économie monétaire : la séparation de la part lucrative desactivités du reste de l’économie domestique est à l’origine de la formation dela société commerciale, une forme d’association dans laquelle les relationsentre les parties prenantes n’ont plus rien d’affectif et peuvent donc inclurepar conséquent des étrangers[28]. L’analyse queSimmel fait de la condition de l’ouvrier salarié peut parfois paraître entachéede naïveté. Sans nier la différence entre cette condition et celle du dépendant,serf ou domestique, il est facile d’objecter que la durée, la dureté etl’intensité du travail imposé à l’ouvrier dans l’industrie de la seconde partiedu xixe siècle ouau début du xxeétaient telles qu’elles réduisaient à bien peu de chose la « réserve » dont ildisposait. Simmel le reconnaît ailleurs, et il souligne même que le sort dutravailleur salarié moderne peut être plus dur que celui des dépendants dejadis. Les prestations en nature, note-t-il, créaient entre les obligés et lesbénéficiaires un rapport plus étroit et plus intime que ce n’est le cas desrelations monétaires. Il mentionne des usages anciens (au haut Moyen-Âge enAllemagne) qui voulaient que les maîtres accordent des gratifications, ennourriture et boisson, à leurs dépendants lorsque ceux-ci leur remettaient lesredevances auxquelles ils étaient astreints[29],et il reconnaît que « ce traitement bienveillant, pour ainsi dire gracieux », àl’égard des obligés a complètement disparu avec la généralisation de l’économiemonétaire. Mais l’objection tombe selon lui dès lors que l’on admet que laliberté n’a rien à voir avec le bonheur : « il n’est nullement nécessaire, ici[dans la grande ville] comme ailleurs, que la liberté de l’homme se reflète danssa vie affective sous l’aspect du bien-être[30] ».Pris dans son ensemble, le tableau que Simmel dresse des relations socialesmodernes n’a certes rien d’idyllique, et ses essais les plus sollicités par lapensée critique contemporaine, celui sur « les grandes villes et la vie del’esprit » ou, plus encore, sur la « tragédie de la culture », frappent surtoutpar leur pessimisme. La « réserve » du citadin à l’égard des autres est plus quede l’indifférence, elle tend souvent à la méfiance, voire à une antipathieproche de l’hostilité. Et pourtant, dans cette « réserve dont le ton dominantest une aversion cachée[31] », Simmel voit encoreun moyen pour l’individu de se ménager « un type et un degré de libertépersonnelle pour lesquels il n’est pas d’analogue dans d’autresconditions[32] ». La liberté personnelle,entendue comme une indépendance qui n’est pas celle de l’individu isolé, maisl’indépendance « intérieure » qui suppose la socialisation tout en autorisant le« sentiment de l’être pour soi individuel », repose sur un équilibre difficileentre proximité et distance. Ce qu’il s’agit de déterminer est « laconfiguration concrète de ces deux éléments qui est la plus favorable pourproduire l’indépendance, aussi bien en tant que fait objectif que dans laconscience subjective[33] ». Cette configurationprivilégiée lui paraît précisément réalisée dans les conditions d’une économiemonétaire généralisée, où les relations d’interdépendance entre les hommes sontà la fois démesurément étendues et anonymes. Cette extension et cet anonymattransforment les personnes en unités interchangeables, leurs échanges sontdépourvus de toute dimension subjective, et c’est cette indifférence au momentsubjectif de la dépendance dont se nourrit le sentiment de la liberté.

Les formes modernes du collectif : Zweckverband ousocialisme

L’indépendance personnelle, répétons-le, n’est pas pour Simmel l’absence de relation.L’individualisation caractéristique des sociétés modernes n’empêche pas laformation de groupes, mais ceux-ci ont une structure tout autre que celle descollectifs de jadis. La forme dominante du groupe dans les sociétés reposant surles échanges monétaires est le Zweckverband[34], l’association àbuts déterminés, dont la société par actions est le plus bel exemple. Lesindividus qui y participent n’ont pour point commun que leur intérêt auxdividendes, de telle sorte que la nature de l’activité de la société leur estindifférente, et leurs liens personnels par conséquent réduits au minimum[35]. La singularité de ce genre de collectif ressortde sa comparaison avec les corporations du Moyen-Âge, dont les services en mêmetemps que les exigences s’étendaient à la quasi-totalité de la vie del’individu. Une corporation de drapiers, note Simmel, ne limitait pas sescompétences aux intérêts de la production et de la commercialisation des tissus.Elle était une communauté de vie qui engageait des formes de socialité, uneconfession religieuse, des positions politiques, etc. Elle vivait à travers sesmembres, et ceux-ci se fondaient entièrement en elle. Tous les collectifs dumonde médiéval n’avaient peut-être pas le même degré de solidarité, mais,comparés aux formes modernes d’association, ils paraissent généralement n’avoirpas distingué entre « l’homme en tant qu’homme » et le membre del’association[36]. Les syndicats destravailleurs modernes sont selon Simmel plus proches des sociétés par actionsque des corporations de jadis. L’appartenance à ces syndicats a pour seulecondition une contribution financière, et leurs buts sont précisémentdéterminés. Certains types d’associations n’ont pu voir le jour qu’en raison decette structure qui permet de fédérer dans des collectifs des groupes déjàexistants, sans préjudice de leurs différences. Simmel en cite pour exemple unecommunauté des Églises évangéliques de l’Allemagne de son époque, le Gustav-Adolf-Verein[37]. Celui-ci, qui se donnait pour objectif de venir en aide auxparoisses pauvres, n’aurait pu surmonter les tensions entre les différentesvariétés des confessions protestantes s’il avait impliqué autre chose que desintérêts financiers. Le Zweckverbandest certes un type de collectif pauvre en contenu, mais cette pauvreté est cequi fait sa force. Il permet la constitution de groupements de grande ampleur,et efficaces à ce titre, parce qu’il réunit ses membres autour d’un élémentimpersonnel.

Là encore, Simmel ne paraît pas regretter les corporations d’autrefois. Les associations de type « Zweckverband », reconnaît-il, manquent d’« âme ». L’idéal socialiste est pour partie une réaction à cette perte, il cherche à réanimer chez les individus l’attachement fervent au groupe que les relations monétaires ont refoulé. Mais c’est précisément ce par quoi le socialisme est réactionnaire, « apparenté aux instincts communistes obscurs, héritage de temps depuis longtemps révolus, qui reposent encore dans des coins reculés des âmes[38] ». Que le socialisme représente par ailleurs une forme extrême de la rationalisation de la vie qui porte au plus loin les tendances inhérentes à l’économie monétaire (on y revient) témoigne de son ambiguïté fondamentale. Il est à la fois « rationalisme et réaction au rationalisme[39] ».

Robert Nisbet a naguère invité à voir dans la sociologie moderne en son ensemble l’expression d’une réaction passéiste aux bouleversements dont sont nées les sociétés modernes[40]. Simmel se prête mal à une telle interprétation. Elle peut, jusqu’à un certain point, trouver des éléments d’appui chez Durkheim, dont l’objectif le plus manifeste dans la Division du travail social était de justifier l’individualisme moderne en apprenant à y reconnaître un produit positif de la division du travail, mais qui souhaitait aussi réactiver chez les individus modernes le sentiment de l’appartenance au tout. La solidarité mécanique n’a jamais totalement disparu, et il est clair que, pour Durkheim, il n’est pas souhaitable qu’elle disparaisse, pour autant qu’elle est ce qui produit l’attachement des individus au collectif qu’ils forment par leur réunion. Le républicanisme de Durkheim s’annonce déjà dans les termes qu’il emploie pour décrire les sociétés de type mécanique : « Non seulement les citoyens s’aiment et se recherchent entre eux de préférence aux étrangers, mais ils aiment leur patrie[41]. » Il est significatif qu’il ait souhaité la restauration des corporations, sous une forme appropriée aux conditions nouvelles de la socialisation[42]. Tant par cette proposition que par les motivations de son républicanisme, il manifestait la volonté d’encadrer, c’est-à-dire aussi de limiter, le développement de l’individualisme. Simmel tient au contraire ce développement pour irréversible, et il est probable qu’il aurait vu dans le républicanisme de Durkheim, s’il en avait eu connaissance, une forme atténuée de ce pathos réactif qu’il diagnostiquait chez les socialistes.

Il ne faut cependant pas se méprendre sur les attendus de cette critique de l’atavisme communiste[43]. L’éloge de l’individualisme moderne au titre de la liberté qu’il rend possible n’est pas un éloge du libéralisme économique en tant que tel. L’espace où peut se développer la personnalité individuelle n’est pas celui des relations économiques, même si c’est bien la structure particulière que confère à ces relations la généralisation des échanges monétaires qui permet que cet espace existe. L’individu libre de Simmel n’est pas l’agent rationnel de la théorie économique. Dans les relations économiques configurées par l’argent, on l’a dit, la personnalité propre de chacun disparaît en effet derrière sa fonction, laquelle est entièrement déterminée par des logiques objectives. En admettant, comme le fait Simmel, que la personnalité propre est une unité du multiple, une synthèse de qualités distinctes, mais qui ne constitue précisément une personnalité que prises toutes ensemble[44], la réduction de l’individu à la fonction qu’il exerce dans l’organisation sociale est une atrophie de la personnalité. Cette atrophie est une virtualité inscrite dans la logique de l’économie monétaire. C’est un autre trait du socialisme — celui par lequel il est un « rationalisme » — que de vouloir conduire cette réduction à son point extrême : celui où l’individualité personnelle s’abolirait entièrement au profit de la seule fonction sociale. « Les tendances subjectives et le tout de la personnalité ne pourraient se transposer dans l’agir extérieur autrement que dans la limitation à l’une des fonctions unilatérales dans laquelle la totalité nécessaire de l’action sociale se divise, se fixe, s’objective[45]. » Si les relations personnelles d’antan faisaient obstacle au développement de la liberté personnelle parce qu’elles engageaient toute la personnalité de l’individu, une autre forme de dépendance absolue se laisse anticiper au terme de l’évolution sociale, celle d’une identification totale de l’individu à sa seule fonction économique.

Ce diagnostic croise ici encore les analyses de Weber. Un des aspects les plus connus de ces analyses est certainement la thèse selon laquelle les logiques conjuguées de l’économie capitaliste et de la politique bureaucratisée (c’est-à-dire des deux sphères d’action rationnelles auxquelles est due l’impersonnalité des relations sociales modernes) menacent de transformer nos sociétés en une « cage d’acier[46] » dans laquelle chaque individu serait enchaîné à son entreprise, à sa classe et « peut-être un jour à son métier[47] ». C’est pour l’essentiel quand il évoque cette dynamique inscrite au coeur de la rationalité moderne que Weber mentionne les « valeurs individualistes », des valeurs qui vont de soi, affirme-t-il, pour la plupart d’entre nous, libéraux et conservateurs confondus, et qui sont menacées de disparaître dans un proche avenir. Ce thème inspire le célèbre final de L’Éthique protestante où ce qui est qualifié de « cage d’acier » (« habitacle dur comme l’acier ») est « le puissant cosmos de l’ordre économique moderne qui, lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste, détermine aujourd’hui, avec une force contraignante irrésistible, le style de vie de tous les individus qui naissent au sein de cette machinerie[48] ». La même image se retrouve dans les textes politiques, appliquée cette fois à l’organisation bureaucratique de l’État, « avec sa spécialisation du travail reposant sur une formation, sa délimitation des compétences, ses rapports d’obéissance hiérarchisés[49] ». Les structures de la politique aussi contribuent à l’édification de « l’habitacle de [la] servitude des temps futurs[50] », et c’est à l’aune de ce diagnostic que Weber invite à envisager les questions constitutionnelles relatives aux formes des institutions politiques : « Étant donné le sur-pouvoir de la tendance à la bureaucratisation, comment est-il encore simplement possible de sauver d’une manière ou d’une autre les derniers restes d’une liberté de mouvement “individualiste”, quel que soit le sens que l’on donne à cette expression[51] ? » Pour Simmel, il est vrai, cette face sombre de la modernité est compensée par l’espace privé de liberté dont l’individu dispose en marge de sa fonction sociale et à l’intérieur de laquelle il lui est loisible de développer sa personnalité. C’est uniquement dans un « socialisme d’État extrême[52] » que l’individualité se résorberait définitivement dans la fonction sociale de l’individu. Weber partage pour l’essentiel cette représentation de ce que serait un socialisme d’État : l’« habitacle de la servitude » est annoncé pour les temps futurs, ceux qu’appellent de leurs voeux les critiques de l’anarchie capitaliste. Mais — et ici s’indique une différence qui explique probablement le peu de place que Weber a fait à la thématique de l’individualisation — le socialisme d’État ne ferait selon lui que porter à un degré d’intensification maximale une évolution déjà à l’oeuvre dans la bureaucratisation politique croissante des sociétés capitalistes.

Pour situer exactement cette différence, il est utile de préciser la position de Weber concernant la forme selon Simmel typiquement moderne des collectifs. On ne peut reprendre ici les remarques dispersées qui se trouvent dans Wirtschaft und Gesellschaft concernant le Zweckverband. Non qu’elles soient sans intérêt. Leur grande technicité permet une interprétation plus nuancée de cette institution que celle proposée par Simmel[53]. Les textes politiques de Weber sont cependant plus pertinents pour le niveau auquel se situe notre comparaison. Il y exprime à plusieurs reprises son hostilité envers les « romantiques » qui appellent à ressusciter les corporations de jadis, et il critique en particulier avec virulence les propositions, apparemment en vogue à son époque, de réorganisation du corps électoral sur la base des distinctions professionnelles. Cette critique des représentations « organiques » de la société et des « idéologues prolixes partisans d’une éthique rêvée de solidarité économique[54] » s’accompagne d’une explication nettement positive de ce que sont les groupements rationnels à but déterminé (Zweckverbände), et plus généralement d’une valorisation des associations libres, tels que les partis politiques modernes qui, quels que soient leurs défauts, ont le mérite de reposer sur « le volontariat libre de l’adhésion[55] ». Cette appréciation, sinon le détail de ses analyses, est clairement en phase avec le point de vue de Simmel tel que nous l’exposions plus haut.

La différence se situe donc ailleurs. Bien que Weber ait mené ses combats politiques au nom de la liberté[56], il laisse souvent entendre qu’on ne peut espérer mieux que retarder le développement, jugé inéluctable, de cette rationalisation économique et politique qui est ce qui, fondamentalement, mine la liberté. Ce sont les « derniers restes d’une liberté de mouvement “individualiste” » qu’il s’efforce de sauver, rien de plus. Simmel au contraire, malgré la tonalité très sombre de ses diagnostics, croit entrevoir des possibles qui prolongeraient les tendances inhérentes à l’économie monétaire sans sacrifier la liberté personnelle. On trouve ici et là dans ses analyses des suggestions dont on ne sait s’il faut les considérer comme des propositions sérieuses de réforme ou comme des éclairs d’utopie. L’une de ces propositions consiste à faire intervenir les différences de pouvoir d’achat des consommateurs dans la détermination des prix[57]. Cette proposition, qu’il présente comme un instrument de politique sociale déjà préconisé par certains pour résoudre le problème de la pauvreté sans verser dans les excès du socialisme, s’inspire selon lui d’un esprit tout à fait opposé à celui de la théorie médiévale du « juste prix » et de la politique de fixation réglementaire des prix qu’elle justifiait. Cette théorie et cette politique étaient, juge-t-il, subjectives et arbitraires, et il n’est nul doute pour lui que la détermination des prix par le jeu de l’offre et de la demande est plus objective et plus juste. Mais ce serait précisément accomplir un pas supplémentaire dans le sens de cette objectivité et de l’« idéal de justice » qu’elle recèle, que d’ajuster les prix aux moyens inégaux des consommateurs. Le principe d’une telle adaptation se rencontre déjà, nous dit-il, dans la pratique des médecins, qui modulent les honoraires en fonction des moyens financiers de leurs patients, ou dans la fiscalité d’un État qui, pour des services identiques, exige moins des pauvres que des riches, à quoi l’on pourrait ajouter (mais la chose est donnée ici comme une proposition, et non comme une pratique déjà existante) d’un ajustement des pénalités financières aux conditions de fortune des condamnés. On ne discutera pas ici de cette interprétation curieuse de l’« objectivité » des prix. Le point qui nous importe est que cette réforme est présentée par Simmel, non comme une rupture avec la logique de l’économie monétaire, mais comme une sorte d’accomplissement de celle-ci, un « aboutissement singulier du développement des échanges économiques[58] ». Dans la mesure où la liberté individuelle réside dans cette « réserve » privée que l’objectivation des relations sociales par l’argent rend possible, seul un degré supplémentaire d’objectivation, un accroissement de la monétarisation du social, pourrait lever les obstacles que cette liberté rencontre encore.

Individualisme qualitatif et individualisme quantitatif

La clé des ambivalences de Simmel concernant l’individualisme des sociétés modernes réside dans la distinction bien connue qu’il effectue entre deux types d’individualisme, le quantitatif et le qualitatif. Déjà très présente en sourdine dans les analyses de la Philosophie de l’argent (1900), et explicite dans l’essai sur « les grandes villes » (1903), cette distinction est exposée de manière plus systématique dans le quatrième chapitre des Questions fondamentales de la sociologie (1917).

L’individualisme que Simmel qualifie de « quantitatif » pourrait être dit français, dans la mesure où Simmel voit dans la Révolution française une de ses manifestations les plus caractéristiques. Il s’est constitué en réaction contre toutes les formes d’assujettissement et de contrainte qui bridaient l’activité des hommes dans les sociétés d’Ancien Régime, privilèges des ordres supérieurs, contrôle des activités industrielles et commerciales, corporations, corvées imposées aux paysans, tutelle idéologique de l’Église, etc. Dans la mesure où les différences entre les individus étaient imputées aux inégalités qui résultaient de ces contraintes, il suffisait de supprimer ces contraintes, supposait-on, pour que la personnalité de chacun puisse s’épanouir. L’égalité étant conçue comme la condition de la liberté, la seconde était aussi configurée par la première. Ce qui passait pour être l’essentiel de l’être humain, ce qui devait être libéré, était ce que tous les êtres humains ont en commun, ce par quoi ils sont identiques : leur être générique, l’homme universel. La formulation juridique et politique de ce type d’individualisme (le règne de la loi égale) nous est familière, mais Simmel en mentionne d’autres : économique, dans la théorie de la libre concurrence des physiocrates, et philosophique — où nous quittons cependant la France —, chez Kant et Fichte. Simmel voit en effet dans la formule kantienne de l’impératif moral « la forme la plus profonde de cette idée de l’individualité[59] » en ce qu’elle oblige l’individu, pour autant qu’il veut valoir comme personne, à aligner la maxime de son action sur une norme identique pour tous. Kant aurait ainsi fourni son fondement philosophique au présupposé de la liberté égalitaire selon lequel « la “vraie” personne est identique dans n’importe quel homme[60] ».

Malgré Kant et Fichte, nous disons cet individualisme français afin de souligner son contraste avec le second, le qualitatif, pour lequel les références citées par Simmel sont exclusivement des auteurs allemands : au premier rang Goethe et Nietzsche, mais aussi Lessing, Herder et Lavater, les romantiques allemands en général, et plus particulièrement Schleiermacher qui développe sur la base de ce concept une éthique très différente de la morale kantienne[61]. L’individu est ici non le semblable en chaque homme, mais son exact contraire : l’essence singulière d’une entité unique et incomparable, « appelée à jouer un rôle qu’elle seule est capable de remplir[62] ». Simmel cite deux énoncés dont la comparaison cristallise l’opposition entre l’individualisme du semblable et celui de la distinction. Ils sont assez parlants pour que leur reproduction nous évite de plus longs commentaires. Le premier est de Fichte : « Un être raisonnable ne peut être qu’un individu, non pas tel ou tel individu déterminé », le second de Frédéric Schlegel : « C’est précisément l’individualité qui est ce qu’il y a d’originel et d’éternel en l’homme ; la personnalité a moins d’importance. Chercher à former et développer cette individualité consisterait un égoïsme divin[63]. »

Un point mérite plus d’attention. Les références de l’individualisme de la distinction nesont pas seulement exclusivement allemandes, elles sont aussi uniquementlittéraires et philosophiques. Il n’est rien dit en revanche des conditionssociales et politiques qui pourraient avoir nourri ce type d’individualisme. Lesauteurs concernés, il est vrai, se sont peu intéressés aux questions sociales,comme Simmel le souligne à propos de Goethe et de Nietzsche[64]. On peut s’étonner donc de l’intérêt qu’il leurporte, dans le cadre de ce qui se veut un « exemple de sociologie historique ».Quelle est la pertinence sociologique de cet individualisme esthétique etphilosophique ? Cette pertinence existe bel et bien, et elle est paradoxale.L’individualisme esthétique permet de prendre distance à l’égard du problèmefondamental de la sociologie. Un Goethe ou un Nietzsche, précisément parcequ’ils se désintéressent des questions qui sont censées intéresser lessociologues, font percevoir à ceux-ci ce que le concept de « société » a desuspect (et là réside le paradoxe, si l’on accorde qu’il s’agit du conceptfondamental de la sociologie). Goethe et Nietzsche ne s’intéressent pas auxproblèmes sociaux parce que ce qui est en jeu pour l’un et l’autre dansl’individualité des êtres, ce sont les types plus ou moins accomplis del’humanité (Menschheit) qu’ils portentà l’existence. Ce déplacement de la société à l’humanité inspire à Simmel, dansson Schopenhauer und Nietzsche, unepage étonnante dans laquelle il compare la fonction que remplit à son époque leconcept de société à celle que remplissait le concept de « nature » au xviiie siècle, ouencore, dans des temps plus anciens, la notion de Dieu[65]. Il s’agit là, selon ses propres termes, de conceptsfourre-tout (Sammelbecken), aussivagues qu’indéterminés, dont chaque époque paraît avoir besoin pour y rassemblerl’ensemble de ses intérêts et de ses interrogations. L’usage en estnécessairement dogmatique, en ce sens que toute critique à leur propos passepour hérétique. À la fin du xixe siècle, constate Simmel, « le point devue social — sociohistorique, sociopsychologique, socioéthique —, qui n’estqu’un point de vue possible parmi beaucoup d’autres et qui rend effectivementvisible l’une des grandes énergies formatrices de l’humanité, est devenu […]le point de vue purement etsimplement[66] », celui auquel il conviendraitde ramener tout questionnement relatif à l’être-humain de l’homme. Nietzsche estintempestif (Simmel n’utilise pas ce terme ici, mais il paraît s’imposer) parcequ’il « brise l’identification moderne de la société et de l’humanité, parcequ’il a reconu dans la vie de l’humanité, en tant que telle, des valeurs quisont, fondamentalement et quant à leur signification, indépendantes de laconfiguration sociale de l’humanité, bien qu’elles ne se réalisent naturellementque dans une existence configurée socialement[67]».

Le texte que nous venons de citer peut être lu comme une critique ravageuse de la sociologie. Il est cependant conforme avec d’autres textes dans lesquels Simmel s’emploie à définir l’objet propre de cette discipline, où il souligne que la manière dont celle-ci découpe son objet n’est qu’une perspective sur la vie humaine, à côté d’autres également possibles, et tout aussi légitimes[68]. Simmel n’a jamais prétendu à une quelconque hégémonie du point de vue sociologique. Suffit-il cependant de distinguer dans son oeuvre une part sociologique et une autre qui relèverait de la philosophie de la culture pour comprendre l’intérêt qu’il a manifesté pour l’individualisme « qualitatif » ? Celui-ci se réduit-il aux expressions esthétiques et philosophiques au travers desquelles Simmel le présente le plus souvent ? La frontière est en vérité difficile à tracer dans son oeuvre entre philosophie de la culture et sociologie, sauf à réduire la seconde au projet très formel de la « sociologie pure ». S’agissant de l’individualisme « qualitatif », Simmel le conçoit bien comme une force structurante des processus de socialisation modernes en général, et non pas comme un phénomène qui ne concernerait que le monde des écrivains et des philosophes. Identifié à un individualisme de la distinction, il est présenté comme l’effet ou le corrélat de la division du travail, tandis que l’individualisme quantitatif est mis en relation avec la concurrence. Ainsi dans la dernière page de l’article sur « L’Individu et la société… », où Simmel juxtapose une interprétation matérialiste et une interprétation idéaliste de l’opposition entre les deux formes d’individualisme, ce qui est une manière de refuser l’unilatéralité de l’une et de l’autre : le principe de la concurrence et celui de la division du travail apparaissent « comme les projections économiques des aspects philosophiques de l’individu social, ou inversement la philosophie comme la sublimation des formes réelles de production économique[69] ». L’essai sur « les grandes villes et la vie de l’esprit », qui condense en une dizaine de pages quelques thèses fondamentales de la Philosophie de l’argent, conforte la lecture « matérialiste ». La distinction entre les deux formes d’individualisme est esquissée dans ses dernières pages, où Goethe, les romantiques et Nietzsche sont nommés, mais où il est aussi fait état de la division du travail. Quoique Simmel ne précise pas le rapport entre les sources littéraires de l’individualisme qualitatif et ses causes économiques, l’ensemble de ses analyses suggère que le terme médian entre les unes et les autres est cette « réserve » intérieure dont la généralisation de l’économie monétaire permet le développement. C’est parce que les conditions d’existence dans les grandes villes radicalisent les effets sociaux de l’économie monétaire qu’elles sont le lieu privilégié où se donne à percevoir le conflit entre l’individualisme quantitatif et l’individualisme qualitatif, qui sont deux aspects, à la fois complémentaires et contradictoires, de la vie moderne. Mais ce sont les idéalisations des philosophes et des écrivains qui fournissent à Simmel le concept de la différence entre les deux individualismes, au risque probable de surestimer l’indépendance et l’importance que possède pour l’individu ordinaire cette sphère privée dans laquelle la liberté personnelle est censée s’épanouir.

Que nous apprend Goethe ?

Si la distinction entre les deux formes d’individualisme éclaire ce que Simmel entend par « liberté personnelle », elle ne facilite pas la comparaison avec Max Weber, chez qui l’on ne trouve rien qui y corresponde, de près ou de loin. Weber, on l’a dit, n’a traité de l’individualisme expressis verbis que de façon allusive, et avant tout (si on laisse de côté ses origines religieuses) du point de vue de ses expressions juridiques et politiques, un domaine que Simmel de son côté a très peu abordé. On peut penser toutefois que la fascination de Simmel pour les dimensions subjectives de la vie humaine qu’il rattache à la « liberté personnelle » n’était pas étrangères aux réticences de Weber envers son style de sociologie. Il est symptomatique que celui-ci n’utilise le terme « personnalité » qu’avec des guillemets, marquant par là sa distance avec l’ensemble des représentations plus ou moins confuses que ce terme véhiculait à son époque. C’est le cas déjà dans ses essais sur Roscher et Knies où il stigmatisait « cette tournure romantico-naturaliste de l’idée de la “personnalité” » qui trouverait ses sources dans « le “soubassement” végétatif obscur et indifférencié de la vie personnelle[70] ». Simmel ne partageait sans doute pas cette conception irrationnelle du fondement de la personnalité individuelle. Mais il pouvait se sentir plus directement visé quand Weber tournait en dérision la thèse de l’« unité de la personnalité » et la recherche compulsive de l’originalité. « Il n’est pas vrai », écrivait celui-ci à l’occasion du débat sur les valeurs, « que la “personnalité” soit et doive être une “unité” au sens où elle courrait nécessairement à sa perte si l’on ne la percevait en toute occasion. […] Et il n’est pas vrai qu’une “personnalité” forte s’atteste au fait qu’en toute occasion […] elle ne se soucie avant tout que de sa note personnelle propre[71]. » À ce passage font écho quelques pages de la conférence sur « La profession et la vocation de savant » dans lesquelles Weber discute des conditions de l’inventivité scientifique[72]. Tout en reconnaissant que cette inventivité est pour partie une question de dons, inégalement distribués, il insiste sur la nécessité du travail et ironise sur ce qu’il dit être les idoles de la jeunesse de son temps, à savoir la « personnalité » et l’« expérience vécue ». Ici encore il stigmatise le ridicule de la quête de l’originalité, où il ne voit que l’envers d’un refus de la spécialisation professionnelle, une spécialisation dont lui-même considère qu’elle est une obligation qui s’impose à chacun dans les conditions de la modernité, au savant comme à l’artiste ou à l’homme politique aussi bien qu’à tout autre.

On trouve dans ce passage une référence à Goethe qui, bien qu’allusive, pourrait être un point d’entrée intéressant pour préciser plus avant la nature du « différend » implicite qui sépare Weber de Simmel. Dans les textes que nous avons cités, Goethe illustre pour Simmel l’idéal de l’individualité unique, celui d’un développement accompli de la personnalité propre dans le retrait hors des contraintes sociales. Or il est remarquable que, lorsque Weber évoque le nom de Goethe, c’est au contraire pour confirmer le caractère inéluctable de la spécialisation professionnelle. « Même une personnalité du rang de Goethe », note-t-il dans la conférence sur le savant, « a dû payer le fait d’avoir pris la liberté de vouloir faire de sa “vie” une oeuvre d’art[73]. » Dans les dernières pages de l’Éthique protestante déjà, il constatait chez le vieux Goethe, celui des Wanderjahre et du second Faust, un « motif ascétique fondamental du style de vie bourgeois ». Ce que Goethe, « au sommet de sa sagesse, a voulu nous enseigner » est la nécessité, pour qui veut réaliser une action qui ait une valeur dans les conditions du monde moderne, de renoncer à l’idéal d’une « humanité belle et accomplie », un idéal que l’on rencontre dans l’Antiquité à l’époque de l’apogée d’Athènes et qui inspirait la conception romantique de la Bildung, que le jeune Goethe avait partagée[74]. « Renoncement », tel est le mot d’ordre des Wanderjahre, dont le sous-titre est, précisément, « les renonçants ». Et le premier des renoncements consiste à accepter de remplir avec zèle une activité bornée, celle qui est échue à chacun du fait de la division du travail. Une note à cette page de l’Éthique protestante renvoie à un ouvrage de Bielschowsky[75]. À feuilleter cet ouvrage, on comprend sans peine quelle résonance il a pu éveiller dans l’esprit de Weber. « L’homme qui travaille, écrivait cet auteur, commentant Goethe, est l’homme qui agit conformément à une fin. Ce n’est que par une activité de ce genre que nous acquérons une place dans la vie : c’est pourquoi Goethe pouvait attribuer un sens élevé au renoncement, indispensable pour accéder à la vie authentique. […] L’époque qui s’annonçait exigeait avant tout un type de renoncement : celui qui consiste à se limiter. Plus la division du travail progresse et plus il est nécessaire de se spécialiser pour produire quelque chose d’utile.[76] » Goethe avait cherché chez l’artisan le modèle de cette éthique adaptée aux temps modernes, Weber l’a trouvé chez l’entrepreneur puritain.

Dans les guillemets dont Weber affuble systématiquement le mot « personnalité » s’indique donc entre autres choses le peu d’estime qu’il avait pour ceux qui prétendent échapper à cette limitation[77]. La seule éthique qu’il jugeait conforme aux exigences du monde moderne était de se consacrer avec toute son énergie à une tâche, c’est-à-dire une profession, que le savant a cependant le privilège de pouvoir interpréter comme une vocation. Il faut espérer, écrivait-il encore dans son intervention dans le débat sur les valeurs, que la génération montante comprenne qu’ « être une “personnalité” n’est pas quelque chose que l’on peut viser intentionnellement et qu’il n’y a qu’un seul moyen de (peut-être) y parvenir : se dévouer sans réserve à une “cause”[78] ». Il conviendrait, pour poursuivre dans cette voie la critique wébérienne (implicite) de Simmel, de comparer également l’usage que l’un et l’autre font de Nietzsche. Wilhelm Hennis a fort justement souligné l’origine nietzschéenne d’un aspect central de la problématique de Weber : la question du « type d’homme » particulier dont les différentes configurations sociales favorisent la dominance[79]. Simmel s’était aussi arrêté à cette dimension de la philosophie nietzschéenne, en particulier dans le dernier chapitre de son Schopenhauer und Nietzsche (ouvrage dont on sait que Weber l’avait lu et annoté). Ce point de recoupement de leurs lectures n’empêche certainement pas quelques différences. La « morale de la distinction » (die Moral der Vornehmheit) que Simmel trouvait chez Nietzsche était à ses yeux une des expressions philosophiques les plus remarquables de l’individualisme qualitatif. Elle avait un caractère éthique pour autant que l’individu, en travaillant à sa propre perfection, vise à produire une forme supérieure de l’humain. Mais il allait de soi pour Nietzsche, selon Simmel, que ce type de morale n’est pas compatible avec l’idée d’une « cause » que l’on servirait[80]. Peut-être Weber se souvenait-il de cette remarque quand, dans la foulée de sa critique des « idoles » de la « personnalité » et de l’« expérience vécue », il répétait, à l’adresse de ces jeunes gens qui se pressaient pour l’entendre à Munich en 1917, ce qu’il avait dit quelques années plus tôt dans un autre contexte : « dans le domaine scientifique, seul celui qui est exclusivement au service de sa cause a de la “personnalité”[81]. »

Conclusion : liberté personnelle et domination

Que l’« individualisme » soit un trait distinctif des sociétés modernes était déjà un lieucommun à la fin du xixe siècle, et ce lieu « commun » n’acessé jusqu’à aujourd’hui d’être revisité. Ce par quoi les analyses de Simmel sedistinguent des nombreuses publications (d’intérêt très inégal selon les cas)que le thème a inspirées depuis son époque est leur extraordinaire complexité.Simmel ne défend pas à proprement parler une thèse sur l’individualisme, que lecommentateur pourrait résumer en quelques lignes. Il en décrit plutôt desmanifestations diverses, qu’il éclaire par contraste avec les conditionsd’antan, il suggère quelques causalités d’ordre institutionnel (les effets del’économie monétaire, au premier chef), mais il l’appréhende avant tout au plusprès du vécu des individus, de toutes les catégories d’individus, depuis ledomestique découvrant la possibilité d’un développement « personnel » dans letemps libre que lui ménage son contrat de travail, jusqu’à l’artiste ou auphilosophe en quête d’une singularité exemplaire dont la valeur est d’autantplus grande pour l’humanité en général qu’elle est sans portée pour desquestions qui touchent à l’organisation sociale. Cette complexité, qui ne va passans quelques contradictions, peut irriter le lecteur. Par réaction, ilconsidérera peut-être comme une marque de sagesse, de la part de Weber, d’avoirrenoncé à faire de l’« individualisme », ce terme qui « recouvre les choses lesplus hétérogènes que l’on puisse imaginer[82] »,une catégorie de la sociologie. Sagesse, peut-être, mais une sociologie quiambitionne de dire ce qui fait la spécificité des sociétés modernes peut-elle sepasser totalement de ce concept ?

Weber n’a pu éviter de le mentionner à l’occasion, avec des guillemets sans doute, mais qui n’avaient probablement pas la même charge critique que ceux dont il affublait le terme « personnalité ». Car il lui importait, après tout, de sauver « les derniers restes d’une liberté de mouvement “individualiste”, quel que soit le sens que l’on donne à cette expression[83] ». Lui-même mettait bien un sens déterminé sous cette expression, et ce sens était juridico-politique. Il concédait certes à son collègue et ami le juriste Georg Jellinek que la liberté de conscience, dont l’enjeu a été tout d’abord religieux, a peut-être été la revendication première à l’origine de cette compréhension nouvelle des droits[84]. Il accordait cependant plus d’attention à ceux qui sont venus s’y agréger, sous la dénomination « droits de l’homme », « droits civils » ou « droits fondamentaux », et avant tout à ces droits sur lesquels repose l’organisation économique des sociétés modernes : le droit de propriété individuelle, la liberté contractuelle et le libre choix de la profession[85]. La revendication de ces droits a contribué selon lui de manière décisive à la destruction des structures hiérarchiques du monde féodal. C’est dans sa Sociologie du droit que l’on trouve les éléments d’analyse les plus élaborés à ce propos[86]. L’un des effets de l’abolition des rapports de dépendance personnelle a été, d’après ces analyses, de bouleverser radicalement la compréhension du fondement des droits dont dispose l’individu. Le « sujet » wébérien, s’il en est un, est un sujet juridique : ce sujet dont les prétentions de droit se réclament de l’égalité de la loi, et non de statuts qui fixent des différences et des inégalités[87]. Si ce sujet est « individualisé », c’est par la grâce du pouvoir étatique qui le délivre de toutes les formes d’appartenance communautaire. Or c’est précisément ce type de droits qui a permis l’expansion du capitalisme, en même temps qu’il ouvrait la voie à la bureaucratisation. Cette interprétation, purement institutionnelle, de la transformation des relations sociales résultant de l’éradication des rapports de dépendance personnelle ne permettait pas de s’illusionner sur les virtualités de la « liberté personnelle » de l’individu moderne. Le capitalisme avait trouvé dans ce droit constitué en un « cosmos de normes abstraites », valables pour tous de manière indifférenciée, des conditions particulièrement favorables à son expansion. Mais, comme Weber le notait en 1906 dans un article consacré à la Russie, « il est parfaitement ridicule d’attribuer à l’actuel capitalisme à son apogée, tel qu’il existe en Amérique et tel qu’il est actuellement importé en Russie — phénomène “inéluctable” de notre évolution économique —, une affinité élective avec la “démocratie” ou même avec la “liberté” (en quelque sens du terme que ce soit), alors que la seule question qui se pose est de savoir comment, sous sa domination, toutes ces choses seront, à la longue, “possibles” [88] ».

Quiconque attend de la sociologie qu’elle fournisse, à propos de l’individualisme, une phénoménologie du vécu, trouvera naturellement plus de matière à penser dans les écrits de Simmel que dans ceux de Weber. Une telle sociologie court cependant le risque de sous-estimer le poids des contraintes structurelles. Le point de vue institutionnel de Weber apporte ici un correctif nécessaire, comme il apparaît si l’on compare la manière dont l’un et l’autre auteurs traitent de la domination. Simmel a pu rêver que l’organisation hiérarchique du travail, indispensable selon lui pour des raisons techniques, perde le caractère affectif négatif propre à la domination, de telle sorte que la subordination soit vécue par ceux qui y sont soumis comme une simple nécessité pratique, nullement contradictoire avec leur liberté[89]. Weber, de son côté, reconnaissait que la disparition des rapports de dépendance personnelle avait permis l’émergence de la loi égale et le développement des associations libres à l’endroit desquelles il partageait, on l’a dit, le jugement positif de Simmel. Mais, beaucoup plus fortement que Simmel ne l’a jamais fait, il soulignait que la liberté juridique profite avant tout aux classes possédantes et que, loin de laisser espérer des formes nouvelles, strictement fonctionnelles, des relations de subordination exigées par l’organisation du travail, elle peut au contraire favoriser un accroissement inédit de leur caractère autoritaire. La contrainte purement objective du marché s’impose certes à tous, aux entrepreneurs comme aux ouvriers, aux consommateurs comme aux producteurs, mais elle n’a pas pour tous les mêmes conséquences. Pour ceux qui n’ont de moyen de vivre que leur travail, le marché du travail ne fait que donner l’apparence d’une neutralité objective à des rapports de subordination personnels et autoritaires qui non seulement subsistent, mais s’aggravent[90].

On a mentionné au début de cet article l’ébauche de critique que Weber a rédigée à propos de la sociologie de Simmel[91]. Ce texte est certes trop court pour pouvoir étayer, à lui seul, une lecture wébérienne de Simmel. Les croisements thématiques que nous avons proposés au long de cet article permettent cependant d’en éclairer les intentions. Dans ces quelques pages, Weber disait ne pas vouloir s’attarder sur les déclarations explicites de Simmel concernant l’essence et la méthode de la sociologie, mais saisir plutôt la sociologie simmelienne à travers le traitement de quelques problèmes particuliers. C’est ce qui a été tenté également ici, et, bien que l’on ait choisi de privilégier un thème, l’individualisme, dont Weber ne dit mot dans le texte en question, nos conclusions rejoignent ce qui aurait probablement été un aspect de sa critique. Weber amorçait en effet une réflexion (qui tourne court) sur l’équivoque de la notion d’« interaction » (Wechselwirkung), une équivoque qu’il s’apprêtait apparemment à mettre en évidence sur l’exemple de la domination, plus précisément des rapports entre des dominants et des dominés qui n’entretiennent pas de relations directes et peuvent même n’avoir aucune connaissance de leurs conditions d’existence respectives. On peut imaginer en gros la suite de cette analyse. La manière dont Simmel se déplace continuellement, par le biais du « jeu » analogique, entre des objets hétérogènes et des échelles d’analyse des plus variées, prête à ses écrits un caractère radicalement original, et c’est aussi certainement ce qui en fait le charme[92]. Mais ce jeu l’amène aussi à diluer les contours et par là même la spécificité des domaines d’action, de l’économie et de la politique notamment (les objets de prédilection de la sociologie wébérienne), que Simmel appréhende à travers les vécus auxquels ils donnent lieu plutôt que sous l’angle de ce que Weber nommait leur logique immanente (Eigengesetzlichkeit), soit, en termes plus modernes bien qu’approximatifs, de leurs structures objectives. Le phénomène de la domination s’avère ainsi particulièrement approprié pour montrer les limites d’une sociologie dont le centre de gravité est une phénoménologie du vécu. Et il va de soi que la liberté individuelle des modernes doit faire l’objet d’appréciations très différentes selon que l’on réduit la domination aux sentiments subjectifs de supériorité et d’infériorité, ou que l’on en situe au contraire la réalité dans les pouvoirs effectifs de contrainte que certains individus ou groupes d’individus possèdent sur d’autres du fait des configurations objectives des rapports sociaux.