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« L’individu aujourd’hui est moins aliéné par le fait qu’on sait tout de lui que par le fait qu’on le sollicite de tout savoir sur lui-même. Là est le principe d’une servitude nouvelle et définitive. »

Jean Baudrillard

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Nous voudrions avec cet article présenter une enquête que nous commençons sur les métiers de l’aide à l’écriture de soi. Parce que la puissance publique exige envers ceux qui sollicitent son intervention qu’ils racontent leur expérience ou leur projet par écrit, l’injonction à la prise d’écriture se dissémine. L’utilisation du contrat ou du projet comme technique d’intervention conjuguée à la volonté d’individualiser l’action publique est bien évidemment à l’origine de cette aide au récit. Pour s’en convaincre, les ateliers d’écriture attestent ce mouvement envers des publics très divers : collégiens de banlieue, prisonniers, chômeurs, malades, alcooliques, hommes à la rue, femmes immigrées, parents en difficulté, handicapés psychiques, jeunes des cités... La croyance consistant à penser que l’on peut se reconstruire — et plus précisément reconstruire son identité — à partir du récit de vie fait son chemin dans des secteurs très différents de l’action publique. La norme de l’autonomie et sa discipline s’imposent. L’accompagnement, posture désormais centrale de la relation d’aide professionnelle (Astier, 2007) et bénévole (Weller, 2002) consiste de plus en plus souvent à aider l’usager à construire un récit de son expérience, de son projet ou encore un récit de soi cohérent.

La Validation des acquis de l’expérience (VAE)[1] n’échappe pas à ce processus. Elle prévoit un dispositif d’évaluation original, une injonction à l’écriture : le « livret de présentation des acquis de l’expérience ». Il s’agit d’une forme d’examen auto-administré des qualités professionnelles et personnelles, dont l’objectif est de mettre en lumière des savoir-faire invisibles et, par conséquent, non certifiés. Cette prise d’écriture doit permettre au candidat de rendre visibles ses compétences acquises « sur le tas » au cours d’activités professionnelles ou bénévoles. S’examiner soi-même au travail par un contrôle écrit de « ce que l’on fait » est un redoutable activateur de réflexion sur soi, sur ses gestes, sur l’enchaînement de ceux-ci. Nous voudrions présenter ce dispositif d’évaluation qui, par sa technique de décomposition de l’expérience, par séquences et par moments d’action, est une occasion de mettre au jour de façon raisonnée « ce que l’on fait » tout en exerçant un contrôle sur soi. Parce qu’elle ouvre la voie à une promotion sociale professionnelle, cette procédure est utilisée par les entreprises et les services employeurs, jusqu’alors principalement dans les métiers peu qualifiés du secteur sanitaire et social. Nous étudierons ici le diplôme d’auxiliaire de vie sociale.

Quelques mots sur les auxiliaires de vie sociale. Ces femmes aux faibles ressources sociales se trouvent « au bas du salariat ». Les travaux de Christelle Avril montrent bien comment le fait de devenir aide à domicile ne répond pas à une quelconque vocation féminine à s’occuper de personnes âgées dépendantes, mais résulte plus exactement de l’absence de qualification dans un contexte de chômage accru (Avril, 2003). Si les femmes qui occupent ces emplois du bas de l’échelle ont pour point commun d’avoir un très bas niveau de qualification, elles ne partagent pas, malgré tout, la même situation économique. L’auteure distingue deux groupes d’aides à domicile. L’un se compose de femmes appartenant aux classes populaires « respectables », qui disposent de soutiens familiaux solides leur permettant de se maintenir à distance de leur position professionnelle. L’autre groupe représente les femmes des classes populaires « vulnérables », femmes sans ressources sociales et femmes immigrées, parfois diplômées mais sans ressources familiales en France métropolitaine (Avril, 2007). Ce sont ces dernières qui ont la particularité d’être fières de leur métier. Elles nouent des relations privilégiées avec les femmes responsables de la procédure de professionnalisation, notamment de l’accompagnement à la rédaction du « livret de présentation des acquis de l’expérience ».

Sur l’activité elle-même, les travaux publiés montrent que l’emploi d’auxiliaire de vie sociale, contrairement à ce que pourrait laisser penser ce titre, n’est pas seulement un métier de contact, il comporte aussi de nombreux travaux physiques (Avril, 2006). Il faut porter les courses, transporter l’aspirateur, sortir les poubelles, soulever une bassine de linge, pousser une commode pour balayer derrière. Il faut aider les personnes âgées à se lever, à marcher, il faut très souvent adopter au fil de la journée des postures pénibles, sans compter les fréquents déplacements à pied. Mais comme dans tout travail sur matériau humain, la part de contraintes relationnelles est importante. À l’image du travail des aides-soignantes, le travail des aides à domicile nécessite un effort relationnel intense (Arborio, 2001). Lorsqu’elles aident une personne âgée à se laver, à manger ou bien encore lorsqu’elles la changent, elles accompagnent leurs gestes de paroles. Les aides à domicile ont par ailleurs une fonction importante de soutien moral aux personnes âgées, qui apparaît très clairement dans le type de compétences mises en avant par le livret VAE.

Au-delà des contraintes physiques et relationnelles, il faut prendre en compte une contrainte spécifique : celle de travailler au contact de personnes âgées. Encore une fois les travaux de Christelle Avril nous sont d’un grand secours pour comprendre ce que « signifie concrètement passer entre cinq et huit heures par jour avec des personnes âgées, voire parfois dix à douze heures » (Avril, 2006).

Enfin, le fait que cette activité se déroule à domicile en accroît sans aucun doute la pénibilité. Nous faisons référence ici aux conditions de travail mais aussi au manque de réglementation de cette activité quasiment ménagère. L’espace domestique comme lieu d’insertion professionnelle soulève plus d’un problème (Dussuet, 2005, 2006, 2008).

L’enquête sur le dispositif de Validation des acquis de l’expérience dont je présente ici quelques résultats fait partie d’une enquête de terrain plus vaste portant sur les métiers de l’aide au récit. J’ai mené cette enquête à Creil et à Rouen de la manière suivante :

  • De février à juin 2005, j’ai effectué un travail d’observation participante lors de cinq séances d’atelier d’écriture pour le « livret 2 VAE ». Cet atelier, animé par une étudiante assistante sociale, m’a permis d’être présente de façon naturelle sans trop perturber le déroulement ordinaire des séances. S’y réunissaient douze femmes de la région de Creil voulant obtenir le diplôme d’auxiliaire de vie sociale et travaillant déjà comme aides ménagères ou aides-soignantes.

  • En mars 2005, j’ai mené une observation participante, à Rouen, lors d’un jury VAE. Durant une journée, j’ai participé à ce jury qui a écouté une quinzaine de femmes. Le fonctionnement des jurys VAE pour le DEAVS est défini par l’arrêté du 26 mars 2002 et précisé par la circulaire DGAS n° 2003-46 du 30 janvier 2003. Le jury attribue totalement ou partiellement le diplôme sur la base de l’examen du livret de présentation des acquis de l’expérience et d’un entretien avec la candidate. Le jury que j’ai observé était composé d’une formatrice de l’Institut régional de travail social (IRFTS) de Haute-Normandie, d’une salariée d’un organisme employeur de la branche de l’aide à domicile et d’une auxiliaire de vie sociale en activité.

  • Enfin, j’ai pu reproduire une cinquantaine de livrets de présentation des acquis de l’expérience.

Écrire son livret d’expérience

Madame Leroy pose son stylo, soulagée. Elle a enfin réussi à écrire une page entière et elle n’est pas mécontente du résultat. La question n’était pas facile : « Si vous estimez être capable d’appréhender les conséquences de pathologies et déficiences dans la vie quotidienne des personnes, illustrez par un exemple concret. »

Madame Leroy a 41 ans et depuis son divorce s’occupe seule de ses trois enfants âgés de 13, 15 et 17 ans. Elle est aide à domicile depuis six ans auprès de personnes âgées ou handicapées. Son employeur, l’ADMR[4], lui a proposé il y a quelques mois d’obtenir un diplôme d’auxiliaire de vie sociale par la voie de la Validation des acquis de l’expérience. Avec onze autres femmes, elle participe donc à un atelier d’écriture pour préparer le dossier, le fameux « livret 2 ». Le livret 2, c’est vraiment le gros morceau, le plus difficile : il faut écrire le récit de son expérience sur une vingtaine de pages. C’est la troisième séance. Après vingt minutes d’application écrite, c’est décidé, elle se lance et propose à l’animatrice de lire à haute voix son texte :

Je travaille comme aide au domicile auprès d’une femme de 70 ans depuis 8 ans, cette personne souffre de la maladie de l’alcoolisme. Cette pathologie l’entraine dans une dépendance et une solitude de plus en plus profonde. J’essaie d’apporter mon soutien et mon aide tous les matins une heure à cette personne qui en est arrivée au point de ne plus se laver parce qu’elle n’est plus motivée. Elle est devenue incontinente, elle a eu des difficultés pour le passage à l’euro, bien que cette personne soit d’un bon niveau intellectuel, elle vivait à Paris avant sa maladie, elle travaillait dans la haute couture. Après une rupture familiale elle s’est mise à boire de l’alcool. Ses enfants ont essayé de la sortir de cette maladie, mais en vain. Elle a subi trois cures de désintoxication mais retombe à chaque fois dans cette dépendance de l’alcool. Ses enfants la délaissent maintenant ; car elle a perdu la notion de la propreté d’où mon intervention. Elle a perdu certain sens telle que le gout et l’odorat. Ainsi que l’amitié et l’intéret pour ses enfants. Nous avons les enfants et moi-même pris des précautions pour protéger sa vie et celles des autres. Nous avons mis en place des plaques électriques moins dangereuses que le gaz, les enfants ont placé leur maman sous tutelle. Je suis mis au courant par son médecin qu’elle peut faire à tout moment une crise de délérium ou déclarer une ciros du foie émoragique. Elle est tombée déjà plusieurs fois à cause de son état d’ébriété et je l’ai retrouvé blessée. Je peux donc pouvoir dire que je connais bien les conséquences de cette maladie et les déficiences dans la vie quotidienne de cette personne.

Karima Malik écoute attentivement et observe les réactions des autres femmes. Psychologue du travail, elle est responsable des formations visant l’obtention du diplôme d’État d’auxiliaire de vie sociale pour le GRETA[5] de Creil. Elle est chargée de l’animation des ateliers d’écriture, mais aussi, avec une collègue, de l’accompagnement des postulantes pour l’ensemble de la préparation du dossier de VAE. La lecture de madame Leroy la rassure : ses douze stagiaires « commencent à s’approprier le dossier ». Les femmes qui occupent les emplois d’aide à domicile ne le font pas par choix. Elles sont arrivées dans ce secteur d’activité sous le poids de la fatalité, devant faire face à des situations familiales souvent très difficiles. Elles expliquent fréquemment qu’elles ne savent rien faire d’autre et ne mettent jamais en avant leur professionnalisme. La mise en route du stage n’a pas été sans mal. Accompagner ces femmes, dont nombre vivent des situations personnelles, sociales et professionnelles très précaires, est toujours une opération délicate. « En tout cas, on ne peut pas dire qu’elles auront obtenu leur diplôme au rabais ! » répète-t-elle souvent.

Heureusement, elle n’en est pas à son premier atelier, c’est une pionnière de la VAE. Elle a participé à l’expérimentation menée en 2002 au niveau national par la branche professionnelle de l’aide à domicile. Pour les formateurs, il a fallu adopter une nouvelle posture professionnelle : l’accompagnement. Il s’agit de reconnaître l’expérience de ces femmes tout en leur délivrant un diplôme, ce qui suppose de leur part l’apprentissage du vocabulaire du métier. Il faut donc accompagner ces femmes tout au long de l’écriture du dossier. C’est un nouveau rôle pour les formateurs. Remplir le dossier, pour ces femmes, est un énorme travail, un gros effort. Dans la VAE, la personne-ressource est la candidate et non le formateur. Celui-ci doit aider à déclencher la réflexion, à repérer et à nommer les compétences. Il s’agit d’accompagner méthodologiquement. Il s’éloigne de la posture classique du formateur qui enseigne ou évalue. Pour ces femmes, l’enjeu est de taille : faire reconnaître des années de pratique du métier par un diplôme en bonne et due forme. Le premier avantage est financier : obtenir ce diplôme permet de passer automatiquement de la catégorie A (agent à domicile) à la catégorie C (auxiliaire de vie sociale), ce qui se traduit par une augmentation de salaire de 25 %.

Pour madame Leroy, comme pour l’ensemble des femmes qui participent à cet atelier d’écriture, il s’agit également de retrouver une certaine lisibilité de leur expérience, de ce qu’elles connaissent et de ce qu’elles savent faire (Clot et Diallo, 2003). Dans le récit de madame Leroy on peut relever des mots qui ont leur importance : maladie, incontinence, précaution, alcoolisme, dépendance. Cette femme, malgré un bas niveau de qualification, montre qu’elle considère l’alcoolisme comme une maladie, qu’elle sait travailler avec la famille pour construire un environnement protecteur, qu’elle ne juge pas la personne mais s’inscrit dans une relation d’aide, qu’elle a su conquérir la confiance du médecin qui par conséquent la conseille.

Entre écriture administrée et récit réflexif

« Écrire son livret 2 » ou « écrire sa VAE » : telles sont les expressions couramment utilisées par les stagiaires pour qualifier leur activité dans cet atelier. L’animatrice dit qu’il s’agit de leur « tirer les vers du nez » afin qu’elles fournissent un exemple de leur expérience pour chaque module. Tout ce qu’elles font chez les personnes âgées fait tellement partie du quotidien que c’est inimaginable pour elles de le raconter, encore plus de l’écrire. Il faut les rassurer constamment sur leurs capacités, leur donner confiance en elles. Accompagner ces femmes afin qu’elles mettent des mots sur des tâches qu’elles réalisent tous les jours n’est pas une mince affaire. Il ne faut « pas être trop inductive », souligne la formatrice, ceci afin de laisser pleinement chaque femme responsable de l’écriture de son dossier. Mais dans le même temps, il est nécessaire d’indiquer les éléments à ne pas écrire. Par exemple, il arrive souvent de donner un cachet d’aspirine ou de paracétamol trouvé dans l’armoire à pharmacie. Ou bien encore, on fait parfois la toilette d’une personne qui s’est souillée car l’infirmière ne reviendra pas avant le lendemain matin. Ce sont là des pratiques couramment effectuées alors qu’elles dépassent officiellement les attributions des auxiliaires de vie sociale. Les faire apparaître dans le récit d’expérience, c’est courir le risque d’être recalée. Le livret 2 est un objet complexe, explique Karima. C’est à la fois une procédure formelle permettant d’obtenir une certification de compétences débouchant sur une reconnaissance professionnelle et « un processus expérientiel qui engage la candidate dans un travail réflexif d’auto-analyse ouvrant sur une reconnaissance personnelle ». Le livret 1, la demande de recevabilité de la candidature, est une formalité administrative des plus classiques. Le livret 2, d’une quarantaine de pages en tout, concerne les acquis de l’expérience en tant que tels, dont le cadre est défini de la façon suivante :

Montrer « de quoi l’on est capable » se fait donc en deux étapes. Dans la première, on doit décrire ses activités. C’est le référentiel d’activités. Dans un second temps, on doit extraire et mettre en avant les compétences elles-mêmes. C’est le référentiel de compétences. Le récit de son expérience est par conséquent très contraint. Pas question de se laisser aller à « raconter sa vie ». Ce que l’on essaie de mesurer c’est la capacité du candidat à être un « praticien réflexif, à se distancier de son expérience » (Orly, 2004). Il faut donc pour « écrire sa VAE » se référer à des activités et à des compétences bien circonscrites, répondre à des exigences très précises. Le diplôme d’auxiliaire de vie sociale est défini par un « référentiel professionnel » qui détaille les activités et les compétences attendues. Ce référentiel délimite le champ de compétences respectives des différents intervenants de l’aide à domicile. Il insiste également sur « la dimension éthique, déontologique et relationnelle de l’intervention. Le domicile est un lieu privé qui abrite l’existence familiale et intime des personnes aidées. Les interventions à domicile font coexister l’espace privé de ces personnes et l’espace de travail [...] ce qui implique un positionnement éthique et déontologique de l’intervenant »[6]. Les activités se déclinent selon deux logiques d’intervention : « aider à faire » (stimuler, accompagner, soulager, apprendre à faire) et « faire à la place de quelqu’un qui est dans l’incapacité de faire seul ». Ces activités se déclinent en autant de domaines de compétences qu’il faut illustrer par des cas concrets. Les compétences visées concernent aussi bien la connaissance des publics, des pathologies et des processus invalidants que l’ergonomie, la santé et l’hygiène. Il faut se montrer capable, au travers d’exemples concrets, de mener des actions aussi diverses que de faire « des achats alimentaires, des repas équilibrés ou conformes aux régimes prescrits en respectant les règles d’hygiène et de sécurité », « d’effectuer l’entretien courant du linge et des vêtements, d’assurer le nettoyage des surfaces et des matériels du logement », « de stimuler les capacités sensorielles, intellectuelles et motrices de la personne aidée », ou encore d’arriver « à établir une relation de confiance, à articuler les aspects relationnels et techniques et à travailler en coopération avec l’équipe ».

« Écrire son livret VAE » est un curieux exercice : à mi-chemin entre le journal intime que l’on aurait pu écrire au retour du travail, lorsqu’on ne se savait pas encore auxiliaire de vie, et le rapport professionnel en bonne et due forme écrit à la fin d’une année de formation. Si ce ne sont pas des « biographies subies » (Artières, 2006), puisqu’il s’agit de se décrire dans l’action, il n’en reste pas moins que l’engagement personnel fait un reflet biographique. Écrire sur des moments au travail, c’est écrire un peu sur soi au travail. Il s’agit ici en quelque sorte d’une coproduction de récits d’expérience par les institutions de formation professionnelle et les stagiaires. Ce sont les candidates qui prennent la plume pour écrire la chronique des gestes qu’on leur demandera par la suite d’assumer en élaborant une demande de certification ou un projet de formation. En arrière-fond, nous voyons se dessiner la silhouette d’un individu mobile, réflexif, responsable, aux expériences multiples qui lui permettent de valider des compétences et d’obtenir tout ou partie d’un diplôme. Mieux encore, un individu qui serait capable de se fabriquer son « métier » et de le faire reconnaître. L’idée que sans récit de soi il n’y a pas d’individu à part entière est ici déterminante.

Mais malgré le contrôle sur ces écritures, on peut lire autre chose : le travail réflexif mené par ces femmes. En participant à cet atelier d’écriture, elles réactivent peu à peu des qualités qui sont transformées en compétences. Écrire son expérience donne, d’une certaine manière, une réalité à ce qui n’était que de l’ordre de l’intimité, du privé. Aux choses qui n’avaient donc pas d’apparence pour les autres. « Chaque fois que nous décrivons des expériences qui ne sont possibles que dans le privé ou l’intimité, nous les plaçons dans une sphère où elles prennent une sorte de réalité qu’en dépit de leur intensité elles n’avaient pas auparavant » (Arendt, 1988). Ces femmes « sans qualités », en écrivant leur vie d’aide à domicile, se mettent à exister publiquement comme des professionnelles. Leur petite activité besogneuse sort de l’ombre pour faire un pas dans le domaine reconnu de l’activité professionnelle. Leur activité est arrachée au domaine privé pour être transformée en intervention digne d’intérêt. Ce que l’on racontait à sa voisine ou à son mari lorsqu’il rentrait du travail, un récit privé, se mue en récit public qui vaut reconnaissance de compétences et certification en bonne et due forme (Croff, 1994).

Une personne d’un certain milieu

Ce qui frappe à la lecture de ces récits d’expérience de travail à domicile, c’est la question non négligeable du milieu social des personnes chez qui ces femmes interviennent. Le plus souvent celles-ci vivent au début de l’intervention une véritable épreuve. On sait que l’on va être testée, que l’on va devoir faire face, seule, à toute une série de questions inquisitoires. La possibilité de continuer à travailler chez la personne va se jouer dès les premiers instants sur sa capacité à s‘adapter. Dans un dossier, on peut lire :

Quand je suis arriver la première fois chez Mme T. j’ai vu que c’etait une personne d’un certain milieu, vu la grandeur de sa maison décarer de nombreux tableaux, de meubles anciens et c’est une personne très cultivée par son langage parle de ses enfants qu’ils sont très importants car ils dirigent une usine et travaillent beaucoup pour l’étranger , c’est une personne qui lis beaucoup à une grande bibliothèque , à beaucoup d’argenterie, elle a eût toujours une aide à ses côtés, à des tenues vestimentaires de haute qualité qu’elle achète dans de grands magasins à cause de tous cela je comprend qu’elle soit très exigente sur le ménage et je me suis adaptée à ce travail (Mauricette Legay, 49 ans).

Les mots mesurent la distance qui sépare Mauricette Legay du milieu social caractérisant le foyer dans lequel elle travaille : son rôle est proche de celui d’une domestique. Elle hésite. Il lui faut s’adapter aux « exigences » d’une personne « d’un certain milieu ». Pourtant, elle le sait, elle n’est pas une domestique. On la sent sur le fil du rasoir, comme si la relation de service dans laquelle elle est engagée pouvait basculer à tout moment : « bonne à tout faire » ou « auxiliaire de vie sociale » ? La confrontation à un milieu social supérieur au sien n’est jamais facile et les récits d’expérience montrent que c’est peut-être ce qui est le plus délicat à manier dans l’aide à domicile. D’autant plus qu’il faut se montrer capable d’établir des relations de confiance. Les écritures nous révèlent toute une série de savoir-faire et savoir-être très utiles, comme dans le passage suivant :

Je travaille chez Mme T. depuis 3 ans et c’est une personne très exigente avec moi, c’était pas facile de communiquer avec elle.
Au début me poser beaucoup de questions, depuis combien de temps que je travaille pour l’ADMR, si je m’occupe de beaucoup de personnes, qu’est ce que je fesais comme travaille avant , ma demander les taches que je fais chez les autres personne, Je lui est répondu que je faisais des toilettes, beaucoup de ménage, la préparation des repas. Au début c’est enfants ne venaient pas manger, au bout d’un mois les a inviter tous les lundis midi, car je l’aide à faire le repas et je prépare la table seul pendant que Mme T. prend son petit déjeuner. Avant me disait quels taches à faire, maintenant je sais ce qu’il faut faire chaque jour ne me le dit plus, me confie un porte monaie avec petite somme d’argent 10 à 20 € pour lui ramener ses journaux et son pain chaque jour, parfois me donne 50€ pour aller au super marché, je lui ramène les tikets, me raconte ses journées, me parle de ses enfants ou ses petits enfants quand ils sont malades ou d’autres problèmes familiaux. Elle me raconte son week-end car elle va manger chez ses enfants, me demande si ma petite famille va bien, je lui répond toujours que tout le monde va bien (Mauricette Legay, 49 ans).

Dans cet extrait du récit de Mauricette Legay, nous voyons qu’il ne s’agit pas seulement de construire des arrangements avec la personne âgée mais également avec son entourage familial. Il faut aussi savoir écouter sans trop parler de soi. Il faut savoir faire revenir la famille au domicile de la personne âgée. Ne jamais se substituer à la famille naturelle, veiller à maintenir les contacts avec elle ou à les renouer. Montrer que l’on sait éviter les pièges qui guettent l’auxiliaire de vie sociale. Il faut savoir garder ses distances, ne pas chercher à plaire systématiquement, ne pas se faire complice de la famille à l’égard de la personne aidée ou l’inverse. La situation professionnelle dans ce cas deviendrait vite impossible. L’argent est un sujet « sensible ». Pourtant, lorsqu’on assure les tâches quotidiennes, manipuler l’argent de « l’autre » est chose courante. Question délicate également : la distinction entre temps de travail et temps hors travail. Famille et personne aidée tendent à l’oublier. C’est une vigilance constante que les auxiliaires doivent exercer comme le montre cet extrait de récit :

Mon rôle et les limites d’aide à domicile et de faire en sorte que la personne aidée reste en contact avec sa famille qu’elle prenne l’initiative de les informer et de les solliciter. “comme par exemple” Chez Mr Mme A. Qui se plaigent de problèmes financiers, je leur conseille d’en parler avec leurs enfants.
Vis à vis de la famille, je dois rester discréte sur ma vie privée. Si la personne aidée à besoin de compléter des papiers administratif je l’invite à demander en premier à sa famille, ainsi que si elle a besoin de faire des courses hors de mon temps de travail. “exemple” Chez Mme L. Dont sa fille habite pas très loin, elle m’appelle pour que je lui fasse des courses le samedi, à ce moment là, je lui conseille de voir avec sa fille, où alors je lui propose de faire les courses pour elle sur mon temps de travail chez elle (Adèle Lando, 42 ans).

Parfois, on trouve au milieu des récits d’expérience, des lettres de personnes âgées témoignant du savoir-faire. En voici une :

Lettre de Mme T.
Depuis janvier 2001 -après une opération- mon état de santé, ne me permettant plus de faire de gros travaux. Je me suis adressée à la mairie de Bois Saint Antoine pour obtenir une aide ménagère.
Depuis cette date Madame Mauricette Legay est toujours à mon service. Je n’ai que des éloges à lui adresser
 Très régulière dans son travail
 Très courageuse- vive
effectuant son travail avec beaucoup de soins et de connaissance : qu’il s’agisse de ménage où de cuisine.
Je suis sûre, ayant l’esprit très vif, elle saurait faire face à une situation demandant une réaction juste et efficace.
Agée de 84 ans , étant seule, je souhaite terminer mes jours à mon domicile (pas de maison de retraite), grâce à ce service “d’aides ménagères” et avec Madame Mauricette Legay je suis sûre que cela sera possible. Cet avenir, au lieu de me désoler, me réjouit. Surtout, pas de maison de retraite, c’est mon voeu le plus cher.

Cette lettre est révélatrice de la nature du lien et de la dimension relationnelle forte qui s’installe le plus souvent entre l’auxiliaire et la personne âgée. Un avenir qui pouvait être « désolant » peut devenir « réjouissant » pour la personne aidée. Mais l’auxiliaire doit rester prudente. Savoir garder ses distances et se souvenir que l’on n’est pas de la famille. La « personnalisation » propre au monde domestique est ici bien présente (Dussuet, 2005, 2008). Ces femmes sont prises entre l’informel et le formel, le domestique et le professionnel. À la différence d’autres professionnelles intervenant à domicile, comme les infirmières ou les assistantes sociales, les auxiliaires de vie sociale ne sont pas détentrices de savoirs ou de savoir-faire inconnus des destinataires de leur action. Leur professionnalité s’ancre dans le travail informel réalisé dans la sphère domestique.

Ce qu’aider veut dire

Ce qui frappe également c’est la grande place occupée dans les récits d’expérience par l’observation de situations de déclassement ou plus encore, de déchéance sociale, de dépression, de volonté d’en finir, chez les personnes aidées. Aider ne signifie pas seulement faire le ménage et les courses ou bien encore préparer les repas, c’est aussi savoir soutenir une personne dans des moments extrêmement difficiles, trouver les mots qui réconfortent et savoir prévenir un geste fatal, comme le montre cet extrait :

Je travaille chez Mme X depuis sept ans.
Au jour d’aujourd’hui Mme X repense à chaque moment qu’elle a vécue quand elle avait une activité professionnelle.
Elle a fait plusieurs métier comme hôtesse de l’air et infirmière ce qui lui a permis d’avoir un confort et une vie relationnelle avec les gens.
Pendant trente cinq années de vie commune avec son mari médecin en rhumatologie.
Ils avaient un niveau de vie élevé, ce qui leur permettait de voyager plusieurs fois au cours des années.
Ils ont vécu ensemble une vie très riche en émotion jusqu’au jour où son mari à rencontré une autre femme ce qui a provoqué le divorce.
Depuis ce bouleversement Mme X n’a plus goût à la vie, car ayant vécu dans l’aisance elle se sent aujourd’hui démunie avec sa maigre retraite qu’elle reçoit, et les problèmes d’alcoolisme ont surgit
Elle ne peut plus y faire face. Elle me dit des fois je veux mourir.
Elle ne voyage plus, elle ne veut plus sortir pour aller faire des courses ou même aller chez le médecin.
Elle s’est petit à petit isolé du monde extérieur, et de la vie sociale, elle n’a plus damis, elle ne voit plus personne, car elle me dit qu’elle refuse de montrer ce qu’elle devenue.
Je reste le seul contact qu’elle a dans la semaine.
Elle n’a pas eu d’enfants et elle a coupé les ponts avec le reste de sa famille.

L’intervention de l’auxiliaire se rapproche parfois de celle de l’assistante sociale : elle est l’oeil de la société au domicile. Il faut, par exemple, savoir prendre rapidement une décision lorsqu’on a vu des marques de coups sur le corps d’une personne âgée.

Ensuite, mon rôle envers la personne aidée est d’avoir une tenue vestimentaire présentable. Pour son respect veiller à ce qu’elle soit bien dans son environnement, qu’elle ne soit pas maltraité par des personnes que ce soit moralement ou physiquement, si le cas se présentait, j’alerterai le service social “exemple” Chez Mr X, un jour, je me suis aperçue qu’il avait des marques sur le visage, je lui ai posé la question pour savoir ce que c’était, et ce Mr X qui ne parle pas à désigné une parente éloignée sur une photo, qui était venue le voir, celle ci lui avait donnée des “claques”, car il avait des fuites urinaires. J’en ai informé mon employeur tout de suite. Je dois être dynamique, afin de stimuler la personne aidée à être autonome quand le cas de la personne le permet.

Aider de façon professionnelle c’est également savoir préserver la pudeur de l’autre et ceci jusque dans les gestes les plus intimes. Cette attention revient très souvent dans la description des toilettes et des soins du corps. Il faut montrer que l’on sait s’adapter à chaque situation, que l’on sait évaluer les besoins spécifiques de chaque personne.

Mon association m’a demandé d’intervenir chez Mme M. agée de 84 ans deux fois la semaine, le lundi et le jeudi de 8h à 10h pour effectuer le ménage et l’aide à la toilette.
En arrivant le lundi matin à 8h chez Mme M. je me suis présentée Mme L. je suis envoyée par mon association pour vous aider dans votre vie quotidienne.
Mme M. me dit tout de suite je suis atteinte d’un cancer du sein.
Elle a suivie un protocole de chimiothérapie ce qui a engendré des brûlures au niveau du sein et du bras d’où l’incapacité de faire son ménage et sa toilette. Mme M. m’a expliquée que lorsque son cancer fût diagnostiqué, elle a ressenti une véritable angoisse qui a déséquilibré sa vie.
Suite à son cancer sa façon de vivre était différente dans la relation avec les gens.
Mon rôle est d’être attentif à ses émotions, à ses besoins, de l’écouter et de rester naturelle avec elle. Par la suite, elle me demande de l’aider à faire sa toilette au lavabo pour Mme M. Ce fût un moment important pour créer une relation satisfaisante, car je devais prendre des précautions pour préserver sa pudeur en lui mettant une serviette sur elle pour qu’elle ne se sente pas dénudée devant moi, et avec toutes les personnes aidées, je fais très attention à la pudeur de la personne et pour cette personne c’était encore plus important pour elle, car elle avait des marques et des brûlures qu’elle ne voulait pas les montrer.

Apprendre à ne pas tout écrire

L’animatrice de l’atelier d’écriture rappelle qu’elle ne veut « pas être trop inductive » et s’efforce de laisser chaque femme responsable du contenu de son dossier. La posture professionnelle d’accompagnement, dans la VAE, favorise la construction d’un espace de reconnaissance mutuelle. Chaque candidat à la VAE est considéré comme un porteur de projet singulier, un acteur à part entière, un partenaire (Boucher, 2007). Nous sommes là dans une logique de coproduction. L’interaction se veut égalitaire. Il n’y a pas l’expert d’un côté, détenteur du savoir, et le stagiaire ignorant de l’autre. Au contraire, chaque stagiaire est placé dans une position d’expert de sa propre expérience. Toutefois, il y a des choses qu’il ne faut pas écrire, nous l’avons dit, des gestes formellement interdits mais pourtant effectués quotidiennement. La toilette est l’acte par excellence au cours duquel se chevauchent plusieurs interventions. Pour la candidate à la VAE, il s’agit de montrer dans son récit d’expérience qu’elle sait faire une toilette, prendre les précautions nécessaires, tout en reconnaissant qu’en principe elle ne devrait pas effectuer cette toilette. Elle doit seulement aider la personne âgée.

Pour la toilette de Mme L. je ferme toujours la porte de la salle de bain méme si ont est que toute les deux, prend un gand de toilette pour le haut et un pour le bas que je mets à l’envers pour repère, mets des gands pour la toilette intime en cas de souillure ou d’infection urinaire, couvre la partie intime de la personne pendant la toilette du haut.
Je lui donne ses médicaments sur prescription de son médecin avec du jus d’orange ou les prends avec son potage le soir, ramasse les médicaments les mets en hauteur pour que la personne n’en prenne pas pendant mon absence.
Je lui donne des légumes verts et des fruits lui donne à boire le plus possible , lui mets de la boisson sur sa table du salon l’après-midi, lui donne des sachets que le docteur lui à prescrit, laisse seul sur les toilettes en poussant la porte et lui dit de ne pas tirer la chasse d’eau pour voir ce qu’elle à fait et je transmets sur le cahier de transmition.

Au domicile d’une personne âgée le spectre de l’automédication plane sans cesse. En principe, une auxiliaire doit suivre scrupuleusement l’ordonnance du médecin. En réalité, elle négocie sans cesse avec la personne âgée et c’est une compétence déterminante. Savoir convaincre de continuer à prendre un médicament ou encore de ne pas modifier la quantité.

Au niveau des soins médicaux, ce sont les professionnels qui interviennent, mon rôle içi et d’aider la personne à faire sa toilette. Si j’observe qu’une personne agée et dans un état critique, amorphe, du mal à respirer, ne répond pas j’appelle immédiatement le médecin ou le SAMU.
En ce qui concerne les autres professionnels “je n’ai pas le droit de couper les ongles de pieds, je propose à la personne agée d’aller chez le pédicure.
Je ne dois pas faire de dianostic, ne pas donner des médicaments sans avis médical et prescription du médecin.

Accompagner

Si l’on s’en tient au référentiel d’activités qui définit le métier d’auxiliaire de vie, l’accompagnement est une fonction essentielle. L’aide-soignante, l’aide ménagère, l’aide à domicile sont autant de figures qui se rapprochent de celle du compagnon, évoquant la proximité, la camaraderie, l’égalité, la confiance, l’entre-soi. Les compagnons d’infortune, de table, d’études, de route, de jeu, de travail sont autant de pairs avec qui l’on partage la vie quotidienne, les plaisirs et les épreuves qu’elle vous réserve. La figure de l’accompagnateur est bien différente. Il y a d’abord de la distance entre lui et celui ou ceux qu’il guide. C’est la figure du pasteur qui conseille et surveille en même temps qu’il indique le chemin à prendre. L’accompagnateur est aux côtés des enfants, des infirmes ou des touristes égarés, des personnes âgées : autant de figures de « l’individu insuffisant » pour reprendre l’expression d’Alain Ehrenberg. C’est sans doute parce que l’action d’accompagner convoque ces deux figures qu’elle connaît un tel succès dans l’intervention sociale (Astier, 2007). L’accompagnement permet de concilier proximité et distance, de considérer l’autre comme son égal tout en lui indiquant le chemin à prendre, de respecter son projet tout en le guidant vers plus de réalisme. Il permet de s’extraire d’une posture de contrôle social et de s’approcher de celle du don. L’intervenant social donne de soi à autrui et est payé pour le faire. Tel est le « lien d’accompagnement », considéré désormais comme la bonne façon de faire, la bonne pratique. Les manuels d’intervention allant dans ce sens sont nombreux. Nous ne sommes plus ici dans la relation d’aide classique mais plutôt dans une aide à la relation.

La VAE accompagne l’apprentissage de l’accompagnement. Le métier d’auxiliaire de vie est le dernier né des métiers du travail social. Comme l’ensemble des métiers du care et de la relation d’aide, il s’inscrit dans cet espace d’intervention entre sollicitude et responsabilité (Pattaroni, 2005). L’auxiliaire de vie sociale n’est plus dans une posture d’intervention sur autrui mais plutôt dans celle du travail avec autrui, qui demande tout à la fois à chaque professionnel d’être actif et de s’engager personnellement et à chaque usager de coopérer dans la dignité et l’exigence de reconnaissance. Demander à des femmes sans qualification d’écrire leur expérience a pour objectif de leur faire prendre conscience qu’elles savent faire plus de choses qu’elles ne le pensent. Pour l’auxiliaire de vie, à travers l’écriture de son expérience se joue une nouvelle forme d’apprentissage. Il ne s’agit plus pour elle d’être disciplinée et d’apprendre à discipliner mais de comprendre comment produire des modulations, des « moules auto-déformants », qui changent continûment, d’un moment à l’autre, permettant de s’adapter et d’aller vers autrui (Deleuze, 1990).

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