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Le pire

ce n’est pas de perdre la mémoire

mais que mon passé

ne se souvienne pas de moi.

Luis García Montero, Vista cansada, Madrid, 2008

Septembre 2005, mon travail de terrain en Argentine arrivant à sa fin[2], un groupe d’enfants de disparus que j’avais interviewé pendant mon séjour dans le Cône Sud, eut l’idée d’offrir un dîner en mon honneur. La nuit tombée, ce fut le temps de l’humour noir. Un des enfants de disparus raconta alors une anecdote : « Après l’apparition du corps de mon père, il arrivait souvent que des amis m’invitassent chez eux manger un asado. Et moi de répondre invariablement : “Non, merci, j’en ai assez des os.” » Une autre dit sur le ton de la blague : « La porte de la maison s’ouvrant toute seule, je me disais : “Tiens, voilà mon père.” » La jeune fille qui était au fond de la salle proposa un nom pour le groupe : les petits orphelins. Il y eut d’autres propositions : les post petits orphelins, les bâtards heureux, les enfants sans parents…

En 2008 parut le premier roman de Félix Bruzzone, Los topos. Il s’agit d’un livre politiquement incorrect et sociologiquement suggestif, deux choses qui vont habituellement de pair. Le narrateur, un fils de disparus, de même que l’auteur, tombe amoureux d’un travesti, Maira, lui aussi fils de disparus. Maira a un projet : tuer des répresseurs. Mais il finit à son tour par disparaître, ce qui conduit le narrateur à se travestir pour mener à bien le projet de son amant. Identités en position limite, travestisme et parodie de genre, jeux de noms et jeux des corps, prothèses corporelles, prises de distances réflexives… De la parodie, enfin. Une parodie que ces jeunes utilisent pour viser la figure des disparus tout en la retournant aussi sur eux-mêmes, surtout ceux dont l’identité s’est forgée dans ce monde social étrange, issu de la disparition forcée, le monde des « enfants de ». Bruzzone écrit dans ce même registre à propos de la post-disparition :

J’ai pensé à informer les HIJOS[3] des dernières nouvelles. Ils pourraient peut-être organiser une campagne pour revendiquer la figure de Maira, de telle sorte qu’elle devienne l’étendard d’une nouvelle génération de disparus et ce faisant, un aliment de la lutte contre l’impérialisme. Je les imagine bien, ces jeunes-là, parlant des néo-disparus, des post-disparus, c’est-à-dire des disparus qui ont succédé à ceux qui ont disparu pendant la dictature.

2008 : 80

Quelques années auparavant, en 2004, et dans un lieu très particulier, à Las Vegas, dans le Nevada, j’ai eu la chance de regarder lors d’un festival de cinéma latino-américain Los rubios (Carri, 2003), un film quasi paradigmatique, représentatif des inquiétudes propres au collectif des personnes ayant entre trente et quarante ans et des parents disparus. Deux extraits du livre que la réalisatrice du film, Albertina Carri, a rédigé quatre ans après avoir tourné le film peuvent suffire à se faire une idée de cette oeuvre. Le premier de ces passages démontre la forte disposition réflexive de Carri sur sa propre identité et sur le lieu où cette identité se construit ou encore mieux, sur le fait que l’identité est elle-même une construction. Elle écrit :

Moi, Albertina Carri, je suis dans une plaine […], complètement abasourdie, dans un état mi-fiction-mi-réalité. J’ai réalisé qu’arrivée à ce point, je suis devenue une marque par rapport à moi-même. Mes blessures ne sont plus identifiables, elles font partie d’un tout constitutif de mon identité. Par conséquent, je n’ai plus d’issue… Ma seule option étant d’assumer mon propre malheur et faire de sorte qu’il s’incorpore à mon existence quotidienne.

Carri, 2007 : 16. C’est moi qui souligne

Le deuxième passage de ce texte dit comment parler de cela — la disparition forcée des personnes —, une fois que nous avons pris conscience que nous sommes ça, que nous existons dans l’espace social et personnel qui est construit par leurs conséquences et que cela exige de parler d’une autre manière : « Récupérer la fantaisie est la façon de franchir certaines frontières, de se déplacer vers un territoire devenu enfin visible, où la raison fléchit et les mots se traduisent en creux » (Carri, 2007 : 24. C’est moi qui souligne).

J’ai eu connaissance de quelque chose qui ressemblait à Los rubios en mars 2007, quand un ami me fit part de l’existence de M (Prividera, 2007), un film que j’ai pu regarder quelques mois plus tard et dont l’auteur est Nicolas Prividera, un fils de disparue. Interviewé par le journal Página/12 de Buenos Aires, Prividera dit à propos du langage qu’il a dû utiliser pour réaliser son documentaire : « C’est un sujet dont on a tout dit […]. Ce qu’on en disait auparavant était devenu un discours fossilisé ». Et d’en ajouter : « [Il m’importait] deraconter une histoire sur les difficultés à raconter une histoire » (Kairuz, 2007. C’est moi qui souligne).

Ces anecdotes sont beaucoup plus que de simples anecdotes. Elles sont autant de fragments de discours qui reflètent des manières de façonner du sens, de développer des actions et d’élaborer de l’identité depuis un lieu dur à vivre, incommode, duquel on sait que l’identité qui s’y construit ne peut pas renoncer à ces marques-là. Elles démontrent que ce lieu peut être vivable, pensable. Et elles signalent enfin comment se débrouiller pour s’y faire une identité, sachant que ce que la catastrophe de la disparition forcée produit est habitable et peut être narré, même si ce récit doit se faire d’une manière différente de celle qu’on utilisait pour rendre compte des lieux peuplés par des identités aux consistances plus prévisibles. Tout ce qui pendant la période comprise entre les années 1970 et 1990 a été raconté dans un registre larmoyant, épique, glorificateur, le propre de la rhétorique — tragique, dure, militante — des Mères de la Place de Mai, maintenant change de ton, tout autant que de protagonistes :

Je me permets de recourir à l’humour, à l’ironie […]. Je veux démythifier la figure des disparus en tant que statues en marbre intouchables et grands héros. Je veux leur retirer ce rôle de prima donna. Et pouvoir dire : « Ok, tout cela est arrivé, ils ont bien été les protagonistes d’une époque, mais maintenant c’est à moi de jouer ».

E4

Avec ces enfants des disparus, on est devant un collectif qui a une certaine expérience normalisée de la catastrophe, celle des presque quarante ans passés depuis la disparition de leurs parents. Bien que dans les « mondes du détenu-disparu » leurs récits soient encore trop neufs, encore trop jeunes, ils ne sont pourtant pas seuls au monde ; ils font partie d’un mouvement général de remise en cause des façons traditionnelles de faire et de penser le sens, l’action et l’identité, un mouvement qui, comme ces « fils de », trouve ses éléments les plus caractéristiques dans la conscience du caractère construit de toute identité, une attitude réflexive par rapport à la condition fictive du mécanisme qui en est à leur base, et les idées de paradoxe et/ou celle de parodie, plus caustique et élaborée.

1. Les disparus après les disparus. Identité, tragédie et parodie

Aux yeux des sociétés qui les produisent, les détenus-disparus sont vus aujourd’hui comme des individus déchirés : des corps séparés de leurs noms, des consciences scindées de leur support physique, des identités dépourvues de ce qui furent leurs droits de citoyenneté… Un disparu est un corps auquel « arrivent des choses », dit une fille de disparu. Notamment en Argentine, le disparu est devenu une entité qui, ayant subi une énorme destruction, est socialement perçue comme quelque chose qui n’est abordable qu’à la condition de l’associer au domaine du « non-pensable », de quelque chose qui est logé dans des endroits « humainement impossibles ». Tant et si bien que, d’après un analyste de cette problématique, devant ce phénomène « la parole pressent la menace de l’épuisement » (Gómez Mango, 2004 : 15). Dans le jargon spécifique utilisé pour nommer la disparition forcée des personnes, on a recours à une conjugaison des termes à la sémantique diffuse : « chupado » [absorbé], séparé, dissocié ; « borrado » [effacé], un sujet dont le registre dans le répertoire de l’existence structurée devient impossible ; « chupaderos », des endroits vers lesquels un sujet est absorbé, voire avalé, par la machine à faire disparaître des gens, des véritables espaces d’exception. Le détenu-disparu, continue Gómez Mango, apparaît aujourd’hui comme un « mort-vivant », un « mort volé à la mort », un être « toujours présent dans son absence » (2004 : 17).

Pourtant, bien que la figure du disparu soit l’expression du niveau inouï du désastre — l’action de la répression a créé rien moins qu’un « nouvel état de l’être, un état inédit, pour lequel il n’existait pas de nom » (E1. C’est moi qui souligne) —, toute hypothèse qui affirme que la disparition forcée des personnes n’est que de la barbarie est aussi simpliste qu’inexacte. Une autre hypothèse, mieux adaptée à l’évolution historique et aux conséquences sociales de ce phénomène, souligne au contraire que dans le Cône Sud de l’Amérique latine, la disparition forcée des personnes est un acte de modernité exacerbée : c’est un processus civilisateur (Elias, 1988), celui de l’État déployant des politiques de population (Foucault, 2004), assumant des fonctions de jardinier (Bauman, 2002), veillant à ce que l’éden reste un éden et à ce que tout ce qui a été mis hors cadre soit recadré et réorganisé. De même que lors de la fondation de l’Argentine et de l’Uruguay, dans les années 1970, le but était d’imprimer de la civilisation dans le désert. C’est de cela que parle Zygmunt Bauman (2002) quand il analyse l’Holocauste, une manifestation de plus, dit-il, de la rationalité moderne, comme le sont aussi la rationalité scientifique ou l’idée de citoyenneté. L’Holocauste, écrit Bauman, n’est point le retour à la barbarie présociale mais, au contraire, un reflet des « possibilités occultes de la société moderne » (ibidem[4]). Ce fut, en fait, l’apothéose du rêve civilisateur :

Il s’accordait entièrement à tout ce que nous savons de notre civilisation, de l’esprit qui la guide, de ses ordres de priorité, de sa vision immanente du monde et des moyens appropriés pour atteindre le bonheur humain en même temps qu’une société parfaite

2004 : 5[5]

La même chose se produit avec la disparition forcée des personnes. Mais il ne s’agit pas d’une simple répétition de l’histoire, la nouveauté (l’énorme nouveauté) étant la figure du disparu lui-même, le paradoxe dont il est constitué et la désorientation provoquée par ce paradoxe. Ainsi, dans les années soixante-dix, les entités objets de disparition forcée, c’est-à-dire les entités objets de force civilisatrice, ont été ni plus ni moins que les produits les plus raffinés du travail civilisateur lui-même, des individus avec une identité de citoyens à part entière, des êtres rationnels et illustrés. Ce sont ces fruits parfaits de la modernité qui vont être mis en pièces par la machine qui rend cette dernière possible. Cette énorme force civilisatrice a construit ce paysage, puis elle s’est déployée prenant comme objet son propre produit : l’individu moderne et rationnel dont l’identité a été confirmée par des certificats civiques et administratifs, l’individu doté des droits propres de la citoyenneté libérale, l’individu qui trouve un sens sur le divan psychanalytique. Et elle a fini par l’écraser cet individu. C’est quelque chose d’historiquement inouï : dans d’autres expériences historiques de génocide, l’objet d’extermination était toujours celui qui se trouve — que ce soit à titre individuel ou en tant que groupe — à la place d’un autre radical : les Arméniens en Turquie, les aborigènes en Australie, les indigènes dans les Amériques, aussi les Juifs ou les Gitans dans l’Europe nazie… Dans l’imaginaire du génocide, ils occupent des espaces éloignés de la condition humaine. Ils sont pour cela l’objet de politiques de civilisation qui sont lues comme des politiques de socialisation et qui visent à ce que celui qui n’est pas socialisé le devienne. Dans le Cône Sud de l’Amérique latine les choses se sont passées autrement. C’est précisément là que réside « le paradoxe du détenu-disparu » : dans ce cas il y a la mise en branle d’un ordre civilisateur qui agit sur son produit le plus achevé et dans le but de le détruire.

C’est pour cette raison que la figure du disparu suppose, pour les sociétés et les individus touchés par le phénomène, une véritable catastrophe, voire un désordre permanent des appareils de construction sociale du sens et de la subjectivité. Il existe différentes possibilités de dissociation entre les faits sociaux et les structures de signification qui rendent plausibles leur représentation et leur vécu ; certaines sont spécifiques, d’autres permanentes, certaines sont légères, d’autres intenses. La catastrophe est une dissociation de la relation entre un fait et sa représentation intense et permanente. Cette dissociation produit en outre des situations sociales où, malgré tout, la vie et la représentation sont possibles (Gatti, 2008[6]). La disparition forcée génère un être vulnérable, délaissé, l’un de ces êtres que Hannah Arendt a appelés désolés (1963), c’est-à-dire un sujet radicalement expulsé de l’humain, qui échappe à toute taxon connue : un être qui n’est ni mort ni vivant, ni sujet ni objet. Certes, la nouveauté historique et sociale de cette figure est importante : une entité qui a joui d’un statut d’individu citoyen en a été expulsée et jetée vers le territoire du dehors, celui-là même où jadis trouvaient refuge la racaille et les vagabonds, ses antonymes. Par cette opération, cette entité-là a été dépourvue de la condition de citoyen, puis transmuée en disparu.

C’est vrai qu’il y a eu des disparitions forcées dans d’autres chapitres de l’histoire : le décret Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard) de 1941 (Amnistía Internacional, 1983), serait le précédent historique le plus direct du phénomène argentin ou uruguayen, mais aussi quelques épisodes de la guerre civile espagnole, ou le cas actuel des camps de prisonniers tel celui de Guantánamo (Butler, 2005b). Dans tous ces cas, une stratégie de disparition des personnes et des corps, aussi sinistre qu’efficace, a été mise en oeuvre. Mais dans le Cône Sud de l’Amérique latine, la destruction a atteint un niveau sans pareil. Pas seulement par sa dimension — incomparable — mais aussi par ce qui y a été détruit : ce qui s’est écroulé dans cette région du monde dans les années 1970, c’est le pilier de la lecture moderne et occidentale de l’identité : la figure de l’individu, qui y a été dévastée, dépourvue de nom, privée de territoire, séparée de son histoire. La catastrophe provoquée par les disparitions forcées y est d’une envergure qualitative tellement forte qu’on ne dispose pas de mots appropriés, ni même de mots, pour lui donner de la consistance. On est devant une figure représentée comme étant sans lieu (« Le disparu ne laisse pas de traces, il crée un vide » [E1]), qui ne correspond à aucune entité reconnaissable, qui est en même temps absentet présent (« [Avec eux] l’absence devient présence » [E2]), qui n’a pas de logique (« La disparition est un attentat contre la logique. Elle génère un sens d’absurdité » [E3]), qui est représentée sans corps (« Le disparu est un corps sans identité et une identité sans corps » [E2]).

Avec le détenu-disparu, le sens et la subjectivité perdent pied.

2. Autour du sens et de son absence : des récits pour rendre la catastrophe plausible

Mais au-delà de la figure même du disparu, il faut considérer les conséquences sociales, qui se prolongent dans le temps, et même jusqu’aujourd’hui, quarante ans après le « désastre fondationnel ». Dans le Cône Sud de l’Amérique latine, surtout en Argentine[7], ces conséquences se structurent en forme de champ social (Bourdieu, 1980), dense, fortement peuplé, avec un important niveau d’institutionnalisation. Comme nous le savons, en sociologie, un champ social peut, grosso modo, se définir comme une situation sociale cristallisée autour d’un phénomène ou d’un type de phénomène. C’est une coupure de la réalité qui réside dans l’imaginaire des agents qui habitent ce champ. Cela dit, depuis les années 1970 jusqu’à nos jours s’est consolidé un champ du détenu-disparu (Gatti, 2008). Comme tout champ, il a sa généalogie, qui tire son histoire de la figure même du disparu. Cette figure premièrement n’existait pas — au début des années 1970 même les familles de ceux que l’on allait appeler plus tard les détenus-disparus n’utilisaient pas un terme auquel on commença à recourir quand certains éléments leur ont fait comprendre que ce qui leur arrivait était quelque chose d’absolument nouveau —. Plus tard, elle sera administrée dans le terrain d’autres champs, aussi d’histoire récente mais institutionnalisés antérieurement, que celui du détenu-disparu, ceux des luttes pour les droits de l’homme (Jelin, 2003). Puis, finalement, la figure s’est définie en habilitant la construction d’un champ autour d’elle. Aujourd’hui ce champ s’est consolidé, a développé des productions artistiques et culturelles propres. Ce champ a aussi ses rhétoriques établies autour de cette figure (celle de la mémoire et de l’oubli, de l’absence et du silence, celle du vide…), articule un puissant ensemble d’agents, institutions et mouvements sociaux (mères, grands-mères, enfants, frères, soeurs… de disparus, associations d’ex-disparus, organismes publics, fondations, centres de recherche…) et il s’organise autour d’une conviction partagée : que la disparition forcée de personnes affecte l’identité.

C’est ainsi que la figure du détenu-disparu s’est consolidée, imaginée comme un phénomène qui empêche que l’identité soit représentée et qu’elle se vive comme elle se vit normalement en Occident. Pourtant, affirmer que la construction de l’identité est dévastée par les disparitions forcées ne veut pas nécessairement dire qu’elle devient impossible. Ça veut dire qu’elle devient un problème, que — comme c’est d’ailleurs le cas pour toute identité cassée — pour la construire, on doit y penser. La disparition forcée des personnes oblige à travailler l’identité. Sur la base des travaux de terrain réalisés en Argentine et en Uruguay, j’ai pu identifier deux récits qui permettent que ce travail de construction de l’identité soit fait, deux façons distinctes de vivre dans le champ du détenu-disparu. Le premier récit — que j’appelle récit du sens — est dur, typique d’un temps de gestation, de changement de régime, un temps que les politologues et le sens commun ont appelé « de transition » et qui est associé aux discours les plus marqués par la politique et le militantisme. La vocation de ce récit est de donner un sens et d’expliquer et s’expliquer la nouveauté radicale d’une figure à la langue et à l’identité incertaines et méconnues, celle des détenus-disparus. Il cherche à exorciser l’horreur.

Contrairement au premier, le second récit — que j’appelle récit de l’absence du sens — fonctionne en temps de choses déjà institutionnalisées, pas en temps d’institutionnalisation des choses. C’est peut-être pourquoi il est plus porté à la négociation que le récit précédent. Il est tragicomique plutôt que tragique, et il semble être celui qui définit les générations les plus jeunes. Il devrait être à même de permettre d’habiter une absence qui a déjà eu lieu et qui a déjà été institutionnalisée, de gérer cet impossible — le détenu-disparu — cristallisé en tant que tel, et d’inventer des langages pour décrire une réalité assumée comme catastrophique. On pourrait dire que pour ce récit le défi est plus administratif que revendicatif : comment gouverner une vie qui se développe dans une situation dans laquelle la vie elle-même est a priori impossible ?

Là où le récit du sens gère la catastrophe tout en essayant de réparer ce que la catastrophe a détruit et de retourner au stade ex ante, l’autre récit, celui de l’absence du sens, se construit dans et autour de la catastrophe provoquée par les disparitions forcées. Il permet que dans ce lieu-là, celui de la catastrophe, l’identité et le sens deviennent possibles. C’est à ce deuxième récit que je m’intéresse ici[8].

Il faut préciser que les deux récits ne sont pas de types idéaux, mais des manières de penser, de représenter et d’agir dans le champ social construit en Argentine autour de la disparition forcée de personnes qui s’enchevêtrent et se constituent mutuellement. Si le récit du sens a adopté, avec le temps, une tonalité plus conservatrice, cela est dû à sa croissante institutionnalisation mais aussi au fait que l’autre, plus récent, plus jeune, se construit en signalant ce qui l’éloigne du premier, et même en s’opposant à lui. Beaucoup de ce qui est caractéristique de ce second récit — la parodie, l’impropre, l’humour noir…— dérive, en effet, d’un positionnement générationnel face à la façon de faire de la génération antérieure, celle qui trouve son modèle dans le récit du sens, qui a atteint un niveau étonnamment haut de légitimité et reconnaissance. De ce fait, les mères des détenus-disparus, Madres et Abuelas de la Place de Mai, leur rhétorique combative et leur « mémoire colère » (Lefranc, 2004) occupent aujourd’hui des positions privilégiées dans la structure institutionnelle et dans l’imaginaire politique du Cône Sud[9], renonçant à leur condition antérieure de symbole d’opposition à l’institutionnalité (Loraux, 1990 ; Taylor, 2003) pour devenir la face visible d’une politique officielle, celle du dernier péronisme, qui a fait de la mémoire et de la défense des droits de l’homme un de ses fers de lance[10]. Comme dans le cas des enfants de survivants de l’Holocauste, la cohorte générationnelle des « enfants de » hésite entre l’option de prendre le relais de ses prédécesseurs et donner ainsi continuité à une mémoire héritée qui a la forme d’une mémoire de combat (Lamant, 2004 ; Gatti, 2008), et celle de construire une position nouvelle, distanciée de la mémoire que ses prédécesseurs ont contribué à légitimer. Ces derniers ont pari pour se situer dans les territoires de l’action qui dessine le récit de l’absence de sens. Connaître sa position permettra de découvrir comment fonctionnent les mécanismes autour desquels s’articule la vie sociale qui se construit dans les limites de ce que pour nous a du sens, dans les vieux territoires de l’anomie, et encourage, par conséquent, des réflexions théoriques à mon avis très novatrices. Permettant l’entrée en jeu de puissantes possibilités analytiques pour réfléchir d’une autre manière sur l’identité, certains personnages construits autour de la figure du disparu, notamment quelques-uns de ses enfants les plus jeunes, les « enfants de », semblent faire honneur à ce que Trinh T. Minh-ha a dit à propos de ce qu’elle a appelé « les autres inappropriés/ables » : « Être un/e autre inapproprié/able […] équivaut à ne pas correspondre au taxon, à être mal placé sur les cartes disponibles qui précisent les types d’acteurs et de récits […]. Ce sont des êtres individuels et collectifs que l’histoire a privés de l’illusion stratégique de l’auto-identité. »[11]

3. Des « enfants de » jouissant du non-sens : des monstres renégats et des post-petits orphelins parodiques

Oui, [alors] j’étais à la maternelle, mais quelque chose y arriva. Ma mémoire à moi est l’une des mémoires possibles, et je ne suis pas obligée de révérer mes parents ou leur génération.

Carri, 2007 : 114

Parmi les nouvelles générations de personnes touchées par la catastrophe, l’identité est en passe de se présenter sous des textures cassées, brisées, rares. Elle a une odeur étrange cette identité-là : elle se définit comme une absence (de parents, d’histoire, d’origine, voire d’identité…), elle est énoncée à partir d’une stratégie sale, inappropriée, celle de la parodie. Je doute même que dans ce cas on soit en droit de parler d’identité, si un concept construit dans les sciences sociales comme un synonyme d’équilibre, de stabilité et de durée (Gatti, 2007) peut être appliqué à des sujets qui méritent, à plusieurs niveaux, des adjectifs à l’orientation radicalement opposée. Dans cet article, je fais comme si cela était possible, et je parie sur la possibilité que dans des situations de forte déstructuration surgissent des vieilles choses — solidarité, groupe, identité — mais présentées de nouvelle manière.

Je vais me concentrer sur des personnages qui ont très récemment émergé sur la scène sociale, beaucoup plus récemment que les mères ou les grands-mères de la Place de Mai, beaucoup plus aussi que leurs contemporains organisés dans HIJOS. Il s’agit de ce secteur des « enfants de » qui a adopté comme trait majeur de son identité une certaine irrévérence par rapport à la manière d’interpréter l’identité, l’action et le sens propres de ses majeurs.

Il faut donner quelques précisions sur le profil de cette population d’« enfants de ». La première est que ce récit de l’absence du sens n’est pas celui de tous les « enfants de ». En effet, les « enfants de » ne forment pas un groupe, même si parfois ils en forment, et bien qu’ils partagent histoire, génération et mémoire[12], ils ne constituent pas dans leur ensemble une mémoire unique mais des mémoires diverses, traversées par des marques d’origine, de classe, voire d’âge et de genre, qui diffèrent entre elles. L’essayiste argentine Beatriz Sarlo l’a bien écrit : « [Il y a] des formes de mémoire qui ne peuvent pas être attribuées directement à un simple partage entre ceux qui ont vécu les événements et leurs enfants » (2005 : 157). En somme, tous les enfants de disparus ne s’installent pas dans le même lieu pour se construire de l’identité : il y a ceux qui s’approprient le récit de leurs grands-mères et leurs grands-pères et cherchent ainsi à exorciser les effets de la catastrophe ; il y a aussi ceux qui s’installent dans la catastrophe pour affronter désormais ce phénomène en reconnaissant que celle-ci est devenue évidente, que cette catastrophe a bien façonné leurs mondes, leurs identités, leurs langages, et qu’elle s’est institutionnalisée pour eux en tant qu’espace stable et habitable.

La deuxième précision que je peux donner sur cette population d’« enfants de » dérive du fait qu’on est devant un phénomène encore instatu nascens. C’est en effet un phénomène de frontières encore très précaires et, à cet égard, un phénomène sans mesure : sans quantification possible, sans manifestations publiques instituées, sans dimensions organiques propres. Il est quand même vrai qu’il y a déjà de nombreux individus qui y participent et qui ont développé une activité artistique et/ou académique remarquable (Alcoba, 2008 ; Bruzzone, 2008 ; Carri, 2003 ; Gatti, 2008 ; Prividera, 2007). Mais il est improbable de reconnaître des caractéristiques sociologiques communes à ces individus, sauf peut-être le fait qu’ils ont entre trente et quarante-cinq ans et qu’ils sont tous des « fils de ». Il est pourtant possible de dire ce qu’ils ne sont pas : bien qu’ils ne s’y opposent pas, ils ne participent pas aux récits du sens, propres à leurs doyens (mères et grands-mères de la Place de Mai) ; bien que quelques-uns d’entre eux l’aient fait dans le passé, ils ne font pas leur la rhétorique militante et combative des « fils de » organisés dans HIJOS ; bien qu’ils le seront sans doute, ils n’ont pas encore été l’objet du regard des chercheurs en sociologie et en psychologie. Il y a cependant des choses à voir : si ce vieil aphorisme simmelien qui affirme que la microsociologie n’est pas une sociologie du petit mais une sociologie de là où on n’a pas encore fait de la statistique[13] est correct, ces « enfants de » méritent une microsociologie sensible à la créativité de leurs manières de faire.

3.1 Excursus : sur la pertinence du (vieux) concept d’anomie pour comprendre les (très nouvelles) identités. Durkheim rencontre Butler

Ces sujets ne sont pas seuls dans le monde, du moins pas autant que leur statut d’orphelins semble l’indiquer si on leur adresse le regard qui est souvent accordé à ceux qui sont en situation précaire, marginale et subalterne, un regard clinique (Leblanc, 2007), réparateur, pieux. En effet, les réfugiés, les bannis, les exilés, les jeunes, les déplacés, les parias, les précaires, les transsexuels, les chômeurs, les paumés… enfin, les monstres, les nombreux monstres de l’identité et de la vie sociale, contemporaine ou pas, sont leurs compagnons de voyage, ils appartiennent au même collectif, celui des figures à l’identité limite.

Ce sont des figures qui ont toujours été difficiles à penser, du moins à partir du très court « toujours » de l’histoire de la sociologie, celui-là même qui a poussé Durkheim à limiter notre territoire de travail, celui de la normalité, c’est-à-dire, de ce qui est défini et consistant, le séparant du territoire du morbide, un espace indéfini, inconsistant, pathologique, un lieu étrange, exceptionnel, non encadré : « Nous appellerons normaux les faits qui se présentent sous les formes les plus générales, et donnerons aux autres le nom de morbides ou pathologiques » (Durkheim, 1895). Ces derniers sont, certes, « une exception, aussi bien dans le temps que dans l’espace » (Durkheim, 1895[14]), et même s’ils se réfèrent à des choses qui sont de l’ordre du social, ils sont néanmoins soumis à des lois qui ne sont pas celles de la sociologie mais de la tératologie, la science des monstres. Dans le but d’établir une discipline, Durkheim fit du type moyen, normal, l’objet de notre étude, et dans le même geste, il expulsa de l’état d’objet tout ce qui est pathologique, inutile (« il n’y a que le normal qui soit nécessaire, parce qu’il est normatif » [Ramos, 1999 : 49]), contingent (« le pathologique est une existence sans essence, le produit d’une combinaison accidentelle de circonstances » [Ramos, 1999 : 49]).

Cela ne signifie pas du tout que ce territoire morbide n’ait pas d’existence, mais qu’il n’a pas assez de consistance pour aller au-delà de la note minimale dans n’importe lequel de ces tests de « force objectuelle » établis par le regard sociologique que Durkheim commença à instituer. Il s’agit d’une existence diffuse. Lorsque, dans des situations particulières, elle devient une réalité, elle invite à monter sur scène un concept aux racines anciennes, celui d’anomie. Pourtant, ce concept n’est pas du tout en mesure de donner un statut d’objet à ce qu’il nomme. Au contraire, il lui rappelle qu’il n’arrivera jamais à l’atteindre, et ce, parce qu’il n’a pas ce qu’il doit avoir pour être : une structure normative (Ramos, 1999 : 222). Ces mondes qui apparaissent dans des situations de crise des cadres normatifs de l’action, de crise du vide (Ramos, 1999 : 42), sont puissants mais sociologiquement négligeables : soit ils sont à l’opposé de ce qui existe, soit ils annoncent de ce qui va exister, c’est-à-dire, soit ils sont le résultat de la négation de ce qui existe déjà — le normal préexistant —, soit, lorsqu’ils agissent ponctuellement en tant que catalyseurs de ce que Durkheim lui-même a appelé « le mal de l’infini » (1963[15]), ils visent ce qui va nous intéresser — le normal qui arrivera —, qu’ils nous annoncent. Dans ce cas, ils sont enivrants, puisqu’ils montrent avec une grande force « des évidences existentielles qui ne se sont pas encore manifestées et qui, en tant que telles, constituent, d’une manière impensée pour son support momentané, l’éventuel élément créateur de relations sociales et interhumaines encore inconnues, la partie incontrôlée et non dominée de l’expérience collective » (Duvignaud, 1972[16]). Mais cette ivresse sera de courte durée pour le sociologue sensible à l’institué : une fois la magie terminée, il découvrira que dans ces mondes, il n’y pas vraiment de vie sociale.

Ces mondes ne durent pas (« toute pathologie devra être conçue comme transitionnelle. Il suffira de construire les créneaux régulateurs-intégrateurs correspondants pour que les institutions sociales adéquates surgissent » [Ramos, 1999 : 235]), mais si jamais ils arrivent à durer, on devra s’en préoccuper puisque ça signifiera qu’on est en train d’assister à la « neutralisation morale des domaines d’action importants » (Ramos, 1998 : 26). Dans le sillage de cette caractérisation de l’anomie, les sciences sociales se sont déplacées suivant Durkheim dans ses multiples approches au large éventail d’outsiders, de rares, auxquels de temps en temps la littérature sociologique rend visite : si ces mondes arrivent à durer, ils n’auront pas de dimension collective (comme dans les travaux de Jean Duvignaud sur l’anomie généralisée [1972, 1986]) ; et s’ils arrivent à en avoir, ils n’auront même pas la possibilité de durer (comme ce fut le cas de la communitas dans les travaux classiques de Victor Turner sur le stade liminaire [1980]).

Pourtant, depuis peu — probablement parce que la réalité y oblige —, on commence à pouvoir lire des textes qui s’approchent des espaces de « vie sociale sans société », cherchant dans le social pathologique ce que Durkheim n’a pas vu, à savoir de la durée, donc de l’identité[17]. Michel Agier, par exemple, dans un texte portant sur la figure du réfugié et sur la vie sociale dans un camp de réfugiés, utilise la catégorie de l’anomie pour parler des réfugiés et de la vie dans les camps en termes d’« espaces hors du nomos » (2002 : 55). Il note aussi que ces réalités à la liminalité maudite « finissent par devenir […] l’existence normale de milliers de personnes » (2002 : 85). Dans la même veine, le toujours intuitif Zygmunt Bauman essaye de s’approcher des « dépotoirs de la modernité sociale » (2008, 2009) afin de trouver de la vie sociale chez les réfugiés, cette population jetable. Il y trouve une vie sociale édifiée sur un « espace sans loi » (2008 : 32) et sans les références sur lesquelles « normalement » l’identité est basée : « sans un État, sans un lieu, sans une fonction et sans papiers » (2008 : 36). Une vie qui est normale et anomique à la fois, mais aussi — et contre l’avis de Durkheim — sphérique, douée de sens : « Une vie totale dont on ne peut échapper » (2002 : 48).

Mais c’est à mon avis Judith Butler qui a probablement le mieux su voir qu’en dehors des identités constituées en tant que référence normative, il existe une région de vie sociale concrète. Butler a réussi à mettre de l’avant une proposition très solide qui permet de réfléchir à tous ceux qui ont été marqués par le signe des occupants des « zones “invivables”, “inhabitables” de la vie sociale » (Butler, 2009[18]), à savoir ceux qui portent les stigmates de l’abject. Ils ne sont pas seulement des pièces qui font partie de l’imaginaire qui moule « l’extérieur constitutif du champ des sujets » (Butler, 2009[19]) ils sont eux aussi des sujets. Ce tournant est significatif ; maintenant[20] le territoire qui était invivable devient effectivement habité, les positions d’identité qu’il contient se transforment en stratégies réelles pour pouvoir exister, la trame de l’anomique s’institutionnalise et le territoire qu’il définit devient habité[21]. Vue de cette manière, l’abjection n’est pas qu’un espace logique — un simple résidu nécessaire mais vide —, mais aussi un lieu sociologique, un espace habité (« L’abject désigne ici précisément ces zones “invivables”, “inhabitables” de la vie sociale, mais qui, cependant, sont densément peuplées par ceux qui n’ont pas la qualité de sujet mais dont le statut de vivant qui vit sous le signe de “l’invivable” est nécessaire pour circonscrire le domaine des sujets » [Butler,2009 [22]]). La simple existence de cet espace habité comprend une urgence, celle de résoudre une question qui est à bien des égards la même que je me pose sur le fond de cet article : Quelle vie ont ceux qui, au niveau du discours, ont des vies « qui ne sont pas considérées comme des vies » (Butler, 2005b[23]) ?

Les notes précédentes sur les propositions de Butler sont doublement appropriées à un texte dont l’objet est l’identité dans les mondes sociaux construits autour de la figure du disparu : d’une part parce que, comme je l’ai dit, elles surmontent certaines limitations qui entravaient aussi bien le Durkheim de l’anomie que de nombreuses autres propositions que les sciences sociales ont élaborées pour réfléchir aux espaces sociaux marqués par le vide normatif ; et d’autre part parce que les objets sociaux sur lesquels Butler affirme sa pensée sont liés par de nombreux aspects à ce que je voudrais souligner dans cet article : la perte marque leur passé, la vulnérabilité qui s’ensuit marque leur présent. En effet, dans son travail, Butler met l’accent sur les groupes qui pourraient être englobés dans la notion générale de « victimes », à savoir les groupes marqués par « la vulnérabilité après la perte », et pense comment il est possible pour eux de « reconstruire une communauté » (2005b[24]) : des transsexuels expulsés du cercle de la normo-identité, des groupes de parents des personnes touchées par l’attentat des tours jumelles du 11 septembre 2001… Ce sont des collectifs qui se conçoivent, ainsi que tous ceux qui passent à travers les espaces de vide normatif, comme étant dotés d’une temporalité courte (« lorsque nous perdons certaines personnes ou lorsqu’on nous a dépouillés d’un lieu ou d’une communauté, nous pouvons avoir juste le sentiment que nous traversons une situation temporaire, que le duel se termine et que nous allons retrouver un certain équilibre » [2005b[25]]). Et pourtant, pour eux la longue durée est devenue un fait.

Avec elles, les victimes, il est possible d’imaginer une figure sociale sous forme d’oxymore : une communauté enracinée dans la vulnérabilité partagée par ses membres (Butler, 2005b[26]). Il n’est pas facile d’envisager la possibilité théorique de la vie dans l’invivable, parce que pour peu que nous nous éloignions de la « version libérale de l’ontologie » (Butler, 2005) et essayions de dire les choses dans le mouvement de leur déchirure, dans le mouvement même qui les rend vulnérables, nous chassons l’option elle-même de raisonner en des termes qui sont sociologiquement légitimés. Pour penser le vulnérable, il ne faut pas trop prendre en compte ce qui demeure sur pied, de même qu’on ne doit pas prêter attention au chant des sirènes des récits du sens pour pouvoir comprendre les récits de l’absence du sens. Les monstres doivent être pris plus au sérieux et être suivis pour ce qu’ils sont plutôt que pour ce qui les sépare de ce qu’ils devraient être : « peut-être commettons-nous une erreur si nous comprenons la définition juridique de qui nous sommes comme une description adéquate de ce que nous sommes » (Butler, 2005[27]). Par conséquent, pour se rendre compte qu’il y a du sens dans la déchirure et que l’invivable est habitable, peut être habité, que la victime est plus qu’un déficit, il devient d’emblée nécessaire d’entreprendre une insurrection sur plusieurs plans : théorique, méthodologique et aussi ontologique, et ne plus appliquer — devant des choses comme le deuil, la disparition forcée des personnes et quelques autres équivalents fonctionnels — la logique de la notice nécrologique, celle qui régit l’existence selon le régime — rassurant mais trompeur — selon lequel il n’y a que des possibilités en vis-à-vis (dans mon cas, vie et mort, dans le cas de Butler, femme et homme), des régimes de sens « où la vie est rapidement ordonnée et triée » (Butler, 2005[28]).

Ici on est devant des sujets qui, face à la disparition forcée des personnes, cherchent non seulement à surmonter la catastrophe mais aussi à rééquilibrer leur vie pour cesser d’être des victimes. Ayant été des victimes pendant si longtemps, un temps presque éternel, ils s’installent dans ce lieu, et puis ils gèrent la catastrophe en l’habitant et la transformant en point d’ancrage de leur identité. C’est un lieu difficile que celui du vulnérable. En effet : « Il n’est pas facile de comprendre comment une communauté politique peut se forger à partir de ce genre de liens » (Butler, 2005b[29]). J’aborde maintenant le récit de l’absence de sens, en explorant trois de ses caractéristiques : la précarité, l’inapproprié, la parodie.

3.2 La victime précaire

Le point de départ de ce récit est la normalité de l’absence. Il s’agit d’une absence qui berce les sujets, un lieu de vie pour ces personnes, quelque chose avec lequel elles vivent et dans lequel elles vivent (« …mes années de vie en commun avec cette absence » [Carri, 2007 : 16]). C’est une absence survenue, une absence où l’on est. Macarena Gelman, « fille de », l’explique très simplement : « je n’ai pas d’autre alternative », « ça fait déjà partie de moi-même » (Contreras, Pérez García, 2008). Il n’y a pas d’autre alternative, en effet, que de vivre avec et dans le vide. Mais il est possible que tout ça ne soit pas si terrible : après plus de trente années, bien que la catastrophe ne soit pas banalisée, il peut exister un espace où les habitants sont habitués de vivre, avec ses ruines, avec ses circonstances (« Trente ans d’absence créent une vie liée à cette histoire » [E4]), habitués aux paradoxes qui l’agitent, au fait de savoir qu’ils ont été construits précisément là, à l’endroit où la catastrophe s’est produite, dans la Zone Zéro de ce cataclysme du sens (« Nous avons dû grandir avec cette absence [et] finissions par être à partir de cette histoire » [E4]).

Pour ces sujets, l’absence est bien le territoire de l’existence et en est une marque indélébile (« [Fille de] est un titre que je vais toujours porter ; bien que j’ajoute des titres et en supprime d’autres, celui-là je ne pourrai jamais m’en débarrasser » [E4] ; Certes, il n’y a nulle part où fuguer : « Personne ne peut te réinitialiser afin que tu puisses revenir de zéro » (Contreras, Pérez García, 2008). Ainsi, dans leur lecture d’eux-mêmes, ces habitants de la catastrophe ne peuvent pas s’empêcher de tomber dans le syndrome du rare, le stigmate de celui qui a été marqué par un manque, le non-normal (« On est spécial parce qu’on est la victime de quelque chose de si tragique, et malheureusement parfois on est… différent, on reçoit même un traitement différent, et il est parfois difficile de ne pas se vanter d’être un “ enfant de ” » [E5]). Ces sujets-là sont en manque par rapport au degré zéro des choses, de ce lieu aussi réel qu’intellectuellement condamnable, et socialement efficace et opérationnel que nous appelons « le normal » : ils sont en manque de père (voire de parents), en manque de nom, en manque de continuité avec les lignages et les routines et les je-ne-sais-quoi de la vie quotidienne. Ils sont spéciaux, quelque chose d’absurde (« Ce sont des circonstances [celles de ma vie] qui pourraient être surréalistes, baroques, grotesques. Mais ces circonstances se produisent avec des vraies vies, des vies réelles, tu comprends ? C’est trop fort, tu piges ? » [E6]).

En règle générale, ceux qui vivent dans l’absence de certaines données supposées clés pour exister sont appelés précaires : ils manquent de durée, de stabilité, de moyens, de titres. Ils sont dépourvus de nom, d’histoire, de territoire, ou de travail, de maison ou de patrie, ils sont dépourvus, en fin de compte, « de l’une au moins des compétences de base sans lesquelles il n’y a pas de vie humaine » (Leblanc, 2007 : 102). C’est pourquoi les précaires sont au bord de la mort sociale (Leblanc : 88-89). Face à ces vies « mal assujetties » (Leblanc : 103) on adopte normalement des positions cliniques, parfois pieuses : il s’agit de rendre à celui qui est dans le besoin ce dont il est privé (une patrie, une histoire, une légitimité, une visibilité, un travail, une identité, une protection, une famille…). C’est le récit du sens. Mais il y en a d’autres : on peut tout aussi bien conclure qu’on habite dans la précarité, dans l’absence, que le manque d’un centre et d’une identité produise de la normalité, bien qu’elle soit anomique.

3.3 Le bâtard inapproprié

Pourtant, les « enfants de » ne sont pas les premiers précaires de l’histoire, loin s’en faut. Il y a longtemps qu’on propose un concept pour les nommer, eux et tous les autres membres de la longue liste des chimères auxquelles au fil du temps, les sciences sociales ont été sensibles. Ce concept serait quelque chose comme le syndrome de celui qui a été marqué par un manque, à savoir l’un des plus grands catalyseurs de l’identité de ceux qui sont dans la position de l’outsider, de l’intrus, du rare, de celui qui est en équilibre au bord des catégories, de celui qui « ne peut se situer d’emblée sur une carte » (Joseph, 1984[30]). Prisonnier de l’incertitude, l’outsider doit définir une stratégie pour gérer cette faiblesse : les camoufler et cacher son stigmate est une option, l’autre est de se rendre visible et de profiter des symptômes.

La première option qui se présente devant « le spécial » est de chercher une normalité dont il ne jouit pas, cette normalité qui fait qu’il est spécial. Dans le champ des détenus-disparus, cette option met en évidence les héritages moraux et les lignages politiques, l’obligation de reproduire des corps et des idées, la disposition positive à la sauvegarde d’un patrimoine. S’appuyant sur tout cela, ce sujet peut ériger une continuité, puis sur cette continuité fonder une identité. C’est en partant de cette position de discours qu’il demande la survie des cadres normatifs qui règlent le cours normal des choses : ce qu’ils ont été auparavant, nous le sommes maintenant. Il y a donc chez eux un besoin de remarquer une continuité avec leurs parents, avec leurs luttes (« Nous sommes des enfants de lutteurs populaires, nous provenons d’un combat, notre [devise] proclame : “On est nés dans leur lutte, ils vivent dans la nôtre” » [E7[31]]. « [L’identité] est ce que nos parents ont été et ce qu’ils sont même maintenant. Elle est ce qu’il y a d’eux en nous »[32]), avec leurs corps (« [Nous, les HIJOS] voulons faire du disparu quelqu’un qui finisse par apparaître de l’un de ses morceaux, un morceau qui peut être, bien sûr, son enfant, mais tout aussi bien son propre combat » [E7]), et surtout avec leurs groupes de référence et leurs rhétoriques :

Nous, on n’est pas que les enfants des victimes de la répression, nous sommes des enfants de militants, nous sommes les enfants d’une histoire de lutte, et maintenant nous voulons aussi faire notre lutte, nous voulons continuer cette lutte […]. Nous sommes la preuve qu’il y a eu une répression, mais aussi qu’il y avait une autre histoire de lutte. Les luttes d’aujourd’hui ne sont pas venues du néant, mais de ces autres luttes.

E6

Vu comme ça, les « enfants de » ne sont alors pas aussi spéciaux. Ils sont plutôt l’inverse, l’apothéose de ce que la logique filiale prescrit : la reproduction du lien, la garantie de la continuité. Ils ne sont pas des rejetons bâtards, mais des enfants prodigues. Mais les spéciaux comptent sur une deuxième option, puisque l’outsider peut s’installer dans sa particularité, se distancier de ses origines jusqu’au point de penser qu’il les a trahies (« Je ne voulais pas prendre à mon compte cette demande [celle de continuer dans le militantisme de mes parents disparus] mais ne pas le faire me semblait une trahison » [E4]), et pourquoi pas remettre en question certains éléments du modèle qui définit les identités, y compris la leur (« Je crois qu’il y a beaucoup trop d’idéalisation, et je pense qu’il est inévitable que ce soit comme ça […]. Je ne voudrais pas que l’image du guérilléro romantique, du héros, l’emporte… Je ne suis pas intéressé à ce qu’il y ait des t-shirts avec le visage de mon vieux » [E7]), et refuser les récits, ceux du sens, qui cherchent à les placer dans un lieu qui ne leur est pas commode ? Il y a de la bâtardise, bien sûr, si cela signifie la possibilité pour un enfant d’être infidèle à ses origines (« Tout bâtard est parfois infidèle à ses origines » [Haraway, 2008[33]]), ou, ce qui revient au même, la possibilité de pousser la réflexion sur ces origines jusqu’à la limite et découvrir qu’elles sont arbitraires et contingentes.

Se recréant dans leur spécialité, ces sujets inventent des mécanismes singuliers, pas du tout nostalgiques, quelque peu inappropriés, souvent soumis à des pénalités. Forçant la métaphore, on pourrait dire que ces « enfants bâtards » agissent comme ces automates qu’ont imaginés la littérature et les films de science-fiction, reniant leur créateur et s’autonomisant de leur origine, mais sans parvenir à éviter la marque que leur origine a laissée sur eux : « Ils échappent à leurs créateurs […]. L’androïde n’est plus la somme de ses parties, il a une âme, il n’est plus un automate » (Grange, 1982 : 25). Le stigmate indélébile qui fait de lui un être spécial devient positif ; la catégorie qui faisait de son identité une identité impropre ou inappropriée devient une propriété, un des piliers de son identité. Décidément, la marque qui définit ces êtres spéciaux s’avère le déclencheur du mécanisme à partir duquel ils construisent leur propre définition. Ils font de leur stigmate un élément positif : « je deviens (un sujet) dans cela même qui me refuse (en tant que sujet) » :

— Je pense que cette histoire devrait être prise avec moins de solennité, que nous devrions nous détendre. Arrêter de dire [avec une voix grave] : « Oui, mes parents ont été assassinés ». Nous devrions quitter cet endroit, nous déplacer, et puis dire : « D’accord, nous sommes des petits-orphelins et nous le serons pour le restant de nos vies, mais… »

[GG] — Tu proposes alors d’assumer d’une manière ludique cette place monstrueuse[34] ?

— Ouais, je crois que oui, oui.

E4

3.4 L’orphelin parodique

Parlant de son roman Los topos, Félix Bruzzone explique comment le personnage principal de son livre — je le rappelle : un fils de disparus, comme l’auteur lui-même — construit son identité :

Le personnage porte une marque d’origine, celle de l’orphelinage politique, puisqu’il s’agit d’un orphelinage produit par le terrorisme d’État. Il est un enfant de disparus et d’une certaine manière il est prédestiné à suivre certains chemins ; son histoire l’y oblige. Mais il y a aussi la question de l’errance : jusqu’où peut-il passer outre cette prédestination, jusqu’à quel point cette prédestination peut-elle être ignorée […] ? C’est en quelque sorte le sujet du roman : comment quelqu’un qui porte une marque aussi puissante […] peut-il la bouleverser ?

Méndez, 2009

Il y a donc une forte tension entre, d’un côté, le « destin » — la marque d’origine laissée sur un sujet par la disparition forcée de ses parents, d’abord, et puis les lourds discours sur la vérité, la justice, les droits de l’homme… — et d’autre part, la possibilité d’influencer et de changer ce destin. D’un point de vue théorique, cette tension fait entrer en jeu le concept de parodie. Difficile de se familiariser avec ce concept. Pour l’expliquer, il faut partir de deux affirmations. La première peut être formulée sous la forme d’universel anthropologique : toute identité est construite en vertu d’un cadre de référence (familial, générationnel, national, de genre) qui la contient. Ce cadre de référence limite autant qu’il facilite : il m’interpelle, donc je suis. Dans le cas du cadre qui nous occupe ici, maintenant, la loi de l’identité en Occident, celle-ci prescrit que l’identité est faite de matériaux à forte consistance : l’authenticité, l’origine, la reproduction, la continuité, la stabilité, la fiabilité… Cette loi prévoit également que ses indications doivent être mises en scène avec conviction, à savoir avec la certitude que l’origine, la pureté, la vérité et l’authenticité de l’Être existent.

La deuxième affirmation se présente sous une forme aussi générale que la première : la loi de l’identité se met en marche à travers la répétition, c’est-à-dire que mon genre n’est pas un mandat irrésistible des hormones mais une mise en scène stéréotypée des suppositions sur ce que je pense que fait mon sexe (je me gratte d’une telle manière, j’ouvre la bouche d’une telle autre, je croise les jambes comme ça…) ; que ma nationalité ne répond pas à un appel venant de la profondeur de la terre mais à la mise en mouvement ritualisée des suppositions sur ce qu’à mon avis explique mon appartenance à un certain endroit (fêter un but de l’équipe nationale de football, chanter l’hymne national, utiliser un drapeau…) ; que mon corps n’est pas la simple expression d’une structure générique mais la construction de ma différence, dans la conviction que cette différence existe parce qu’elle est génétiquement motivée. Et ainsi de suite. En d’autres termes, l’identité est une mise en scène de la conviction… que j’ai une identité et que cette identité obéit à la loi ; « c’est une performance qui se répète et [qui] consiste à refaire et à expérimenter un ensemble de significations déjà socialement établies » (Butler, 2005a[35]).

En bref, pour être, je dois me conformer à ce cadre de référence, à cette loi, qui me produit et m’habilite ; je dois, donc, réaliser une mise en scène adéquate de ses prescriptions. Mais, dois-je mettre en scène les mandats de la loi toujours de la même façon ? Dois-je le faire toujours de la même manière ? Non. Il existe une vaste gamme de désobéissances (Butler, 2009), depuis la subversion de la loi (en proposer une autre), jusqu’à la conversion radicale aux mandats de la loi (répéter la loi existante), passant par des formes plus ou moins épurées du oui mais. L’une de ces formes est le travail de réinterprétation, d’appropriation et de transformation de la loi qui maintenant m’intéresse, celui-là même que Judith Butler (2005a, 2009) appelle soumission parodique.

La parodie, affirme Butler, met subtilement en question la légitimité du mandat (2009) et entraîne des graves conséquences, qui dépassent la loi et l’embrouillent… mais qui ne la remplacent pas. À bien des égards, dans ce monde-là, celui construit autour des personnes disparues, en particulier parmi les postures associées aux récits de l’absence de sens, cette stratégie-là peut être à même d’intervenir. Il s’agit d’une soumission distanciée, d’une obéissance respectueuse — mais avec de grands doutes — de ces fictions magnifiques, efficaces, appelées mes racines, mon identité, mon histoire, mon héritage, mon sang, mes devoirs filiaux, mes loyautés : « Elles me font, certes, mais… » La parodie n’est pas de la moquerie ; c’est plutôt un mécanisme permettant de former des récits réflexifs sur « l’Un » et « les Uns », sur « Nous » et « les Autres », sur le « qui suis-je » et le « qui nous sommes ». Un récit qui, sans abandonner les puissants supports de ces vieilles identités modernes que sont les idées de l’être, l’unité, la cohérence, la durée, la stabilité, réussit à les montrer comme des fictions. L’identité parodique met en relief la fragilité du mécanisme : il n’y a nullement une réalité originale, ni un vrai homme, ni une femme parfaite. Il n’y a pas non plus un « enfant de » exemplaire…

« La loi me fait, mais je sais qu’elle est arbitraire », assure le dictum de l’identité lorsqu’il prend forme dans le registre de la parodie. Je ne me moque pas de la loi, j’y obéis, mais ce faisant, je remarque qu’elle est une construction, pas une essence ; un agir, pas un être. Pratiquant ce dictum, les agents qui exécutent cette stratégie réussissent non seulement à rendre visibles les mécanismes de l’identité, mais également à sous-tendre les bases d’un puissant mécanisme de dégagement critique (Dubet, 1994) autant sur eux-mêmes que sur la loi qui les contient… Avec ce mécanisme, ils disposent d’une marge de manoeuvre pour agir sur eux-mêmes, pour travailler sur leur propre identité (« La condition d’enfant de disparus me permet d’avoir un certain pouvoir de manoeuvre ; si je veux modifier quoi que ce soit à cela je peux le faire » [E7]), pour agir de manière réflexive sur la construction d’eux-mêmes, leur nom, leur temps, leur histoire… (« Mon urgence la plus forte était de construire un passé que je n’avais pas » [E5]). La catastrophe a brisé les évidences et ce faisant, elle a brisé aussi les possibilités de toutce qui était supposé être. Mais cette opération n’a pas épargné l’agent concerné par les obligations de la loi de l’identité ; et pourtant, la catastrophe a laissé cet agent dans le brouillard, dans un no man’s land, sans références : elle l’obligea à renoncer à la commodité des automatismes et à mener sa vie comme un travail, un processus continu et précaire d’autoconstruction.

En vertu de ces nouveaux récits sur l’identité, cet agent-là s’approprie les narrations les plus habituelles dans le champ des détenus-disparus — graves, politiques, transcendantes…—, à partir de ce que Albert Piette appelle « attention distraite » (1993), c’est-à-dire qu’il obéit à distance. Ainsi, il devient évident que les lectures les plus normatives de l’identité sont indispensables, certes, mais aussi en partie contournables.

Le bâtard commet un outrage, mais il n’échappe pas aux mandats imposés par son appartenance à certains lignages et sa dépendance de certaines lois. Ce bâtard-là construit des groupes, mais des groupes bizarres, structurés sur une bâtardise partagée : des groupes de « petits orphelins » [E4, E5, E6, E7, E8], des « bâtards heureux » [E4], des « enfants sans parents » [E6], des « enfants qui n’ont pas de parents » [E9], des « enfants de grands-mères » [E7], des post-petits orphelins [E10]. En tout cas, par l’intermédiaire de la soumission parodique, le noyau dur de l’identité n’est pas détruit du tout, bien qu’il soit montré comme étant arbitraire, comme n’étant qu’une convention (« Le normal, l’original s’avère une copie » [Butler, 2005a[36]]). On a le droit même d’en rire de ce noyau dur. Dans ce cas, les produits de ce que j’ai appelé les récits de l’absence de sens (Alcoba, 2008 ; Bruzzone, 2008 ; Carri, 2003 ; Prividera, 2007[37]) mettent en évidence (1) qu’on ne peut être que dans les conventions et dans leur répétition et (2) qu’il est possible d’être dans les conventions tout en s’en distanciant. Bruzzone, encore lui, nous aide à penser cette tension entre le destin et l’éloignementdu destin :

Ceux de ma génération — et plus encore ceux qui sont enfants de disparus —, nous avons l’habitude de répéter un discours qui semble être déjà cristallisé, celui des droits de l’homme, de la recherche de la vérité et de la justice et tout ça […]. Toutefois, il existe un certain nombre de caractéristiques qui sont liées à la formation de notre génération en dehors de ces discours, à la réalité, une réalité qui est celle des années quatre-vingt-dix principalement et qui entre en collision avec ce discours-là.

Méndez, 2009

Assumons-le : nous, spécialistes de sciences sociales, sommes encore déstabilisés par ces formes d’identité déformées, par ces identités dont les propriétés sont inappropriées. Elles font encore éclater nos catégories. Mais un moderne peut-il penser une identité de genre qui change d’orientation ? Comment fait-il pour faire face à l’identité générationnelle de celui qui s’installe dans l’incertitude de l’adolescence permanente ? Comment pense-t-il, ce moderne, l’identité nationale de ceux qui vivent dans des zones de transit, ou la lecture de l’histoire de ceux qui construisent leur tradition sur une page web, ou l’identité de ceux qui définissent leur histoire familiale à partir d’une figure qui se déplace constamment entre la mort et la vie ? Comment, en un mot, fait-il, ce moderne, pour s’approcher des monstres tels les étrangers, les marginaux, les subordonnés, les transsexuelles, les hors la loi, les évadés, les repentis, les exilés, les convertis, les reconverties, les transgenres, les étrangers permanents, les bâtards et les salauds, les cyborgs, les apprentis perpétuels ? Mal. Avec le détenu-disparu et les mondes sociaux qu’il produit, avec ses identités qui n’en sont pas, il arrive la même chose : ils sont précaires, impropres, parodiques. Mais, comme je l’ai dit : il faut les prendre très au sérieux ces monstres-là.