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Tout lecteur de Walter Benjamin connaît l’influence qu’exercèrent sur lui les écrits de Georg Simmel. D’Origine du drame baroque allemand (1985 [1928]), où Benjamin reprend le concept goethéen de phénomène originaire tel que Simmel l’explique dans son Goethe (2003 [1913]), à « Sur quelques thèmes baudelairiens » (2000b [1939]), où ce sont les analyses de Simmel sur l’expérience de la foule qui retiennent l’attention de Benjamin, en passant par le chapitre sur la « Mode » de Paris, Capitale du xixe siècle (2006 [1982]), dans lequel les citations de l’essai de Simmel abondent : la référence à Simmel parcourt l’oeuvre de Benjamin.

Pourtant, les ouvrages universitaires sur cette filiation intellectuelle sont peu nombreux[1]. Le livre de Marian Mičko, Walter Benjamin und Georg Simmel, cherche à combler ce manque, en commençant par l’expliquer. Si la parenté entre les analyses de Simmel et de Benjamin a peu été mise en lumière, c’est que Simmel a fait figure de « souffre-douleur[2] » de nombreux penseurs du xxe siècle — et pas seulement des universitaires antisémites qui freinèrent sa carrière académique. Dans le cercle auquel appartenait Benjamin, celui des philosophes marxistes rattachés à ce qui allait devenir l’École de Francfort, Simmel était certes beaucoup lu, mais il ne pouvait être question de faire du « philosophe bourgeois » une référence officielle. Les critiques les plus virulentes que Benjamin eut à entendre sur Simmel vinrent d’Adorno, dans le cadre d’un débat épistolaire autour de l’essai de Benjamin « Sur quelques thèmes baudelairiens », qui devait être publié dans le journal de l’Institut für Sozialforschung. Dans son essai, Benjamin citait Simmel, au grand déplaisir d’Adorno, qui lui demanda de supprimer la citation. Benjamin insista pour la conserver, malgré les reproches d’Adorno. Cette anecdote témoigne de la place à part qu’occupe Benjamin parmi ceux qui puisèrent dans les écrits de Simmel : il est l’un des rares penseurs de sa génération à avoir cité ses sources — à ne pas avoir cherché à masquer l’importance de cette référence dans le développement de ses propres analyses.

Et en effet, les textes de Simmel accompagnent l’itinéraire intellectuel de Benjamin depuis le début — il suivit même un séminaire de Simmel au cours de ses études à Berlin. Si Benjamin porte un regard très critique sur Le problème du temps historique (2003 [1916]), il exprime clairement son admiration pour La Philosophie de l’argent (1987 [1900]) et pour Goethe (2003 [1913]). En s’appuyant sur ces témoignages de l’intérêt de Benjamin pour Simmel, Marian Mičko met au jour la parenté de leurs réflexions — parenté que l’on retrouve à la fois dans leur méthode, dans leurs objets d’études et dans leurs constats.

De cet ouvrage foisonnant, il faudra retenir surtout les deux chapitres centraux intitulés « Le concept phénoménologique de culture dans les écrits plus tardifs de Benjamin » (III) et « La phénoménologie de la modernité » (IV). J’en propose ici une synthèse, tout en en modifiant sensiblement la structure pour plus de lisibilité.

1. L’essayisme comme méthode

Dans une lettre adressée à Benjamin le 10 novembre 1938, Adorno commente l’essai que Benjamin lui a envoyé environ un mois plus tôt, « Sur quelques thèmes baudelairiens » : le philosophe émigré aux États-Unis reproche à son ami de tendre à faire une « exposition étonnée de la pure facticité » (Adorno et Benjamin, 2006 : 324). Il écrit : « Très liée à de telles diversions matérialistes, […] il y a la référence aux modes concrets de comportement, ici celui du flâneur ou, plus loin, le passage sur le rapport dans la ville, entre voir et entendre, qui appelle, pas tout à fait par hasard, une citation de Simmel. Toutes choses qui ne me rassurent guère » (Adorno et Benjamin, 2006 : 323). Le rapprochement opéré par Adorno entre Benjamin et Simmel tient d’abord à l’« “évitement” théorique » (Adorno et Benjamin, 2006 : 322) qui caractérise, selon lui, leur méthode. Fasciné par le « concret », Benjamin renoncerait à « la médiation par le procès global » (Adorno et Benjamin, 2006 : 323). Pour Adorno, les travaux de Simmel montrent à quel point un tel parti pris est dangereux. En se contentant de décrire les phénomènes de la modernité, Simmel brosserait un portait « étonné » de la société capitaliste, sans jamais toutefois porter un regard explicitement critique sur les mécanismes d’exploitation qui en sont constitutifs.

Marian Mičko souligne qu’Adorno est loin d’être le seul philosophe marxiste à condamner la méthode simmelienne : dans Histoire et conscience de classe (1960 [1923]), Lukács fait de l’« impressionnisme » de Simmel un exemple de la démarche propre à la « pensée bourgeoise » qui « accepte […] le fondement ontologique dont naissent ces antinomies [sujet-objet, liberté-nécessité, individu-société, forme-contenu] comme allant de soi, comme une facticité qu’il faut prendre telle quelle : elle a un comportement immédiat à son égard » (Lukács, 1960 [1923] : 197). Englué dans l’empirique, ce « presque-penseur » (Vielleichtdenker, une expression de Ernst Bloch) ne prend pas la distance critique qui lui aurait permis de percevoir la nécessité d’une prise de position révolutionnaire. Pire, aux yeux des philosophes marxistes que Benjamin fréquente et lit, Simmel produit un discours affirmatif qui légitime ce qu’il décrit.

C’est donc avec inquiétude qu’Adorno voit son ami privilégier la forme de l’essai structuré autour de l’observation de phénomènes et d’objets, où la théorie — le « procès global » — n’est pas première. Pourtant, comme l’indique Marian Mičko, le refus de l’esprit de système est une caractéristique essentielle de la pensée de Benjamin. Dans la « Préface épistémo-critique » d’Origine du drame baroque allemand, Benjamin précise : « Tant que [le concept de système] détermine la philosophie, elle court le risque de se contenter d’un syncrétisme qui cherche à capturer la vérité dans une toile d’araignée tendue entre les connaissances, comme si elle venait s’y faire prendre de l’extérieur » (Benjamin, 1985 [1928] : 24). Marian Mičko interprète ce refus comme un retour aux sources — en l’occurrence, à l’étymologie du mot « théorie », le theoréin grec : la contemplation. La théorie se déploie à partir de la contemplation de l’empirie — qui devient le point de départ du travail du philosophe. Dans cette perspective, les écrits de Goethe sur les « phénomènes originaires » ont eu une importance toute particulière pour Benjamin — et c’est à Simmel qu’il doit d’avoir compris les enjeux de ce concept, comme en témoigne un fragment écrit durant la rédaction d’Origine du drame baroque allemand, où il loue l’« excellente explication du phénomène originaire » que fait Simmel dans son Goethe (Benjamin, 1990 : 953, ma traduction).

Pour Benjamin, qui se propose de dépasser l’opposition entre l’idée abstraite et l’intuition sensible, le sens est à trouver au coeur même de la sensibilité et ne saurait être imposé aux objets de l’extérieur, par un sujet pensant et parlant. C’est l’idée qu’il développe dans son essai « Sur le langage en général et sur le langage humain » et qu’il exprime dans le concept de « connaissabilité » (Erkennbarkeit) des choses : le sens émane d’elles, et il s’agit pour l’homme de s’en saisir dans le langage. Mičko met en lumière la parenté entre la méthode benjaminienne et l’intérêt que porte Simmel à la « sphère qui entoure chaque objet, grâce à laquelle il dépasse son contenu exprimable par un concept » (Simmel, 2000 [1917/18] : 341, ma traduction), qu’il s’agira d’intégrer au domaine de la connaissance.

Benjamin comme Simmel se plongent ainsi dans l’empirie en « physiognomonistes » de la modernité. Ils se mettent en quête des objets sensibles dans lesquels se sont cristallisées des expériences collectives. Ils ne sont pas fascinés tant par la « culture savante », qui est pour Benjamin en premier lieu un inventaire de biens culturels que la bourgeoisie s’est approprié, que par les objets du quotidien qui donnent à lire le vécu, les craintes et les rêves d’une société. Ces objets, qui constituent, selon l’expression de l’anthropologue Daniel Miller, une « culture matérielle » (Miller, 1987), ont longtemps été ignorés par les sciences sociales, l’histoire et la philosophie. Comme le souligne Mičko, Benjamin, à la suite de Simmel, s’est intéressé à cette « culture matérielle », parce qu’elle jouait à ses yeux un rôle essentiel dans la constitution d’une pratique sociale du quotidien. À cet égard, tous deux peuvent être considérés comme des précurseurs des material culture studies et des consumer culture studies.

Ce n’est pas tant les processus de production de cette « culture matérielle » qui intéresse Simmel et Benjamin que les « images » qu’elle produit et qui vont façonner la manière dont les consommateurs se perçoivent eux-mêmes et dont ils perçoivent leur société. Les désirs et les peurs que font naître ces « images » chez les consommateurs influeront à leur tour sur la production de marchandises. Ces « images », qui à la fois s’incarnent dans les marchandises et sont engendrées par celles-ci — ainsi que les comportements qu’elles induisent —, sont au coeur de la « phénoménologie de la modernité[3] » de Simmel et de Benjamin.

2. La « phénoménologie de la modernité »

Ce qui caractérise la société moderne aux yeux de Simmel et de Benjamin, c’est bien la production accrue et accélérée de marchandises. Là aussi, les approches des deux penseurs allemands sont apparentées. Dans sa Philosophie de l’argent, Simmel, à la suite de Marx, constate que l’industrialisation aliène les producteurs des objets qu’ils produisent. Le lien psychologique qui rattachait l’artisan au fruit de son travail disparaît et laisse place à un sentiment d’étrangeté. Les marchandises acquièrent leur valeur grâce aux autres marchandises, au cours d’un processus que le travailleur ne maîtrise plus. L’argent — le « plus petit dénominateur commun » écrit Simmel — détermine la valeur d’échange des marchandises.

Ces analyses, Benjamin les a lues chez Marx, mais aussi chez Simmel et les met à profit dans ses propres écrits, notamment dans Paris, Capitale du xixe siècle (2006 [1982]). Ce qui retient le plus l’attention de Benjamin dans les textes de Simmel, ce sont ses réflexions sur la façon dont ces changements sont perçus. Benjamin comme Simmel constatent qu’une modification générale de l’appareil perceptif de l’homme résulte de la modification de son environnement dans le cadre de l’industrialisation. Ce qui les frappe, c’est d’abord l’accélération du rythme de la vie quotidienne dans la métropole, qu’ils mettent tous deux en rapport avec l’inflation et la production toujours croissante de marchandises. L’habitant de la métropole tout comme l’ouvrier travaillant à la chaîne subissent une multitude de « chocs » — un terme que Benjamin emprunte à Simmel. Ces « chocs » peuvent, selon Simmel, « anesthésier » les sens de ceux qui y sont trop souvent exposés : c’est le cas du « blasé », dont les sens ont été émoussés par une surexposition à des stimuli agressifs et qui cherche à vivre des « expériences du choc » toujours plus intenses. Mičko ne manque pas de souligner que les analyses de Benjamin sur le thème du choc portent avant tout sur l’effet de ceux-ci sur la mémoire. Dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », Benjamin explique, en s’appuyant sur « Au-delà du principe de plaisir » de Freud et sur Proust, que ces chocs mobilisent la mémoire volontaire au détriment de la mémoire involontaire, au point que la mémoire ne puisse plus fonctionner que sur le court terme et dans un but précis. Dès lors, la possibilité de faire des expériences (Erfahrungen[4]) est radicalement remise en question, puisque celle-ci repose, selon Benjamin, sur la capacité à constituer rétrospectivement une série d’événements en un ensemble cohérent. La fragmentation du temps et de l’espace dans la société industrielle empêche que la vie se fasse récit : il devient de plus en plus difficile pour l’homme moderne de s’approprier le monde extérieur, puisqu’il s’agit pour lui bien plus de développer des réflexes que de réfléchir.

Cet émoussement des sens mène à un nivellement du goût : les marchandises répondent au goût de l’acheteur « moyen » — goût qui à son tour sera nivelé par l’offre. Simmel déplore la disparition progressive du sentiment de familiarité qui déterminait les relations entre les hommes, mais aussi la façon dont étaient perçus les objets. La forme traditionnelle de l’acquisition, qui supposait que l’objet soit sélectionné et désiré avant d’être possédé, permettait à l’acheteur, selon Simmel, de construire plus fermement sa subjectivité. Le fait que de grandes quantités de marchandises de qualité inférieure soient accessibles à un nombre de consommateurs toujours croissant met en place une dynamique réciproque de pulsion mimétique et de volonté de se distinguer : les couches supérieures de la société tentent de se distinguer des couches inférieures par l’acquisition de nouvelles marchandises. Les couches inférieures cherchent à leur tour à se procurer ces marchandises — ou des copies moins onéreuses. Cette dynamique, Simmel la voit à l’oeuvre dans la mode, à laquelle il consacre un essai que Benjamin lira avec grand intérêt et dont il retiendra surtout la dialectique entre la nouveauté et l’éternel retour du même — qui deviendra pour lui une caractéristique essentielle de la modernité.

La société industrialisée produit en effet selon Benjamin des « fantasmagories », de séduisantes images qui ont pour fonction de transfigurer le mode de production capitaliste : elles sont autant de « promesses de bonheur » commercialisables, de rêves préfabriqués qui modèlent les goûts et les styles de vie des consommateurs. Ces « fantasmagories » sont doubles : en elles, l’utopie s’allie à la tendance régressive pour mieux sauvegarder l’ordre social, en rendant supportables les mécanismes d’exploitation.

C’est là l’une des différences fondamentales entre l’analyse de Simmel et celle de Benjamin : tandis que Simmel interprète la transformation du mode de perception comme l’expression d’une nouvelle façon d’aborder la vie (certes propre à une société où l’argent structure les relations humaines), Benjamin y voit une stratégie hégémonique mise en oeuvre par la classe dominante. Pour Simmel, la réification, comprise comme la capacité à se distancier du monde, constitue un moment essentiel dans le processus de civilisation. La création de valeur dépend de cette prise de distance, grâce à laquelle émergent des systèmes de signes. Simmel considère l’esthétisation et la stylisation de la vie comme des caractéristiques de la culture — comme l’expression de cette volonté d’appartenir à un groupe tout en se distinguant des autres. Malgré les aspects critiques de ses analyses, notamment sur le nivellement du goût, Simmel ne partage pas la prise de position politique de Benjamin, qui voit dans cette esthétisation de la société marchande une transfiguration idéologique destinée à asseoir le pouvoir d’une classe.

3. « Unité subjective » et « barbarie positive » : là où les chemins se séparent

Les différences entre les positions de Simmel et de Benjamin ne sont pas négligeables : le premier reste attaché à des valeurs que le second qualifie de « bourgeoises » — et qu’il cherche, comme telles, à dépasser. Cet aspect essentiel reste peu présent dans le livre de Marian Mičko, dont le travail bien documenté s’efforce avant tout de mettre en lumière la dette intellectuelle de Benjamin à l’égard de Simmel. Si, en effet, Marian Mičko parvient à souligner avec pertinence la proximité des deux auteurs, il se soucie peu d’exploiter les points où leurs interprétations divergent. Une comparaison plus complète — qui ne se serait pas contentée de citer quelques différences, mais qui aurait aussi su confronter plus en profondeur les deux pensées — aurait probablement permis d’éviter l’impression de répétition qui s’impose parfois au lecteur de Walter Benjamin und Georg Simmel.

Ces divergences apparaissent distinctement dans le traitement que Simmel et Benjamin font de motifs communs : à la suite de Simmel, Benjamin s’intéresse en effet aux types du flâneur et du collectionneur. Le flâneur comme le collectionneur sont tous deux valorisés par Simmel : le flâneur est un observateur distancié et perspicace de la vie urbaine, tandis que le collectionneur crée des constellations d’objets selon le principe de la similitude, et les inscrit ainsi dans un tout cohérent. La collection repose de plus sur un rapport intime aux objets, qui ne sont plus interchangeables : elle participe en cela de la constitution d’un goût personnel. Ce n’est pas un hasard si Simmel était un collectionneur passionné, tout comme Benjamin d’ailleurs, comme n’aura de cesse de le rappeler Marian Mičko. Cependant, Benjamin ne voit pas dans ces types une alternative authentique aux comportements induits par la société de consommation. Son analyse de ces motifs est beaucoup plus ambivalente : il suffit de lire l’exposé introductif du Livre des Passages, « Paris, capitale du xixe siècle », pour s’en persuader. Le flâneur, chez Benjamin, sublime la foule, qu’il ne perçoit pas comme un phénomène social. Il se promène dans la métropole comme dans un jardin botanique : elle devient le lieu d’un travail classificatoire et d’une expérience esthétique. Son regard est toujours à l’affût, mais jamais critique, si bien qu’il se laisse aisément prendre au jeu des « fantasmagories ». Le collectionneur, de son côté, se retire dans la sphère privée et compense la réification des relations humaines en personnifiant les objets : « Il fait son affaire de la transfiguration des objets » (Benjamin, 2006 [1982] : 41). Lorsque Benjamin écrit qu’au collectionneur « incombe la tâche sisyphéenne d’ôter aux choses, parce qu’il les possède, leur caractère de marchandise » (Benjamin, 2006 [1982] : 41), il ne faut pas y voir, contrairement à l’interprétation de Marian Mičko, un éloge de ce geste. Benjamin souligne plutôt le fait que le collectionneur se laisse séduire par les « fantasmagories », qui font de la marchandise un fétiche en masquant le travail dont elle est le produit. Ces passages peuvent être lus comme une autocritique, et comme une critique implicite de Simmel — le collectionneur et le flâneur.

L’alternative au nivellement que propose Simmel est fondée sur l’idée que les individus puissent créer une « unité subjective », un « nouveau tout » personnel. Une idée à laquelle Benjamin s’oppose fermement dans un essai comme « Expérience et pauvreté », où il écrit (Benjamin, 2000a [1933] : 371) :

La pauvreté en expérience : cela ne signifie pas que les hommes aspirent à une expérience nouvelle. Non, ils aspirent à se libérer de toute expérience quelle qu’elle soit, ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent faire valoir leur pauvreté, extérieure et finalement aussi intérieure, à l’affirmer si clairement et si nettement qu’il en sorte quelque chose de valable. […] Ils ont « ingurgité » tout cela, la « culture » et l’« homme », ils en sont dégoûtés et fatigués.

Ces hommes, qui « s’apprête[nt] à survivre, s’il le faut, à la civilisation » (Benjamin, 2000a [1933] : 372), doivent renoncer aux notions d’intériorité, d’individualité, qui tiennent une place centrale dans la pensée de Simmel. Ce comportement, qui correspond à une « conception nouvelle, positive, de la barbarie » (Benjamin, 2000a [1933] : 366), se dresse contre la « culture » — collection de classiques, ensemble de valeurs — qui légitime la position sociale de ceux qui en sont les détenteurs.

Un dernier thème — pas des moindres — permettra peut-être de mettre en lumière les enjeux de la prise de position incontestablement critique de Benjamin : la question de l’« aura ». Marian Mičko indique que la définition que Benjamin donne de ce concept dans « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » rappelle de façon frappante une remarque de Simmel. Benjamin formule ainsi sa définition de l’« aura » : « On pourrait […] définir [l’aura] comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d’été, la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c’est, pour l’homme qui se repose, respirer l’aura de ces montagnes » (Benjamin, 2000b [1936] : 278). Le passage de Simmel auquel Benjamin pourrait s’être référé est le suivant : « [L’art] repose sur la prise de distance par rapport à l’immédiateté des choses, […] [il] tend un voile entre nous et [le caractère concret des stimuli], tel le fin voile azuré qui se dépose autour de lointaines montagnes » (Simmel, 1989 [1900] : 658, ma traduction). Néanmoins, il ne faudrait pas s’y tromper. Pour Simmel, l’art constitue une enclave dans l’espace fragmenté de la modernité : l’oeuvre d’art est à prendre comme le modèle d’un tout harmonieux et auto-suffisant, promesse pour l’homme de la possibilité de se constituer en sujet autonome et unitaire — loin du sentiment d’éclatement qu’impose la surexposition aux « chocs ». Cette conception ne pouvait être perçue par Benjamin que comme réactionnaire et, comme telle, vouée à l’échec. Ce n’est pas un hasard s’il annonce la fin — nécessaire — de l’art « auratique[5] » au profit d’une esthétique du « choc », qu’il aimerait voir réalisée par les nouveaux médias comme la photographie et le cinéma. Cette nouvelle forme d’art ne repose plus sur les quatre piliers de l’art traditionnel, « création et génie, valeur d’éternité et mystère » (Benjamin, 2000b [1936] : 270), qui imposaient une distance infranchissable, propre au rapport « cultuel », entre l’oeuvre et le spectateur. Elle produit des images haptiques qui mobilisent le corps du spectateur en vue d’une « innervation » révolutionnaire du collectif. L’espoir que Benjamin fonde sur la fameuse « politisation de l’esthétique », sa volonté — critiquée et admirée — de dépasser la conception de l’oeuvre d’art autonome, ont fait couler beaucoup d’encre. Ses prises de position critiques et résolument novatrices — qui se proposent de faire des nouveaux médias artistiques le terrain d’une émancipation politique — expliquent peut-être aussi qu’il jouisse aujourd’hui d’une plus grande notoriété que Georg Simmel, le « sociologue » apolitique.