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L’immigration met-elle notre compréhension de la ville à l’épreuve, peut-on penser la ville sans penser la manière dont l’immigration la transforme ? Celle-ci n’est-elle qu’une variable sectorielle venant complexifier l’analyse urbaine et/ou les politiques sociales, ou traverse-t-elle la plupart des enjeux urbains, voire participe-t-elle de leur redéfinition ? La sociologie urbaine et la sociologie de l’immigration constituent-elles aujourd’hui deux champs distincts et autonomes ? Ou doivent-elles être nécessairement combinées dans la compréhension des métropoles contemporaines ?

Ces questions ne se posent pas partout de la même façon, ayant des résonances très différentes en Amérique du Nord et en Europe, voire d’un pays à l’autre, selon leur rapport à l’immigration et à la manière dont celle-ci s’inscrit dans leur expérience urbaine. Plus encore, le registre de l’ethnicité y est tantôt omniprésent tantôt malvenu quand il n’est pas relégué aux bons soins de l’ethnologie ou confondu avec celui de l’immigration.

Pour faire le point sur ces questions, on se propose de repartir en premier lieu du débat sur les villes paradigmatiques, où l’immigration figure toujours au premier plan. On passera ensuite en revue les nouvelles thématiques explorées par les chercheurs en sociologie qui travaillent sur des villes américaines, françaises, néerlandaises et belges, non sans situer l’expérience spécifique de l’immigration qui y prend place. Après un détour plus factuel par le paysage de l’immigration dans les métropoles canadiennes, et particulièrement à Montréal, on retiendra des points précédents cinq axes autour desquels se redéploie la recherche sociologique empirique sur les villes de la diversité.

I. Quand la diversité fait école : les villes paradigmatiques

Mais on conviendra d’abord sans difficulté que ces questions ne se posent plus aujourd’hui de la même façon qu’à la fin du xixe siècle et à l’aube du xxe siècle, lorsque les premières vagues importantes d’immigrants internationaux commencent à transformer le paysage des métropoles modernes occidentales alors en plein essor. On pense bien sûr à Chicago où en 1880 près de la moitié de la population était d’origine étrangère, et au programme de recherche dont elle fut l’objet sous la férule de Park et de ses collègues, programme qui fut par la suite popularisé sous le nom d’École de Chicago et qui allait propulser différents pans des études urbaines, dont la sociologie. On pourrait d’ailleurs épiloguer longuement sur les différentes interprétations inspirées par les différentes générations de ladite École de Chicago, selon le point de vue disciplinaire ou l’ancrage théorique. Pour notre propos, on se contentera de souligner ici le fait que si Park, Burgess et leurs étudiants s’intéressaient moins à la ville proprement dite qu’aux transformations sociales dont elle était le théâtre, l’expérience de l’immigration fut un des premiers chapitres de cette sociologie en gestation, avec notamment le récit de vie dégagé de l’analyse des lettres d’un paysan polonais au fil de sa migration, puis plus tard avec la célèbre thèse de doctorat de Louis Wirth, The Ghetto, soutenue en 1926 et publiée en 1928. Mais il faut également rappeler que l’équipe dirigée par Park et Burgess s’intéressait aux relations interethniques dans un contexte sociopolitique difficile, dominé par des couches dirigeantes conservatrices, xénophobes et eugénistes, qui pesaient lourdement sur le financement et l’orientation des universités. Aussi vont-ils se servir d’un paradigme alors réputé, celui de l’écologie biologique de Clements, pour esquisser une écologie humaine « aux contours théoriques flous » mais susceptible de rassurer leurs bailleurs de fonds. Selon Rhein, ce paradigme fera office de « bouclier protecteur » et de « vernis scientiste » leur permettant de développer avec leurs étudiants « une sociologie libérale des race relations ainsi que des travaux sur des thèmes relativement sulfureux tels que la délinquance juvénile, les quartiers chauds, les sans-abri » (Rhein, 2001 : 122). Plus proches d’une conception interactionniste des régimes de proximité /distance esquissée au début du siècle par un Simmel, dont Park avait suivi les cours à Berlin, que des analyses durkheimiennes bien françaises sur l’intégration sociale, ils vont suivre les parcours des migrants dans la ville plutôt que l’évolution de formes urbaines au sens géographique du terme. Ce sont pourtant les fameux cercles concentriques de la croissance urbaine schématisés par Burgess en 1925 qui passeront à la postérité en études urbaines en Amérique du Nord (Burgess, 1979 [1925]), et qui font encore aujourd’hui l’objet de débats animés (Shearmur et Charron, 2004). Par contre, Rhein note que la « véritable réception du Ghetto dans les sciences sociales françaises s’est produite lorsque les questions liées à l’immigration et au ‘‘risque du ghetto’’ sont arrivées sur l’agenda politique au début des années 1980 » (Rhein, 2001 : 48), on y reviendra. Restons pour le moment en Amérique du Nord où à peu près à la même époque, l’École de Los Angeles va régler ses comptes avec l’École de Chicago en s’y opposant sur trois plans analytiques : une perspective macro plutôt qu’une approche centrée sur l’individu et sa subjectivité ; une vision éclatée, instable de l’urbain dominé par sa périphérie, et non plus un tout organisé autour d’un centre ; une problématique centrée sur les impératifs de la mondialisation et du capitalisme flexible plutôt qu’un paradigme évolutionniste opposant tradition et modernité (Dear, 2002). Les chercheurs californiens, parmi lesquels on retrouve notamment des architectes, des historiens, et surtout des géographes, vont combiner une perspective d’économie politique marxiste avec un postmodernisme, qui sera mâtiné plus tard de poststructuralisme, non sans accorder une large place à l’hybridité culturelle. L’immigration va alors commander une lecture globale, from immigrants in the city to the immigrant city, pour reprendre le titre d’un article de Straughan et Hondagneu-Sotelo (2002) qui, à l’encontre du paradigme assimilationniste de Park, soulignent la persistance de l’ethnicité, sa renégociation perpétuelle et la montée de cultures et de communautés transnationales.

C’est que les flux migratoires connaissent des mutations importantes aux États-Unis : le Hart Celler Act de 1965 a ouvert la porte à une immigration asiatique qualifiée, pendant que la fin des programmes de travail temporaires combinée avec une série de conjonctures politiques houleuses dans le sud et le centre du continent vont alimenter une migration considérable de « Latinos ». Ces flux migratoires entraînent une nouvelle division du travail où de plus en plus, comme le montrera Waldinger ethnicity intersects with class, chaque groupe ethnique pouvant occuper tant des segments professionnels bien rémunérés que des segments sous-qualifiés et précaires du marché du travail (Waldinger, 1996 : 454). Ces changements démographiques transforment les structures sociales de manière particulièrement forte dans une ville comme Los Angeles, faisant dès lors de la métropole californienne un bien meilleur laboratoire pour comprendre la diversité urbaine contemporaine, alors que Chicago incarne encore la métropole industrielle classique. Ce point de vue sera toutefois contesté par Nijman, un chercheur néerlandais de l’Université de Miami, qui estime, quant à lui, que la ville paradigmatique[1] du xxie siècle n’est nulle autre que Miami (Nijman, 2002). Alors que Los Angeles ne serait encore qu’une late industrial city, Miami incarnerait un capitalisme résolument postindustriel : forgée par les nouvelles technologies de transport et de communication, cette ville composée d’une majorité d’immigrants récents serait un carrefour de communautés transnationales inscrites dans des enclaves, sans citoyenneté urbaine partagée.

Maintenant que Nijman est de retour à l’Université d’Amsterdam, peut-être sera-t-il tenté d’y relocaliser la ville paradigmatique de ce nouveau siècle ? Ses collègues d’Amsterdam semblent en tout cas en faire un lieu de renouveau de la sociologie urbaine, comme on le verra plus loin.

Chose certaine, le débat sur les écoles en études urbaines n’est pas clos. Au-delà des discussions épistémologiques sur la notion d’école proprement dite ou sur la ville comme truth-spot (Gieryn, 2006), de nouvelles disciplines et de nouvelles thématiques viennent enrichir une conversation longtemps dominée par la géographie radicale d’inspiration marxiste. Mais de Chicago (Clark, 2008) à Montréal (Germain, 2013) en passant par Los Angeles et Amsterdam (Nicholls, 2010), les formes hybrides d’expressions culturelles et identitaires associées aux migrations occupent une place grandissante dans le nouveau récit urbain, une place toutefois à géométrie variable compte tenu du type d’expérience de l’immigration et du contexte urbain et/ou national qui en constitue la toile de fond.

On se propose à présent de passer en revue les nouveaux regards que les sociologues portent sur la ville lorsqu’ils interrogent l’immigration et/ou l’ethnicité. Quels sont les registres analytiques mobilisés, et sur quels types de lieux se penchent-ils plus particulièrement pour saisir les transformations en cours ? Notre balayage englobera les travaux sociologiques sur les villes américaines et françaises, mais s’attardera aussi à ceux de chercheurs travaillant sur des villes belges et néerlandaises, et ce, sans oublier les contours de leur expérience spécifique de l’immigration. Pour des raisons d’espace, nous ne traiterons pas des villes britanniques ni des villes du Sud ; quant aux villes canadiennes, elles seront évoquées dans le cours de la discussion ainsi qu’au point 3. Notre choix s’est porté sur des villes susceptibles de trouver quelque résonance à Montréal, pour la recherche empirique, afin de poser les bases d’une conversation.

2. La diversité des villes de la diversité

Cette diversité d’expérience de l’immigration mérite en effet d’être soulignée car elle imprègne, et à l’occasion entrave, les comparaisons et les transferts de paradigmes, ou même les conversations transatlantiques, comme en témoigne la polémique entre Wacquant et Lapeyronnie à propos de l’usage de la notion de ghetto aux États-Unis et en France, polémique fort bien discutée d’un point de vue de lectures croisées par Kokoreff (Kokoreff, 2009). La sociologie québécoise étant une sociologie « ambidextre », traversée d’influences françaises et anglo-saxonnes, opérant de surcroît dans un contexte de l’entre-deux où les débats et les réalités de l’immigration mélangent des référentiels français et canadiens, il est particulièrement important de prendre la mesure des différences de contexte et de problématisation de l’immigration et de l’ethnicité dans les villes.

Du côté des villes américaines

La polémique évoquée plus haut traite au fond de la place de la question du racisme, toujours omniprésente dans les travaux sur les villes américaines et trop vite évacuée en France selon Lapeyronnie, même dans les débats récents sur les « banlieues à problèmes » ; le titre de son ouvrage — Ghettourbain — est d’ailleurs avant tout une prise de position politique pour forcer un débat de société sur le racisme en France, en plus de proposer une lecture essentiellement sociologique du ghetto (Lapeyronnie, 2008).

Mais la place et le traitement de l’immigration séparent aussi les deux contextes. On l’a vu plus haut, les nouveaux courants migratoires aux États-Unis sont venus complexifier l’analyse urbaine, alors qu’en France la question de l’étranger reste toujours associée aux couches sociales à statut précaire. Ces nouveaux flux migratoires vont aussi inspirer de nouvelles perspectives d’analyse, en plus d’inciter les chercheurs à examiner les effets, voire les contributions de l’immigration aux dynamiques urbaines, comme l’illustre le dernier ouvrage magistral sur Chicago et les effets de quartier. Sampson y montre notamment que l’immigration récente vient changer la donne dans les inégalités spatiales en diminuant les taux de criminalité dans les quartiers où elle est concentrée et en contribuant à la revitalisation économique des anciens ghettos (Sampson, 2012). Les méthodologies sophistiquées utilisées par Sampson débouchent également sur un plaidoyer pour le quartier comme espace social et territoire d’action collective ; « community is not dead », écrit-il en conclusion, après avoir pris ses distances avec les sombres prédictions faites par Putnam quant à l’impact de l’immigration sur la cohésion de nos sociétés via l’affaiblissement du capital social. La sortie des ouvrages Making Democracy Work en 1993 et Bowling Alone en 1995 avait déjà fasciné le monde des politiques publiques, notamment en matière de développement économique régional, sans qu’il soit question d’immigration. Mais en 2003, le Projet de recherche canadien sur les politiques (PRCP) en collaboration avec l’OCDE avait organisé à Montréal une conférence dont le politicologue Robert Putnam était la vedette : le capital social des immigrants pouvait-il devenir un outil de politique publique intéressant pour améliorer leur insertion dans la société canadienne[2] ? Putnam avait alors présenté quelques résultats préliminaires de sa recherche sur les sociétés en transition multiculturelle, et qui allaient donner lieu à un texte percutant et largement diffusé : E Pluribus Unum (Putnam, 2007). En gros, Putnam montrait que l’accroissement de la diversité ethnoculturelle à l’échelle locale affaiblissait le capital social de la société américaine, en favorisant un repli de chacun sur soi (hunkering down), mais qu’à long terme les institutions parviendraient à compenser ce déficit d’intégration et de cohésion. Se défendant donc d’être pessimiste, il terminait son texte par une citation plutôt opportuniste de nul autre que le sénateur Obama ! Plusieurs articles appuyés sur des données canadiennes sont venus depuis tempérer le sombre diagnostic dressé par Putnam, discutant notamment des sentiments d’appartenance au quartier, d’isolement social et de niveaux de confiance (par exemple, Ray et Preston, 2009) des immigrants et/ou des minorités ethnoculturelles comparés à ceux des natifs ou de la majorité (pour un résumé, voir Leloup et Germain, 2012). Certains, comme Hou et Wu (2009), montrent l’intérêt de distinguer la diversité ethnoculturelle et la concentration relative des différents groupes, les deux phénomènes n’ayant pas les mêmes effets dans les villes canadiennes. Enfin, en plus des discussions empiriques, les perspectives non utilitaristes des liens sociaux développées par l’École du MAUSS, dont Jacques Godbout[3], ont permis d’interroger sérieusement d’un point de vue sociologique la notion de capital social et le statut de la notion de confiance (Caillé, 2006), et notamment de remettre en question la dissociation des liens civiques, communautaires et économiques, ce qui est particulièrement intéressant pour aborder les quartiers multiethniques (Germain, 2004 ; 2009).

Une perspective convergente à celle de Sampson sur les effets de l’immigration dans les quartiers de Chicago, centrée cette fois sur les ressources de l’ethnicité, est proposée par le sociologue d’origine taïwanaise Jan Lin, qui s’intéresse depuis longtemps aux mobilisations autour de la conservation du patrimoine urbain des groupes ethniques dans les villes américaines qui sont des portes d’entrée (gateway cities) de l’immigration et du commerce en provenance de l’Atlantique (New York, Boston), de l’Amérique latine et des Caraïbes (Miami, Dallas, Houston) et du Pacifique (San Francisco et Los Angeles) (Lin, 2011). Ces luttes patrimoniales auraient permis à des communautés discriminées de faire leur place dans la Cité, en plus d’élargir notre imaginaire collectif au moment où les villes affrontent le choc de la mondialisation de l’économie (Lin, 2011 : 13). Lin montre également que les enclaves ethniques dans les villes étudiées ont d’une certaine façon contrebalancé le déclin des quartiers centraux associé au développement des banlieues et à la désindustrialisation, le quartier devenant un lieu de production culturelle non négligeable dans une économie urbaine post-industrielle.

Ces études récentes tranchent d’une certaine manière avec la littérature des années 1980-1990, non seulement par la variété des thèmes abordés, mais aussi par un point de vue en quelque sorte plus optimiste sur les vertus des dynamiques spécifiquement urbaines à l’oeuvre dans les métropoles plurielles contemporaines. Comme si l’on voulait contrer les thèses de Putnam ou même les études socialement engagées qui finissent souvent par dresser un portrait misérabiliste de la condition immigrante et de ses effets sur la ville. Même le racisme est revisité à l’aulne des sociabilités urbaines, dont celles propres aux espaces publics, dans des travaux ethnographiques qui, comme ceux d’Anderson, se soucient d’explorer de nouvelles dynamiques de civilité (Anderson, 2011). Le regard critique n’a pas disparu, tant s’en faut, mais tout se passe comme si les sociologues de la ville reprenaient la tradition instaurée par Simmel dans son texte pionnier de 1909 traduit en français sous le titre « Pont et porte », nous rappelant que « dans un sens immédiat aussi bien que symbolique, et corporel aussi bien que spirituel, nous sommes à chaque instant ceux qui séparent le relié ou qui relient le séparé » (Simmel, 1988 [1909] : 160). Cette tradition reprise par Remy (1972) [4], mais qui nous semble avoir été quelque peu délaissée dans les années 1980 au profit d’une sociologie axée exclusivement sur les fragmentations sociales (et donc les portes !), comme l’avait noté Navez-Bouchanine (2002), revient aujourd’hui sur le devant de la scène, comme on le verra plus loin.

Du côté des villes françaises

La sociologie urbaine française semble, quant à elle, rester plus éloignée de ce renouvellement de perspectives, même si on sent le vent tourner à la fin des années 1990. Il faut dire qu’en plus d’une expérience de l’immigration radicalement différente (fermeture des frontières au milieu des années 1970, forte proportion de populations d’origine immigrée dans l’habitat social en banlieue), le paysage politique et intellectuel est encore largement dominé par une conception de l’État républicain jacobin qui ne souffre aucun intermédiaire entre l’État et le citoyen, les différences culturelles étant traitées avec circonspection et l’ethnicité avec suspicion. Le long et virulent débat sur l’utilisation des statistiques ethniques dans les politiques publiques au nom de l’universalisme illustre parfaitement cet état d’esprit qui pèse aussi lourdement sur la sociologie urbaine[5]. Les travaux faits par Simon, notamment pour le Conseil de l’Europe, ont certainement contribué à sensibiliser le monde politique et intellectuel à l’utilité des statistiques ethniques pour combattre les discriminations (Simon, 2007), en évitant les pièges de la stigmatisation (De Rudder, Poiret et Vourc’h, 2000). En 2004, l’État français va d’ailleurs mettre sur pied la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE). Avec le traité d’Amsterdam en 1997, l’immigration et les politiques d’asile deviennent des matières européennes ; en fait l’intégration des étrangers est pensée à l’échelle de l’Europe alors que chaque pays tente de protéger ses frontières et de développer sa stratégie en matière d’immigration économique. Dans ce rééchelonnement des politiques, les villes deviennent des lieux stratégiques car s’y jouent en fait les rapports à l’étranger, notamment sur la scène politique locale. La diversité devient alors une catégorie du politique, écrira Giband, mais la diversité renvoie en fait « à la figure de l’immigré des cités d’habitat social » (Giband, 2011 : 114). C’est donc essentiellement sous l’angle de la gouvernance urbaine ou de la « citoyenneté urbaine » que seront abordées les questions de « diversité culturelle » en France (Jouve et Gagnon, 2005 ; Giband, 2011 ; Donzelot 2012). Mais ce sont probablement aussi les émeutes urbaines à répétition qui ont fini par ébranler les intellectuels organiques de la politique de la ville, une politique forte et centralisée ayant longtemps fait l’impasse sur les questions d’immigration et d’ethnicité, alors que les populations issues de l’immigration étaient au coeur des politiques de mixité sociale[6]. Donzelot qui fut la figure de proue des réflexions sur la politique de la ville écrivait récemment :

Tout en visant expressément cette jeunesse maghrébine des cités, cette politique fut dite de la ville car parler alors d’intégration, c’eût été reconnaître que la République pouvait alors avoir un problème de fond, et non un simple malentendu, avec une partie de sa population en raison de son origine ethnique, de sa couleur de peau ou de sa religion. Une telle formulation aurait alors choqué tous les esprits, de gauche comme de droite.

2006 : 10

Des travaux comme ceux de Lelévrier montreront le rôle des logeurs, profitant de leur grande marge de manoeuvre pour favoriser les regroupements d’immigrés dans le logement social, faisant ainsi échouer les politiques visant à dé-ségréguer les quartiers dévalorisés (Lelévrier, 2003).

Par contre, la sociologie urbaine française avait depuis longtemps accordé une certaine place à l’étude de la coexistence interethnique à l’échelle des quartiers, notamment dans des quartiers populaires de Paris (De Rudder, 1991 ; Taboada-Leonetti, 1989). Mais ces analyses restaient très ponctuelles, en marge des réflexions sur la ville ou plus exactement sur la ville vue d’un point de vue national. D’une certaine façon, ces quartiers dits ethniques secrétaient un « ordre social local » : dans ses travaux menés sur Belleville, un quartier d’immigrés et de gentrificateurs, Simon avait montré comment cet espace opérait comme un « quartier d’intégration », grâce à un tissu associatif et à une infrastructure commerciale fonctionnant à la fois à la convivialité et à la médiation (Simon, 1992) [7].

Mais, dans l’ensemble, l’immigration restera un thème relativement périphérique en sociologie urbaine.

De Rotterdam et Amsterdam à Bruxelles

Le portrait est tout autre au nord de la frontière, aux Pays-Bas et en Belgique (rappelons que nous laissons ici de côté le cas des villes du Royaume-Uni, pour des raisons d’espace).

Aux Pays-Bas, après les crises urbaines déclenchées par les assassinats de Pim Fortuyn en 2002 et de Theo van Gogh en 2004, suivies d’un relatif backlash du multiculturalisme[8], les villes de Rotterdam et d’Amsterdam, où les proportions d’immigrés sont fortes, sont au coeur d’un renouvellement des agendas de recherche et des paradigmes. L’ethnicité y est centrale à la fois comme question identitaire, mais aussi comme ressource économique.

D’une part, pour Uitermark et ses collègues, nous serions entrés dans une post-multicultural era où les paradigmes d’appartenance et de citoyenneté doivent être repensés de manière située, au-delà de visions essentialistes de la culture, et ce, à partir de la scène urbaine, un espace particulièrement propice à la négociation des identités (Uitermark, Rossi et Van Houtum, 2005). Des chercheurs de Rotterdam, une des premières villes à avoir élu un maire musulman à double nationalité, abordent la question des identités multiples de migrants de classe moyenne : ces migrants actifs développeraient à la fois une identité urbaine basée sur un fort sentiment d’appartenance à la ville tout en s’investissant dans des liens transnationaux qui sont donc loin d’être mutuellement exclusifs avec les liens locaux (Van Bochrove, Rusinovic et Engbersen, 2009).

De l’autre, des chercheurs à Amsterdam revisitent la problématique de l’entrepreneurship ethnique à l’aulne des enjeux économiques propres aux économies postindustrielles : le quartier ethnique comme lieu de tourisme, de loisir et de consommation est alors au centre de l’analyse (Aytar et Rath, 2012). La thématisation et la marchandisation de l’ethnicité sont examinées sous différents angles et s’avèrent tantôt positives pour les populations immigrées, tantôt négatives, selon la distribution des dividendes ethniques, pour reprendre l’heureuse expression de Rath.

Dans le récent Ethnic Amsterdam, les chercheurs veulent montrer que, certes, le destin des immigrés dépend des structures d’opportunité de la ville, mais que ces migrants ont aussi joué un rôle déterminant dans le développement urbain. L’analyse quasi ethnographique des espaces publics occupe une place de choix dans ce genre d’approche à l’affût des distances et des proximités. Ainsi Müller explore les changements induits par de nouveaux flux migratoires sur les usages des espaces publics tant dans le centre-ville que dans les quartiers (Müller, 2009). Plusieurs groupes d’immigrants sont de grands utilisateurs de ce type d’espace urbain, et ce, pour diverses fonctions (un constat d’ailleurs souvent partagé à Montréal, voir déjà Debarbieux et Perraton, 1998). Si leurs modes de sociabilité publique ne sont pas toujours bien accueillis par les habitants de longue date (utilisation intense des espaces à des fins de pique-nique ; usage des lieux par des jeunes comme espaces d’exploration de nouvelles identités et de nouveaux styles de vie), de nouvelles dynamiques sociales émergent aussi, souvent grâce aux enfants.

Au sud de la frontière, Bruxelles fait elle aussi l’objet de nombreuses études où les questions d’immigration et d’ethnicité sont à l’avant-plan ; ici, toutefois, on part en quelque sorte de la sociologie de l’immigration pour aboutir à la sociologie urbaine. Ainsi, Bruxelles incarne parfaitement la nouvelle « logique triangulaire » selon laquelle sont redéfinis les étrangers en Europe. En plus des nationaux, on y trouve deux catégories d’étrangers qui font de plus l’objet d’un traitement différencié : les étrangers européens et les étrangers hors Union européenne (UE). Les nouveaux migrants sont aussi plus mobiles, plus urbains, plus éduqués et comprennent plus de femmes que l’immigration antérieure. Les enjeux se déplacent alors du marché du travail vers les questions d’identité et d’appartenance, sans toutefois les remplacer (Bonjour, Rea et Jacobs, 2011 ; Delwit, Rea et Swyngedouw, 2007). Les enjeux identitaires interpellent aussi les nationaux et suscitent des demandes de conformité culturelle (notamment aux valeurs dites communes) qui colorent la redéfinition des politiques d’immigration, mais aussi les politiques locales logées à l’enseigne du travail social. On assisterait notamment à un changement de paradigme dans l’action sociale, celui de la conformité culturelle remplaçant celui de l’émancipation, ainsi qu’en témoigne une étude comparative de quartiers d’immigration fortement défavorisés à Bruxelles et à Montréal (Boudreau, Germain, Rea et Sacco, 2008). La nouvelle visibilité du religieux joue un rôle non négligeable dans ces repositionnements, et tout particulièrement l’Islam. Bruxelles fait partie de ces postsecular cities dans lesquelles le religieux est en train d’occuper une nouvelle place dans l’espace public. Mais la dernière étude de Dassetto sur les musulmans à Bruxelles distingue non pas un espace public, « mais une pluralité d’espaces publics, chacun ayant ses logiques de régulation, chacun aboutissant à une sorte d’accord explicite ou tacite qui assure une relative possibilité de cohabitation » (Dassetto, 2011 : 326). Ce sont en l’occurrence l’espace public de l’État et de ses institutions, l’espace de la citadinité ou la dimension civique de l’espace public, et enfin l’espace public des rues et des places ou l’espace de la sociabilité publique. Le livre de Dassetto utilise la notion fort intéressante de co-inclusion réciproque pour examiner à la fois l’attitude des Bruxellois non musulmans (« dans quelle mesure sont-ils conscients que leur ville a changé de visage et s’interrogent-ils sur le mode d’inclusion de ces nouvelles réalités dans l’entité bruxelloise », op. cit. : 362) et celle des musulmans.

Ce tour d’horizon rapide des travaux sociologiques récents sur des villes de la diversité illustre certes la variation des préoccupations, les uns partant de l’immigration, les autres s’inscrivant dans une interrogation sur l’ethnicité. La montée des pratiques transnationales et des questions identitaires sont ancrées sur le plan local, à l’échelle des quartiers et des espaces publics où se construisent de nouvelles et multiples appartenances. Qu’en est-il de la littérature québécoise ? Quels nouveaux agendas de recherche se dessinent et quelle contribution spécifique peut faire la sociologie urbaine au renouvellement des perspectives sur la ville ?

Avant de présenter quelques axes de ces nouveaux chantiers, il faut d’abord rappeler quelques paramètres permettant de baliser le contexte québécois et canadien en matière d’immigration, ce détour factuel étant d’autant plus important que le portrait de l’expérience urbaine de l’immigration dans les métropoles canadiennes est bien différent de ceux évoqués jusqu’à présent[9].

I. Des métropoles de la superdiversité

Les immigrants ont toujours été attirés par les grandes villes, Chicago et New York étaient des portes d’entrée de l’immigration depuis le xixe siècle. Au Canada, il faut toutefois attendre le milieu du siècle dernier pour voir les immigrants non britanniques grossir la population des grandes villes. Ainsi Montréal au début du xxe siècle ne compte guère que 5 % d’immigrants internationaux, en plus des 33,7 % provenant des îles britanniques. Comme l’écrira l’historien Linteau, le cosmopolitisme y est donc une réalité récente (Linteau, 1982). Un siècle plus tard, plus des trois quarts (77 %) des immigrants arrivés au Canada entre 2001 et 2006 sont établis dans les cinq plus grandes villes, soit Toronto (où ils représentent 46 % de la population totale de la région métropolitaine de recensement — RMR), Vancouver, Montréal, Ottawa-Gatineau et Calgary (Chui, Tran et Maheux, 2007). L’immigration est donc bien aujourd’hui un phénomène métropolitain. C’est tout particulièrement vrai au Québec où 87 % des immigrants admis habitent dans la métropole alors qu’à peine 3 % se retrouvent dans la capitale (Germain et Trinh, 2011). Cela veut dire aussi que si la présence de l’immigration est incontournable dans certaines villes, elle prend encore des formes plutôt virtuelles correspondant à la grandeur des écrans de télévision dans beaucoup d’autres, en dépit des politiques de régionalisation de l’immigration. L’exemple d’Hérouxville est encore dans toutes les mémoires (même si l’on sait aujourd’hui que cette caricature de code de vie imposé aux potentiels immigrants dans une ville qui n’en comptait pratiquement aucun, était un coup monté). Le contraste est sans doute encore accentué par la « visibilité » de la nouvelle immigration venant d’Asie et d’Afrique, qui a supplanté depuis longtemps l’immigration européenne. Statistique Canada estime que la proportion de minorités visibles[10] dépassera les 30 % en 2031 dans le Montréal métropolitain, comme dans l’ensemble du Canada.

Ce contraste dans la géographie de l’établissement des immigrants marque fortement le regard sociologique où la question de l’étranger a toujours été associée à la grande ville ; le cosmopolitisme y est ainsi vu comme un phénomène urbain concret et quotidien (Radice, 2009), alors qu’il est souvent traité dans la théorie sociologique comme une philosophie politique. Mais il traverse aussi les débats publics sur l’immigration, comme l’ont bien montré les consultations publiques menées par Gérard Bouchard et Charles Taylor à l’occasion de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, commission qu’ils ont présidée en 2007 : les points de vue exprimés hors Montréal étaient souvent bien différents de ceux évoqués en région métropolitaine (Potvin, 2012).

Il n’y a pas que les volumes d’immigration qui ont beaucoup augmenté depuis les années 1980. À l’image des transformations démographiques de Los Angeles évoquées plus haut, les politiques d’immigration canadienne et québécoise se sont mises à l’heure de « l’attraction des talents », accueillant ainsi en nombre croissant des immigrants plus fortement scolarisés que les natifs ainsi que, quoique plus rarement, des immigrants investisseurs. L’immigration en provenance de Hong Kong, notamment, a ainsi fortement marqué les paysages urbains, de Vancouver à… Brossard, en passant par Toronto. Même si l’Europe s’est aussi mise récemment à la recherche des talents, il n’en reste pas moins que l’immigration canadienne est sélectionnée en fonction d’une grille de points (la grille étant différente au Québec) et affiche dans l’ensemble des taux de scolarisation beaucoup plus élevés que ce que l’on retrouve dans les pays européens. La mobilité est devenue une question centrale dans les politiques d’immigration, comme le montre Pellerin (2011) : l’État investisseur social chercherait à capter la mobilité internationale pour accroître le bassin de compétences au Canada. Les immigrants sont de plus en plus des migrants, comme l’illustre l’augmentation substantielle des travailleurs temporaires (tant saisonniers que qualifiés), et des étudiants internationaux (que les gouvernements espèrent retenir au pays). La thématique de l’intégration semble donc passer au second plan, derrière une tension entre logiques économiques et logiques de sécurité et de conformité culturelle (Helly, 2009).

La superdiversité montréalaise

À la différence des autres grandes métropoles canadiennes où les ménages immigrants correspondent à de grandes familles, l’immigration récente à Montréal apparaît dans l’ensemble composée de jeunes, fortement scolarisés, provenant de milieux urbains (Rose, Germain et Ferreira, 2006). Les flux migratoires se sont aussi beaucoup diversifiés quant aux pays d’origine ; Montréal se classe d’ailleurs en tête des index de diversité ethnique (Apparicio, Leloup et Rivet, 2007). Le phénomène est très perceptible à l’échelle des quartiers qui sont devenus pour la plupart multiethniques, au moins sur les îles de Montréal et de Laval :

… la composition des espaces où se distribue la population immigrante reste relativement hétérogène, ce qui se traduit par des niveaux d’exposition à l’altérité et de diversité locale élevés. Montréal offre ainsi le visage d’une ville où la concentration et la centralité de la population immigrante ne présentent pas un niveau important d’isolement et de spécialisation spatiale.

Apparicio, Leloup et Rivet, 2007 : 82

Par ailleurs on note une accélération de la diffusion de la diversité ethnoculturelle dans la métropole. La composition du peuplement ethnique d’un quartier peut varier de manière substantielle d’un recensement à l’autre. Surtout, cette diffusion ne montre aucun modèle spatial clair, comme l’indique une étude basée sur les statistiques relatives aux minorités visibles entre 2001 et 2006 à l’échelle la plus petite, celle des aires de diffusion (Leloup et Germain, 2012). On peut donc parler de fluidité des territoires de l’immigration (nous reviendrons plus loin sur cette notion de fluidité).

La diversité des origines ethniques, des statuts d’immigration (immigrants économiques, parrainés, réfugiés, temporaires, etc.) et des statuts socioéconomiques des migrants s’accompagne d’une diversité des milieux de vie où ils s’établissent. Des traditionnelles enclaves de transition ou du centre-ville, où les immigrants récents jouxtent l’habitat étudiant, aux quartiers de classe moyenne (centraux ou de banlieue), en passant par les quartiers défavorisés péricentraux ou encore les quartiers en gentrification accueillant traditionnellement peu d’immigrants, les milieux de vie dans lesquels les immigrants sont établis sont de plus en plus différenciés (Dansereau, Germain et Vachon, 2012).

Enfin, cette diversité de pays d’origine s’accompagne d’une diversité religieuse tantôt très spectaculaire (lieux de culte monumentaux, particulièrement dans les banlieues de classe moyenne), tantôt plutôt discrète (églises évangéliques établies dans des locaux commerciaux avec affichage minimal), les régimes de visibilité des groupements religieux étant très variables (Germain et Dejean, 2013).

Tous ces éléments concourent à faire de la métropole montréalaise une ville de la super-diversité, pour reprendre le concept mis de l’avant en Grande-Bretagne par Steven Vertovec pour désigner la nouvelle complexité de ces flux migratoires où s’entrecroisent de multiples variables (Vertovec, 2007). C’est dire si les immigrants forment des catégories très hétéroclites faites de situations et de parcours contrastés. Comme dans le reste du Canada, l’immigration récente rencontre de nombreux obstacles sur le marché du travail québécois[11]. La situation du logement des immigrants récents est également préoccupante, même si elle semble meilleure que celle observée dans les autres métropoles (Rose et Charette, 2011). Les recherches soulignent aussi la montée de processus de racisation touchant diverses catégories ethniques, y compris religieuses. Mais ces problèmes ne représentent qu’une face de la migration contemporaine ; les chercheurs s’étant moins penchés sur les contributions des migrants, notamment au développement urbain. L’immigration est pourtant responsable de la croissance de l’agglomération montréalaise. À quoi ressemblerait Montréal aujourd’hui si des générations d’immigrants n’y avaient pas habité, travaillé, investi, consommé, étudié, prié ? En fait, la réalité du Montréal multiethnique apparaît de plus en plus paradoxale : pendant que semble se construire une ville cosmopolite, s’installe aussi une distance, non spatiale, ou une mise à distance entre majorité et minorités. Le portrait de la géographie de l’immigration dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal est certes devenu depuis les années 1990 de plus en plus complexe et semble dans les années 2000 s’éloigner nettement des images de fragmentations sociospatiales que l’on retrouve tant dans la littérature américaine que dans la littérature française à l’enseigne des ségrégations sociospatiales. Pourtant les malaises discutés depuis la crise des accommodements raisonnables sont, d’une certaine manière, toujours là. La commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d’accommodement des différences culturelles est loin de les avoir apaisés puisqu’ils affleurent régulièrement dans l’actualité, même si une certaine pédagogie de la diversité, pour paraphraser de Certeau (1986), a réussi à imposer un peu de retenue dans les médias et dans l’opinion publique, grâce notamment à l’intervention d’universitaires dans les journaux. Si des tensions persistent, elles apparaissent larvées sur le registre politique, alors que la réalité des cohabitations quotidiennes renvoie sans doute encore une image d’urbanité assumée, comme le montrait déjà une enquête en 1995 (Germain, 1999). Tout se passe comme si, pour paraphraser les propos pourtant déjà anciens du politicologue Daniel Latouche, la société québécoise n’arrivait pas à surmonter la défense de son identité pour affronter « les problèmes qui lui sont imposés par son statut de majorité, si frêle soit-il ; que la différence à protéger n’est plus la sienne mais celle d’un Autre ? » (Latouche, 1990 : 14). Le « deux Québec dans un » que représente une métropole multiethnique où sur l’île de Montréal la moitié des familles sont composées d’au moins un immigrant, dans une société encore largement homogène, expliquerait aussi la difficulté de se représenter comme société plurielle, et ce, d’autant plus que la diversité ethnoculturelle n’est pas un enjeu politique majeur dans la nouvelle donne municipale et métropolitaine mise en place dans le sillage des réformes municipales de 2002, après les fusions décrétées par le gouvernement du Parti Québécois. C’est du moins la thèse que nous défendions en 2004 lors d’un colloque organisé par le regretté Bernard Jouve avec Alain-G. Gagnon sur les métropoles au défi de la diversité (Germain et Alain, 2006). Comment la sociologie urbaine peut-elle éclairer ces réalités paradoxales de cette ville en quelque sorte à deux vitesses ? Et plus largement, comment une sociologie urbaine interpellée par les défis d’une métropole multiethnique peut-elle contribuer au renouvellement de la pensée sur la ville ? En guise de conclusion à cet article, nous proposerons cinq axes qui reprennent des perspectives évoquées plus haut à propos des villes de la diversité et autour desquels se construit notre travail sociologique, dans des équipes de recherche appliquée. Ces axes sont en quelque sorte emboîtés les uns dans les autres et partent du registre des actions réciproques situées dans le quotidien, tel que campé par Simmel, puis Remy, et réactualisé dans une perspective pragmatiste incarnée notamment par la sociologie de Martucelli (2002).

4. Une métropole multiethnique entre visibilité et invisibilité

On laissera de côté ici les questions de gouvernance et de communauté politique (voir Labelle, Couture et Remiggy, 2012) pour se pencher sur des lectures plus spécifiquement urbaines.

Revenons un instant sur l’évolution du paysage du Montréal multiethnique. Nous avons évoqué précédemment la diffusion de la diversité ethnoculturelle en utilisant la métaphore de la fluidité, moins dans le sens utilisé par Simmons pour opposer les définitions de l’ethnicité « relativement fixes ou relativement fluides » (Simmons, 2010 : 197) que sur un registre spatial : elle indique alors ce qui est difficile à saisir et à contenir. Dans ce sens, on peut se demander si la fluidité des territoires de l’ethnicité sur le plan géographique ne se combinerait pas avec d’autres facteurs pour induire un sentiment d’inconfort chez les Montréalais qui ne se perçoivent pas comme étant d’origine immigrante (Germain et Poirier, 2007). La mosaïque multiculturelle décrite jadis par la géographe Claire McNicoll (1993) est bel et bien derrière nous, du moins celle d’une juxtaposition d’espaces de confort culturel qui, par la vertu de la distance entre communautés (française, écossaise, anglaise, irlandaise), permettait de contenir bien des tensions, notamment linguistiques. Ce modèle s’est prolongé avec l’immigration internationale en une « mosaïque des petites patries », une intégration par segmentation qui a bien fonctionné jusqu’aux années 1990 et a permis une cohabitation distante mais pacifique (Germain, 1999). Mais aujourd’hui, l’immigrant est partout, à la fois du fait d’une mobilité spatiale quotidienne croissante (Ray et Rose, 2000) et de la porosité des traditionnels quartiers d’intégration et des quartiers jadis plus homogènes, tous connaissant une transformation significative et rapide de leur composition ethnoculturelle. La notion de quartier d’intégration, ainsi que le notait Poirier, n’est à cet égard plus aussi pertinente que jadis, l’altérité n’est plus associée à la distance spatiale ou à une entité territoriale stabilisée (Poirier, 2008).

Comment se vivent alors ces nouveaux milieux de la diversité à l’échelle de la vie quotidienne, dans les espaces publics, sur les rues commerciales ? Voilà un premier axe dans le chantier qui échoit aux sociologues, une voie déjà ouverte par les anthropologues de la ville[12]. C’est en effet sur le plan des interactions quotidiennes saisies comme des interactions réciproques qu’il faut saisir les inconforts évoqués plus haut mais aussi les apprivoisements.

Dans une recherche récente[13] sur les quartiers de classe moyenne en transition ethnoculturelle rapide, 150 entrevues réalisées avec les habitants dans les espaces publics (parcs, bibliothèques, etc.) ont permis de voir le rôle de l’attachement symbolique au milieu de vie pour apprivoiser les différences, mais aussi les incertitudes et appréhensions que suscite la coexistence avec de multiples étrangers. Ainsi, invités à décrire les changements de tous ordres dans leur quartier, les habitants qui, soit dit en passant n’évoquent pas tous, loin de là, la diversité ethnique croissante de leur environnement et déplorent plutôt l’embourgeoisement du voisinage, utilisent des expressions prudentes pour nommer « les autres », hésitent à parler « des Voilées, des Noirs ou des Chinois », inventent des mots pour apprécier la « polyethnicité » de leur milieu de vie et l’absence de majorité quelle qu’elle soit. Les habitants d’origine immigrante insistent tout autant sur la diversité de la diversité dans leurs représentations du quartier mais l’incongruence de statuts vécue par les plus récents d’entre eux, du fait d’une discordance entre capital économique modeste et capital culturel élevé, entraîne des attitudes contrastées face à un voisinage hétérogène ; les uns veulent s’y fondre, les autres s’en méfient. Les parents de jeunes enfants quant à eux, célèbrent tantôt les vertus de la diversité, y compris linguistique, tantôt semblent gagnés par l’incertitude face aux changements observés. Des expériences bien concrètes de tensions dans l’usage des espaces publics (par exemple, à l’occasion du partage de jouets dans les parcs) suscitent parfois des commentaires stigmatisant des groupes précis, mais jamais aux dépens d’une image toujours positive du quartier.

Ce type de sociologie de la vie quotidienne peut venir compléter utilement les éclairages provenant des études en immigration, qui, ces dernières années, ont beaucoup été consacrées aux thématiques entourant l’intégration économique et linguistique. De plus, le fait de s’intéresser aux classes moyennes répond à la fois à un souci d’éclairer l’expérience de couches sociales souvent ciblées dans le discours des partis politiques sur les menaces identitaires, en plus de compléter des analyses généralement centrées sur les catégories défavorisées.

C’est aussi sur le terrain des relations quotidiennes qu’il faut porter le regard pour comprendre la genèse du radicalisme, comme le montrent bien Amiraux et Araya-Moreno dans une approche pragmatiste centrée sur la production des significations et des émotions dans les interactions réciproques (Amiraux et Araya-Moreno, à paraître). L’espace public, « entre conflit et convivialité », pour reprendre l’heureuse expression de Karner et Parker (2011), et la vie de quartier deviennent alors des terrains de prédilection où examiner ces modalités d’interaction sans cesse en redéfinition.

Le deuxième axe de recherche s’inscrit donc, loin des modèles d’analyse spatiale ou des modèles prenant la ville comme un tout, dans une perspective sociologique privilégiant ces lieux en partie « indéterminés », pour paraphraser Remy, que sont les espaces de sociabilité publique. Comment s’y construit la co-inclusion réciproque, évoquée par Felice Dassetto ? Les lieux publics sont des espaces où se transigent les frontières de l’ethnicité, où se négocient les identités, dans une perspective constructiviste, donc relationnelle, qui prend au sérieux l’individu et ses multiples appartenances, et non seulement les dynamiques de groupe. Comme le souligne Amin (2012) dans son dernier ouvrage, les chercheurs ont trop longtemps négligé l’analyse des liens faibles au profit de celle des liens forts.

Le troisième axe consiste donc à centrer le regard non sur l’immigration mais sur l’ethnicité pour saisir comment l’espace y est mobilisé. L’ethnicité n’est pas seulement une ressource économique, comme le montrent les études sur l’entrepreneurship. Investir l’espace, c’est aussi s’engager dans la Cité, y construire des appartenances. Or, contrairement à ce que laissaient entrevoir les chercheurs de l’École de Chicago ou du moins les tenants d’un modèle d’intégration assimilationniste, l’ethnicité ne s’est pas dissoute dans le paysage urbain avec la modernité, bien au contraire, et la postmodernité en a fait un marqueur de choix. Comme on l’a vu précédemment, qu’il s’agisse de patrimoine urbain, de rues commerciales ou de quartiers dits ethniques, les identités ethniques sont de plus en plus mobilisées dans la ville contemporaine, y compris dans les nouvelles banlieues comme celles de Toronto et de Vancouver (Qadeer, Agrawal, Lovell, 2010). L’ouvrage de Leloup et Radice, publié en 2008 et qui revisitait les liens entre espace et ethnicité à partir d’un ensemble de recherches québécoises, illustrait aussi la variété des milieux concernés et des marqueurs de l’ethnicité, ainsi que la complexité d’interactions sociales combinant réseaux virtuels et territoriaux (Mitropolitska, 2008), attachements locaux et transnationaux.

Un quatrième axe prometteur mais moins développé ici concerne d’ailleurs les connexions entre réseaux locaux et transnationaux ancrés dans des pratiques urbaines, à l’instar de l’étude de Buffel et Phillipson sur des quartiers défavorisés belges et anglais et consacrée à l’importance de ces interconnexions chez les migrants âgés (Buffel et Phillipson, 2011). Entre le local et le transnational, l’échelle de la ville semble perdre sa pertinence dans la construction des relations sociales. C’est aussi ce qui ressort des études sur la diversité religieuse : l’espace urbain est certes mobilisé par les groupes religieux mais ne prend souvent son sens qu’inscrit dans des réseaux qui le débordent.

Le dernier axe concerne d’ailleurs les lieux du religieux comme élément saillant de l’ethnicité non seulement dans les débats sur la gestion de la diversité culturelle dans les sociétés plurielles, mais surtout comme composante stratégique dans les processus de reconnaissance, dans la ligne tracée par Honneth (2006). Une sociologie urbaine de type interactionniste peut contribuer à renouveler notre compréhension d’un enjeu urbain majeur aujourd’hui, soit la visibilité du religieux dans l’espace public. Ainsi, en mobilisant le concept de transaction sociale initialement mis de l’avant par Jean Remy et réactualisé par Maurice Blanc (1998), on peut non seulement faire une analyse située des dynamiques multiples engagées lors de controverses entourant l’aménagement urbain des lieux de culte, mais aussi saisir la construction d’échanges sociaux de voisinage au coeur d’interactions entre des acteurs aux valeurs en principe inconciliables (Germain, 2006).

Ces cinq axes autour desquels se construit une sociologie urbaine de l’immigration et de l’ethnicité s’inscrivent dans le droit fil des multiples expériences de construction d’une ville cosmopolite qui retiennent l’attention des chercheurs dans divers pays, comme on l’a vu précédemment. Mais à la différence de l’École de Los Angeles, cette ville cosmopolite est saisie avant tout comme espace social à l’échelle micro, un espace défini par des interactions réciproques, même lorsqu’il est question de réseaux transnationaux. Mais nous avons aussi insisté sur les agendas de recherche variés qui mobilisent les sociologues de la ville selon les formes prises par les flux migratoires, l’analyse de ces dernières étant souvent partagée avec les géographes qui du reste se sont saisis des questions d’immigration bien plus que les sociologues. Les géographes mettraient-ils les sociologues à l’épreuve ?

Enfin, les recherches évoquées sur l’immigration, et notamment les cinq axes autour desquels elles s’organisent en contexte montréalais, nous invitent à regarder la ville d’aujourd’hui de manière particulière. On a vu l’importance de la saisir par le prisme des espaces de la vie quotidienne. Parmi ceux-ci, ceux que Remy (1972) qualifiait d’intermédiaires et d’indéterminés car ne relevant ni du privé dont l’accès est maîtrisé par la personne ni du public en tant que maîtrisé par des collectifs comme une entreprise, s’avèrent stratégiques pour la vie urbaine. Et aujourd’hui on voit bien l’importance des lieux publics, comme autant d’espaces d’interactions réciproques où le citadin construit sa vie sociale dans la cité, comme en témoignent les multiples printemps qui y ont éclos en conjuguant contestation et… sociabilité publique. C’est aussi dans les espaces publics que s’affichent certains marqueurs de l’ethnicité (commerces, lieux de culte) et c’est à propos de leur visibilité ou invisibilité que se positionnent tant les immigrants que les natifs, les questions identitaires concernant les uns et les autres, et interpellant particulièrement les classes moyennes (alors qu’à la différence de l’Europe, elles ne sont guère sous la loupe des chercheurs en Amérique du Nord). Enfin, les recherches récentes sur l’immigration nous invitent aussi à regarder ce qui, dans la ville, nourrit les rapprochements tout autant que les mises à distance, et ce, même sur des terrains sensibles comme les espaces du religieux. Elles nous montrent au final que si les villes sont traversées par des tensions sociales et culturelles, elles sont aussi de formidables machines à fabriquer du lien social.